Le Royaume des Rats

Chapitre 4 : L'autre retour au pays

7514 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 09/08/2018 20:10

Cela faisait déjà quelques années que Psody, Nedland, Jochen, Marjan et les autres descendaient régulièrement dans les terriers pour récupérer des petits Skavens. Mais aujourd’hui était un jour particulier : pour la première fois, Kristofferson et Sigmund faisaient partie de l’expédition. Sigmund n’était pas encore tout à fait entré dans l’âge adulte, mais de par sa nature de Skaven Noir, il était déjà plus grand que son frère, plus grand même que Marjan, qui n’était pourtant pas petite. Sigmund avait insisté pour faire partie de l’expédition. Sa mère s’était naturellement inquiétée, et le Skaven Blanc avait finalement accepté à la seule condition de ne prendre aucun risque.

 

Aussi, Romulus et Nedland avaient passé une semaine à concocter suffisamment de globes à gaz soporifique pour endormir toute la population d’une petite colonie. Et pendant que les trois Skavens se préparaient à descendre, Nedland sortit du tunnel.

 

-         Voilà, j’ai vérifié. Ton plan était génial, Psody. J’ai piégé toutes les cheminées, et je viens de faire un petit tour. Ils sont tous en train de dormir comme des marmottes !

-         Parfait. Mes enfants, votre première sortie se passera dans la colonie de Brissuc !

-         Et pourquoi celle-ci, Père ? Ce n’est pas la plus proche de la frontière !

-         Parce que c’est celle où je suis né. C’est donc celle que je connais le mieux. Elle n’est pas très grande, et donc pour un premier essai avec vous, ça devrait être plus simple. Et puis... j’ai un compte à régler avec les Skavens de cette colonie.

-         Je croyais qu’elle avait été anéantie par l’Empire ?

-         C’était il y a longtemps. D’après les Gardiens de la Vérité, certains fuyards n’ont pas eu le courage d’aller trop loin-loin, et sont revenus une fois les Impériaux partis.

-         Ils restent quand même peu nombreux, assura Nedland. J’imagine que, comme le village juste au-dessus a été rasé par les Sigmarites, il n’y a plus beaucoup de ressources à exploiter pour les nourrir. Si j’ai bien suivi le plan de Psody, j’ai gazé les endroits par lesquels on va passer. D’autres secteurs n’ont pas été touchés, mais on n’aura pas à les traverser. Et si des Skavens tapis dans ces quartiers viennent nous chercher, ils seront endormis en quelques secondes.

-         Bien. Préparons-nous !

 

Jochen ouvrit un sac. Aussitôt, une forte odeur infecta les narines alentour. L’Humain sortit un à un des morceaux de viande pourrie.

 

-         Que ça pue !

-         C’est un moindre mal, Kristofferson. Si nous ne sentons pas comme eux, nous serons vite repérés à leur réveil. L’odeur de viande pourrie est commune dans les terriers, ça nous rendra impossibles à pister. Nous ne devons prendre aucun risque inutile si on peut l’éviter ! Frottez ça sur vos vêtements !

 

Kristofferson hésita un peu, mais finit pas obéir, imité par son frère. Une fois bien tous imprégnés par l’odeur, Psody regarda tour à tour ses deux fils.

 

-         Écoutez-moi bien : notre objectif est de ramener des enfants Skavens, en particulier des filles. Il faudra sélectionner les plus jeunes, car ce seront les moins dégénérés-contaminés par la malepierre. Surtout, n’oubliez pas que nous ne pourrons probablement pas tous les emporter. Ce sera très dur, je le sais. Vous vous sentirez mal, vous éprouverez peut-être de la culpabilité. Mais malheureusement, c’est ainsi. Nous ne pourrons jamais sauver tout le monde. Appliquons-nous à sauver ceux qui auront le plus de chances de vivre une vie saine. Si ça peut vous aider à choisir, n’oubliez pas que les plus maladifs sont sans doute déjà condamnés par la malepierre. Ils risqueraient de contaminer les autres. Autant les laisser là. Nous ne sommes pas encore capables de soigner les maladies de malepierre.

-         Et… les mères ? bégaya Sigmund.

 

Le Skaven Blanc pivota vers son fils, et le regarda droit dans les yeux.

 

-         Il va falloir les abandonner.

-         Que… quoi ?

-         Tu ne pensais tout de même pas qu’on allait les emmener ?

 

Sigmund leva les bras au ciel.

 

-         Mais c’est monstrueux ! Est-ce que tu te rends compte de ce qu’on va faire ?

