Le Royaume des Rats

Chapitre 2 : La Colline d'Espoir

8911 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 29/05/2020 00:25

Tous les membres de la bande obéirent et s’attelèrent à la tâche.

 

Nedland Grangecoq s’éloigna vers la forêt pour ramasser un peu de bois. Tout en marchant, il repensa aux raisons qui l’avaient poussé à se lancer dans cette entreprise.

 

Les Halflings n’étaient pas réputés pour être de grands aventuriers. La majorité était rassemblée dans la province du Mootland, et les quelques rares individus à quitter leur patrie étaient considérés comme excentriques, fous ou illuminés. Généralement, ces exceptions préféraient la vie citadine des grandes villes bâties par les Humains. Plus rares encore étaient ceux qui tournaient délibérément le dos à toute sédentarité pour mener une vie sur les grands chemins.

 

Nedland n’avait pas vécu de drame familial qui justifiait son attirance pour le monde extérieur au Mootland. Seule sa curiosité avait motivé son départ, alors qu’il était jeune homme. Quelques années passées dans les bas-fonds de grandes villes comme Moussillon ou Sartosa avaient fait de lui un roublard chevronné, capable de tirer son épingle de n’importe quel jeu contenant quoi que ce soit d’illégal, de honteux, ou dans tous les cas de secret.

 

Sa vie avait pris un nouveau tournant quand il avait rencontré Hallbjörn Ludviksson, un capitaine mercenaire de Norsca. Comme il avait justement besoin de s’éloigner des villes, suite à un « petit contentieux » avec le chef d’une guilde de bandits, il avait rejoint comme éclaireur la compagnie de mercenaires du Norse. Il accomplit ainsi plusieurs voyages à travers l’Empire, et jusqu’aux Terres du Sud. Ce fut à l’occasion de ce voyage que le Halfling fit la connaissance de Ludwig Steiner. Ludviksson avait travaillé pour le marchand par le passé, et avait accepté de monter un comptoir dans le mystérieux pays méridional des oliphants.

 

Le deuxième voyage que fit Nedland pour le compte de Steiner devait lier définitivement son destin à celui des hommes-rats. En effet, le petit homme avait fait la connaissance de Psody, et avait participé à l’expédition vers la Lustrie. Après leur retour et la bataille de Gottliebschloss, la compagnie de mercenaires avait accompagné les survivants jusqu’à l’emplacement où fut fondée Steinerburg, la capitale du Royaume des Rats. Comme les mercenaires, il avait aidé à la construction des fondations du Royaume. Contrairement à Ludviksson et ses hommes, il avait choisi de rester. Le capitaine Norse était reparti faire la guerre aux créatures du Chaos dans son pays natal, entreprise que le Halfling avait jugé trop dangereuse et pas suffisamment rémunératrice.

 

Ce qui l’avait surtout décidé, c’était le défi que représentait une telle opportunité : construire un royaume, et y occuper une place de choix. Il n’avait pas pu résister à l’appel de cette entreprise. Établir une société où Humains et Skavens vivaient ensemble semblait fou, et c’est ce qui lui plaisait le plus : faire évoluer quelque chose d’aussi fou et merveilleux à la fois.

 

Il avait donc fait ses adieux à une vie aventureuse et s’était établi à Vereinbarung. Le prince l’avait nommé Grand Cartographe. Il avait passé toute l’année de reconstruction à dessiner la carte du royaume, à établir les réseaux de communication entre les villages, à repérer le tracé des routes et la topographie. Quand les « Récoltes » avaient commencé, il fut le premier volontaire. Son expérience, sa débrouillardise et son culot s’étaient avérés être de précieux atouts. Il était devenu maître dans la lutte contre les Skavens Sauvages, car avec le temps, il s’était familiarisé avec leurs forces et leurs faiblesses.

 

De retour au campement, quelques branches sèches sous le bras, il ne fut pas long à allumer un feu. Un peu d’huile sur le bois disposé au milieu d’un cercle de cailloux et son briquet suffirent. Il posa une grande marmite sur l’âtre improvisé. Deux Skavens, Hans et Michael, versèrent dans le récipient le contenu de plusieurs bouteilles métalliques. C’était un lait épais, presque pâteux, pas très ragoûtant, mais au moins nourrissant. Marjan et Gunther, un ancien fermier, préparaient un curieux dispositif.

 

C’était une espèce d’énorme gourde fabriquée à partir des pis d’une vache tendus sur un réservoir de fer. La peau avait été traitée afin d’empêcher toute décomposition. La chair s’était solidifiée et craquelée, mais tenait solidement. Le contour des mamelles était tapissé de fourrure, de l’authentique fourrure de Skaven. Une ouverture sur le côté opposé aux tétines permettait de remplir le réservoir de lait chaud.

 

Il fallait attendre que le lait soit à la bonne température. Tout en remuant le mélange à la louche, Nedland se tourna vers l’endroit où les autres montaient les tentes. Jochen donnait des directives, plus par habitude que par nécessité. Il y avait au total quatre tentes : une grande où dormaient Jochen et les Humains, une plus petite pour Marjan et les deux autres femmes de l’expédition, Ingrid et Kerstin, la troisième pour lui-même et les trois Steiner, et la dernière abritait les Skavens. Ce n’était pas de la ségrégation, mais un souci d’intimité et de respect. Même s’ils faisaient tout pour vivre en société, il y avait tout de même quelques limites, et les deux peuples avaient encore du mal à accepter une telle promiscuité, promiscuité qui ne gênait en rien le briscard Halfling, habitué à dormir dans n’importe quelle condition.

 

Il baissa les yeux, et constata que le liquide crémeux était en train de bouillir.

 

-         Hans ! Michael ! C’est prêt !

 

Les deux hommes-rats approchèrent, remplirent de lait deux grosses mamelles factices, et les apportèrent aux deux frères Steiner.

