Le Royaume des Rats
Avant-propos
Femmes-rates, hommes-rats,
Après plusieurs années de silence, j’ai finalement décidé de travailler sérieusement et mettre en ligne la suite de l’Enfant Terrible du Rat Cornu. Psody a grandi, et son aventure continue ! Ce qui avait été de simples notes, des idées de scènes, a finalement donné naissance à un nouveau récit qui, j’espère sincèrement, vous plaira autant que le « premier arc narratif » mettant en scène l’émancipation d’un idéaliste refusant un système qu’il trouve injuste se concluant par la fondation d’un nouveau royaume.
J’ai mis à peu près un an à écrire L’Enfant Terrible, ma formation de bibliothécaire, pas trop prenante, me permettait d’écrire à un rythme régulier. Une fois ma formation terminée, en septembre 2014, après des années de contrats précaires et de chômage, j’ai enfin commencé une carrière durable, qui m’a conduit de l’Université de Paris Est Marne-la-Vallée (à côté de Disneyland Paris, où j’ai d’ailleurs travaillé en parallèle à temps partiel pendant douze ans) jusqu’à la Bibliothèque nationale de France, la plus grande bibliothèque du pays.
Je n’ai pas oublié Psody et ses amis pendant toutes ces années, et je conservais toujours précieusement mes notes. Mais le temps a passé, j’ai eu beaucoup de choses à régler, de nouveaux projets à construire. Le temps a malheureusement aussi apporté son lot de tragédies, et ma famille a dû surmonter une épreuve particulièrement douloureuse. Les années aplaniront la souffrance, heureusement.
En juillet 2017, curieusement, je me suis mis à avoir de nouvelles idées. Des personnages hauts en couleurs me sont venus à l’esprit, mais je ne me voyais pas les intégrer à l’histoire alors en chantier, ce que j’appellerai « deuxième arc narratif », où l’on assiste à la consolidation du royaume fondé par Ludwig Steiner. C’est ainsi que j’ai eu l’idée d’un troisième « arc narratif » qui achèverait complètement l’histoire. Là encore, des scènes me sont venues, je les ai écrites, et j’en ai eu pour deux cents pages. Parallèlement, j’ai réalisé que vous autres continuiez à lire L’Enfant Terrible. Enfin, le jour de mon anniversaire, j’ai eu coup sur coup deux lecteurs qui m’ont ajouté à leur liste d’auteurs favoris. Pour moi, c’était un signe. J’ai eu envie de nouveau de partager mes histoires avec vous. Peu importe si ça demande du temps qui ne rapportera pas d’argent, le plaisir de raconter des histoires est plus grand. Quand j’aurai dit tout ce que j’ai à dire sur le monde de Warhammer, je reprendrai sérieusement mon projet d’écrire des nouvelles fantastiques que j’espère pouvoir vendre à un éditeur, mais en attendant, je veux terminer ce que j’ai commencé, pour moi et pour vous.
Voici donc le deuxième volet de ce que j’appellerai désormais « Cycle du Royaume des Rats », la fanfiction la plus ambitieuse de ma vie. J’espère sincèrement que vous prendrez plaisir à lire cette histoire, que vos retrouvailles avec les anciens personnages ne vous décevront pas, et que les nouveaux protagonistes seront suffisamment attachants à vos yeux. Comme toujours, n’hésitez pas à commenter au fil de votre lecture, à donner votre avis, positif ou négatif, tant que c’est constructif.
Je ne sais pas du tout à quel rythme j’écrirai, je préfère être honnête. Je vais essayer de faire un chapitre par mois, on verra bien où ça nous mènera. Je vous prie de bien vouloir accepter mes excuses par avance si la fréquence de publication ne vous convient pas, ou si je n’arrive pas à la respecter.
Si certains parmi vous ont l’envie et la gentillesse pour ça, tous les dessins, fanarts des personnages ou des scènes seront accueillis à bras ouverts. Il suffira de me le signaler par MP, je donnerai une adresse mail où envoyer vos travaux, et je publierai les dessins sur DeviantArt sur un compte que j’ai créé pour ça.
Vous trouverez les dessins de lecteurs sur la page DeviantArt au nom de « ChildrenOfPsody ».
https://childrenofpsody.deviantart.com/
Gloire au Rat Cornu !
(Mercredi 21 mars 2012)
(J’aimerais dédier cette histoire à trois artistes : Robert C. O’Brien, l’auteur de Mrs. Frisby and the Rats of N.I.M.H., qui a imaginé une jolie histoire où les Rats deviennent humains, avec leurs qualités et leurs défauts, Don Bluth, qui a sublimé cette œuvre en une fresque monumentale, et Marcus Lindermann, qui a permis aux personnages de grandir avec moi comme ils le méritaient avec sa fanfic N.I.M.H. – The Final Experiment.)
(Mise à jour du lundi 12 février 2024)
(J’aimerais également dédier cette histoire à un comédien plutôt discret, mais qu’on aurait gagné à mieux connaître – en tout cas, moi, j’ai beaucoup gagné en faisant la connaissance d’Yves Collignon. Yves, tu aurais joué ton rôle dans cette histoire avec brio, si on avait pu en faire une adaptation officielle au cinéma ou en série. Sois en paix parmi nos plus grands artistes.)
Prologue
Les flammes crépitaient bruyamment, la fumée noire et épaisse montait vers le ciel étoilé. Trois yards de troncs d’arbres incandescents rougeoyaient et embrasaient l’atmosphère. Un coup de vent violent attisa davantage le feu. Les cris de centaines de larges bouches retentirent, les poings serrés se levèrent, d’autres brandirent des armes.
Une immense silhouette se tenait debout devant le bûcher, et levait à deux mains au-dessus de sa tête une énorme hache à double tranchant. Elle était bardée d’une lourde armure de fer – en fait un assemblage de bric et de broc de pièces métalliques récupérées sur de multiples champs de bataille. Ses hurlements belliqueux couvraient ceux des autres.
Targhân Trwadwa était un Orque. Un géant de huit pieds de haut, à la peau verte et au corps charpenté comme une montagne. Des jambes nerveuses et des bras aux muscles de pierre confirmaient sa qualité d’Orque le plus fort de la tribu. Pour les peuples des peaux-vertes, le plus fort était celui qui donnait les ordres, et quiconque n’était pas d’accord avec le chef était vite écarté ou éliminé, sauf s’il se montrait encore plus fort et plus hargneux, auquel cas il prenait sa place à l’issue d’un duel à mort.
Trwadwa dirigeait ses troupes avec une autorité à toute épreuve depuis à présent quatre saisons, et n’avait jamais perdu un seul combat. Son faciès était fendu d’une longue cicatrice verticale. Deux canines brunies jaillissaient de sous sa lèvre inférieure proéminente. Ses arcades sourcilières cachaient presque ses yeux, mais les deux globes oculaires rouges brillaient suffisamment fort pour effrayer quiconque croisait le regard sanguinaire du grand Orque.
Oui, Targhân était vraiment digne de son statut. Même pour un Orque, il était exceptionnellement grand et fort, et brutal, aussi. Ses principaux lieutenants étaient des chefs d’autres tribus rivales soumises après de violentes bagarres. Il comptait même parmi ceux-ci deux Orques Noirs. Les Orques Noirs étaient encore plus imposants et plus solides pour une raison que peu connaissaient – la rumeur la plus fréquente à ce sujet prétendait que les premiers Orques Noirs avaient été créés magiquement par le peuple des Nains du Chaos. Un Orque ordinaire avec des Orques Noirs sous ses ordres avait le droit de se vanter d’être un combattant parmi les plus aguerris, et d’avoir une force d’esprit bien supérieure à la moyenne, à défaut d’être particulièrement intelligent.
Tout autour de lui, des centaines de Peaux-vertes scandaient deux noms, « Gork » et « Mork ». Le premier était le dieu de la guerre chez les Orques, qui incarnait toutes leurs valeurs belliqueuses. L’autre transmettait sa magie aux chamanes qui écoutaient ses messages et les restituaient aux guerriers. Les Orques étaient très superstitieux et ne manquaient jamais de respect envers leurs divinités. Celles-ci le leur rendaient bien : plus les Orques étaient enthousiastes, plus l’énergie de la Waaagh circulait en eux et les rendait forts et agressifs.
Targhân frappa le sol avec le manche de son arme, et leva la main droite pour ordonner le silence. Une bonne minute fut nécessaire, les Orques n’étant pas réputés pour être disciplinés.
Quand il n’entendit plus que les craquements du feu de bois, le chef orque s’exprima d’une voix tonitruante, dans la langue rude et simple des Gobelinoïdes :
- Boyz ! Aujourd’hui, Gork et Mork sont fiers de vous !
Un tonnerre d’acclamations retentit au-dessus du champ. Le grand Orque attendit le retour du silence avant de continuer :
- Il est temps de montrer aux Hommes de quoi on est capables ! On est des durs, on est des gros cogneurs, on est les meilleurs de tout le monde entier, et même plus loin ! Même le Chaos a peur de nous quand on se bat, car on a Gork et Mork avec nous !