-         C’est ce qu’on fait depuis quelques années, mon grand. C’est comme ça qu’on a fait venir tes camarades-copains de classe.

-         Tu veux dire qu’on sépare les petits alors qu’ils sont encore dans les bras de leur mère ?

-         Qu’est-ce que tu croyais ? Qu’on les ramasserait dans les terriers des différents Clans et qu’ils nous suivraient bien gentiment-sagement ? Non, ce serait trop tard. Ils sont conditionnés dès qu’ils sortent de la pouponnière. Les Pestilens sont tout de suite infectés, les Eshin mutilés, et certains Maîtres Mutateurs aiment bien faire leurs expérimentations sur les plus petits, car ils sont sans défense et leur perte-mort n’est pas grave.

 

Le deuxième fils de Psody était abasourdi. Il entendait à peine la voix de son père continuer son explication :

 

-         Nous devons les prendre alors qu’on ne les a pas encore séparés de leur mère. Et on est obligé d’abandonner celle-ci sur place. Il est impossible d’emporter les pondeuses. Les petits risquent d’avoir peur, il faudra supporter-supporter leurs cris. C’est ça qui va être le plus difficile. Si ça peut t’aider à ne pas y penser, Sigmund, rappelle-toi que les pondeuses ont généralement le cerveau en marmelade. Elles ne s’aperçoivent de rien.

-         Je… bon.

 

Psody tapota paternellement l’épaule de son fils.

 

-         Allez, n’oublie pas que nous faisons ça pour une bonne raison.

 

Puis il s’adressa de nouveau au groupe.

 

-         Je ferai une vérification sur ceux que vous ramasserez. Si ça se trouve, ils seront tous viables. Mais ceux qui sont clairement en mauvaise santé devront rester sur place. De toute façon, même hors de ce terrier, ceux-là ne vivront pas bien longtemps-longtemps.

-         Il n’y aura vraiment rien à faire ?

-         Non, Kristofferson. C’est la première étape de la sélection naturelle chez les Skavens. Dès la naissance, la lutte-bagarre perpétuelle commence.

 

Psody fit une petite pause avant d’ajouter :

 

-         Je ne l’aurais sans doute pas franchie si j’avais été un Skaven ordinaire.

-         Comment ça ? demanda Sigmund.

-         T’as vu comment je suis bâti ? La vie au grand air et la nourriture saine m’ont à peu près arrangé, mais auparavant, j’étais tout malingre. N’importe lequel de mes cinq frères aurait pu me casser en deux au saut du flanc de notre mère !

-         Surtout l’oncle Chitik !

 

Les enfants n’avaient jamais vu le frère aîné de leur père, l’immense Skaven Noir, premier-né de leur fratrie, mais Psody leur avait beaucoup parlé de lui. Il hocha la tête.

 

-         Sans doute. Heureusement qu’il m’aimait énormément. Allons-y ! Rappelez-vous : on ne tue que pour se défendre, et seulement s’il y a danger.

-         T’es sûr qu’on ne peut pas en égorger un ou deux ? ronchonna Nedland.

-         Aussi sauvages soient-ils, ce sont des êtres vivants et intelligents, comme nous ! protesta Marjan. Ce serait se conduire encore plus lâchement qu’eux !

-         Et puis, ce ne sont pas des méthodes de vrai guerrier ! ajouta Sigmund.

 

Le Halfling grommela.

 

-         Ouais... Tu marques un point, petit rat noir.

-         Bien. Les masques ! Mettez les masques, ordonna Psody.

 

Humains et Skavens se coiffèrent de casques métalliques étanches, avec un long bec contenant un filtre à poisons, et d’épaisses lentilles pour protéger les yeux. Marjan fut la première à descendre dans le terrier, suivie de son frère, puis de Nedland.

 

Les autres Humains venaient de disparaître. Kristofferson était assis au bord du trou, prêt à s’y laisser tomber, quand son père posa la main sur son épaule.

 

-         Kristofferson ?

-         Oui, Père ?

-         Tu sais que je ne t’y oblige pas. Si tu veux arrêter, on arrête tout, et on s’en va. S’il t’arrive quelque chose, je ne me le pardonnerai jamais... et ta mère s’en voudra toute sa vie. Sigmund, ça vaut pour toi aussi. Si tu as un mauvais pressentiment, on fait demi-tour.

-         C’est ce que Mère souhaite, c’est aussi ce que je souhaite, répondit l’aîné des fils de Psody. Tu as eu le courage de renoncer à leur société, et nous pouvons ainsi vivre une vie meilleure. Maintenant, c’est à moi d’agir pour que d’autres aient un avenir plus prometteur que les fosses à viol ou la vie d’un charognard !

