Le Royaume des Rats

Chapitre 3 : Enfin à la maison

9437 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 12/04/2020 01:05

 

-         Les premiers Skavens « Libérés » commencent à avoir des enfants. C’est la première génération de citoyens Skavens nés ici, à Vereinbarung. C’est un âge nouveau qui commence, ce qui impliquera, bien entendu, des dispositions tout aussi nouvelles. Mais je sais que vous pourrez vous montrer capables. Vous l’avez compris, votre rôle sera d’une importance capitale.

 

Les plumes grincèrent sur les parchemins, alors que les Humains et Skavens qui savaient écrire prenaient des notes.

 

-         Vous, les Skavens, avez tous été les premiers à avoir été élevés selon les règles de conduite des Humains. Vous êtes la preuve qu’il est possible d’emprunter ce chemin-là. Remarquez, vous me direz, moi aussi.

 

Il y eut quelques rires dans la salle. En effet, la personne qui donnait le cours n’était pas Humaine de nature, c’était une Skaven. Pour les représentantes de son espèce, elle était de taille moyenne, plutôt trapue, et son pelage clair formait une tignasse de paille sur sa tête ronde. Au-dessus de son museau court et plat, deux yeux bleus contemplaient le monde avec une sorte de détachement permanent. Habillée de vêtements recherchés, elle faisait tournoyer sa baguette entre ses doigts graciles.

 

L’une des Skavens observa :

 

-         Vous êtes même une privilégiée, Dame Bianka. Vous avez été éduquée par votre mère de sang, qui elle-même a été élevée par un Humain. Et compte tenu du caractère du Prince, j’imagine que la réputation de mère aimante de Dame Heike n’est pas usurpée.

-         C’est vrai, vous avez raison. Mais rappelez-vous que mon père, lui, a subi l’apprentissage du Prophète Gris Vellux. Il aurait pu devenir quelqu’un de hautement maléfique. Si tel avait été le cas, ma mère n’aurait pas eu de vie, et moi… je préfère ne pas y penser.

 

Bianka Steiner était le troisième enfant de Psody, et sa première fille. Elle était également le premier Skaven de sexe féminin né à Vereinbarung. Âgée d’une poignée de minutes de moins que Sigmund, elle n’en avait pas pour autant les mêmes traits, et ne partageait pas avec lui les caractéristiques des Skavens Noirs. Peu encline à l’action, elle était passionnée par la nature et son fonctionnement, et dès qu’elle fût en âge de comprendre les choses, avait révélé des qualités en connaissance de la biologie bien au-dessus de la moyenne. Son grand-père avait fait imprimer pour elle par l’intermédiaire de Nedland Grangecoq des livres sur le sujet, ainsi qu’un exemplaire du traité Les Détestable Hommes-Rats de Leiber. La jeune fille prenait plaisir à travailler sur ces recherches, et à partager le fruit de ses travaux.

 

D’ordinaire très concentrée, elle n’avait pas la conversation facile ; son phrasé élaboré et sa détermination à avoir toujours raison pouvaient rebuter, et quiconque ne la connaissait pas pouvait rapidement la considérer comme quelqu’un d’hautain, voire méprisant. Mais il suffisait de passer quelques temps à ses côtés hors du cadre professionnel pour comprendre qu’elle pouvait faire preuve d’une très grande ouverture d’esprit. Son application était un atout pour la fonction d’archiviste. Elle le savait, et sa nomination à ce poste n’était plus qu’une question de temps.

 

Pour l’heure, elle donnait des cours de biologie sommaire aux jeunes parents Skavens, ou à ceux qui étaient en âge de le devenir. Ses leçons étaient accessibles aussi aux Humains curieux qui voulaient en connaître davantage sur leurs voisins.

 

-         J’aimerais maintenant m’adresser aux filles Skavens. Mesdemoiselles, vous êtes arrivées à un âge décisif, celui où vous entrez dans votre vie d’adulte. Les signes caractéristiques vous sont apparus. Bon, je ne vous ferai pas un dessin sur « comment on fait les bébés », j’imagine que vous le savez déjà. Mais il est bien important de comprendre qu’il y a des différences entre les Skavens et les Humains à ce niveau-là. Aujourd’hui, on compte à peu près une vingtaine de naissances si l’on ne tient pas compte de la famille Steiner, et le Prince a jugé qu’il était important d’anticiper l’arrivée de la nouvelle génération. Ce que chaque civilisation fait naturellement depuis des millénaires, nous devons nous y préparer.

 

Bianka accrocha sur le mur un schéma représentant un Skaven en coupe, avec les organes internes visibles. Au fur et à mesure qu’elle donnait son explication, la jeune femme montrait de sa baguette l’une ou l’autre des parties du dessin.

 

-         Une reproductrice Skaven Sauvage élevée dans une colonie est capable d’engendrer une moyenne d’une centaine d’individus par an. Et sur ces cent individus, toujours en moyenne, dix d’entre eux seront de sexe féminin. Celles-ci, du fait de leur rareté, sont immédiatement mises à part, et survivront – enfin, sur le plan biologique uniquement, j’entends bien. Ce ne sera pas le cas de tous les individus mâles. Un bon tiers ne passera pas le cap de l’adolescence. Selon les colonies, cependant, ces chiffres peuvent changer. S’il y a moins de nourriture… il faut bien que les plus forts se nourrissent pour rester les plus forts.

 

Il y eut des réactions de dégoût.

 

-         Vous plaisantez, Dame Bianka ?

-         Absolument pas, Géron. Et je vais même le répéter plus clairement : dans certains cas, quand il n’y a rien à manger, les Skavens Sauvages n’hésitent pas à dévorer les plus faibles.

-         Même leurs propres frères ?