Il fit un geste, et un autre Orque s’avança près de lui. Il paraissait plus vieux et moins enragé que tous les autres. Il était vêtu d’un pagne, portait des bracelets de cuivre aux mains et aux chevilles. Un collier de vertèbres attachées les unes aux autres cliquetait autour de son cou. Il portait une cape en peau de bête sur les épaules, et un crâne du même animal lui servait de casque. Il brandissait un bâton à l’extrémité orné de la tête fraîchement coupée d’une vouivre.
Toute l’assemblée se tut. Il n’y avait pas un seul Orque qui osait parler plus fort que le chamane Wozza le Klairvoyan. Chez les Orques, les chamanes étaient les porteurs de la voix des dieux, et leur manquer de respect était la pire chose à faire pour les Peaux-Vertes. Même les Orques Noirs, même le grand Targhân, tous les membres de la tribu baissaient la tête devant Wozza.
Le vieil Orque se racla la gorge, toussa plusieurs fois, et cracha d’énormes glaviots dans la foule. Les Orques atteints marmonnèrent des remerciements. Wozza rejeta la tête en arrière et hurla d’une voix éraillée par les années et l’alcool de champignon :
- Boyz, les dieux sont contents de vous ! Vous êtes fidèles ! Vous êtes costauds ! Vous êtes les meilleurs ! Gork et Mork vous ont contemplé ces derniers jours, et ont décidé que c’était le moment de passé à l’attaque !
Le cri fut répété : « L’attaque ! L’attaque ! », et Wozza continua :
- Hier, moi, Wozza le Klairvoyan, j’ai eu une vision. J’ai vu des Gros Rats. Des tas de Gros Rats. Ils crevaient tous la gueule ouverte, écrasés sous nos bottes !
- Mort aux Gros Rats ! beugla alors Targhân en brandissant sa hache.
- Mort aux Gros Rats ! Mort aux Gros Rats !
- Les Gros Rats n’étaient pas seuls à crever. Y avait aussi les Hommes ! Les faibles Hommes et les Gros Rats se battaient ensemble, mais ils pouvaient rien contre vous, courageux Boyz ! Dans mon rêve, les Orques massacraient les zoms !
- Mort aux Hommes ! reprit encore Targhân.
- Mort aux Hommes ! Mort aux Humains !
Une fois encore, Wozza le Klairvoyan laissa passer quelques instants, le temps pour les clameurs de retomber. Une fois le silence revenu, le chamane reprit plus calmement :
- Normalement, les Gros Rats et les Hommes se cognent dessus, ils se battent entre eux. Mais pas ceux-là, non. Y a quelque chose de pas naturel. Gork m’a dit qu’ils vivaient ensemble. C’est n’importe quoi ! Mais…
Les Orques s’apprêtèrent à ricaner derechef, lorsque Targhân leva le poing.
- La ferme, crétins ! C’est important !
Personne n’avait envie de se faire briser la mâchoire d’un coup de poing du chef, aussi le silence revint rapidement sur l’assemblée. Wozza grogna plus fort en montrant les crocs.
- Les Gros Rats sont vicieux, lâches et traîtres ! Les Hommes sont forts. Moins que nous, mais ils sont forts quand même. Aujourd’hui, les dieux Gork et Mork nous ordonnent d’affronter les deux en même temps, unis contre nous ! Les Gros Rats traîtres et les Hommes forts moins que nous… seuls, ils sont faciles à battre, mais ensemble, c’est différent…
Il y eut quelques murmures un peu inquiets dans les rangs. Aucun Orque ne refusait de prendre part à une bonne bagarre. Mais voilà, deux armées différentes en même temps, deux armées d’adversaires qui pouvaient se montrer redoutables… y avait-il une chance ? Le chamane resta silencieux pendant quelques longues secondes. Son mutisme inquiéta les guerriers. Soudain, il éclata :
- On s’en fout ! Qu’ils y viennent, s’ils osent ! On va leur démolir la tronche ! Dans mon rêve, j’ai vu Gork et Mork qui réduisaient nos ennemis en purée !
Cette invective redoubla l’ardeur des Orques. Fous de joie, ils braillèrent, chantèrent, et applaudirent. Le chamane leva son bâton et l’agita furieusement.
- Continuez à croire et à prier Gork et Mork, ils vous le rendront ! Les dieux nous prêteront leur force pour exterminer tous les peuples qui sont pas verts comme nous !
Une nouvelle clameur répondit à cette imprécation. Targhân brandit sa main gauche, la raison de son surnom ; en effet, il n’y avait que trois doigts, l’annulaire et l’auriculaire manquaient. Ce n’était pas une blessure de guerre ou une quelconque mutilation. Il était né avec cette tare, mais cela ne l’avait jamais gêné. Sa poigne était suffisamment solide pour tenir le manche d’une arme sans la laisser glisser.
- Boyz, on part à la guerre ! s’écria le chef. Les dieux veulent qu’on les comble de fierté, alors on va le faire !
- Hourra ! répondirent les guerriers. Hourra !
- Les Hommes sont roses, et bientôt ils seront tout rouges ! Avec tout leur sang !
- Mort aux Hommes ! Vive les Orques !
- Les rongeurs n’ont qu’à bien se tenir ! On va tous les écrabouiller !
- Mort aux Gros Rats ! Vive les Orques !
- Personne ne se moque de la Waaagh, Boyz ! On va pulvériser tout l’monde, parce que Gork et Mork le veulent !
- Gork ! Mork ! Gork ! Mork !
Targhân balança sa hache au-dessus de sa tête, fit des moulinets, et un terrible « Waaagh ! » sortit de sa gorge, immédiatement repris par ses guerriers. Au fur et à mesure qu’ils criaient, tous sentaient l’énergie de la Waagh les envahir, et cela les poussait à crier encore plus fort. Cette sensation ne pouvait être éprouvée que par les membres de la race à la peau verte. Les Orques, les Gobelins, les Hobgobelins, et tout ce qui avait du sang vert dans les veines, partageaient quelque chose d’unique, une violente pulsion enfouie au plus profond de leur être, qui n’attendait qu’un petit prétexte pour s’enflammer. Aussi, quand le cœur d’un Gobelinoïde battait plus fort sous le coup de la rage, celui-ci était alors animé d’une énergie nouvelle, qui parcourait son corps, et le préparait en un clin d’œil au combat : ses forces étaient décuplées, toute fatigue s’évanouissait sur-le-champ, il ne ressentait plus aucune douleur, ni la moindre peur. Cette énergie se transmettait aux autres peaux-vertes alentour, qui la transmettaient à leur tour, et plus les boyz étaient nombreux, plus la Waaagh était puissante et destructrice.
Targhân Trwadwa ricana, et poussa encore une fois le cri de la Waaagh. Les boyz l’imitèrent. Leurs dieux allaient être contents, le carnage s’annonçait terrible !
*
La cloche de bronze corrodé sonna pour la treizième fois. Tout le monde se tut. Le son grave résonna encore une longue demi-minute au-dessus des têtes. Des centaines d’yeux étincelèrent dans la semi-obscurité de la nef. Des oreilles rondes se dressèrent, des moustaches frémirent. Une rumeur monta, quelques chuchotements timides furent rapidement réprimandés par des glapissements indignés.
Un œil étranger habitué aux ténèbres de l’immense salle basse aurait sans nul doute été pétrifié d’épouvante devant le spectacle. Des gens se tenaient là, des dizaines et des dizaines d’individus, tous accroupis, assis par terre, compressés les uns contre les autres. Tous portaient des guenilles immondes, des vêtements volés, des nippes maladroitement rapiécées, des capes trouées. Une odeur abominable de charogne et d’excrément planait au-dessus de ce répugnant conglomérat de chair, de poils et de tissus. Tous attendaient avec impatience le début de la messe hebdomadaire. Les yeux étaient tournés vers le fond de la pièce. On pouvait voir une grande estrade constituée de planches de bois assemblées de manière tarabiscotée, mais solidement clouées. Au milieu de la construction, il y avait un chaudron perché sur un trépied de cuivre. Enfin, tout à l’arrière, se dressait une impressionnante statue à l’effigie d’une créature effrayante, avec de longues incisives sous le museau, et deux grandes paires de cornes sur le crâne ; deux des cornes étaient droites comme celles d’un bouc, les deux autres se torsadaient, telles la parure d’un bélier.
Enfin, deux silhouettes se présentèrent sur l’estrade, s’arrêtèrent côte à côte devant l’autel, tournées vers la grande idole. On ne pouvait voir leur visage, recouvert d’un masque stylisé, mais d’autres caractéristiques furent visibles pour l’assemblée. Les poils visibles de leur pelage étaient blancs, et des cornes émergeaient de derrière les masques. Ces signes particuliers étaient révélateurs : ils étaient bénis par leur divinité, et toute la communauté les reconnaissait comme étant des élus.
Les deux individus masqués s’agenouillèrent, joignirent les mains et baissèrent la tête. Ils restèrent ainsi un long moment, et toute la salle priait silencieusement avec eux. Puis un lourd pas fit craquer le bois de l’estrade. Quelqu’un montait, quelqu’un allait s’adresser à la communauté, quelqu’un allait donner des ordres.