-         Je suis d’accord ! renchérit Sigmund. Ils ne me font pas peur, et je veux sauver les enfants.

 

Le Skaven Blanc posa une main sur la nuque de ses deux fils.

 

-         J’ignore si j’ai raison, mais je suis fier-fier de vous deux ! Allez, suivez-moi !

 

Et les trois Skavens s’enfoncèrent dans les profondeurs de la colline de Niklasweiler.

 

 

Ils marchèrent le long du tunnel pendant de longues minutes. Kristofferson entendit la voix de son père, étouffée par le masque.

 

-         La première fois que j’ai vu le monde extérieur, j’étais passé par ce tunnel. J’étais avec mes cinq frères.

-         Et tu redescends dans ton terrier natal par le même tunnel. C’était écrit.

 

Quand ils arrivèrent au bout du tunnel, ils virent Nedland et Marjan qui les attendaient.

 

-         Jochen est parti avec les autres, expliqua la jeune femme.

-         M’est avis qu’ils n’auront pas trop de problèmes, s’ils sont tous comme ça.

 

Tout en parlant, Nedland tapota du pied un corps inerte. C’était un Skaven, étalé de tout son long, qui ronflait bruyamment. Les deux frères restèrent sans bouger devant ce spectacle. En effet, pour la première fois de leur vie, ils voyaient un Skaven Sauvage.

 

-         Que c’est laid… mais que c’est laid ! grimaça Kristofferson. Je n’ai jamais rien vu d’aussi moche !

-         Pourtant, un sang similaire coule dans tes veines, rappela Marjan. Tu devrais parler de lui comme un être intelligent, plutôt que comme une chose repoussante.

-         Oui, je sais, mais c’est… regarde-le ! Il est immonde, il est malformé, il a des cicatrices mal soignées partout… même son visage est agressif !

-         Et encore, avec le masque, tu ne subis pas l’odeur ! ricana le Halfling.

 

Psody se planta devant Kristofferson.

 

-         Marjan a raison, Kristofferson ; n’oublie jamais que tu pourrais être l’un d’eux. Les Skavens Sauvages sont différents par les mœurs, mais tu ne dois pas les considérer comme des créatures inférieures. Ce serait entrer dans leur jeu-délire, eux qui se croient au-dessus de tous les autres peuples, alors qu’ils vivent en dessous. Mais rappelez-vous aussi que s’ils sont nos égaux sur le plan physique, ils n’ont rien à voir avec nous au niveau-niveau social.

-         Psody ? Le gaz de ton fils est peut-être efficace, mais il n’a qu’une durée limitée, rappela Nedland. Il vaudrait mieux se mettre en route !

 

L’un des hommes de Jochen sortit d’un tunnel en courant.

 

-         Personne de ce côté-là, Maître Mage.

-         Parfait. Suivez-moi, je vais ouvrir-ouvrir la marche !

 

Ils rejoignirent les autres Récolteurs restés avec Jochen, et toute la compagnie talonna le Skaven Blanc.

 

Durant de longues minutes, ils traversèrent des galeries sombres. Les Skavens voyaient naturellement bien dans les ténèbres, et donc les boyaux souterrains n’étaient jamais bien éclairés. Quelques-uns des hommes du groupe brandissaient des torches.

 

Sigmund était surpris.

 

-         Je ne pensais pas que les tunnels pouvaient être aussi grands, et aussi hauts !

 

La voûte au-dessus d’eux s’élevait en effet à une quinzaine de pieds au-dessus d’eux.

 

-         Il faut bien que les Rats-ogres ou les machines de guerre des Technomages puissent circuler !

 

Au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient dans les profondeurs de la colonie, les Récolteurs croisaient de plus en plus de Skavens Sauvages endormis. Sigmund eut un haut-le-cœur en voyant l’un d’entre eux, qui présentait de nombreux signes de maladie : dents pourries, de nombreuses plaies suppurantes, des bubons sur les parties de son visage qui n’étaient pas cachées par des bandages noirs de crasse collée aux fluides corporels… Psody posa une main sur son bras.

 

-         C’est un Pestilens. Ne t’approche pas trop, il peut être contagieux.

 

Le grand Skaven Noir s’empressa de s’éloigner. Il marmonna :

 

-         Ils ont tous l’air en mauvaise santé, ou présentent des blessures comme s’ils passaient leurs journées à se battre entre eux.

-         C’est ce qu’ils font. Tournons à droite !