-         La notion de fraternité n’existe pas chez eux. Mon père a payé pour le savoir. Ils se reproduisent pour être les plus nombreux, sans faire attention, ni penser aux conséquences. C’est un problème qui mine leur société, mais ce n’est pas plus mal, car s’ils en étaient conscients, ils constitueraient un danger bien plus grand.

-         Dans quel sens ? demanda un Humain curieux.

-         En me documentant, je crois avoir compris d’où venait le problème. Mon propre exemple laisse penser que les traitements à base de malepierre y sont pour quelque chose : moi-même, je suis née d’une mère Skaven qui n’a pas été soumise à la malepierre en trop grande quantité, et qui a vécu par la suite dans un environnement sain, avec une éducation « bonne », selon les critères impériaux. Elle a donné naissance à cinq Skavens, dont deux de sexe féminin. Et, à ce que je sache, tous les cinq sont en parfaite santé. Dans cet exemple, la qualité l’a emporté sur la quantité. D’après les études effectuées par Leiber et les déductions tirées des recherches de mon grand-père, la malepierre altère l’organisme des femelles, de façon à ce que leurs organes de reproduction produisent davantage de substances qui augmentent grandement le nombre d’embryons, mais en diminuent la fiabilité. Et je suppose qu’il y a un effet direct sur la nature de ces embryons. Les futures femelles sont peut-être plus fragiles, et donc détruites par la malepierre dans la matrice maternelle ; seules les plus résistantes parviennent à maturité. S’ils étaient un peu plus soucieux du bien-être de leurs femmes, ils seraient sans doute beaucoup moins nombreux, mais en bien meilleure santé, et mieux organisés. C’est ce manque d’organisation qui les empêche de nous écraser sous le nombre, car techniquement, ils pourraient le faire.

-         Ils espèrent se multiplier avec leur malepierre, mais signent leur perte dans le même temps. Quelle ironie ! ricana l’un des étudiants.

 

Bianka eut un petit sourire.

 

-         La malepierre n’est pas seule responsable de cette perte. Ce qui manque le plus cruellement à leur société, c’est l’amour. L’amour des parents que nous avons tous reçu, l’attention des autres membres de la famille, l’amitié vis-à-vis des gens qui nous ressemblent… La société des Skavens Sauvages est basée sur la violence et la satisfaction immédiate. Seul le nombre garantit leur survie. N’oubliez jamais cela, jeunes gens. Votre rôle en est encore plus important, car vous allez être les premiers dans cette partie du monde à intégrer l’amour dans l’éducation.

-         Est-ce que les Skavens ne risquent pas de sentir leurs instincts reprendre le dessus, une fois adultes ? demanda un Humain entre deux âges.

 

Il y eut quelques murmures réprobateurs, en particulier de la part des Skavens présents. Le sourire de Bianka se fit plus malicieux.

 

-         Vous seriez déjà mort, si tel était le cas. Et je suis à peu près sûre que de jeunes Humains qui auraient été élevés par des Skavens Sauvages se conduiraient comme eux. Enfin bon, la question ne se pose pas, car les Skavens Sauvages n’élèvent pas les bébés Humains, ils les mangent. Mais revenons-en à notre leçon, si vous le voulez bien.

 

« L’exemple de ma mère l’a prouvé : si les Skavens Sauvages se reproduisent si vite, c’est parce qu’ils chamboulent tout le système avec leur poison. Une femelle non traitée, vivant de manière saine, sans passer la journée dans une pouponnière, n’aura qu’un enfant à la fois, au bout d’une période de gestation allant de cinq à six mois, avec une moyenne de vingt-deux semaines. C’est plus rapide que chez les Humains, où l’on observe une période de neuf mois en moyenne, donc trente-six semaines. »

« Les besoins du Skaven nouveau-né ne sont pas différents de ceux des Humains, ou de n’importe quel être vivant naturel. Il est complètement dépendant de ses parents, en particulier sa mère, au début de sa vie. Comme les Humains, les femmes Skavens peuvent allaiter leurs enfants avant de les habituer à manger des aliments plus variés et plus consistants. N’oubliez pas que nous autres, Skavens, sommes carnivores, de nature. Je pense que le régime constitué exclusivement de viande des Skavens Sauvages influence directement leur caractère belliqueux, sans parler du cannibalisme. »

« Donc, chers parents, nourrissez vos enfants de lait maternel, puis de ce que vous mangez : des fruits, des légumes, du poisson, un peu de viande de temps en temps, quand même, mais n’oubliez pas que l’ingrédient le plus important, c’est l’amour. Beaucoup d’amour. Je sais que j’ai l’air cloche en rabâchant jusqu’à la lassitude le même refrain, mais souvenez-vous que c’est votre rôle, et que ce rôle est décisif. Vous êtes la première génération de parents naturels de Skavens Libres, il faut que ça marche, bon sang ! Mais j’ai confiance, ça va marcher. »

 

Une jeune Humaine demanda :

 

-         N’avez-vous pas peur de la dégénérescence ?

-         Comment ça ?

-         Vous avez embarqué les Skavens par portées entières. Les plus âgés commencent à avoir leurs propres enfants. Il peut arriver qu’un mâle et une femelle…

-         Hé, dis « un homme et une femme », je te prie ! coupa un Skaven d’un ton pincé.

-         Euh… oui, pardon, répondit la jeune fille en rougissant. Je voulais dire « un garçon et une fille », s’ils sont de la même port… famille, et qu’ils ont des enfants, ça risque de faire comme pour les Humains : les incestes donnent des enfants débiles et malformés. Comment prévenir ça ?