 

Kristofferson et Sigmund s’occupèrent de la partie la plus délicate de l’opération. Les petits Skavens n’étaient pas vraiment mignons, ils puaient et braillaient, et étaient hargneux au point de mordre tout ce qui passait à portée de leurs quenottes, mais ils représentaient la première génération de Vereinbarung, et étaient très précieux. Il convenait donc de les traiter avec la plus grande précaution. Il fallait nourrir chaque petit raton séparément, et deux personnes étaient requises pour la manœuvre. L’un tenait le nouveau-né dans ses bras, enroulé dans un linge, l’autre glissait la mamelle dans sa bouche et maintenait la gourde au-dessus. Le petit Skaven tétait bruyamment et avec avidité, jusqu’à être repu. On le mettait alors dans l’autre panier, où étaient installés les jeunes qui avaient été nourris, et qui étaient donc plus calmes, et on passait au suivant.

 

Peu à peu, les bébés étaient transférés d’un panier à l’autre. Les deux frères étaient assistés d’Ingrid et Kerstin, expertes dans ce genre de tâche. On pouvait donc nourrir deux ratons à la fois. Tous les quatre mettaient des gants de cuir renforcé pour éviter les morsures. Ils prenaient garde à ne pas les mélanger, et plaçaient les femelles dans un petit panier à part. Celles-ci étaient toujours moins nombreuses, même si les Récolteurs s’efforçaient d’avoir un nombre à peu près égal entre les deux sexes. Pendant cette expédition, ils en avaient trouvé six seulement, les autres était déjà trop vieilles et maltraitées pour avoir une chance de vivre pleinement. Parallèlement, ils avaient ramassé trente mâles.

 

Les fausses mamelles étaient une vraie bénédiction. Fruit de l’imagination débordante et du génie créatif de Gabriel Steiner, le plus jeune fils de Psody et Heike, elles s’étaient rapidement avérées bien plus pratiques et efficaces que servir le lait à la cuiller. Ce lait était aussi une de ses inventions. C’était un mélange de lait de vache et d’autres substances riches en calories, qui permettait de nourrir rapidement un petit Skaven le temps du voyage jusqu’à Vereinbarung. Dès qu’une gourde était vide, Hans ou Michael la récupérait pour aller la remplir de nouveau auprès de Nedland. Ils tâchaient aussi de remettre du lait dans la marmite quand celle-ci était presque vide. Marjan et Gunther, de leur côté, veillaient au confort des petits Skavens nourris en arrangeant le panier, et en disposant des couvertures de façon à les garder au chaud.

 

Tout en déplaçant les étoffes de laine sales, la grande femme poussa un profond soupir.

 

-         Je te jure, Gunther, je n’en peux plus de ces petits monstres.

-         Ce ne sont que des nouveau-nés, capitaine. C’est leur instinct qui parle, et rien d’autre. Ils vous paraîtront beaucoup moins répugnants dans quelques mois.

-         D’ailleurs, tu le sais bien, tu as ramassé tous ceux qui sont venus avec nous, ajouta malicieusement Jochen. T’apprécies leur compagnie, à présent, non ?

-         Ouais, pour sûr, frérot.

 

Mais elle fit encore la grimace. Non seulement ils n’étaient vraiment pas beaux à regarder, mais de plus, les voir dans cet état de peur constante lui minait le moral. Malgré la répulsion, elle ne pouvait s’empêcher de compatir.

 

Et je ne suis pas la seule dans ce cas, pensa-t-elle en voyant du coin de l’œil la grande silhouette massive du Skaven Noir.

 

 

Sigmund et Kristofferson finissaient de donner à manger au dernier raton du panier. Quand la petite chose cessa de téter et recracha la mamelle, Sigmund alla vider le fond de lait qui restait dans la marmite, puis s’assit par terre et essuya l’intérieur du récipient avec un chiffon. Le feu croustillait doucement, et sa chaleur bienfaisante le réconforta un peu. Son frère s’installa à ses côtés.

 

-         Eh bien ! Une belle expédition avec une belle conclusion, ma foi !

-         Il était temps que ça se termine, Kit.

 

Kristofferson perçut la gêne dans la voix de son cadet.

 

-         Quelque chose ne va pas, Siggy ?

 

Le grand Skaven Noir se tourna vers le brun.

 

-         En cinq ans, on a arraché plus d’un millier de bébés au flanc de leur mère. Je sais que c’est pour une bonne cause, mais…

 

Le Skaven brun hocha la tête et jeta un petit coup d’œil sur sa gauche. Marjan était en train de séparer deux ratons qui menaçaient d’utiliser leurs faibles forces pour se battre entre eux. Kristofferson prit amicalement son cadet par le bras.

 

-         Allez, c’est terminé. Tu n’auras plus jamais à supporter tout ça.

 

Le Skaven Noir ne répondit pas. Il n’était pas nécessaire de lui rappeler le supplice que constituait la vie quotidienne des filles du Rat Cornu. Enfermées dans une couveuse spéciale dès leur venue au monde, elles étaient dépourvues de toute identité. Pas de nom, pas d’éducation, elles ne servaient qu’à assurer la pérennité de l’espèce. Quand une femelle arrivait en âge de pouvoir donner la vie, les Skavens Sauvages la confinaient dans une cellule, et l’intoxiquaient à la malepierre sous forme de pommades, d’encens et d’assaisonnements dans sa nourriture. En quelques mois, son organisme était complètement détraqué. Elle devenait obèse, flasque, et ne pouvait plus bouger son énorme carcasse.

 

La malepierre détruisait toujours le cerveau en premier, laissant la malheureuse femelle complètement abrutie, incapable de raisonner. Il n’y avait guère plus que des bribes d’instinct qui s’exprimaient quelquefois. Et quand le reliquat de son esprit n’était pas perdu dans la brume de malepierre, c’était pire, car la pauvre créature n’éprouvait que douleur et terreur. La douleur était causée par le délabrement de son corps meurtri, la terreur la saisissait quand elle se rappelait sa condition.