Le nouvel arrivé était une créature humanoïde, haute comme un grand Humain, au dos voûté. Un homme ordinaire aurait frissonné d’horreur et de dégoût en se retrouvant face à cet être. En effet, il présentait les traits propres aux animaux que les Humains considéraient comme la vermine par excellence – les rats. Il était vêtu d’une armure de cuir bouilli constellée de taches. Son pelage couleur de sable était pelé par endroits, comme il avait encaissé plusieurs blessures sévères. Une grande lance était attachée entre ses épaules. Quelques-uns des anneaux de sa longue queue de chair rose étaient enroulés dans des étoffes de tissu imbibé de sang séché.
Les Skavens… la lie des espèces intelligentes qui habitaient le Vieux Monde. Habitués à vivre dans les tunnels souterrains et au fond des égouts des grandes villes, ils se nourrissaient avec les ordures laissées par les habitants de la surface. Leur société était à l’image de leur caractère : impulsive, violente, fourbe, opportuniste. Nul ne savait précisément quelle était leur origine. Les uns pensaient qu’ils étaient un peuple d’hommes-bêtes de même espèce qui s’étaient rassemblés. Mais les quelques rares érudits qui s’étaient longuement penchés sur le sujet et connaissaient un peu mieux ces êtres avaient des théories qui allaient toutes plus ou moins dans le même sens : les Skavens étaient des rats ordinaires, des milliers d’années auparavant, mais le contact avec une matière tombée du ciel les avaient peu à peu transformés, pour devenir de répugnantes parodies de gens intelligents. Au fil des millénaires, ils avaient complexifié leur mode de vie, s’étaient organisés en Clans et avaient même créé une religion, le culte du Rat Cornu. La malepierre, cette matière constituée de magie cristallisée était le pivot de leur société. C’était leur principale source de puissance, et ils s’en servaient comme monnaie, comme carburant, comme composant pour pratiquer la magie, comme hallucinogène pendant les séances de communion mystique, et comme arme sous de multiples et redoutables déclinaisons.
Le Skaven qui se tenait sur l’estrade était le Seigneur de Clan du terrier. Il avait grandi et évolué au sein du Clan Moulder. Les membres de ce Clan étaient spécialisés dans la fabrication de créatures monstrueuses, décérébrées, mais redoutables au combat. La malepierre était leur principal outil. De ce fait, il présentait lui-même des modifications : des griffes de métal greffées au bout des phalanges, des lames coupantes intégrées un peu partout dans sa queue, ainsi qu’une truffe hypertrophiée qui repérait les odeurs avec deux fois plus de précision. Il rejeta la tête en arrière et émit un piaillement strident. Puis il glapit :
- Vous tous, honorables citoyens de la Colonie de Ysibos, écoutez votre Seigneur de Guerre !
- Hourra pour Blokfiste ! couina quelqu’un.
Un bruit de gifle suivi d’un geignement de douleur résonna sous la voûte. Sans y prendre garde, le Seigneur de Guerre Blokfiste du Clan Moulder se dressa de toute sa hauteur, pour paraître plus impressionnant qu’il n’était déjà.
- Moi, Blokfiste, je vous annonce de grandes journées-victoires ! Le monde de la surface va trembler devant l’omnipotence-omnipotence des Fils du Rat Cornu !
Blokfiste s’était exprimé en queekish, la langue des Skavens, qui faisait doubler les mots importants d’une phrase. Il tendit les bras vers les deux Skavens masqués.
- J’ai l’immense honneur-honneur de vous présenter deux élus-élus du Rat Cornu, qui attireront chance et prospérité à notre terrier !
Les deux Skavens cornus s’avancèrent. Lentement, cérémonieusement, ils retirèrent leur masque. Les Guerriers des Clans les moins âgés poussèrent des couinements admiratifs. Ils n’avaient jamais vu de Skaven Blanc, en voir deux d’un coup était une vraie bénédiction. Ces deux-là semblaient relativement jeunes, pour des Prophètes Gris. Ils n’étaient pas âgés de plus d’une demi-douzaine de saisons, et ne portaient pas encore de scories ou de vieilles blessures.
- Je suis Karhi, annonça solennellement le premier, le plus petit des deux.
- Je suis Iapoch, enchaîna le deuxième.
Karhi et Iapoch étaient physiquement assez dissemblables : Karhi était plus petit, plus rond, avec des cornes recourbées vers l’arrière, dont la pointe se glissait derrière le pavillon de chaque oreille. Son museau était large et aplati sous ses yeux rouges. Iapoch était grand et très maigre, avec une tête triangulaire, un long nez effilé, de fines moustaches vibrantes et des yeux noirs petits et vicieux. Il avait deux longues cornes droites. Il retroussa les babines en un sourire réjoui, exhibant une dentition cariée, mais redoutable. Les dents d’un Skaven bien nourri pouvaient transpercer une feuille de métal comme celles qu’on utilisait pour fabriquer les armures.
- Nous avons eu une vision, Fils du Rat Cornu. Karhi et moi avons vu-perçu la même chose !
- C’est signe que le Rat Cornu veut qu’on le fasse ! s’exclama Karhi. Nous allons tout vous expliquer !
Blokfiste s’inclina obséquieusement, et descendit de l’estrade à reculons. Il resta dans les coulisses pour assister à la suite du discours des deux élus.
Iapoch tendit le bras vers sa droite, et fit un petit geste de la main. Il y eut quelques ricanements moqueurs lorsqu’une silhouette difforme se traîna avec difficulté jusqu’aux deux Skavens Blancs. C’était un esclave, à l’oreille gauche coupée – chaque Skaven adulte portait une scarification propre à son terrier de naissance sur l’oreille gauche, et un Skaven sans cette oreille était considéré comme un paria. Il n’était pas possible de distinguer autre chose, car sa carcasse était entièrement recouverte de bandelettes, de tissus sales, d’emplâtres usés, ne laissant paraître que ses orteils, ses doigts et sa queue. Son crâne était emmailloté de la même façon, avec deux trous pour les yeux, un pour l’oreille droite, et une ouverture pour la bouche. Il portait pour tout vêtement un grand sac à grains de toile rêche dans lequel il avait percé une ouverture pour passer la tête, et des trous sur le côté pour les bras.
L’esclave portait à bout de bras un plateau de cuivre corrodé sur lequel étaient posés une longue pipe en laiton et un bol rempli d’une poudre verte. La poudre de malepierre favorisait les transes divinatoires. Le serviteur s’agenouilla devant Iapoch, et tendit en avant le plateau en baissant la tête. Le Skaven Blanc saisit délicatement la pipe, la bourra de poudre, et l’alluma en la maintenant au-dessus du brasero. Karhi flanqua une petite tape sur la nuque de l’esclave pour lui intimer l’ordre de débarrasser le plancher.
Iapoch tira une profonde bouffée de fumée toxique. Il expira bruyamment un nuage verdâtre, et tendit la pipe vers Karhi. Le Skaven Blanc courtaud inhala à son tour. Quelques brefs instants furent suffisants pour leur permettre d’atteindre l’état de transe.
Karhi leva le museau et mugit :
- Le Rat Cornu adore ses enfants, mais tout le reste doit disparaître !
- Disparaître… répéta mollement Iapoch.
- Il y a beaucoup trop de choses-hommes à la surface. Mais nous avons trouvé un endroit où les combattre et les écraser.
- Décimer… anéantir… marmonna le grand Skaven Blanc, toujours hébété.
- Au sud des montagnes habitées par les choses-naines, il y a un pays où les choses-hommes sont désorganisées. Ce n’est pas comme l’Empire, où toutes les cités choses-hommes sont régies par les mêmes lois.
- Désorganisés… Se battent entre eux… faibles.
- C’est par là que nous commencerons la grande invasion !
Les Skavens crièrent de joie, avides de faire couler le sang. Iapoch leva une main tremblante.
- Le Rat Cornu… veut autre chose.
Tout le monde se tut.
- Il nous a dit-confié… que dans ce pays… habite… le Grand Blasphémateur.
Un concert de geignements indignés retentit. Tout le monde connaissait l’histoire du Grand Blasphémateur. Légende pour les uns, la pire honte du Rat Cornu pour les autres, elle ne laissait personne indifférent. Iapoch sortit brusquement de son état second, et s’enflamma.
- Le Grand Blasphémateur a trahi la parole du Rat Cornu ! Il a même… traité les choses-hommes comme étant égales à nous !
L’indignation de la foule était palpable. Comment un Skaven pouvait-il tomber si bas ?
- Le pire-pire, vous le savez ! tonna Karhi. Le Grand Blasphémateur est un… un… Skaven Blanc !
- Sale traître ! Fils indigne du Rat Cornu ! tempêta Iapoch.
- Le Conseil des Treize, nos grands maîtres, récompenseront celui qui leur amènera le Grand Blasphémateur vivant. C’est nous qui le ferons ! Gloire au Rat Cornu !
- Gloire au Rat Cornu ! répéta la foule.