-         De la même façon que chez les Humains, voyons ! Avec le nom de famille. Les noms de famille des enfants Skavens n’ont pas été choisis par hasard ; vous, les Skavens, vous le savez, vous avez tous été récoltés… « libérés » des terriers des Skavens Sauvages. Tous les Skavens récupérés ont reçu des noms de famille dont la première lettre était la même que celle de leur terrier de naissance. Si mon père n’avait pas pris le nom de mon grand-père, il se serait probablement appelé « Bauer », « Bäcker », ou tout autre nom en « B », comme « Brissuc », son terrier de naissance. Il est ainsi facile de repérer qui seraient les frères et sœurs potentiels. La loi n’autorise pas les mariages de Skavens dont le nom de famille commencerait par la même lettre, pour éviter le risque de consanguinité. Par la force des choses, les enfants adoptés n’ont pas le même nom de famille que leurs parents adoptifs. Bah ! Vos parents Humains s’y sont faits, on n’a pas vraiment trouvé de meilleure solution, et comme celle-ci convenait à tous, pas la peine d’aller plus loin.

-         Combien avez-vous visité de terriers, à ce jour ?

-         Moi, aucun, Verena soit louée. Si vous parlez des expéditions de mon père, ils sont arrivés à vingt-quatre, et nous avons toujours réussi à obtenir une initiale différente chaque fois. Certaines expéditions ont été plus fructueuses que d’autres. Le plus grand terrier était celui de Sub-Wissendorf, et les Récolteurs ont ramassé plus de deux cents individus en une seule fois ! Beaucoup ont reçu le même nom de famille, ceux qui avaient des traits communs évidents ou qui venaient de la même couveuse. C’était l’année dernière, et cette opération nous a demandé plus de six mois de préparation. Et ne vous en faites pas, nous ne tomberons pas « à court » de lettres, car l’expédition actuelle sera la dernière. Il y a bien assez de Skavens ramenés ici, maintenant. Il est temps de les laisser s’accroître par eux-mêmes, quitte à monter peut-être quelques expéditions dans quelques décennies si le sang du peuple des Skavens s’appauvrit.

-         À moins que d’autres Skavens viennent ici de leur plein gré ? demanda quelqu’un dans la salle.

 

Bianka fronça le museau.

 

-         Très franchement, j’ai des doutes sur la question.

-         Mais c’est possible, non ?

-         Oui, techniquement… Nous avons même édicté une loi en ce sens, une loi d’acceptation, au cas où ça se produirait, mais personnellement, je ne pense pas que cela puisse arriver.

-         C’est bien ce que votre père – je veux dire, le Maître Mage Prospero – a fait, non ?

-         Oui, mais mon père est un cas vraiment particulier. D’abord, il est exceptionnellement intelligent et tête brûlée pour un Skaven, et il a fait quelque chose qui va à l’encontre de leur nature la plus profonde : il s’est posé des questions. Les Skavens Sauvages ne se remettent jamais en question, et c’est pour ça qu’ils ne progressent jamais. Quand quelque chose ne se passe pas comme ils le prévoient, ils s’indignent contre toute la bêtise de l’univers, crient au complot et blâment tout le monde, sauf eux-mêmes. Résultat : ils restent ignorants, et ne progressent pas.

-         Vous voulez dire qu’ils ne tirent rien de leurs erreurs ?

-         Le simple concept d’erreur personnelle est complètement inconnu chez les Skavens Sauvages. Mais mon père est différent. Il a fait preuve d’une force de caractère vraiment inhabituelle, car il a renoncé de son propre chef à ce système de pensée, et à leur éducation. Ensuite, il a eu l’audace d’aller à la rencontre des Humains pour parlementer, ce qu’aucun Skaven Sauvage ordinaire n’oserait faire. Enfin, il a eu beaucoup de chance, car il a rencontré les bonnes personnes : maître Félix Jaeger, le poète aventurier, qui l’a aidé à y voir plus clair, ainsi que le prieur Romulus et Ludwig Steiner. Cerise sur le gâteau, celui-ci, qui était alors marchand à Altdorf, était féru des Skavens Sauvages. Il avait adopté l’une d’entre elles, ma propre mère, et c’est d’ailleurs le hasard qui l’a mise sur sa route. Les mercenaires avec qui il faisait affaire pour capturer les sujets de ses études sur les Skavens ne s’attendaient pas à trouver une femelle, ce jour-là.

 

Il y eut quelques murmures surpris. Tout le monde ne connaissait pas toute l’histoire de la famille Steiner. Un jeune Humain demanda :

 

-         Quand vous parlez de Félix Jaeger, vous voulez dire l’auteur des œuvres avec Gotrek Gurnisson ?

-         Lui-même.

-         Le Maître Mage l’a vraiment rencontré ?

-         En effet.

-         Quelle chance ! Il est vraiment comme dans ses livres ?

-         Il faudra le demander à mon père. Moi, je n’ai pas eu l’occasion de le rencontrer. Il a quitté le Royaume des Rats quelques jours avant sa fondation officielle, il est revenu juste une fois rendre visite à mes parents un an plus tard, et depuis, on ne l’a plus jamais revu ici. Je n’étais pas née à son dernier passage. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il a fait preuve d’un sang-froid et d’une ouverture d’esprit peu communs pour un Humain. Il a accepté d’écouter un Skaven Blanc, et leur conversation a été amicale, ce qui était alors complètement inconcevable.

 

La jeune fille plissa les yeux, et esquissa un petit sourire ironique.

 

-         Individus exceptionnels ayant des opinions plutôt rapprochées, qui se sont rencontrés de manière complètement fortuite, le tout dans un cadre propice – la demeure de mon grand-père – puis ce royaume… autant d’éléments particulièrement rares ayant constitué un enchaînement qui me paraît très difficile, voire impossible à reproduire.

-         C’est un heureux enchaînement, sinon nous ne serions pas là, aujourd’hui, observa un autre élève.

 

Quelqu’un d’autre demanda :

 

-         Et si deux personnes de race différente tentent d’avoir un enfant ?

 

Bianka fit la grimace en entendant cette question.