 

Psody mena le groupe jusqu’à une immense salle au fond de laquelle on pouvait voir une construction pour le moins étrange : une sorte de temple fait de bric et de broc, avec un clocher qui semblait prêt à heurter le plafond de roche. Le Skaven Blanc montra du doigt un autre trou dans la paroi face à eux, de l’autre côté, laissant le bâtiment sur leur gauche.

 

-         C’est un temple pour le Rat Cornu ? demanda Kristofferson.

-         Oui, fiston, et c’est là-dedans que j’ai été nommé Prophète Gris, et que j’ai mangé de la malepierre.

-         C’a l’air plutôt en ruines.

-         Il n’était pas déjà en très bon état quand je suis parti, mais maintenant... Sans leur chef spirituel, ils ont tout laissé tomber en désuétude. Le seul qui aurait pu rattraper la sauce, c’était le Maître Assassin Tweezil, mais s’il lui restait de la cervelle, il a dû s’en servir pour mettre les bouts.

 

Ils ne traînèrent pas. Jochen observa :

 

-         Jusqu’ici, tout va bien, mais je me demande quand même si on ne risque pas de croiser des Skavens en état de nous attaquer ?

 

Nedland expliqua :

 

-         On a testé le gaz de Gabriel sur une bande d’Orques. Tu sais combien les Orques sont endurants ? Et pourtant, ils sont restés dans les vapes pendant plus de six heures. Et encore, c’était dans un pré, à l’air libre ! Tu imagines dans ces cavernes mal aérées ?

-         Espérons tout de même que ça ne les tue pas.

 

Soudain, le grand Skaven Noir réalisa :

 

-         Attendez ! Ceux-là sont grands, mais les bébés ? Ils sont plus fragiles !

-         La pouponnière est isolée du reste de la colonie. Tu vas voir, il y a d’abord une grande salle avec des courants d’air, et ensuite il y a une porte étanche. Hé, c’est l’endroit le plus important du terrier, avec ce qu’il y a de plus précieux-précieux !

-         Oui, mais ils vont respirer le gaz, quand nous repartirons dans les galeries !

-         Comme ça, on aura la paix pendant les premières heures, marmonna Marjan.

-         Mais ça va les tuer !

-         Non, Siggy, rassure-toi. Ce gaz n’est pas mortel. J’ai eu la même crainte-peur que toi au début, mais Gabriel a fait une expérience sur des rats. Ils ont dormi plus longtemps que les Orques, mais n’ont pas eu de problèmes. Depuis qu’on utilise cette technologie, tout s’est toujours très bien passé. Par contre, il risque d’y avoir quelques ranuques encore éveillés.

-         Ils s’attendent à nous voir arriver ?

-         Pas forcément. Des fois, ils restent deux ou trois jours sans la moindre visite. Mais de toute façon, ils n’opposeront pas de résistance. Attention, ça va être escarpé.

 

La compagnie déboula dans une large caverne. Ils ne pouvaient pas voir le sol, car un gouffre obscur déchirait la terre jusqu’à une profondeur impossible à distinguer. Un réseau complexe de passerelles de corde, de bois et de cuivre, s’étendait au-dessus du vide. Jochen pensa à une monstrueuse toile d’araignée dans laquelle se seraient entremêlées des pièces éparses de matériaux. Un vent chaud remontait en sifflant de l’immense puits naturel.

 

-         Hé, Psody, t’es sûr que ça tiendra ? demanda Jochen, peu rassuré.

-         Ne t’en fais pas. À part les inventions du Clan Skryre qui utilisent la malepierre, tout ce que construisent les Skavens Sauvages est bien fonctionnel-fonctionnel, même si ça ne paye pas de mine.

 

Le Skaven Blanc s’engagea sur la passerelle. Le métal grinça sous ses orteils, mais la construction ne bougea pas. Quelques minutes plus tard, toute la troupe était de l’autre côté du gouffre.

 

Ils faisaient maintenant face à une large porte métallique ronde.

 

-         J’avais oublié cette porte.

-         Ah… Ouais, bon. Et comment on entre ? demanda le Halfling.

-         Cette corde, à côté de la porte, c’est peut-être une cloche ? suggéra Kristofferson.

-         Possible, répliqua Jochen.

-         Le gaz n’a probablement pas pénétré jusqu’ici, observa Nedland. Tenons-nous prêts !

 

L’Humain saisit le nœud coulant, et tira. Le tintement d’une grappe de clochettes résonna dans le tunnel. Personne ne bougea. Tous se tinrent prêts à passer à l’action. Au bout d’une demi-minute, quelques cliquetis de mécanisme retentirent, et la porte s’ouvrit lentement dans un long grincement.