- C’est pour ça que le Rat Cornu nous a ordonné de nous rendre au sud ! C’est pour ça qu’il veut qu’on attaque ce pays-là !
- Gloire au Rat Cornu !
- Les choses-hommes, les choses-vertes et toutes les autres choses finiront sacrifiées pour la gloire du Rat Cornu ! Et surtout… les traîtres-traîtres paieront pour leur lâcheté et leur blasphème permanent-constant !
- Gloire au Rat Cornu !
- Quand nous serons prêts, nous monterons à la surface !
- Gloire au Rat Cornu !
- Quand nous serons à la surface, le monde sera nôtre.
- Gloire au Rat Cornu !
La bouche de Karhi se plissa en un rictus traduisant une incroyable cruauté, et il conclut avec une invective qu’il voulut plus profonde. Il articula lentement :
- Quand le monde sera nôtre, le Grand Blasphémateur mourra !
- Gloire au Rat Cornu ! Gloire au Rat Cornu !
Le refrain fut répété inlassablement par toute l’assemblée pendant une longue minute. Les deux Prophètes Gris s’agenouillèrent de nouveau devant l’idole, et se lancèrent dans une prière enfiévrée.
Dans les coulisses, le serviteur entièrement recouvert de bandelettes regardait le spectacle, la tête penchée sur le côté, tout en grattant l’une ou l’autre des différentes parties de son anatomie. Un aboiement le fit sursauter.
- Hé, toi, le tout pourri !
Le serviteur vit Blokfiste, menaçant. Le musc de la colère irrita ses narines à travers la gaze et le mucus. Le seigneur de Clan avança et leva ses pattes griffues.
- Qu’est-ce que tu fais là ?
- G… Gozib regarde, ô puissant-magnifique Seigneur Blokfiste.
- Qui t’a dit que tu as le droit de regarder ? Seuls les Guerriers des Clans et leurs supérieurs peuvent assister à la cérémonie ! Tu crois que tu es à notre niveau ? Tu es un esclave sans Clan, et sans droits !
- Gozib sait, ô votre suprême supériorité intellectuelle et physique ! Mais Gozib aime si-tellement son maître… Voulait juste l’admirer ! Pitié-pitié, montrez-vous magnanime.
La misérable créature émettait à présent quelques sanglots terrifiés. Ce triste spectacle remplit le cœur sec de Blokfiste de satisfaction.
- T’as de la chance que je sois généreux, sans ça je t’aurais dépecé avec les dents ! Maintenant, file ! Ta vue seule me rend malade-écœuré !
- Mille mercis, mille mercis ! gémit l’esclave en inclinant vivement la tête plusieurs fois avant de disparaître.
Blokfiste cracha une dernière insulte pour bien affirmer son statut. En vérité, s’il n’avait pas mis sa menace à exécution, c’était parce que la pauvre chose était le jouet préféré de Iapoch. Le malmener sans l’ordre direct du Prophète Gris pouvait le mettre dans une situation fort embarrassante. Mais il suffisait de faire preuve d’un peu de patience.
Les Prophètes Gris finiront bien par se dissoudre la cervelle à la malepierre… je leur rappellerai qui est le chef ! Et je balancerai moi-même au trou ce déchet minable !
*
- Êtes-vous vraiment sûr d’être la bonne personne ?
L’homme qui venait de poser la question était grand et richement habillé. Son visage mince à la peau parcheminée était encadré d’une courte barbe, et son front dégarni luisait à la lumière du feu de cheminée. Bien qu’âgé d’une soixantaine de printemps, il avait conservé une grande partie de sa vigueur, et on pouvait deviner quelques muscles persistants sous les fines étoffes qui le paraient. Ses yeux d’aigle étincelaient d’une lueur sévère, inquisitrice. Il avait l’attitude générale d’un membre de la noblesse, et la bannière à l’effigie d’un cheval blanc fixée au mur derrière son fauteuil confirmait ce statut aux yeux de son interlocuteur.
Ce dernier avait une bouche bien dessinée et des dents blanches et bien entretenues par-dessus un menton fin et imberbe. Il n’était pas possible de distinguer autre chose de son visage, car la cagoule de son manteau était rabattue sur sa tête. Cela n’indisposait pas pour autant l’homme de noble allure, habitué à traiter avec toutes sortes de partenaires.
L’individu cagoulé répondit sans hésiter d’une voix claire et assurée :
- Non seulement j’en suis sûr, mais je peux même vous prouver qu’il n’y en a pas d’autre que moi pour faire ce travail.
- Vraiment ? Dans ce cas, je suis curieux d’entendre vos explications.
L’Elfe – car c’était un Elfe – eut un sourire moqueur et parla d’une voix claire.
« Il était une fois, il y a longtemps, dans le Royaume de Bretonnie, un noble seigneur. Il régnait en maître sur une province du duché de Montfort, où la vie n’était pas facile tous les jours. Sûr, entre les attaques de Peaux-vertes, les récoltes difficiles à récupérer du fait de la nature capricieuse des terres, la misère, tout n’était pas rose. Mais les braves paysans faisaient contre mauvaise fortune bon cœur, car ils savaient qu’ils pouvaient compter sur leur suzerain. »
« Le seigneur n’était pas réputé pour être bon et magnanime. Au contraire, il était plutôt sévère, et tout manquement aux lois était durement réprimé. Heureusement, cette sévérité était teintée de justice. Le suzerain était austère, vivait dans la sobriété, et tâchait de faire de son mieux pour donner le bon exemple à ses vassaux. Il n’abusait pas non plus de son pouvoir, et ses sujets ne critiquaient pas sa façon de diriger la province. Tout le monde savait que, sans cette poigne de fer dans un gant de velours, l’anarchie et le chaos seraient permanents. »
« Une seule personne, néanmoins, ne prêtait guère attention à cette austérité. Un jeune hédoniste, qui se permettait de nombreux excès. Il menait une vie de débauche, exhibait ses richesses et ses conquêtes féminines et masculines à tout va, et adorait banqueter. Pire, il n’hésitait pas à narguer les gens de rang social inférieur au sien, à les humilier. Personne n’osait rien dire, personne n’osait se défendre, pour une raison toute simple : ce jeune homme n’était autre que le fils du seigneur. »
« Il ne se contentait pas de contredire de manière directe le mode de vie de son père, il abusait de sa position ; les fêtes qu’il organisait régulièrement étaient payées avec les deniers du peuple, il faisait emprisonner les paysans qui tentaient de se défendre quand il venait les tourmenter. Bien sûr, le noble seigneur était couvert de honte, et menaçait régulièrement son enfant de le ramener dans le droit chemin à la baguette. Mais le jeune homme était son unique enfant, son fils bien-aimé, son seul héritier. Faiblesse ? Amour ? Quoi que ce fût, le suzerain finissait par tout pardonner. Et ce qui devait arriver arriva. »
« Un jour, le jeune dissolu rencontra les mauvaises personnes. Ayant besoin de substances interdites par les lois de nombreuses contrées, dont la Bretonnie, il contacta un réseau constitué de criminels notoires. Des voyous, des brutes, des assassins, dont certains étaient des bandits de l’Empire en cavale. Ils fournirent au jeune homme la marchandise dont il avait besoin pour "pimenter" une soirée entre amis proches, en échange d’un premier acompte. La soirée fut inoubliable, et je passerai sur les détails sordides qu’il n’est pas nécessaire de développer. Or, quelques jours plus tard, quand le représentant de ces bandits vint réclamer le reste de la somme d’argent convenue, le jeune homme l’éconduisit avec mépris, prétextant que l’effet des médications n’avait pas été à la hauteur de ses espérances. Bien sûr, c’était un mensonge, qu’il avait déjà utilisé plus d’une fois pour ne pas payer un dû. »
« Malheureusement pour le jeune homme, les membres du réseau n’étaient pas des petits bandits de moindre envergure, mais de vrais enragés, pas du tout du genre à se laisser impressionner par un fils de noble. Dès que leur messager fut revenu avec la nouvelle, les pontes du réseau réagirent immédiatement. Ils firent capturer le fils du suzerain, et l’emmenèrent dans un de leurs repaires secrets. Commença alors un long et très douloureux calvaire pour le petit noble qui se fit copieusement torturer pendant des jours par l’un des criminels. Ce criminel en particulier était vraiment redoutable. Même s’il n’était âgé que de quelques années de plus que son prisonnier, il était déjà maître dans l’art d’infliger la douleur. »
« Le seigneur eut vent de cet enlèvement, évidemment. Il envoya sa garde à la recherche de son fils, mais la cachette des bandits restait hors de sa portée. Les mercenaires refusaient de s’engager à sa recherche, ne voulant pas prendre le risque de s’attirer les foudres de l’organisation criminelle, même si la récompense proposée par le seigneur était très stimulante. Enfin, le suzerain voulut contacter les hors-la-loi lui-même, afin de leur payer une rançon. Mais le chef n’était pas disposé à accepter son offre. La réputation de "sans pitié" de ces bandits ne devait pas être émoussée. Finalement, ce fut le tortionnaire du jeune homme qui rendit le corps de son infortunée victime au seigneur. »
« Le criminel était venu le visage masqué, mais au dernier moment, le suzerain parvint à lui arracher son masque. Il ne réussit pas pour autant à l’empêcher de fuir, mais l’image de son visage était désormais gravée dans son esprit. Pour le malheur du bandit, le seigneur avait un don pour le dessin. Il s’empressa de dessiner un portrait comprenant les plus petits détails du visage du criminel, tableau qu’il suspendit juste en face de son bureau, afin de ne jamais oublier les traits de celui qui avait pris la vie de son enfant. »
L’Elfe fit une pause. Durant toute son explication, le seigneur n’avait pas dit un mot, mais son teint était devenu de plus en plus cramoisi, sa respiration plus sifflante, et ses yeux étincelaient à présent de haine. Avec un petit sourire ironique, l’individu aux traits dissimulés reprit son récit.