 

-         Alors là... Il est vrai que les Humains et les Elfes sont suffisamment proches pour le métissage, et que, par le sang, les Nains pourraient se mélanger aux Humains ou aux Halflings, si leurs traditions ne l’interdisaient pas. Pour ce qui est de se mêler aux Elfes, un Nain préférerait voir sa lignée disparaître plutôt que de connaître un tel déshonneur. En ce qui concerne les Halflings, je ne sais rien, si ce n’est qu’ils ne sont pas très portés sur la diversification du patrimoine. Mais pour nous autres, ça me paraît impossible. Nous sommes trop différents. Nous pouvons vivre ensemble, être amis, construire et faire vivre ce royaume, mais nous ne pouvons pas aller plus loin. Personnellement, je n’ai rien contre le fait qu’un Humain et un Skaven décident de se mettre en couple tant qu’il s’agit de deux adultes consentants, mais quand bien même ils pourraient avoir… enfin, je doute que l’éventuelle progéniture soit saine, sans parler du statut social. Dans toutes les sociétés, les « sang-mêlé » dont l’existence est un fait avéré depuis des milliers d’années ne sont pas très bien considérés, alors que dire d’une nouvelle… « race » ? En outre, les Skavens vieillissent plus vite que les Humains, ce qui influe sur la mentalité et les rapports. Il est déjà possible que les Skavens adoptés meurent de vieillesse avant leurs parents Humains.

 

Dehors, la cloche du temple de Verena, situé devant l’école, sonna quatre coups.

 

-         Bien, pas d’autre question ? Non ? Alors, terminé pour aujourd’hui. Nous reprendrons demain, à la même heure.

 

Les étudiants se levèrent. L’une des Skavens eut du mal à quitter son pupitre, en raison de son état avancé de grossesse. Son mari la soutint. Bianka observa :

 

-         Claudia, je vous conseille de ne pas trop vous éloigner du dispensaire de Shallya. Le grand jour ne va pas tarder pour vous, je crois.

-         Sans doute, Dame Bianka.

-         Allez, tout se passera bien. Je peux vous assurer que sœur Judy est une experte dans l’art d’aider les enfants à venir au monde. La preuve, c’est elle qui s’est occupée de ma mère pour ses quatre derniers enfants, moi comprise.

-         Elle n’est pas à Hoffnungshügel ?

-         Si, mais normalement, elle sera rentrée demain au plus tard. Le prieur Romulus m’a confirmé que la dernière Récolte devrait arriver tantôt. Au pire, ce sera lui qui s’occupera de vous, et ce sera aussi sûr. Bon courage !

 

Bianka se retrouva seule dans la salle de classe. Il restait toutefois une étudiante. C’était une jeune fille brune aux cheveux noués en deux courtes tresses.

 

-         Vous vouliez quelque chose en particulier, Wanda ?

-         Oui, Dame Bianka. J’ai remarqué dans vos propos quelque chose qui m’a un peu surprise.

-         Je vous écoute.

-         Tout à l’heure, vous avez dit que nous étions les premiers à élever les Skavens avec amour « dans cette partie du monde ». Voulez-vous dire qu’il y a d’autres pays où les Skavens vivent en harmonie avec les Humains ?

-         Eh bien… j’hésite un peu à vous répondre, car c’est quelque chose qu’aucun Humain ne trouverait réaliste.

-         Aucun Humain ne trouverait réaliste de suivre les cours d’une Skaven.

-         Vous marquez un point. En fait, mon père et ses amis Humains ont fait d’importantes recherches sur le sujet juste avant la fondation de Vereinbarung. Oui, l’idée ne leur est pas venue comme ça, spontanément. Ils n’ont fait que reproduire ce qu’un autre Skaven Blanc a réalisé il y a environ deux mille ans.

-         Un autre Skaven Blanc aussi peu ordinaire que le Maître Mage ?

-         Oui. Celui-ci s’appelait Cuelepok. Il a été recueilli alors qu’il n’était qu’un tout petit raton par un sage mystique nommé Xarkish. Ce Xarkish vivait dans le pays de Lustrie. C’était un Slann, un Homme-lézard. Cet Homme-lézard a apprivoisé une poignée de Skavens Sauvages pour mieux les étudier et les connaître, car les Hommes-lézards et les Skavens Sauvages étaient – et sont toujours – des ennemis héréditaires acharnés. Or, il s’est rendu compte que ces rejetons apprivoisés se sont mis à l’aimer comme des enfants vis-à-vis de leurs parents. Plus tard, en grandissant, ils se sont rendus utiles à leur société. Puis ils ont enlevé des nouveau-nés aux pouponnières, et les ont élevés de la même façon. Au bout de quelques années, c’était une cité toute entière qui vivait ainsi. Malheureusement, les grands dirigeants Slanns ne voyaient pas cela d’un bon œil. Ils ont fini par ordonner l’exécution de tous les Skavens ainsi apprivoisés.

 

Tout en parlant, l’érudite ramassa une pile de livres, et quitta la salle d’étude, accompagnée par Wanda.

 

-         Le Maître Mage Prospero a retrouvé des écrits sur cette histoire ?

-         Mieux, il a retrouvé la cité où ça s’était produit. Il n’en restait plus grand-chose, mais il a rencontré le Slann, Xarkish, qui était toujours en vie.

-         Après deux mille ans ?

-         Les Slanns peuvent vivre très longtemps. Quoi qu’il en soit, le Prêtre-Mage lui a tout expliqué avant de le laisser partir. L’expédition est revenue avec les bases du projet, et suffisamment de trésors pour couvrir les plus gros frais.

-         Votre père a déjà pensé à retourner chez les Slanns pour faire d’autres découvertes ?