 

Un Skaven de taille plutôt petite, mais avec un ventre énorme, était debout dans l’encadrement circulaire de la lourde porte. Il fut surpris de voir une procession composée de Skavens, d’Humains et d’un Halfling, tous masqués.

 

-         Qu’est-ce que… ?!

 

Il n’eut pas le temps de finir sa phrase. Sigmund se jeta sur lui et lui décocha un coup de poing sur le museau. Le ranuque s’écrasa contre la paroi avec un bref couinement de douleur, glissa jusqu’au sol et ne bougea plus.

 

-         C’est le vieux Garog ! ricana le Skaven Blanc. Ce cornichon bouffi n’a pas changé !

-         Il y avait déjà ce ranuque quand tu es parti ?

-         C’est même lui qui m’a mis au monde ! Il s’est bien accroché pour vivre aussi longtemps ! Bon, on y va ! Kristofferson, va faire un tour des cellules. S’il y a un Skaven Sauvage en train de s’accoupler, neutralise-le. Vous autres, préparez les paniers.

 

Le couloir dans lequel débouchait l’entrée comprenait dix portes, cinq de chaque côté. Toutes étaient munies d’une petite ouverture. Jochen inspecta rapidement chaque cellule en jetant un œil par les trous.

 

-         Pas de Skaven en pleine chevauchée !

-         Bien. Des petits ?

-         Oui, ils ne sont pas très nombreux, on va pouvoir tous les prendre, si ça se trouve.

-         Tant mieux ! Ça ne m’étonne pas, ils ont dû perdre toute cohérence depuis la disparition de Vellux.

 

Psody se tourna vers Sigmund.

 

-         Je préfère que tu restes ici, plutôt que voir les pouponnières.

-         Ah ?

-         Oui, vraiment, c’est un spectacle vraiment pas joli à regarder, et tu es encore un peu jeune pour ça. La prochaine fois. Monte la garde, on ne sait jamais.

 

Le Skaven Noir ne protesta pas. Il serra un peu plus fort le pommeau de son épée accrochée à sa ceinture, et fit face au tunnel vers la caverne.

 

Psody franchit la porte circulaire, avança dans le couloir, en jetant quelques coups d’œil à travers les ouvertures. Les Récolteurs avaient déjà commencé leur besogne. Ils agissaient avec rapidité et précision, toujours par groupes de deux : l’un portait dans son dos un grand panier d’osier à bretelles dont l’intérieur était tapissé de tissu, l’autre prenait les petits Skavens, généralement posés sur l’énorme ventre de leur mère, et les déposait précautionneusement dans le panier. Comme Psody l’avait expliqué, ils prenaient garde à ne sélectionner que les bébés qui avaient l’air en bonne santé. Avec le temps, ils avaient appris à distinguer ceux qui avaient les meilleures chances de survie, mais surtout à fermer leur cœur et leurs oreilles. D’autres, moins solides, n’avaient pas supporté les cris déchirants des ratons qu’on arrachait aux mamelles de leur génitrice, et n’avaient pas pu participer à plus d’une mission.

 

Le Skaven Blanc vit son fils aîné sortir de la cellule du fond.

 

-         Il n’y a pas de ratons là-dedans, juste une pondeuse.

 

Par acquis de conscience, Psody voulut jeter un bref coup d’œil à la créature. Il passa la tête à travers la porte, et tomba soudain en arrêt.

 

Une femelle Skaven était allongée sur de la paille immonde. Nue, enchaînée au mur par un lourd collier de fer, elle ne semblait pas être très âgée. Elle avait l’air hagard, et émit un petit rire bête en voyant Psody. Elle n’était pas encore devenue énorme et difforme. Ses hanches étaient un peu larges, sans doute avait-elle déjà donné le jour à deux ou trois portées, mais elle était encore relativement en bonne forme. Son traitement à la malepierre n’avait commencé que récemment. Mais ce n’était pas ce qui choqua le Skaven Blanc.

 

Elle prit appui sur ses mains pour se redresser, et fit papillonner ses paupières. Leurs yeux se croisèrent à travers le verre des lentilles du masque de Psody, et celui-ci reconnut une présence. Une présence du fond des âges, qui l’avait autrefois appelé à l’aide, et qu’il était venu chercher.

 

-         Père ? Père ? appela Kristofferson. On les a tous. Partons !

-         Pas sans elle.

 

Le Skaven brun eut un sursaut de surprise.

 

-         Hein ? Mais, Père, tu disais que...