« Le temps passa. L’épouse du seigneur, trop affectée par cette tragédie, finit par mourir de chagrin. Peu à peu, le seigneur n’eut plus qu’une seule idée en tête : retrouver celui qui avait éteint la flamme de l’existence de son fils. Quelques semaines plus tard, le groupe de bandits fut rattrapé par un détachement de la garde du Reikland, dans l’Empire. Le seigneur Bretonnien se déplaça en personne, dans l’espoir que l’assassin de son fils demeurât parmi les survivants. Il n’en était rien. On n’avait pas retrouvé son corps. Il faut dire que la capture de la bande avait été houleuse, et des explosifs avaient ébranlé la planque, réduisant en miettes quelques personnes. Mais le seigneur savait, sentait au plus profond de lui-même, que l’âme de son fils n’était pas en paix. Et que donc le propriétaire de ce visage, ce visage abhorré, était toujours en vie. Et la colère du seigneur ne s’apaisa point, même après une vingtaine d’années à maudire ce jour. »
« J’ai entendu parler de cette histoire, votre seigneurie. L’année dernière, j’étais parmi les invités de l’une de vos parties de chasse, à votre insu – je suis passé maître dans l’art du déguisement. Quand j’ai demandé à votre intendant de me montrer le tableau, avec votre permission, j’ai tout de suite reconnu le visage. Il se trouve que j’ai eu l’occasion de rencontrer cet individu au cours de mes pérégrinations. Vingt ans se sont écoulés, mais je puis vous assurer qu’il n’a pas tant changé que ça. J’ai passé les mois suivants à traquer ma cible, et je l’ai finalement retrouvée. Sans le moindre doute. Je l’ai vue sur place. C’est bien votre homme. Aussitôt, je suis revenu ici au plus vite, pour vous proposer de prendre votre revanche. »
Le suzerain toussa, et se pencha par-dessus la table. Il murmura d’une voix glaciale :
- Jeune homme, j’aimerais vous rappeler quelque chose.
- « Jeune homme » ? C’est surprenant de votre part, monseigneur. Les apparences disent le contraire, mais je suis bien plus âgé que vous.
- Peu importe ! rétorqua sèchement le noble, peu disposé à faire des jeux d’esprit. Les Elfes sont connus pour mûrir moins vite que les Humains. La preuve, cette remarque était puérile. C’est justement ce que je m’apprêtais à vous expliquer : je n’engage que des professionnels consciencieux, pas des hurluberlus qui se comportent comme des gamins mal élevés ! Ne me faites pas regretter d’avoir fait appel à vos services, ou bien notre collaboration pourrait cesser sur-le-champ.
L’homme masqué se tut, puis murmura quelques secondes plus tard.
- Vous avez raison, et je vous dois des excuses.
- Je me fiche de vos excuses, ronchonna l’Humain, qui n’était pas dupe en décelant le manque de sincérité dans les excuses de l’Elfe. J’ai déjà payé pour obtenir votre témoignage, et plutôt cher, pour un témoignage sans preuve.
- Je n’ai pas tant de mérite que ça, monseigneur. L’histoire de votre famille n’est pas un mystère, cela fait vingt ans que vous recherchez ce bandit.
- Ne vous moquez pas de moi ! Vous connaissez l’étendue de votre talent, sinon vous ne feriez pas preuve d’un tel culot ! Si vous n’aviez fait que répéter la version officielle que je transmets, je vous aurais flanqué à la porte moi-même. Seulement, vous m’avez dévoilé nombre de détails que vous n’aviez pas besoin de connaître.
L’Elfe sourit encore. En effet, publiquement, le jeune Ignace de Vaucanson avait été capturé par une troupe de bandits pendant une promenade. Nulle mention de la transaction fatale ne figurait sur aucun document officiel. Vaucanson continua :
- Le fait que vous ayez autant appris sur mon histoire personnelle me donne une idée plutôt positive de vos capacités, mais l’enjeu est trop important pour que tout soit flanqué par terre à la dernière minute à cause de votre fanfaronnerie ! Vingt ans que j’attends ce moment, vingt ans ! Je ne sais pas ce que ça représente pour un Elfe, mais pour moi, c’est le tiers de mon existence !
L’Elfe cessa de sourire.
- Vous ne voulez pas seulement voir cet individu mourir. Vous voulez le faire souffrir autant que vous avez souffert. Il doit payer pour son crime.
- Oh oui, il doit payer, et pas seulement pour son crime ! Je dois vingt ans de souffrance et de regrets à cet homme. Je lui suis redevable de la perte de mon fils, puis de mon épouse, soit la destruction de ma famille. Je veux détruire ce qu’il a de plus cher ! Je veux que son nom soit définitivement souillé, et associé à la pire des catastrophes ! Je veux que tout ce qu’il a bâti de ses mains, avec sa sueur et son sang, s’écroule devant lui. Et surtout, je veux qu’il soit parfaitement conscient d’être le seul fautif de tout ce qui arrivera à lui et à ses proches !
- Et c’est pour ça que vous avez eu raison de faire appel à moi, mon sieur. Je n’aurai pas besoin de multiplier les déguisements. Je serai tel quel. Il ne se méfiera pas de moi. Au pire, il me connaît suffisamment pour savoir que je peux avoir un comportement inhabituel de temps à autre. C’est pour ça que je suis exactement la personne qu’il vous faut. Je pourrai infiltrer la place sans éveiller les soupçons, et préparer le plan qui vous conviendra. Vous êtes l’employeur, je procéderai donc selon votre volonté.
Ces paroles calmèrent un peu le suzerain. L’homme masqué en profita pour continuer :
- L’endroit où se trouve votre cible est hors de l’Empire et des pays alliés. Réalisez-vous ce que cela signifie ?
- Peu importe la distance, j’irai jusqu’au bout de Naggaroth pour retrouver cet homme.
- Je n’en doute pas, mais je pensais à autre chose : tant qu’à faire, autant vous rembourser aussi sur le plan matériel. Il s’est installé dans un endroit où il fait bon vivre, vous pourriez en devenir le suzerain.
L’Humain sentit son front se plisser.
- Vous parlez d’une annexion complète ?
- Vous n’êtes pas obligé d’exterminer tout le monde, mon sieur ! Si vous constatez que vos forces sont suffisantes pour renverser le gouvernement en place, faites-le. Rien ne changera pour les habitants, de toute façon, dans la province dont nous parlons, ce genre de « passation de pouvoir » est monnaie courante.
- Oui… cela mérite réflexion. Je pourrai le faire, et tant pis pour ceux qui l’auront caché à la justice de la Dame du Lac ! Ils ne peuvent pas être des gens vertueux !
Vaucanson était à présent cramoisi, et ses yeux brillaient d’une lueur inquiétante. Son interlocuteur leva la main.
- Je ne voudrais pas vous pousser dans un conflit dont vous ne sortiriez pas vainqueur.
- Non, vraiment, cette idée est intéressante, tout compte fait.
- Mais j’y pense ! Et si ce pays déclare la guerre à la Bretonnie ?
- Notre armée peut résister à n’importe quel envahisseur. Je serai celui qui agrandira l’influence de Sa Majesté Louen Cœur de Lion !
L’individu masqué ne sut s’il devait prendre le suzerain en admiration ou en pitié. Pensait-il vraiment ce qu’il disait ? Voulait-il se convaincre lui-même de ces belles paroles destinées à dissimuler sa faim de vengeance ? Il sursauta presque quand la voix grave de l’Humain le tira de ses pensées.
- Voulez-vous me dire où est sa cachette, à présent ?
- Bien entendu, monseigneur.
Et l’Elfe sortit de son havresac un étui cylindrique de cuir, déballa une carte qu’il déroula sur la table. Le front du seigneur se plissa.
- Hum… les Royaumes Renégats… Je m’en doutais. C’est un bon endroit pour fuir, en effet. C’est grand.
- Oui, mais pas assez pour moi.
D’un geste précis, l’Elfe sortit de sa manche une petite dague, et la planta dans la carte. L’Humain réagit à peine. Il en avait vu d’autres. En revanche, il ne put retenir un haussement de sourcils quand il vit l’endroit où la lame avait frappé.