-         Oui, mais il ne le fera pas. Les dirigeants Slanns ont condamné à mort Cuelepok il y a deux mille ans. Si mon père y retourne, ils lui feront subir le même sort, ce qui ne l’enchante pas spécialement. Ils ont déjà éliminé Xarkish, parce qu’il l’a laissé quitter la Lustrie. Y remettre les pieds serait un suicide. Et je doute que ce soit différent pour les Skavens vivant ici. Pour les Slanns, nous sommes nuisibles.

 

Les deux femmes étaient à présent devant une petite porte que la Skaven déverrouilla.

 

-         Je dois vous laisser, j’ai à faire. Mais… si vous vous intéressez au sujet, et si l’étude ne vous rebute pas… vous semblez plutôt curieuse, et puis futée que la moyenne. Cela vous dirait de travailler dans le domaine de l’érudition ?

-         Vous voulez dire que je serais votre assistante ?

-         Si ça vous plaît vraiment, peut-être, en attendant, on va vous trouver de quoi exercer votre esprit de recherche. Qu’en dites-vous ?

-         Ce serait passionnant ! J’adore l’histoire !

 

Bianka fit un petit clin d’œil.

 

-         Là, nous parlons le même langage !

 

*

 

Le petit chat ronronnait de plaisir et se roulait sur le dos, le ventre délicieusement gratté par la fine main aux doigts duveteux. Le tableau était étonnant pour quelqu’un qui n’avait pas l’habitude de la vie au Royaume des Rats : une petite fille-rate était allongée sur l’herbe, et jouait malicieusement avec son animal de compagnie préféré. D’ordinaire, les chats pourchassent les souris, les rats et autres rongeurs, et les Skavens, superstitieux au possible, ont une peur phobique des félins. Pas la jeune Skaven, qui continuait à flatter son chaton. Quand il planta ses petites dents pointues dans ses phalanges, elle se contenta de retirer sa main avec un petit rire, sans la moindre animosité. En vérité, elle était incapable d’éprouver un quelconque sentiment de colère, d’agressivité, ou quoi que ce soit d’autre du genre, à l’encontre de qui que ce soit. Personne ne l’expliquait, elle était née ainsi, et communiquait allègrement sa bonne humeur à tout le monde.

 

La dernière-née de la famille princière s’appelait Isolde. C’était la plus petite des cinq enfants de Psody, et la plus éveillée, la plus enthousiaste, la plus exaltée. Deux mois auparavant, elle avait fêté son deuxième anniversaire en années d’Humain, l’équivalent de six ans pour les Skavens. Son moral était perpétuellement rayonnant. Il n’y avait qu’à la regarder pour être de bonne humeur : elle était mignonne comme un cœur, toujours souriante et émerveillée, ses grands yeux verts étincelants de joie de vivre. Aujourd’hui, elle portait une robe cyan qui contrastait avec son pelage beige. Une de ses favorites, confectionnée par le tailleur le plus expert de la capitale, engagé pour l’occasion par son grand-père.

 

Cette bonne humeur permanente était accompagnée d’un désir d’aider les autres, tellement prononcé que c’en devenait presque agaçant, par moments ; il n’y avait aucune arrière-pensée, elle aimait vraiment se rendre utile et voir les autres heureux. D’ailleurs, quand elle n’étudiait pas, au lieu de jouer avec la plupart des autres enfants, elle préférait aller au dispensaire de Shallya pour lire les écritures de la Déesse de la Compassion et parfois, elle accompagnait les prêtresses qui s’occupaient des personnes malades qui n’étaient pas des cas désespérés ou trop pénibles à assister.

 

L’altruisme surdéveloppé d’Isolde avait un peu inquiété les parents, mais le prieur Romulus avait expliqué que la fillette avait reçu la grâce de Shallya, selon toute apparence. Il avait déjà vu de jeunes enfants Humains avoir une telle vocation très tôt, et devenir par la suite des prêtres exemplaires. Isolde pouvait devenir la première Fille du Rat Cornu à enseigner la parole de Shallya. Psody et Heike acceptèrent cette idée, et peu à peu, cela leur parut une évidence.

 

Pour l’heure, Isolde était encore un peu trop jeune pour être initiée, mais elle s’y préparait. Et en attendant, elle continuait à jouer avec le chat. D’un coup, le petit animal se remit sur ses pattes, et fila en un éclair. Isolde se releva, tapota sa robe pour faire tomber les brins d’herbe, et voulut admirer le coucher de soleil. Elle s’empressa de monter sur les marches de pierre qui conduisaient aux remparts de la propriété familiale.

 

La reconstruction de Steinerburg avait commencé par ce quartier. Le grand manoir fortifié et les habitations alentour étaient aussi resplendissants qu’au cours des anciens beaux jours du royaume. L’habitation se situait sur la plus haute colline de la plaine, et dominait toute la ville. Les ouvriers avaient rajouté une annexe au bâtiment principal, pour accueillir le personnel, ainsi qu’une serre, une écurie et un grand parc. Oui, le parc était véritablement immense, surtout pour une enfant de cet âge. Sa mère lui avait expliqué que son grand-père, le Prince, avait vécu dans une propriété dont le jardin était bien moins grand.

 

Elle se retrouva sur le chemin de ronde. Elle savait que ses parents n’aimaient pas beaucoup la voir déambuler en cet endroit élevé, mais elle se promit de ne pas y rester plus de quelques minutes. L’astre du jour descendait peu à peu vers les montagnes rocheuses perceptibles dans le lointain. Quelques nuages laissaient des traînées orangées dans les cieux, et les premières étoiles clignotaient, têtes d’épingles argentées dans la voûte céleste de velours.

 

Un bruit caractéristique tira la fillette des métaphores poétiques poussiéreuses. Elle baissa les yeux, et vit des chevaux avancer au pas vers la grille d’entrée du domaine Steiner. Son petit cœur s’emballa lorsqu’elle reconnut son père et ses frères en tête du cortège. Vite, elle dévala les escaliers, et se précipita vers le manoir.