 

Les Skavens Sauvages ne traitaient pas ainsi leurs reproductrices par pure cruauté gratuite : la pommade de malepierre appliquée sur leur ventre augmentait la fertilité de manière à produire des rejetons à un rythme effréné. Une femelle pouvait mettre bas jusqu’à une vingtaine de petits ratons d’un coup, ratons qui lui étaient bien vite arrachés avant d’être répartis entre les Clans qui constituaient le terrier. La pondeuse était alors remise à disposition des mâles les plus méritants, qui avaient gagné le droit de s’accoupler. Elle servait ainsi d’outil de plaisir entre les pattes des Skavens Sauvages, jusqu’à ce qu’elle fût de nouveau enceinte. Ce cycle effroyable constituait la vie d’une fille de l’Empire Souterrain.

 

Pour les Humains comme pour les Skavens de la génération des « Libérés », une telle existence n’était enviable en aucune façon.

 

-         Tu as l’air vraiment crevé, Siggy, constata Jochen.

-         J’ai faim, surtout.

-         Excellente observation ! dit alors Nedland. Les gars, j’ai besoin d’un coup de main pour la tambouille. Vous venez m’aider ?

 

La nuit était complètement tombée. Tous les ratons étaient rassasiés, et enfin, un silence soulageant s’installa sur le camp. Le grand Skaven Noir se leva, imité par son frère aîné. Kristofferson siffla, et fit un geste vers un petit groupe de trois Skavens.

 

Un quart d’heure plus tard, tous les membres de l’expédition étaient rassemblés autour du feu. Nedland avait rajouté des branches pour le faire plus grand. Jochen apporta le gibier chassé le matin même. Les Récolteurs se réjouissaient de revenir au pays après une expédition risquée.

 

Psody ne put s’empêcher de remarquer un absent.

 

-         Kit ?

-         Oui, Père ?

-         Difficile pour Sigmund de passer inaperçu, y compris quand il n’est pas là ! Où est-il passé ?

-         Il m’a dit qu’il était allé se soulager la vessie, un peu plus loin.

 

Le jeune Skaven brun remarqua un pli d’inquiétude barrer le front de son père.

 

-         Y aurait-il un problème-souci avec ton frère ? Il n’avait pas l’air très vaillant.

-         Tu le connais, Père : chaque Récolte lui mine sérieusement le moral, même s’il sait qu’on fait ça pour une bonne cause.

-         Il s’en remettra. La deuxième partie du travail va pouvoir commencer, maintenant-maintenant. On a assez d’enfants, d’ici quelques années, ils vont nous faire des petits !

-         Je regrette quand même de ne pas pouvoir en sauver plus.

-         C’est très dur, je sais, mais c’est ainsi. Il y a des centaines de milliers de Skavens à travers le monde, nous ne pourrons pas nous occuper de tous. Maintenant, nous en avons même bien assez comme ça. Ils vont très vite se multiplier, s’il y en a davantage-plus, nous risquons de ne pas pouvoir gérer correctement la deuxième génération. Il faut donc nous concentrer sur ceux-là.

 

Psody fit une petite pause, puis reprit :

 

-         Nous n’avons que quelques années devant nous pour poser des bases solides, et permettre l’existence d’un royaume où Skavens et Humains vivraient en harmonie. Je ne suis pas éternel, Kit. J’ai encore bien des années à vivre, mais ce genre de plan doit être pensé sur le long terme, pour que nos descendants puissent continuer le travail seuls.

 

Kristofferson acquiesça silencieusement. Les ombres projetées par les flammes soulignèrent un petit détail sur le Skaven Blanc : trois petites encoches taillées dans le pavillon de son oreille gauche ; une longue, une courte, une longue. C’était la marque de la colonie où il était né, visible chez tous les Skavens Sauvages ayant réussi leur rite de passage à l’âge adulte. Ces trois petites cicatrices représentaient ce contre quoi tous se battaient. Le jeune homme-rat éprouvait toujours en les voyant une légère amertume teintée d’admiration envers son père, qui avait choisi de vivre en gardant cette trace que la magie aurait pu dissimuler, et le fardeau qui allait avec. Il ne le voyait pas dans la semi-obscurité de la nuit, mais Kristofferson savait que l’autre oreille du Maître Mage était décorée d’un tatouage représentant une constellation simple, le lien mystique entre lui et le Rat Cornu, sa divinité tutélaire.

 

Psody reboutonna son manteau et se leva dans un froissement de cuir.

 

-         Je vais aller le chercher. Commencez à manger, on arrive-arrive.

 

*

 

Il fallut à la compagnie trois autres jours pour arriver enfin au premier poste de garde de Vereinbarung. Cette partie du monde connue sous le nom de « Royaumes Renégats » était en fait constituée d’une multitude de royaumes, chacun géré par un prince généralement autoproclamé. Avant de rejoindre leur propre principauté, les Récolteurs devaient passer par deux autres provinces. Les patrouilleurs et autres gardes connaissaient la nature des sujets du prince Ludwig le Premier, et même s’ils n’étaient pas spécialement amicaux, ils fermaient les yeux. Les « droits de circulation » encaissés à chaque passage constituaient d’excellentes œillères.

 

Durant le reste du voyage, les Skavens n’avaient plus besoin de se faire passer pour les Sauvages de l’Empire Souterrain. Certains continuaient la route à pied, d’autres préféraient rester installés dans la grande cage ou la petite. Psody était en tête, assis à côté de Nedland, tandis que ses deux fils veillaient sur le chariot qui contenait les petits ratons. Dès que les premiers crissements affamés retentissaient, toute la troupe s’arrêtait et faisait une pause.