-         Je sais ce que j’ai dit, Kristofferson. Mais cette fille part avec nous.

-         Pourqu...

-         Ne discute pas, s’il te plaît ! Les autres vont bientôt revenir à eux. Va chercher ton frère, il va la porter. Allez-allez !

 

Toute discussion était inutile. Sans attendre, Kristofferson fila. Un instant plus tard, il était de retour avec Sigmund.

 

-         Kristofferson, va aider les autres. Sigmund, tu peux la détacher ?

 

Le grand Skaven Noir approcha. La jeune fille ne réagit pas. Elle resta accroupie et immobile pendant que Sigmund enroula la chaîne autour de son bras. Le jeune homme-rat tira de toutes ses forces. La chaîne était rouillée, et ne résista pas très longtemps. Sigmund entendit alors un léger crépitement, et sentit un liquide chaud humidifier ses orteils nus.

 

-         C’est pas vrai…

 

La femelle gloussa joyeusement, sans avoir conscience d’avoir indisposé son sauveur.

 

-         Tu aurais pu me prévenir, si tu ne pouvais pas te retenir ! reprocha Sigmund à son attention.

-         Sigmund, son esprit est en miettes. Elle n’est guère plus consciente qu’un nourrisson intoxiqué-empoisonné ! Maintenant, donne-lui une boulette.

-         Que je… oh !

 

Les Récolteurs avaient toujours sur eux une ou deux boulettes de pâte droguée de secours, pour anesthésier rapidement un Skaven. Sigmund pinça le museau de la pondeuse, qui couina, la bouche grande ouverte. De son autre main, il fourra le soporifique dans son gosier, et maintint fermement des deux mains ses mâchoires fermées. La femelle mugit, et avala la pâte. Sigmund la relâcha. Elle recula, tremblante de panique, puis vacilla, et ses yeux se fermèrent. Le Skaven Noir la rattrapa par les aisselles, et resta immobile, n’osant pas faire le moindre geste brusque. Son père voulut le rassurer.

 

-         Ne t’en fais pas, dans quelques heures, elle se réveillera et aura tout oublié. Le gaz l’aura endormie de toute façon, comme ça on perd moins de temps. Allons-y !

 

Sigmund prit délicatement la fille Skaven dans ses bras, et tous deux quittèrent la cellule. Ils rejoignirent les autres Récolteurs. Certains parurent surpris, mais personne n’émit d’objection. Déjà Nedland, Kristofferson et Marjan portaient chacun un panier contenant quelques petits ratons. Tous se pressèrent jusqu’à la sortie. Une fois à l’extérieur, ils embarquèrent à bord des chariots, et s’éloignèrent de Niklasweiler aussi vite qu’ils purent.

 

 

Ils ne s’arrêtèrent qu’à la nuit tombée, une douzaine d’heures plus tard. Ils avaient dû attacher la fille au fond du chariot pour éviter de la perdre. Celle-ci ne semblait pas décidée à se sauver, par ailleurs trop surprise et hébétée par ce qu’elle voyait. Le monde extérieur était quelque chose de complètement nouveau pour elle.

 

La compagnie, réunie autour du feu, était silencieuse. D’habitude, chaque récolte était suivie d’un repas où la pression des heures précédentes retombait. On se remémorait en riant les moments les plus intenses, pour soulager la nervosité vécue. S’il y avait des pertes, on honorait les disparus. Mais ce soir, personne ne disait le moindre mot. On n’entendait que le crépitement du feu de camp, le vent dans les branches, et les sifflements de leur étrange invitée qui dormait à poings fermés.

 

Psody se leva, et décida de donner l’explication que tout le monde attendait.

 

-         Quand j’ai quitté la colonie de Brissuc, j’ai laissé derrière moi dix enfants. Kristofferson, Sigmund, vous avez dix demi-frères, tous issus de la même portée. Je ne sais pas s’il y en a toujours en vie. Je ne connais ni leur nom, ni leur visage. Mais je n’en avais cure, ça fait partie de l’éducation-mentalité des Skavens Sauvages que je m’appliquais à suivre. Or, un soir, peu de temps avant mon… « bannissement » de ce terrier, j’ai rencontré trois petites filles. Elles étaient prisonnières du sorcier du Chaos Aescos Karkadourian, et j’ai ressenti pour la première fois de l’empathie. C’était mon premier contact avec des enfants, des émotions à l’état pur. Elles étaient terrifiées. Elles comptaient sur moi pour que je les sorte de leur prison. Je l’ai senti. Je les ai ramenées à Vellux. Le lendemain, il m’a expliqué que deux d’entre elles, les deux plus âgées, n’étaient plus bonnes pour produire des ratons, car le sorcier avait déjà pratiqué des expériences sur elles. Aussi les avait-il disséquées vivantes, sans hésitation, pour mieux les étudier.