 

-         Mère, Mère ! Ils sont revenus ! Père est là, et Siggy, et Kit !

 

Elle déboula comme un diablotin dans le salon, où se trouvait sa mère, assise dans un fauteuil.

 

-         Mère ! L’expédition est là ! Ils sont tous rentrés !

 

Heike Steiner se leva sans précipitation malgré l’intense soulagement qui dénoua le nœud de son estomac. Personne ne savait quel âge elle avait exactement, même si on se doutait qu’elle était plutôt proche de son compagnon Skaven Blanc. Aux yeux de ce dernier – de tous ceux qui la connaissaient, en fait – elle était l’incarnation de la douceur et de l’amour. Physiquement, pour une fille-rate, elle était belle : un visage fin aux traits paisibles, de courtes incisives sous un museau pointu, de grands yeux verts, un corps gracieux, harmonieusement proportionné, des mains fines aux doigts souples et racés. Son pelage était de couleur crème, avec une grande tache marron qui remontait le long de sa cuisse gauche jusqu’au flanc. Elle était d’un caractère bienveillant. Malgré son apparence un peu fragile, elle était dotée d’une constitution plutôt forte, et le fait d’avoir donné naissance à cinq enfants n’avait pas altéré sa santé.

 

Isolde se jeta dans les bras de sa mère, folle de joie.

 

-         Vite ! Allons les accueillir !

-         Oui, mon ange, allons-y.

 

La Skaven ne semblait pas partager le bonheur d’Isolde. Le débordement de joie de la petite fille s’amoindrit.

 

-         Mère ? Quelque chose ne va pas ?

-         Tout va très bien, Isolde. Allons accueillir les hommes.

 

De nouveau riant et criant à tue-tête, Isolde quitta le salon et se précipita vers la grille d’entrée.

 

 

Jochen eut un petit sourire en entendant la voix aiguë de la fillette.

 

-         Ah… je crois que vous êtes attendus.

-         Jochen, je propose qu’on s’occupe des chevaux. Comme ça, on va laisser la famille à ses retrouvailles.

-         D’accord, sœurette.

-         Votre mère doit vous attendre, aussi, observa Nedland. Je vous accompagne, je vais lui faire mon rapport.

 

Les deux Humains et le Halfling prirent chacun deux chevaux par les rênes et s’éloignèrent vers l’écurie. Isolde apparut à ce moment. Elle bondit d’abord vers son père.

 

-         Père ! Enfin ! Tu es revenu !

-         Salut, mon trésor ! Tu as encore grandi !

 

La petite fille embrassa longuement le Skaven Blanc, puis elle se tourna vers ses deux grands frères. Kristofferson fut le premier à recevoir un câlin. Puis Sigmund la souleva sans effort, et la lança en l’air avec un grand rire avant de la rattraper et de la serrer contre son cœur.

 

C’est alors que Psody se retrouva face à sa compagne. Celle-ci se tint immobile, à quelques yards de distance. Son minois présentait une expression indéfinissable, qui troubla grandement le Skaven Blanc.

 

Un silence gênant s’imposa alors. Isolde, juchée sur l’épaule de son frère, sentit de nouveau son cœur se comprimer d’inquiétude. Depuis qu’elle était née, son père était souvent parti de longues semaines dans d’autres pays pour aller chercher des Skavens. Chaque retour était un jour de fête, de réjouissances, et sa mère était toujours très heureuse de le voir revenir. Mais cette fois, elle n’affichait pas la moindre joie.

 

Est-ce que Mère serait fâchée contre Père ? se demanda-t-elle.

 

Les deux grands garçons ne surent que penser, non plus, et n’osèrent piper mot. Psody fut le premier à rompre le silence. Il fit quelques pas vers sa femme, puis quand il fut devant elle, articula maladroitement :

 

-         Eh bien, me voici de retour-retour.

 

Sans mot dire, la Skaven fit l’accolade à son compagnon. Elle chuchota à son oreille :

 

-         Es-tu satisfait, maintenant ? Ou bien comptes-tu repartir à l’aventure ?

-         La seule aventure que je compte vivre désormais, c’est la vie à tes côtés, dans notre foyer-foyer, au cœur de notre royaume.

 

La femme-rate vit dans les yeux du Skaven Blanc qu’il était sincère. Enfin, elle sourit, et l’embrassa plus franchement, sous le regard réjoui de leurs trois enfants.

 

Ils se dirigèrent tous ensemble vers le manoir, lorsque Psody s’arrêta.

 

-         Comment va Père ?

-         Très bien, même s’il lui arrive de fatiguer un petit peu de temps en temps.

-         Maintenant que nous sommes rentrés, on va pouvoir l’aider ! se réjouit Sigmund. Je suis bien content !

-         Moi aussi, Siggy ! s’écria Isolde. J’avais peur de ne plus te voir !

-         Mais pourquoi ? demanda le grand Skaven Noir avec un ton étonné qui sonnait faux.

-         Parce que… parce que… tu pouvais te faire embrocher par un Skaven Sauvage !

 

Sigmund éclata de rire.

 

-         Aucun Skaven Sauvage ne peut me battre, petit cœur ! Je suis le plus fort !

-         Et puis, tu sais, il n’y avait pas tant de risques ! Avec les globes de gaz de Gab, on endort tous ces crétins, et on peut faire ce qu’on veut sans danger !

 

Le Skaven Blanc demanda alors à sa femme :

 

-         Comment se porte Teresa ?

-         Ça va. Ces derniers jours, elle s’est montrée plutôt boudeuse. Tu lui as manqué.

-         Je vais lui dire bonjour. Bianka est à la maison ?

-         Non, elle est à son bureau, mais je crois que Romulus a un double de la clef. Il est dans la bibliothèque.