 

Enfin, le bâtiment qui annonçait l’entrée au Royaume des Rats apparut, et avec lui un sentiment de sécurité bienvenu après ce long trajet. Le chemin passait par un fortin de pierre. Des Humains et des Skavens patrouillaient ensemble sur le chemin de ronde. L’étendard du royaume flottait au-dessus du portail d’entrée. Le blason du Royaume des Rats portait quatre symboles, chacun dans un coin de sa surface scindée en quatre parties par une croix centrale. La chouette de Verena était dans le coin supérieur gauche, le cœur saignant de Shallya battait dans le coin en haut à droite. Sous la chouette apparaissait une tête de rat, et un soleil rond, avec les traits d’un visage dessiné à la manière des bas-reliefs de Lustrie, était brodé sur le dernier coin.

 

Nedland sortit de son sac une corne, et souffla dedans trois fois. Du haut de la muraille, l’une des sentinelles répondit de la même façon. La lourde herse fut lentement relevée, et les trois chariots purent pénétrer à l’intérieur de l’enceinte. Un palefrenier détacha les chevaux pour les mettre dans l’étable, tandis que d’autres domestiques s’empressèrent de récupérer les paniers pour les porter précautionneusement à l’intérieur.

 

Ce grand bâtiment, Hoffungshügel, était la première étape décisive à la nouvelle vie des petits Skavens arrachés aux pouponnières des Skavens Sauvages. Des prêtresses de Shallya, rassemblées à l’occasion de chaque retour d’expédition, prenaient soin des nouveau-nés de la même façon que pour les bébés d’Humains. Ils étaient délicatement lavés, puis emmaillotés dans des langes propres, et chacun finissait déposé dans un berceau. Le processus portait toute une symbolique évidente de deuxième naissance.

 

Une fois tous les petits Skavens ainsi soignés, les parents adoptifs entraient à tour de rôle dans le dortoir, choisissaient l’enfant avec qui ils se sentaient le plus « en lien », puis déclaraient le prénom au clerc assermenté de Verena, déesse de la Justice et des Lois. Enfin, ils repartaient avec le petit adopté, et commençaient leur vie de famille. Les Récolteurs rentraient au pays quelques jours plus tard, le temps de se reposer, et une fois sûrs de ne pas avoir été suivis.

 

Au début, les prénoms étaient donnés par les prêtresses et les dirigeants de l’expédition. Mais depuis les deux dernières années, les Humains volontaires pour adopter un jeune Skaven, enhardis par le succès des premiers parents de substitution, se sentaient plus proches des ratons avant même de les voir pour la première fois, et préféraient avoir ce privilège. Le Prince accéda à la demande de ses sujets, et il fut décidé que seul le nom de famille de la portée serait choisi par les responsables de l’expédition, précaution prise pour distinguer les Skavens issus d’une même portée, et éviter la consanguinité.

 

Les parents Humains ne venaient jamais pour rien. Nedland avait imaginé un astucieux système de communication à base de pigeons voyageurs entre le convoi, Hoffnungshügel et le grand temple de Shallya de Steinerburg, pour éviter les mauvais comptes entre le nombre de parents candidats à l’adoption et le nombre d’enfants recueillis. Dès qu’ils étaient assez éloignés du terrier, ils recensaient les « libérés » selon le sexe, l’âge apparent, et les éventuelles particularités physiques. Au fil des années, les Récolteurs avaient récupéré environ un quart de Skavens Noirs, tous mâles. En revanche, ils n’avaient jamais trouvé de Skaven Blanc. Le message parvenait jusqu’au fortin où attendaient les prêtresses, qui relayaient le message à Steinerburg. Le prieur Romulus se chargeait alors de rassembler les futurs parents adoptifs et les faire escorter jusqu’à Hoffungshügel. Les Humains arrivaient un jour ou deux avant le convoi, et profitaient de ce délai pour se préparer.

 

Jusqu’à ce jour, il n’y avait pas eu trop de problèmes : jamais un couple d’Humains n’était reparti sans enfant, la déception au cœur. Il y eut même une fois des parents suffisamment courageux pour emmener non pas un, mais deux petits Skavens visiblement inséparables, sans doute de la même portée. Mais le nombre de parents volontaires se faisait très restreint. Le prieur Romulus avait déclaré au prince que c’était une raison supplémentaire pour ne plus faire de « Récolte » : le surnombre pouvait être préjudiciable au bien-être et à l’éducation.

 

Debout devant tous les bébés Skavens installés dans les berceaux du dortoir, Mère Dorothy finissait de les compter. La mère supérieure était la principale autorité religieuse de l’Ordre de Shallya, après Romulus. Cette vieille femme, dont les longs cheveux argentés ondulaient sur les épaules, portait la robe blanche ornée d’un cœur brodé sur lequel perlait une larme. Elle avait été fraîchement promue par la hiérarchie du temple de Grenzstadt, une ville des limites de l’Averland, avec lequel Romulus avait discrètement gardé le contact.

 

-         Mère Dorothy ?

 

Elle tourna la tête, et ses yeux bleus croisèrent le regard d’une femme rousse, plus jeune, aussi vêtue de la bure des Shalléens.

 

-         Oui, sœur Judy ?

 

Sœur Judy Hoffnung était un cas à part. Cette prêtresse âgée d’une bonne trentaine de printemps était plutôt petite, et sa chevelure rousse et abondante détonnait avec sa robe blanche. Elle avait le teint légèrement rougeaud, les yeux clairs, le regard vif, et pour une raison connue de fort peu de personnes, avait une rune qui évoquait une larme coulante sur sa pommette gauche. C’était incontestablement un signe de la déesse Shallya. Cette rune luisait faiblement quand la jeune femme ressentait de la compassion envers quelqu’un, il n’y avait donc aucun doute possible sur son authenticité. Mère Dorothy ne connaissait pas le secret de cette marque, mais elle savait que Judy était très chatouilleuse sur cette question, et refusait toujours de répondre. D’une manière générale, son caractère était à l’image de sa chevelure ; elle était passionnée, et prompte à s’emporter… ce qui ne plaisait pas toujours à ses consœurs. Néanmoins, elle faisait preuve d’un don certain pour le traitement des blessures et la guérison des maladies, ce qui lui valait la confiance aveugle de ses patients.