- Quoi ? Ici ? Vous êtes sûr ?
- Absolument certain, votre seigneurie. J’ai prétendu être un voyageur de passage pour faire mon petit repérage. Je n’ai pas abordé la cible, je suis resté bien éloigné chaque fois, mais de toute façon, grâce à mes atours, il n’aurait pas pu me reconnaître s’il m’avait vu.
Le suzerain se leva, et fit quelques pas dans le bureau. Le plancher craqua sous ses bottes.
- J’ai entendu vaguement parler de cette principauté. C’est une place bien étrange… Les gens qui y vivent sont pour le moins inhabituels.
L’homme masqué sourit de nouveau avec malice.
- Je l’ai constaté par moi-même. Et le défi n’en sera que plus intéressant.
Le noble eut l’intuition qu’il y avait autre chose. Il connaissait suffisamment la psychologie des peuples dits « civilisés » par l’Empire pour déceler les plus petits détails qui trahissaient les émotions. Il était évident que le personnage qu’il s’apprêtait à engager ne faisait pas cela que pour l’argent. Il semblait trop intéressé, trop conciliant, trop prêt à accepter trop de conditions… cette mission paraissait être un prétexte, une bonne occasion de se rendre à l’endroit convenu avec une justification précise.
Cet espion ne met pas toutes ses cartes sur table. Il veut quelque chose en particulier. Quoi donc ? Oh, et puis, quelle importance ? Du moment qu’il fait bien son travail…
Il regarda encore la dague. La pointe était plantée dans le « d » du deuxième des mots qui composaient le nom de leur destination. La carte indiquait à cet emplacement : « Royaume des Rats ».
Première Partie : Les voies de la Cohabitation
Chapitre 1 : Fin d’une aventure
Le vent soufflait sur la lande, agitant légèrement les feuilles des arbres dans un doux bruissement.
La pluie tombée la nuit précédente avait rendu le chemin boueux, et le convoi avançait difficilement. Les chevaux tiraient de toutes leurs forces, et les cavaliers faisaient de leur mieux pour éviter à leur monture de glisser sur la terre meuble. Ils étaient une douzaine, hommes et femmes, accompagnant trois chariots, un grand et deux petits. Le plus grand était en fait une grande cage montée sur roues, et un Halfling tenait les rênes. Le deuxième chariot, guidé par un soldat Humain, était simplement bâché. Enfin, à l’arrière, une autre cage juste assez grande pour un seul prisonnier fermait le convoi.
Quiconque aurait croisé ces voyageurs de loin aurait sans doute passé son chemin en haussant les épaules ; ces cavaliers étaient des mercenaires chasseurs de primes lourdement armés, selon toute apparence, et la grande cage renfermait leurs proies. Mais ceux qui avaient vu les prisonniers s’étaient rapidement détournés et avaient passé leur chemin sans oser regarder en arrière.
Le chariot de tête renfermait une quinzaine d’hommes-rats, représentants du peuple des Skavens. Grands comme des Humains de taille inférieure à la moyenne, certains se tenaient debout sur leurs pattes arrière, d’autres étaient assis au milieu de la cage ou appuyés contre les barreaux. Ils présentaient tous les attributs des rats : grandes incisives proéminentes, longues moustaches vibrantes, longue queue constituée d’anneaux de chair, et griffes au bout de chaque doigt et chaque orteil. Tous étaient nus, et chacun avait une fourrure aux couleurs et aux motifs uniques. Ils étaient silencieux, immobiles, et aucun n’orientait son regard vers l’extérieur de la cage. Le soleil, haut dans le ciel printanier, réchauffait leur pelage, ce qui n’était pas désagréable.
L’un des cavaliers, qui chevauchait en tête, était une femme. Elle était très grande, mesurait plus de six pieds, et était également forte et musclée. Ses yeux bleus et ses cheveux très blonds coupés courts laissaient présager des origines nordiques. Elle portait une armure simple mais pratique et confortable. Elle passa une main gantée dans ses cheveux et soupira d’agacement. Les couinements aigus lui vrillaient les tympans depuis près d’une heure. En repensant au sens de leur périple, son cœur se serra.
- Mais pourquoi on ne s’est pas déjà arrêtés ?
- Parce qu’on doit quitter le pays d’abord. Garde le sourire, sœurette, on y est presque !
L’homme qui venait de parler était encore plus grand, et large d’épaules. On le sentait très athlétique, aussi costaud qu’agile. Son menton fort saillait sous ses joues recouvertes d’une barbe bien taillée, et les mêmes yeux bleus que la femme étincelaient sous ses cheveux châtain. Il émanait de lui une grande force à travers cette apparente tranquillité. Il fit accélérer son cheval, de manière à trotter juste à côté de la grande femme qui grogna :
- Je commence à en avoir plein les oreilles.
- Ils ont faim, ils ont peur, on ne peut pas les en blâmer, ce ne sont que des bébés.
- C’est surtout contre moi que je suis fâchée. Je ne les aime pas beaucoup, mais j’aime encore moins leur infliger ça.
- Ne t’en fais pas, dans quelques minutes, on pourra les nourrir et ils se calmeront.
- Oui, Jochen. Bien sûr, Jochen.
- Tiens, regarde ! Nous arrivons.
Les chariots venaient de contourner un coteau. Un peu plus loin coulait une rivière par-dessus laquelle s’étirait un pont. Un tunnel de bois avait été construit sur toute la longueur de ce pont, et une demi-douzaine de gardes attendait à l’entrée de ce tunnel. Juste à quelques pas sur la gauche se dressait une petite caserne. La passerelle était la dernière frontière de cette région de l’Empire, le Wissenland. Au-delà, c’était les Montagnes Noires, puis au sud s’étendaient les principautés frontalières, aussi connues sous le nom de « Royaumes Renégats ». En ce pays morcelé en de multiples royaumes, les lois des Humains changeaient au gré de l’humeur des monarques.
Pour l’heure, les convoyeurs devaient affronter pour la dernière fois la loi de l’Empereur Karl Franz. Le jeune homme qui était en tête se tourna vers ses camarades.
- Bon, pas de raison que ça ne se passe pas comme d’habitude, pas vrai ?
- Surtout, ne faites pas les marioles, renchérit la femme. C’est notre ultime sortie, je n’ai pas envie que la conclusion de cette histoire soit écrite à l’encre rouge.
Ils étaient à présent à quelques pas du pont. L’un des gardes leva le bras et s’avança, à l’approche du convoi.
- Halte !
Les chariots s’arrêtèrent à l’unisson. Celui qui avait parlé, vraisemblablement le plus gradé si l’on en croyait son plastron ouvragé, fit un geste vers le Halfling.
- Qui commande ce convoi ? Vous ?
- Moi ! répondit sèchement la femme.
Elle mit pied à terre, imitée par son frère, et dit au garde :
- Nous quittons les terres de l’Empereur Karl Franz, et nous paierons le droit de passage comme il se doit.
Le supérieur fronça les sourcils.
- Première fois de ma vie que je vous vois, pourtant j’ai l’impression de vous connaître ?
- Nous passons régulièrement par ici. Vous avez déjà dû nous voir.
- J’ai été affecté à ce poste il y a deux semaines. Si j’avais déjà vu un convoi comme celui-ci, je m’en serais souvenu.
La femme sentit le garde s’enfoncer plus profondément dans sa réflexion. Finalement, il secoua la tête.
- Vous n’auriez pas déjà séjourné près de Carroburg ?
- Non, grommela la femme.
- « Non, sergent », je vous prie, corrigea l’un des soldats. Sergent Melk.
- D’accord, sergent Melk. Nedland, veux-tu bien donner son argent au sergent Melk ?
- Ouais, capitaine ! répondit le Halfling avec un vilain sourire.
Il se leva, souleva la planche sur laquelle il était assis, et en sortit une bourse qu’il lança au sergent. Celui-ci la rattrapa, compta les pièces, puis releva les yeux.
- Vous êtes vraiment capitaine ? Vous, une femme ?
- Vous devriez sortir de votre trou perdu, sergent. Il y a de plus en plus de pays où les femmes font carrière dans l’armée, ou dans une milice privée, comme c’est le cas pour moi. Maintenant, laissez-nous passer, nous sommes pressés.
- Sergent, vous avez vu ça ? s’exclama l’un des soldats.
Melk se dirigea vers la grande cage, celle qui contenait les Skavens. Ceux-ci devinrent plus nerveux à l’approche de l’Humain. L’un d’eux siffla entre ses longues incisives avec agressivité. Le front du sergent se creusa de plis perplexes.
- Qu’est-ce que vous faites avec ces créatures sur les routes ?
- Hé, on nous a payé pour les ramener, on le fait.
- Ce sont des hommes-bêtes. Ne pas éliminer immédiatement ces choses peut être considéré comme une hérésie.
- Au-delà de cette frontière, c’est les Royaumes Renégats, et votre empereur de mes fesses n’a plus le moindre pouvoir, d’accord ? rétorqua le Halfling.