-         Je vous rejoins-retrouve tout de suite.

 

*

 

La bibliothèque du domaine princier était sans conteste la plus grande du Royaume des Rats. Le Prince Ludwig le Premier avait toujours été riche. Unique héritier d’une famille de la haute bourgeoisie impériale, il avait su tirer parti de l’héritage de ses parents au point d’avoir un important commerce de marchandises diverses, des plus simples aux plus luxueuses. Avec les années, il avait gagné suffisamment d’argent pour posséder une propriété dans chacune des quatre plus grandes villes de l’Empire, Altdorf, Middenheim, Talabheim et Nuln. Six années plus tôt, il avait dû précipitamment quitter la capitale ; le Prophète Gris Vellux avait mis le feu à sa maison, et l’incendie avait attiré l’attention de la garde. Le marchand était parvenu à quitter les lieux sans se faire surprendre, mais il avait dû abandonner tous les biens qui n’avaient pas disparu dans les flammes.

 

Ses fidèles valets avaient retiré une partie de sa fortune basée à Nuln, pour couvrir les frais du voyage jusqu’aux Royaumes Renégats et payer les premières restaurations – le domaine qu’il avait acheté n’était alors que ruines. Pendant cette reconstruction, il avait envoyé d’autres serviteurs récupérer discrètement ses possessions restées dans l’Empire. Peu à peu, il avait ainsi reconstitué le gros de ses richesses, notamment sa collection de livres. Les ouvrages détruits à Altdorf avaient été peu à peu remplacés, notamment les quelques ouvrages traitant des Skavens selon le point de vue des scientifiques impériaux.

 

Un livre en particulier était considéré comme le pivot central de la bibliothèque. Il trônait sur un présentoir qu’il ne quittait jamais. Il s’intitulait Encyclopédie des Enfants du Rat Cornu, et portait trois signatures : Ludwig Steiner, Prospero Steiner, et Romulus. Il s’agissait d’un traité parlant de la façon la plus neutre et la plus complète du peuple de l’Empire Souterrain, écrit par les trois hommes au terme de longs mois de travail. C’était sur ce livre qu’était penché le prieur Romulus.

 

Romulus était l’aumônier officiel du Royaume des Rats. Il approchait avec sérénité de son quarantième printemps, et chaque jour, il remerciait sa déesse tutélaire, Shallya, pour lui permettre de vivre selon son cœur, depuis toutes ces années, malgré tout ce qu’il avait déjà traversé. De taille moyenne, les yeux bleus, ses cheveux bruns se clairsemaient petit à petit de courtes mèches argentées. De petits plis, signes des années, apparaissaient progressivement sur son visage paisible, rasé de près. Il respectait à la lettre les commandements de Shallya, ce qui impliquait une sobriété et une modération exemplaires, ainsi sa condition physique restait bonne, sa bure blanche propre à l’ordre dissimulait une musculature bien entretenue.

 

Les hommes étaient minoritaires dans l’Ordre de la Déesse de la Compassion, mais le Prince Ludwig le Premier, qui le considérait un peu comme un fils, jugeait qu’il valait au moins trois hommes ordinaires, et l’avait nommé ministre du culte de Vereinbarung. C’était à lui qu’incombait la tâche de veiller à ce que la parole des dieux de l’Empire fût correctement répandue. Shallya n’était pas la seule déesse vénérée dans le Royaume des Rats. En deuxième position venait Verena, la Déesse du Savoir. Puis, selon les différents lieux du royaume, il y avait des tendances différentes : les paysans priaient principalement Taal et Rhya, dieux liés à la fertilité, à la nature et aux récoltes, les commerçants se fiaient à Handrich, et les travailleurs du grand fleuve qui traversait le pays suivaient les préceptes de Manann. Un peu partout, de petits temples logeaient les prêtres de Morr, le dieu des morts. Sigmar n’était adoré que de manière très anecdotique.

 

Chaque religion officielle avait un principal représentant dans le royaume, qui faisait régulièrement le bilan de son activité auprès de Romulus. Chaque représentant occupait par ailleurs une fonction liée aux enseignements de son dieu. Parmi les plus proches collaborateurs du Prince, on comptait notamment le principal prêtre de Verena, le prieur Tomas, qui était également le Prévôt attitré. Tomas était non seulement un magistrat, mais aussi un membre de l’Ordre des Gardiens de la Vérité, et le principal contact avec les Gardiens restés dans l’Empire. Les dieux Taal et Rhya, essentiellement adorés par les paysans et autres habitants des campagnes, avaient aussi leurs représentants. Même Morr, le dieu de la Mort, avait un prieur attitré, le vieux frère Wenceslas.

 

Depuis qu’il avait prononcé ses vœux, Romulus n’avait jamais regretté une seule fois l’une ou l’autre de ses décisions. Ce fut lui qui établit le premier contact amical avec Psody, créant ainsi sans le soupçonner le lien qui justifiait désormais l’existence du Royaume des Rats. Chaque journée de collaboration avec lui avait été plus passionnante que la précédente. Il était prêtre de Shallya, mais travaillait régulièrement avec le clergé de Verena. La connaissance était l’une des clefs pour une bonne communication, et donc la paix.

 

Il ne se lassait jamais de relire de temps en temps l’encyclopédie, se rappelant avec nostalgie dans quelles circonstances fut rédigé le texte de cette page-ci ou cette page-là. Ce livre était une reproduction, les notes originales recueillies par Steiner avaient disparu dans l’incendie de son manoir d’Altdorf. Les trois érudits avaient réussi à recompiler toutes les notes prises auparavant, tout en rajoutant quelques passages. Le résultat était pour eux une vraie source de fierté.

 

Le cliquetis de la poignée de porte qu’on abaissait le tira de sa rêverie. Il releva les yeux vers la porte. Il vit alors la silhouette cornue de son ami. Il se leva avec un grand sourire.