 

-         Je… puis-je vous faire part d’une inquiétude ?

-         Je vous en prie.

-         Je crains que les Skavens de cette expédition ne soient un peu trop nombreux. Trente-six, c’est même beaucoup trop. Nous n’avons qu’une douzaine de couples de volontaires, cette fois. Que faire de tous ceux qui ne seront pas adoptés ?

-         La même chose que pour les orphelins Humains ; recueillons-les, et faisons-en des initiés pour l’Ordre !

-         Vous pensez que le Prince et le Maître Mage seront d’accord ?

-         C’est même leur consigne. Après tout, le but de notre royaume est d’unir Humains et Skavens, la religion fait partie de cette union.

 

Cela ne sembla pas rassurer la jeune sœur Judy pour autant.

 

-         Êtes-vous sûre que…

 

Sœur Judy allait continuer, mais une lourde hésitation la retint. La mère supérieure s’en rendit compte.

 

-         Parlez sans crainte, ma sœur.

-         Les Skavens sont les ennemis des Humains partout dans le monde. Ne craignez-vous pas qu’il y ait un retour de bâton ?

-         Pour quoi ? Permettre à des âmes égarées de donner un sens à leur vie en leur transmettant les enseignements que nos dieux nous ont apporté ? Nouer des liens d’amitié avec un peuple bien réel ? N’oubliez pas que les Skavens ne sont pas des démons ou des hommes-bêtes. Allez converser avec n’importe lequel entre les murs de Hoffungshügel, et vous verrez bien qu’ils ont une âme et des sentiments comme les nôtres. Depuis que nous avons lancé ce projet, ma sœur, personne, ni homme, ni dieu, ne s’y est ouvertement opposé au point que cela en devienne dangereux. Regardez-moi : je ne serais pas dans cette position si les prêtres du temple de Shallya qui m’ont ordonnée Mère m’avaient considérée comme étant une hérétique.

-         Donc, nous agissons en bien ?

-         Rien ne nous a prouvé le contraire, jusqu’à présent, et surtout pas Shallya, qui ne réprouve que les créatures du Seigneur des Mouches. Je me demande d’ailleurs d’où vous vient cette inquiétude, compte tenu de votre passé, Sœur Judy ?

 

Mère Dorothy avait parlé sur un ton ironique. Elle ne connaissait pas tous les sombres recoins de la vie de Sœur Judy, mais elle savait déjà quelles circonstances l’avaient fait entrer dans les ordres de la Déesse de la Compassion. Dans sa jeunesse, Judy Hoffnung avait été apprentie d’une apothicaire réputée pour être une sorcière tournée vers les voies hérétiques. Elle-même avait suscité la jalousie des médecins académiques, peu enclins à laisser une femme n’ayant pas fréquenté l’université se montrer plus efficace – et les dieux savaient à quel point la jeune Judy avait des talents en la matière. Ce fut l’intervention directe de Romulus qui épargna le bûcher à la jeune fille. Le prieur avait entendu parler de ses talents presque surnaturels, et avait pu convaincre les Sigmarites de la laisser vivre, en échange du vœu de Shallya. Il comprit rapidement qu’une initiée aussi talentueuse et avec un caractère aussi contestataire ne pouvait qu’être un précieux atout pour Vereinbarung.

 

Sœur Judy protesta :

 

-         Mère Dorothy, j’ai toujours agi selon mes convictions, et j’ai eu des preuves que de puissantes forces font tourner l’Empire. Ces forces sont au-dessus de nos préoccupations, bien plus souvent qu’on ne veut le croire. Je ne crains pas un jugement de Shallya. Les Skavens peuvent être des gens normaux, comme vous et moi, et sont aussi dignes de confiance que les Humains. Ce qui m’inquiète, ce sont les hommes eux-mêmes. Ils m’ont forcée à me convertir, ils risquent de nous forcer à entrer en guerre ! Quand les premiers Skavens adultes vadrouilleront dans les Royaumes Renégats, qui sait ce qui se passera ?

-         Le temps nous le dira, mais les précautions sont prises. Et si c’est l’Empire que vous craignez, pour votre sécurité personnelle, soyez tranquille. Ici, personne ne viendra vous chercher.

 

Les prêtresses de Shallya, tout comme certains membres de l’Ordre de Verena, étaient plus tolérants que les Sigmarites ou les Ulricains, et l’idée d’un royaume où les Skavens côtoyaient amicalement les Humains, bien que vraiment farfelue, restait concevable à leurs yeux. Le Prince Ludwig le Premier faisait d’ailleurs partie de la branche des Gardiens de la Vérité de Verena, qui prônaient la sauvegarde de toutes les connaissances, qu’elles soient productives ou néfastes. Pour éviter toute accusation de collaboration et d’hérésie, il n’y avait toutefois aucun contact officiel, tout juste le Prince envoyait-il une missive codée une fois tous les six mois.

 

Mère Dorothy songea à autre chose :

 

-         Vous avez été « forcée »… avez-vous envie de partir ? Si vous voulez tenter votre chance, vous aurez ma bénédiction. Une personne avec votre talent pourrait s’enrichir rapidement en ouvrant sa propre boutique. Dans les Royaumes Renégats, il peut bien y avoir un prince pour vous employer.

 

Sœur Judy releva la tête, avec un petit sourire de défi.