L’un des hommes d’armes approcha à son tour de l’une des cages avec circonspection. Aussitôt, un Skaven se jeta vers lui avec un feulement strident, le bras tendu entre les barreaux. L’homme bondit en arrière. Deux de ses camarades brandissaient déjà leur lance.
- Assez !
La jeune femme attrapa l’homme-rat par le poignet d’un mouvement net, et tira, ce qui comprima son faciès sur les barres d’acier. Le Skaven gémit de douleur.
- Tu vas te calmer, saloperie, ou je t’arrache la fourrure poil par poil !
L’homme-rat la regarda d’un air furibond, puis ferma les yeux, cessa de s’agiter et essaya de baisser la tête. La meneuse relâcha sa prise, s’éloigna de la cage, et revint au sergent. Le Skaven recula d’un bond, s’accroupit sur la paille souillée de la cage, et caressa son bras meurtri avec de petits couinements peinés.
- Rappelez vos hommes, sergent Melk, et éloignez-les de ces animaux. Si vous ne les embêtez pas, ils ne vous embêteront pas. Et pour répondre à votre question, on les maintient en vie parce que notre employeur nous paie plus cher si on en ramène des vivants. Y en a déjà trois qui ont clamsé en chemin, j’aime autant limiter la casse.
Melk regarda la jeune femme d’un œil mauvais.
- Vous avez de la chance que ce soit la dernière frontière de l’Empire, ici, parce qu’autrement, je les aurais tous fait exécuter, prime ou pas prime. Et puis qu’est-ce que c’est que ce bruit ? C’est insupportable, à la fin !
Le soldat qui avait été attaqué par le Skaven était à côté du chariot bâché. Il passa sa tête sous la toile, et eut un petit sursaut surpris.
- Au nom d’Ulric, mais qu’est-ce que c’est que ça ?
- Pas touche ! aboya le jeune homme. C’est la marchandise qui a le plus de valeur !
- Quoi ? Ces petites horreurs ?
Il souleva le coin de la bâche, révélant l’intérieur du chariot. Il contenait de grands cylindres métalliques, et des paniers en osier dans lesquels étaient entassés des petits Skavens nus et aveugles. Leurs petites dents étaient déjà coupantes, et quelques-uns avaient rongé l’osier tressé. Ils poussaient tous des couinements et des crissements suraigus. Melk approcha, et recula d’un bond en se bouchant le nez.
- Berck ! Quelle puanteur !
En effet, les petits Skavens émettaient une forte odeur d’excréments et de viande faisandée. Le sergent vit que leur peau rose était maculée de matières sombres et gluantes, et préféra ne pas imaginer de quoi il s’agissait.
- Qu’est-ce que vous voulez faire de cette vermine ?
- On va les élever pour en faire de bons petits citoyens ! ricana le Halfling. Qu’est-ce que vous croyez qu’on va en faire ?
- Notre employeur a besoin de nourriture de qualité pour son chenil, reprit le jeune homme nommé Jochen. En effet, la viande de ces créatures constitue un morceau de choix pour les lévriers. Cette viande a l’air un peu coriace, comme ça, mais je peux vous garantir qu’une fois bouillie, épicée et préparée de la bonne façon, nos limiers en raffolent. Bien sûr, on doit les garder en vie d’ici là, car leur chair est encore plus tendre quand on les jette dans la marmite d’eau bouillante alors qu’ils sont en train de crier. Et puis, ça excite les chiens.
Jochen se tut, mais son regard empreint de sadisme était en train de pétrifier le sergent Melk. Ce dernier remarqua du coin de l’œil quelque chose qui lui fit vaguement reprendre ses esprits.
- Et celui-là ?
Il désigna de l’index le troisième chariot, le petit avec une cage seule. Un seul prisonnier était assis à l’intérieur sur un fauteuil en bois. Il y était attaché par des fers aux poignets et aux chevilles. Le pelage sur son corps nu était entièrement blanc. Sa tête était enfermée dans une petite cage crânienne. On ne pouvait pas voir son visage, masqué par une pièce de tissu noir. En revanche, le sergent remarqua deux longues cornes droites, telles celles d’une chèvre, aux pointes légèrement recourbées vers l’avant, qui dépassaient du sommet du crâne de l’individu.
Le Halfling de la compagnie cracha de mépris.
- C’est le plus dangereux du troupeau. Ne vous fiez pas aux apparences. Il n’a pas l’air bien costaud, comme ça, mais c’est une vraie terreur. Il nous a grillé six gars sur place en un claquement de doigt.
- Vous voulez dire que c’est un sorcier ?
- Ouaip, et pas des moindres !
- Pourquoi ne pas le tuer tout de suite s’il est dangereux ?
- Parce qu’il pourra servir de…
Le petit bonhomme ne continua pas sa phrase. Sa bouche se plissa en une moue sceptique.
- Réflexion faite, il vaudrait mieux que je ne vous dise rien.
- On a acheté votre silence, là-dessus ?
- En partie, mais c’est aussi une précaution.
- Notre employeur pourrait vous considérer comme des témoins gênants, intervint la grande femme blonde. Il pourrait nous payer pour qu’on revienne et qu’on vous élimine tous.
La femme fixa le sergent droit dans les yeux. Melk était de plus en plus mal à l’aise. Il réfléchit rapidement. Ses hommes n’étaient pas très nombreux, et le groupe de mercenaires était bien équipé. Allait-il prendre le risque de laisser d’éventuels hérétiques s’enfuir et les laisser faire leurs manigances, avant de revenir pour créer de vrais problèmes ? Ou bien ses hommes pouvaient-ils les arrêter et les vaincre ? Avaient-ils seulement une chance contre eux ?
La voix du Halfling le tira de ses pensées.
- Allons, sergent Melk. Tout ce que nous voulons, c’est quitter l’Empire. Nous n’y reviendrons plus. Pas la peine qu’on vous fasse perdre plus de temps, n’est-ce pas ? Ou alors, je peux peut-être vous aider à vous décider ?
Et il sortit de la poche de son gilet une bourse, qu’il lança dans sa direction. Le sergent la rattrapa, la secoua, et entendit un tintement très caractéristique. La bourse contenait bien une bonne quantité de couronnes d’or, bien plus que le prix de passage normalement applicable dont ils s’étaient déjà acquittés.
Finalement, Melk laissa la cupidité étouffer son respect de la loi, et estima qu’au-delà de la frontière, ce n’était plus de son ressort.
- Bon, allez-y. Mais si vous revenez par ici, je serai obligé de vous refuser l’accès.
- Aucun problème, sergent, répliqua froidement la femme. On ne reviendra pas.
Elle remonta sur son cheval. Le Halfling fit claquer son fouet, et tout le convoi repartit. Les trois cages traversèrent le pont couvert, puis s’éloignèrent. Le sergent Melk regarda ces étranges individus s’éloigner, puis disparaître au-delà d’une butte avec soulagement. Convaincu d’avoir pris la bonne décision, il sentit un poids décoller de son estomac.
- Sergent… ça va ?
- Oui, soldat.
Il voulut faire preuve d’autorité :
- Vous tous, écoutez-moi : la prochaine fois qu’on voit des gens comme ça avec des prisonniers comme ça, prime ou pas prime, on prévient l’état-major. S’ils veulent sortir, on les retient. Et s’ils veulent entrer… on les massacre. C’est compris ?
Les gardes approuvèrent ensemble, certains frissonnaient encore. Afin de s’assurer du silence de ses hommes, le sergent Melk déclara encore :
- On va partager cet or, mais le premier qui l’ouvre à ce sujet, je l’étripe moi-même. C’est clair ?
Aucun n’osa dire le moindre mot. Le message était passé.
*
L’improbable caravane continua sa route pendant deux miles. La femme en tête jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Comme elle ne voyait plus le pont, ni les gardes, elle poussa un soupir de soulagement. Jochen fit trotter sa monture afin d’être à sa hauteur.
- Hé, tout va bien ?
- On l’a échappé belle !
- De quoi ? Rien de plus par rapport à d’habitude, si ?
- Jochen, tu n’as pas reconnu le sergent ? Il faisait partie de la garde de notre père !
- Sans blague ? Tu en es sûre ?
La jeune femme eut un petit sourire ironique.
- J’assistais parfois aux entraînements en cachette, par curiosité. J’avais déjà un peu la vocation. Et Melk était celui qui me plaisait le plus. Quand j’étais enfant, je le considérais comme un beau chevalier digne de moi.
- Ton beau chevalier aurait donc pu te reconnaître, comprit le Halfling. Tu ressembles de plus en plus à ta mère ! Et toi, Jochen, je n’ai pas connu ton père, mais d’après ce qu’on m’a dit, tu commences à lui ressembler !
- Il a rejoint nos ancêtres il y a six ans, et vu comment le domaine a fini, je pense que tous les survivants de cette nuit ont préféré oublier, Nedland.
- Mouais.
Un des cavaliers en queue de cortège fit trotter sa monture jusqu’au niveau du Halfling.
- Hé, Ned ! Nous sommes complètement hors de leur vue, et ils ne nous suivent pas.
- Ils sont trop débiles pour se poser plus de questions et abandonner leur poste, répondit le Halfling en haussant les épaules.