 

-         Prospero ! Tu es revenu !

-         Salut, Romulus !

 

Les deux hommes se firent l’accolade.

 

-         Alors, cette expédition ?

-         Sans problème. Aucun blessé, aucun danger. Nous sommes juste tombés sur des gardes méfiants-méfiants à la frontière, mais l’or a un pouvoir magique : quand il apparaît, il ouvre les portes et ferme les yeux, pourvu qu’il soit là en quantité suffisante !

 

Psody avait parlé en faisant un geste ressemblant à celui d’un magicien lançant une incantation. Les deux amis rirent de concert.

 

-         Sœur Astrid m’a dit que vous aviez récolté plus d’une trentaine d’individus !

-         La plupart d’entre eux sera à la charge des Shalléens. Nous sommes à court de parents adoptifs.

-         Bah ! Nous en avons assez, maintenant. Il est temps de les laisser vivre leur vie de citoyens, et de laisser faire la nature. Il sera toujours possible de recommencer quelques Récoltes d’ici quelques années, pour éviter de voir le sang des Skavens trop s’appauvrir.

 

Le Skaven Blanc remarqua la lettrine enluminée sur laquelle s’était arrêtée la lecture du prieur.

 

-         « Skarogne »… Ce chapitre est sûrement incomplet-incomplet. Dommage que je n’y sois jamais allé. Et maintenant, c’est bien trop tard-dangereux.

-         Il aurait fallu interroger un habitant de la capitale. Peut-être qu’on devrait envoyer un espion, un de ces jours ?

-         Hé, attends ! Pas si vite-vite ! On vient à peine de rentrer !

-         Tu as raison. Et je suppose que tu ne comptes pas repartir ?

-         J’aime ma femme et mes enfants, Romulus. J’ai été trop longtemps-souvent absent. Désormais, je reste ici. Il y a largement de quoi faire pour moi. Si un Skaven veut partir jouer les espions à Skarogne, il le fera, mais sans moi.

 

Romulus repéra un petit éclat de détermination dans les yeux roses du Maître Mage. Il en profita pour lui faire part de son soulagement.

 

-         C’est bon de te revoir, Prospero. Tu sais, ta femme et tes enfants commençaient à ne plus le supporter.

 

Psody fronça les sourcils en repensant à l’accueil mitigé que lui avait fait Heike.

 

-         Tu crois ?

-         Heike n’osait pas en parler, mais certains matins, je voyais bien qu’elle avait les yeux rougis par les larmes. Bianka travaillait toujours deux fois plus en ton absence pour penser à autre chose, tout comme Gabriel qui ne quittait son laboratoire que pour manger en vitesse et dormir une poignée d’heures avant de se remettre à ses plans. Quant à Isolde, elle venait chaque matin au temple prier pour votre retour. Il lui arrivait de ne pas pouvoir finir de réciter une prière sans pleurer.

 

Ces paroles infligèrent une vive douleur sur le cœur du Skaven Blanc, comme un coup de fouet.

 

-         Pourquoi personne ne m’a rien dit-expliqué ? Je savais que ce n’était pas la joie pour eux de nous voir partir en mission, mais je ne pensais pas que c’était si dur !

-         Il ne fallait pas vous culpabiliser, et amoindrir votre énergie. Vous aviez besoin de toutes vos ressources pour faire l’aller-retour et braver tous les dangers. Les membres de ta famille, comme tes amis, comme tous ceux qui ont quitté l’Empire avec nous, sont convaincus que nous accomplissons une noble quête : constituer un royaume où Humains et Skavens sont égaux et vivent ensemble. Ludwig prétend que ça passe par des sacrifices. Il a raison, et nous sommes tous d’accord avec cette idée, mais les douleurs sont difficiles à supporter. Même si, avec le temps, les Récoltes sont devenues plus sûres avec les armes de Gabriel, il n’en reste pas moins que c’était des périodes d’absence de plus en plus longues, avec toujours le risque d’un imprévu… et d’une tragédie.

 

Psody reprit sa respiration. Pour lui aussi, le retour de bâton allait être difficile à encaisser.

 

-         Et je ne m’en suis pas aperçu… Je me doutais, mais j’aurais dû voir à quel point c’était grave.

-         Allons, tout ceci est terminé, à présent. Une nouvelle page va pouvoir être tournée.

-         D’abord, je vais remettre-remettre les choses à plat le plus tôt possible.

-         Sage décision. Je t’invite vraiment à prendre du temps avec ta femme et tes enfants. Ne pensez plus à rien, restez ensemble quelques jours, à ne vous occuper que de vous, et tout se tassera.

-         Tu crois que mon père se passera de nous ? Il paraît qu’il fatigue.

-         C’est sûr, il commence à se faire vieux, mais la situation est plutôt calme, en ce moment. Je pense qu’il peut raisonnablement vous accorder quelques jours. Je lui en parlerai.

-         Je te remercie. En attendant, peux-tu me passer la clef de la chambre de Teresa ?

-         Oui, bien sûr. Elle va être ravie de te revoir !

 

Le prieur remit une grosse clef en fer à l’homme-rat. Celui-ci salua son ami et prit congé de lui.

 

 

Le Skaven Blanc sortit du manoir pour se diriger vers un petit bâtiment à part. C’était une toute petite maison, à peine assez grande pour contenir une pièce. Les fenêtres étaient munies de barreaux, la porte avait un verrou solide. Encore une fois, Psody sentit le goût de l’amertume lui remonter dans la bouche.

 

Maintenant que nous sommes rentrés, il va vraiment falloir qu’on change ça, aussi-aussi.

 

Tout en tournant la clef dans la serrure, il se remémora les événements qui avaient conduit la famille Steiner à réaménager le réduit où le jardinier rangeait autrefois ses outils.

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