 

-         Vous savez bien que je ne le ferai pas, mère Dorothy. J’ai appris à connaître la famille du Prince, et je me suis attachée à ses membres. Ici, je suis bien, si l’on excepte ma crainte de l’extérieur. Et j’ai fini par m’habituer à la robe shalléenne. Où que j’aille, elle garantit le respect.

-         En ce cas, tout va pour le mieux.

 

La mère supérieure décida de conclure l’entretien.

 

-         Allez, il est temps de donner à ces enfants la chaleur et l’amour d’un foyer. Faites entrer le premier couple, sœur Judy.

 

*

 

Avec mille précautions, le Skaven Blanc se laissa glisser dans le baquet de bois rempli d’eau chaude, pouce après pouce. Le contact de l’eau fut une vraie bénédiction, jouissive et relaxante. Quand il fut immergé jusqu’aux épaules, il poussa un profond soupir de soulagement. Plusieurs semaines qu’il n’avait pas pris un bon bain. Il dégusta avec délice la sensation du liquide s’infiltrant dans sa fourrure, faisant onduler ses poils. Il sentit son esprit descendre peu à peu dans les limbes, comme s’il allait s’endormir. Les yeux fermés, il n’entendit plus rien d’autre que le léger clapotis de l’eau sur son corps, et sa propre respiration. Les petites douleurs musculaires, les crampes, le torticolis, les quelques écorchures, même la gêne sur son gros orteil gauche traversé par une épine la veille, tout s’estompa. Il n’y eut plus que la chaleur bienfaisante de l’eau.

 

Enfin, la dernière expédition était terminée. Il revit le visage de sa femme et de ses trois plus jeunes enfants, et sentit la joie remplir son cœur. Mais alors qu’il s’imaginait les serrer dans ses bras, d’autres éléments vinrent alors assombrir le tableau.

 

Les premiers Skavens ramenés ici sont des adultes, maintenant. Que va-t-il arriver dans deux ou trois générations ?

 

Psody ne craignait pas le jugement des dieux. Il était fidèle au Rat Cornu, et était convaincu d’avoir l’accord de celui-ci – il n’avait reçu aucune contestation divine, en tout cas. Les Humains continuaient à vénérer leurs propres dieux, et les Skavens adoptés en faisaient autant. Certains Skavens commençaient même à s’intéresser à la religion humaine au point de vouloir s’y rattacher complètement. Sa propre fille cadette avait la vocation des prêtresses de Shallya.

 

Mais si les citoyens de Vereinbarung avaient l’aval des dieux, il ne pouvait s’empêcher de douter qu’ils eussent celui de l’Empereur Karl Franz, et des citoyens de l’Empire. Parfois, il avait peur de voir débarquer une armée menée par les Loups Blancs ou les Chevaliers Panthères pour éradiquer tout le monde. D’autre part, les princes voisins pouvaient aussi constituer une menace sérieuse, et être tentés d’attaquer à titre préventif. Le Royaume des Rats disposait d’une petite armée pour se défendre, mais elle n’était sans doute pas capable de résister à plus d’une tentative d’invasion. Le commandant de l’armée, Johannes Schmetterling, espérait voir plus de volontaires dans la milice, notamment chez les Skavens, qui étaient de redoutables combattants quand ils étaient bien entraînés.

 

Chacun des proches du prince avait été nommé à un poste important. Lui était devenu le Maître Mage attitré, responsable de l’étude des questions liées à la magie. Mais il soupçonnait que le prince employât ses capacités à d’autres fins dans les mois à venir. Plus de négociations ? De missions diplomatiques ? Ou le recrutement de personnes ayant des capacités à manier les vents du Warp pour les former aux arcanes magiques ? Pour l’heure, il était le seul magicien officiellement recensé dans le Royaume des Rats. Et si un prince voisin engageait des mercenaires magiciens pour semer le chaos dans son pays ?

 

C’est un risque, mais c’est notre lot à tous, pensa le Skaven Blanc.

 

Il repensa aux autres pays connus du Vieux Monde, et à leurs propres problèmes caractéristiques. La Norsca risquait plus que les autres les assauts de l’engeance du Chaos. Les Terres d’Arabie étaient menacées par les mort-vivants, la Tilée infestée de Skavens Sauvages, avec leur capitale Skarogne à la frontière. Le Kislev aussi était soumis aux attaques récurrentes des puissances du Chaos, et le climat particulièrement rude ne tolérait pas la moindre faiblesse. Les citoyens de Vereinbarung craignaient moins une attaque des démons ou des pirates Elfes Noirs que d’autres pays. D’ailleurs, Karl Franz avait bien assez de soucis à gérer sans pour autant entrer en guerre ouverte avec un pays des Royaumes Renégats dont les habitants n’avaient aucune ambition de conquête.

 

Le fait d’être dans les Royaumes Renégats était un obstacle de plus pour les contingents impériaux, et depuis la création officielle de Vereinbarung, il n’y avait pas eu de crise. Une fois ou deux, un inquisiteur fanatique ou un petit bataillon mené par un templier zélé avait failli créer des problèmes, mais ces gens n’avaient pas du tout les mêmes appuis officiels en dehors des frontières de l’Empire. Ce n’était guère allé plus loin qu’une confrontation au terme de laquelle les trouble-fêtes avaient été repoussés.

 

Psody fut tiré de sa méditation par une autre sensation très caractéristique, celle de son estomac en train de gargouiller. Il sortit du baquet, se secoua, frictionna vigoureusement son corps avec sa serviette, et se regarda dans le miroir accroché au mur.