-         Quelle horreur... murmura Sigmund.

-         Et la troisième ? Oh, je comprends ! réalisa Kristofferson en regardant vers le chariot.

 

Les yeux roses du Skaven Blanc brillèrent dans la semi-obscurité du crépuscule.

 

-         Je ne sais pas si c’est cette malheureuse. Quand je l’ai vue, elle était vraiment toute petite, elle n’était née que depuis à peine quelques semaines, peut-être un mois. Il y a peu de chance que ce soit elle. Mais il reste une chance, l’âge correspond. J’ai abandonné mes dix premiers enfants, j’ai abandonné cette pauvre gosse, je refuse de l’abandonner une nouvelle fois.

-         T’es sûr que c’est la même ? demanda Nedland. Pourtant, les troupes impériales ont mis ce terrier à sac après Gottliebschloss. Ils l’auraient épargnée ? Non !

-         Tu as raison. Je crois plutôt qu’ils n’ont pas pris le temps de tout fouiller, rappelle-toi que la pouponnière est isolée du reste de la colonie. Les ranuques ont dû s’y cacher le temps de la bataille-purge. Et même si ce n’est pas elle, j’aurais donné une chance supplémentaire à une fille Skaven, ce que je n’ai pas fait auparavant. De toute façon... oui, quand j’y repense, je crois vraiment que c’est la même. Derrière les volutes de malepierre, j’ai ressenti sa peur, c’est la même que celle qui m’a attiré à Maraksberg ce soir-là. Et je me demande même si elle ne m’a pas reconnu ?

-         Alors qu’elle t’a vu seulement quelques heures il y a des années, quand son intellect n’était pas suffisamment développé pour avoir un peu de mémoire ?

-         Ce n’est pas de l’intellect, Marjan, mais de l’instinct. Les Skavens s’appuient beaucoup sur l’instinct.

-         Et tu as une idée de ce que tu vas en faire ? Tu comptes l’adopter ?

-         Non, Jochen. Je crains qu’elle ne soit une débile-débile toute sa vie. Je ne me sens pas capable de prendre soin d’elle, surtout au détriment de ma famille. Je vais la confier aux prêtresses de Shallya. Elles sauront s’en occuper.

-         Les prêtresses ont toujours besoin de simplets heureux pour laver leurs bénitiers, si je puis m’exprimer ainsi, ironisa Nedland.

 

Il y eut enfin quelques rires un peu hésitants. L’un des Skavens demanda :

 

-         Maître Mage, vous savez comment elle s’appelle ?

-         Les Skavens Sauvages ne se donnent pas la peine de donner des noms à leurs femelles. Pas de nom, pas d’identité. Pas d’identité, pas d’âme.

-         Alors comment on va l’appeler ? questionna Sigmund de sa voix grave.

-         Excellente question, fiston. Hé, les Jumeaux, quelle personne pieuse les Impériaux célèbrent-fêtent-ils aujourd’hui ?

 

*

 

Psody secoua la tête, pour finir de chasser ces pénibles souvenirs. Il entra dans la salle, ferma la porte derrière lui. Ses yeux de Skaven s’habituèrent rapidement à la semi-obscurité. Il put voir l’intérieur de la pièce : deux lits, une table et deux chaises. Tout était bien rangé. Aucun objet dangereux n’était à portée. Il n’y avait personne. À première vue. Il dit à voix haute :

 

-         Bonjour, Teresa !

 

Un éclat de rire répondit à son salut. Quelque chose remua sous l’un des lits. Le Skaven Blanc grimaça un sourire crispé.

 

-         Tu veux jouer à cache-cache ? Où es-tu ?

 

Un froissement d’étoffes résonna, et une forme bondit de sous le meuble avec un long cri de joie avant de s’abattre sur Psody et le précipiter au sol, sur le tapis.

 

-         Psody, maison ! Psody, maison ! cria l’apparition avant de se relever en explosant de rire derechef.

 

Un visiteur non averti aurait sans doute été pris de panique, ou aurait perdu connaissance, mais le Maître Mage était habitué à ces éclats enthousiastes. Teresa semblait être en pleine forme. La jeune fille-rate avait grandi depuis son arrivée. Mieux traitée et nourrie qu’à Brissuc, elle paraissait en bonne santé. Son pelage était brillant, entretenu au mieux compte tenu de la difficulté de toute opération hygiénique sur elle. Psody poussa un soupir contrarié en regardant un peu mieux la robe de Teresa. La fille Skaven l’avait complètement mise en lambeaux.