 

Grâce à son tatouage, on avait pu établir l’âge exact de Psody. Il traversait sa onzième année d’existence, ce qui représentait environ trente-trois ans s’il avait été Humain. La terrible société des Skavens Sauvages forçait la moyenne d’âge à rester basse, et la majorité d’entre eux ne franchissait guère ce cap. Le Skaven Blanc avait eu l’occasion de rencontrer quelques individus de cette maturité, mais aucun n’avait gardé une si bonne santé. Lui se sentait en pleine forme, et la perspective de ne plus jamais quitter sa famille allégeait d’autant plus son cœur. Même s’il avait participé à quelques escarmouches, il n’avait pas reçu de grave blessure. Même en pataugeant dans les souterrains les plus immondes, il n’avait contracté aucune maladie – encore que le système de masque de protection imaginé par son fils cadet y était sans doute pour beaucoup. Il se sentait bien, et prêt à relever tous les défis qu’impliquait la gestion d’un royaume.

 

Il sourit en voyant son reflet, et se trouva bien conservé. Son poil était doux et soyeux, ses cornes bien entretenues luisaient à la lumière des chandelles. Il repensa à Katel, la vieille ermite qui lui avait sauvé la vie des années plus tôt, et eut un petit rire quand il entendit sa voix qui lui promettait qu’un jour, il saurait apprécier prendre un bon bain. Chaque fois qu’il se remémorait cette phrase, il souriait avec nostalgie.

 

Il lui arrivait de penser de temps en temps à celle qui s’était occupé de lui comme une mère le temps de sa convalescence. Il avait retenu ses bons conseils, et avait tâché de les transmettre à ses propres enfants. Jamais il n’avait su, ni même cherché à savoir, qui était vraiment cette étrange vieille femme, seule dans sa cabane, retirée du monde, avec pour seule compagnie la tête empaillée du troll qui avait massacré son mari et ses enfants. Cette rebouteuse l’avait rafistolé à grands renforts d’emplâtres et de plantes médicinales, puis lui avait appris à parler le reikspiel, et lui avait inculqué les bases des us et coutumes des Humains, tant d’enseignements que sa compagne Heike avait complétés.

 

Le Skaven Blanc regrettait de ne pas avoir de nouvelles de la sorcière, ni d’en avoir donné. Pendant ses pérégrinations dans l’Empire, il n’avait pas pris le temps de faire un détour par le marécage. Et à présent, il n’était plus question de vadrouiller hors du Royaume des Rats. Était-elle seulement encore en vie ? Quand ils s’étaient rencontrés, elle était déjà bien âgée.

 

Je vais lui faire passer une lettre-missive la prochaine fois que Nedland prendra des nouvelles des Impériaux !

 

Une fois cette résolution prise, Psody, qui était sec, repassa une tunique propre, et rejoignit les autres au réfectoire, impatient de souper.

 

*

 

Après deux jours de pause, ils repartirent. Désormais allégée des nouveau-nés, la caravane circulait beaucoup plus vite. Elle diminuait tout au long du chemin, au fur et à mesure que les volontaires quittaient le tracé de la route principale pour se diriger vers leur village. Les Skavens étaient impatients de rentrer chez eux, et les montures pressaient le pas. Chaque départ était salué chaleureusement, et Nedland Grangecoq, trésorier attitré, donnait la rémunération convenue aux partants – le coffre contenant la paie était préparé à Hoffnungshügel.

 

Il ne restait plus qu’un petit groupe lorsque les trois charrettes approchèrent de la capitale, Steinerburg. Les chemins se rejoignaient tous aux abords des murailles qui cerclaient la ville. Psody, ses deux fils, Marjan, Jochen, Nedland et les quelques Skavens restés à leurs côtés savourèrent leur retour au bercail. Comme c’était jour de marché, la foule était bigarrée. Humains et Skavens vantaient leurs marchandises, produits frais ou artisanat. À leur passage, ils saluaient et applaudissaient. Les Récolteurs étaient toujours sensibles à ces signes de reconnaissance, et appréciaient les ovations avec sincérité. Les acclamations les plus enthousiastes étaient lancées par les Skavens et leurs parents adoptifs.

 

Les premiers Skavens secourus avaient tous franchi le cap de l’adolescence. La plupart avaient commencé à travailler pour la bonne marche du Royaume. Il devenait coutumier de voir Humains et Skavens vivre ensemble comme s’il n’y avait aucune barrière raciale. On commençait même, dans les plus grandes villes, à mélanger les deux peuples sur les bancs d’école. Bien entendu, on ne pouvait pas complètement occulter les différences physiologiques, mais tous les représentants de l’autorité, qu’ils soient prêtres, hommes de loi ou gens d’armes, s’appliquaient à maintenir le principe d’égalité des races et des genres.

 

Les princes alentour considéraient avec beaucoup de méfiance ces voisins inhabituels. Le Prince Ludwig le Premier, conscient qu’il ne pourrait pas cacher bien longtemps la nature de son peuple, avait déployé des trésors de diplomatie pour convaincre ses homologues de la nature bonne de ses inhabituels vassaux. Quelques-uns des princes dont le royaume était contigu avaient toléré ce fait, à défaut de pleinement l’accepter. Un prince un peu plus excentrique que les autres s’était même montré intéressé, et avait déclaré vouloir lui-même accueillir quelques Skavens désireux de voir d’autres horizons. Mais les autres n’appréciaient pas la situation, et les relations avec eux étaient tendues.

 

Cela ne se ressentait guère en cette journée magnifique. Kristofferson sentit son cœur déborder de joie quand les portes de la muraille de Steinerburg apparurent de derrière une colline.

 

-         Siggy, on est à la maison !

 

Les portes étaient grandes ouvertes, permettant le passage des piétons et des chariots. Le convoi les franchit, circula encore une bonne demi-heure sur les rues pavées, puis s’arrêta devant un grand bâtiment. Un ouvrier fit coulisser la grille, et les trois charrettes stationnèrent à l’intérieur. Tout le monde mit pied à terre. Deux palefreniers, un Humain et un Skaven, prirent en charge les chevaux.

 

-         Ouf ! Mes amis, le voyage est terminé ! Je vous invite tous à la Barbe de Taal, c’est ma tournée ! annonça le Skaven Blanc.

 

La cantonade exprima sa joie, et tous se rendirent jusqu’à l’auberge réputée comme étant la plus festive du quartier. Quelques minutes plus tard, ils étaient réunis autour d’une table, tandis que la serveuse posait sur le bois les chopes de bière une à une.

 

Les Récolteurs échangeaient leurs impressions sur leur dernière mission, évoquaient les sueurs froides, les regrets, et tous étaient d’accord sur au moins un fait : la satisfaction d’avoir fait quelque chose de juste, et surtout ne plus jamais à devoir prendre des risques.

 

Une accalmie plana au-dessus de la grande salle à manger. Quelqu’un en profita pour attirer l’attention.

 

-         Kristofferson !

 

L’intéressé se leva, et son regard croisa celui d’un Skaven plutôt facile à remarquer : il était grand, et fortement charpenté, sans pour autant être un Skaven Noir – il avait la fourrure claire couverte de taches sombres. Une touffe de longs poils noirs dessinait une barbiche sur son menton. Il avait deux grands yeux verts aux arcades sourcilières naturellement relevées, ce qui lui donnait un regard plutôt inquisiteur. Il portait un plastron de mailles couvert d’un tabard aux couleurs du drapeau de Vereinbarung et renforcé d’une coque de fer sur l’épaule droite, et un marteau de guerre ouvragé pendait à sa ceinture.

 

Kristofferson ouvrit grand les bras, et fit l’accolade au nouvel arrivé.

 

-         Walter !

-         Quel plaisir de te revoir, mon ami !

-         Tout le plaisir est pour moi !

 

Walter Klingmann était connu comme le premier « Libéré » : aussi bien le plus âgé, le premier à avoir été adopté par des Humains – un couple de commerçants aisés qui avaient fait des affaires avec le prince Steiner par le passé – et de surcroît, le premier ami Skaven de Kristofferson. Tous deux avaient joué ensemble dans les mêmes coins, avaient été instruits par le même précepteur, maître Karl Seehecht, qui avait géré l’enseignement d’une petite dizaine de jeunes Skavens avant d’ouvrir une école mixte. On pouvait donc dire qu’il venait en troisième position parmi les meilleurs amis du Skaven brun, après les jumeaux Gottlieb.

 

-         Alors, Wally ? Quelles nouvelles ?

 

Walter était le capitaine de la garde de Steinerburg. Il avait reçu un entraînement aux armes aussi rigoureux que celui de Kristofferson, et avait également été formé au commandement et à la stratégie urbaine par un ancien capitaine à la retraite. Il avait autorité sur tous les miliciens de la capitale, et disposait d’un réseau d’éclaireurs qui assuraient la communication des nouvelles importantes à partir des villes plus éloignées.

 

-         Les citoyens du sud-est commencent à se sentir nerveux.

-         « Nerveux » ? Dans quel sens ?

-         Eh bien… il semblerait qu’il ait des disparitions. Un chasseur par-ci, un vagabond habitué à se déplacer entre plusieurs villages par-là… Tu connais les paysans, ils sont plutôt superstitieux. Ils mettent ça sur le compte des forces invisibles, du Chaos, et autres entités insaisissables. Ils craignent vite ce qu’ils ne comprennent pas.

 

Le sourire du Skaven brun s’estompa.

 

-         Et si ces craintes étaient fondées, qui accuserais-tu ?

-         Je n’en sais rien. Pour le moment, je n’ai encore rien fait, mais il va peut-être falloir agir. Il y a une heure, j’ai reçu une missive du capitaine Müller, de la caserne de Klapperschlänge. Un fermier d’un des petits bourgs du voisinage a retrouvé une de ses vaches complètement découpée en morceaux.

-         Allons bon. Bête sauvage ?

-         On n’en sait rien, le pauvre gars n’a rien vu ; pas la moindre trace de pas, pas le moindre bout de barrière cassé, pas la moindre motte de terre retournée. D’après Müller, le fermier pense qu’un Mutant volant s’est abattu sur son bétail. Il m’a demandé mon avis, car il n’est pas tellement sûr de savoir quoi faire. Hé, Müller est un novice, il a été fraîchement nommé à ce poste, et on n’a jamais eu de problème comme ça dans ce coin du royaume.

 

Kristofferson se frotta le menton pendant que Walter continua :

 

-         C’est sûrement un incident isolé, mais je préfère vérifier.

-         Fais ce que tu as à faire.

-         Avant ça, j’aimerais quand même ton avis : dois-je confirmer à Müller d’envoyer au moins une patrouille faire le guet un jour ou deux ?

-         Ça me paraît bien. Si jamais on voit qu’il y a quelque chose de pas clair, je viendrai avec un bataillon.

 

Kristofferson se tourna vers son père, qui avait écouté la conversation.

 

-         Et toi ? Qu’en penses-tu ?

-         Walter a raison. Aujourd’hui, nous avons les bases solides, nous devons les consolider-entretenir. Notre royaume n’a pas encore subi d’agression, et pour moi, ça tient du miracle, compte tenu du caractère particulier de ses habitants.

-         Maintenant que nous sommes rentrés, on va pouvoir y travailler sérieusement, déclara Sigmund.

-         Oui, et c’est pour ça qu’on va réfléchir à vos nouvelles fonctions, répondit Psody. Vous deux, et tous les Récolteurs, vous vous êtes déjà bien impliqués dans les travaux extérieurs-extérieurs. Je vais établir un conseil avec le Prince, le Prévôt et l’Aumônier pour attribuer à chacun un nouveau métier qui sera profitable au Royaume, tout en restant en accord-accord avec ses capacités.

 

La nouvelle réjouit encore les camarades. Et Jochen éclata de rire quand il entendit Kristofferson murmurer : « tout compte fait, on n’est pas si mal, chez soi. »

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