 

-         Oh, non ! Tu devrais faire un peu plus attention, ma belle !

-         Attention ? Attention !

 

Teresa sauta sur la table, puis bondit vers le lit, bras tendus, comme pour imiter un oiseau. Elle s’écrasa sur le matelas. Le lit, de construction solide, tint bon.

 

-         Magda va devoir réparer ta robe ! Ce n’est pas drôle d’arranger tes bêtises, Teresa !

-         Drôle, Teresa, Magda… Psody ! Teresa heureuse Psody maison !

 

La jeune fille bâilla bruyamment. Elle s’assit sur le lit, et s’amusa à faire osciller sa queue de gauche à droite. Le Skaven Blanc se posa à ses côtés. Avec un léger gloussement, elle laissa tomber sa tête sur ses genoux. Comprenant ce qu’elle attendait, Psody se mit à lui caresser la tête, doucement. Il baissa les yeux.

 

-         Je suis content de te voir de si bonne humeur.

 

Mais il ne put retenir une larme. Il le savait, les Skavens Sauvages avaient intoxiqué cette malheureuse avec de fortes doses d’encens de malepierre, et son cerveau en avait été grandement altéré. Elle resterait à jamais cette créature gazouillante à l’intellect aussi limité que celui d’un petit enfant à peine capable d’articuler un mot ou deux. Heike s’était reconnue en elle, car elle avait connu le même destin, à ceci près qu’elle avait échappé aux médications des Fils du Rat Cornu. Son père adoptif, le Prince Ludwig le Premier, était convaincu de voir un jour Teresa s’éveiller, et d’acquérir au moins un peu de maturité, mais le Skaven Blanc avait de sérieux doutes.

 

Le simple fait de la garder dans cette petite maison était pour lui quelque chose de très douloureux. Les Skavens Sauvages retenaient leurs pondeuses en permanence, ne leur permettant jamais de quitter leur cellule. Le cas de Teresa était différent : plusieurs femmes Humaines volontaires, ainsi que Bianka, se relayaient pour être toujours avec elle. Elles tâchaient ainsi de l’éduquer, tout en veillant à sa sécurité. En effet, Teresa était un petit enfant dans un corps d’adulte, et plusieurs fois, elle avait failli provoquer un accident. Et quand les circonstances s’entremêlaient de manière à obliger la jeune fille à rester seule, on devait l’enfermer dans cette maisonnette équipée du strict minimum pour réduire les risques. En temps normal, chaque nuit, il devait toujours y avoir l’une des femmes volontaires pour occuper l’un des deux lits.

 

Le moins triste était que la jeune fille n’avait pas l’air d’en souffrir. Certes, être cloîtrée toute seule l’incommodait, mais dès qu’elle était dehors, ou accompagnée, elle oubliait aussitôt sa tristesse. Elle était perpétuellement émerveillée, partait souvent dans de grands éclats de rire, et sa bonne humeur était rapidement partagée par les gens prêts à faire preuve d’un minimum de patience.

 

Elle releva la tête, et demanda, en affichant un air inhabituellement sérieux, et un peu inquiet :

 

-         Psody partir encore ?

 

Il put lui sourire sincèrement.

 

-         Non, ma chérie. J’ai fini mon travail dehors. Maintenant, je reste à la maison.

 

Teresa poussa un cri de joie et se laissa tomber sur le lit. Un instant plus tard, elle ronflait bruyamment, la bouche grande ouverte. C’était aussi simple que ça. Le Skaven Blanc se leva, quitta la chambre sur la pointe des pieds.

 

Quand il fut dehors, il vit quelqu’un qui attendait devant la maisonnette ; c’était Magdalena, la plus fidèle servante du Prince. Cette Humaine blonde aux formes généreuses servait la famille Steiner depuis plus d’une douzaine d’années, et était la confidente d’Heike. Elle n’avait pas sa pareille pour s’occuper des enfants, Humains ou Skavens, et avait bien aidé le couple à de nombreuses reprises. Et à présent, elle était celle qui veillait le plus au bien-être de Teresa.

 

-         Oh, salut Prospero ! Je me disais bien que j’avais vu Kit, de loin !

-         Salut, Magda ! Teresa est endormie-endormie.

-         Je vais prendre le relais, le Prince attend que tu lui fasses ton rapport.

 

Le petit homme-rat remit la clef à l’Humaine, et retourna au manoir d’un bon pas.

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