Marjan Gottlieb leva la main, et fit un geste vers sa droite.
- Installons-nous à cinquante yards du sentier.
Les chariots quittèrent le chemin de terre pour s’enfoncer dans la plaine. Quelques longues minutes passèrent encore. La jeune femme arrêta le convoi d’un signe de la main. Elle demanda au Halfling nommé Nedland :
- Tu vois quelqu’un ?
Nedland sortit d’un étui attaché au siège de bois une longue-vue. Il grimpa prestement sur la cage, et contempla les alentours quelques instants.
- Personne nulle part. La voie est libre !
Marjan descendit de cheval, et se planta devant la grande cage.
- Bon, allez. On se détend, les enfants.
En un instant, tous les visages se décrispèrent. Quelques-uns des Skavens éclatèrent de rire, en particulier le plus petit, un tout jeune Skaven au pelage anthracite.
- Quels nigauds, ces Impériaux !
- Tu parles !
- N’empêche que tu ne faisais pas le malin, devant eux !
- Allons, Fritz s’est très bien débrouillé, dit le Skaven brun qui avait agressé le soldat. C’était sa première sortie, ne l’oubliez pas.
Tout en parlant, il dégagea du pied la paille dans un coin de la grande cage, et découvrit une trappe, qu’il ouvrit d’un coup sec. Les Skavens sortirent de leur prison l’un après l’autre, en glissant avec souplesse. Une fois à l’air libre, ils s’étirèrent et inspirèrent profondément.
- J’ai un peu froid, gémit Fritz à l’attention du Skaven brun, les bras croisés sur sa poitrine.
- Attends une seconde. Les gars ?
Nedland et Jochen descendirent du deuxième chariot un grand coffre. Le Halfling l’ouvrit, et en sortit des vêtements. Il les distribua aux hommes-rats, qui se rhabillèrent, non sans une satisfaction soulagée.
Les Skavens des profondeurs de l’Empire Souterrain tenaient à leurs habits, souvent leur unique possession, et l’élément représentant leur statut. Les Skavens du convoi avaient l’habitude de rester vêtus publiquement, mais pour des raisons différentes. Certes leur fourrure recouvrait leur corps de manière à masquer leur intimité tout en les protégeant du froid, seulement ils avaient adopté la pudeur des Humains. Comme ils aimaient également arborer de beaux habits, tout le monde était satisfait.
Marjan Gottlieb s’approcha du Skaven brun qui rajustait sa jaquette, et lui tapota amicalement le bras.
- Pas trop eu mal, Kit ?
- Non, ça va. En même temps, je l’avais bien cherché.
« Kit » était le diminutif de « Kristofferson ». Kristofferson était un Skaven entré de plain-pied dans l’âge adulte. Il était venu au monde six ans plus tôt, pour les Enfants du Rat Cornu qui vieillissaient environ trois fois plus vite que les Humains, cela représentait donc dix-huit printemps. Bien campé sur ses deux pieds, il était à peu près de la taille d’un Humain ordinaire. Sa stature était moyenne, mais deux années d’entraînement au sein de la caserne avaient sculpté son corps ; des muscles solides roulaient sous son pelage brun, et il marchait avec une certaine grâce. Des reflets cuivrés luisaient çà et là sur sa fourrure, et une longue ligne noir de jais naissait sur sa nuque et suivait sa colonne vertébrale jusqu’au bas de son dos, à la base de sa longue queue constituée d’anneaux de chair rose.
Il avait le visage d’un rat, mais propre et harmonieux, sans être répugnant. Ses yeux étaient verts et brillants, son museau fin, et d’épaisses touffes de poils sur ses joues lui faisaient des favoris qui lui donnaient un air d’autant plus sympathique. Ses incisives étaient impeccables et bien entretenues.
Ce gentilhomme était d’un naturel avenant, et s’appliquait à suivre le code d’honneur des chevaliers des légendes qui avaient enchanté son enfance. Il savait combien le Vieux Monde était corrompu de toutes parts, et tenait à tout faire pour entretenir les quelques flammèches d’espoir des plus optimistes. Humble, respectueux, courtois, il savait cependant se montrer implacable envers un adversaire dangereux, et était capable de manier n’importe quelle arme, avec une préférence pour la rapière – il appréciait particulièrement le combat mêlant agilité, rapidité, précision et élégance, et ne s’encombrait que rarement d’armures lourdes. Enfin, un dernier signe particulier le caractérisait : il était gaucher.
Jochen et Marjan Gottlieb l’avaient vu grandir. Maintenant qu’il était à peu près du même âge du point de vue physiologique et psychologique, tous les trois étaient devenus les meilleurs amis du monde. Marjan, qui n’était pas du genre à laisser n’importe qui faire preuve de familiarité vis-à-vis d’elle, ne le repoussa pas quand il se plaça entre elle et son frère, puis qu’il passa un bras autour de l’épaule de chacun d’eux, les serrant contre lui.
- Ah, le frisson de l’aventure ! L’appréhension devant le danger ! L’action, les combats pour une cause juste ! Je sens que tout ceci va me manquer !
- Moi pas, rétorqua Marjan. Et à ta mère non plus, je parie. Deux ans que ça dure et tu n’en as pas encore assez ?
- Si je pouvais, j’y retournerais encore, et encore !
- Décidément, il est temps de te trouver une femme, railla Jochen.
- Et dire adieu à ma liberté ? Voyons, frère, tu n’y penses pas !
- L’amour peut être une prison très plaisante, intervint Fritz.
Kristofferson relâcha son étreinte, et s’approcha du petit Skaven anthracite.
- Alors, ça y est ? Tu comptes faire ta demande ?
- Oui. Comme j’ai participé à au moins une expédition, ça lui prouvera que je suis un homme, un vrai !
- Tu n’avais pas besoin de ça pour la séduire, tu sais.
- C’était important pour moi, Nedland. Et maintenant qu’il n’y a plus de risque que je ne revienne pas, c’est la bonne ! Je vais m’agenouiller devant Martha, et lui dire :
Le jeune Skaven mit un genou à terre, pour raffermir le poids des mots, et déclara avec emphase, une main sur le cœur, l’autre tendue en avant :
- « Martha Spiegel, je t’aime ! Veux-tu m’épouser ? »
Toute la compagnie applaudit. Jochen éclata de rire.
- Sûr, il y a des moyens moins agréables de se laisser mettre en cage !
- En parlant de cage… Jochen, peux-tu me passer les clefs ?
- C’est Nedland qui les a, sœurette.
Le Halfling, qui avait entendu la conversation, fit quelques pas vers la troisième charrette, celle avec une petite cage.
- Bougez pas, je m’occupe du plus drôle de nos oiseaux !
Et il sauta sur le chariot et s’empressa d’ouvrir la cage. Il déverrouilla les bracelets qui retenaient les mains et les pieds du prisonnier. Une fois libéré de ces entraves, celui-ci se releva et enleva le tissu qui lui cachait la vue. Nedland aida l’homme-rat blanc à poser ses pieds sur la terre ferme.
- Attends, dit encore le petit homme en manipulant les serrures de la boîte.
Quelques déclics plus tard, la petite cage s’ouvrit. Nedland la retira, et révéla le visage du véritable chef du convoi. Il ironisa avec une référence empreinte d’une solennité exagérée :
- Vous voilà à l’air libre, monseigneur Prospero Steiner.
Prospero Steiner était un citoyen de la principauté de Vereinbarung. Il en était l’intellectuel, le responsable des affaires concernant la magie. Depuis six ans, il s’impliquait de toute son âme dans la régence de cette principauté située dans les Royaumes Renégats, avec ses amis et le père de sa compagne.
« Prospero » n’était cependant pas son prénom de naissance. Il l’avait adopté pour se conformer définitivement aux coutumes des Humains. Personne n’aurait été dupe en le voyant, car il n’était pas Humain. Il n’était pas possible de le confondre avec un citoyen de l’Empire du Vieux Monde.
Prospero Steiner était un Skaven Blanc, et ses plus proches amis et les membres de sa famille l’appelaient Psody.
Pour la société des Skavens, Psody était au sommet de la pyramide. Sa fourrure entièrement blanche et ses cornes représentaient la plus grande des bénédictions, la marque des élus du Rat Cornu, le dieu des hommes-rats. Il était né avec ce privilège, et la magie coulait dans ses veines aussi naturellement que son sang.
Psody mesurait quatre pieds et demie de haut, sans compter ses cornes droites comme celles d’une chèvre, longues d’une vingtaine de pouces. Il était le plus âgé de tous les hommes-rats du groupe, et avait fêté son onzième anniversaire quelque temps auparavant. Plus petit que la moyenne des Skavens, il n’en était pas moins bien portant. Quelques touffes argentées de son pelage blanc brillaient au soleil, ses grands yeux roses au-dessus de son nez large et plat étincelaient de vie. La vie au grand air, une hygiène impeccable et un soin particulier à son apparence faisaient de lui un Skaven Blanc remarquable. Il était intelligent, charismatique, et faisait de son mieux pour être en harmonie avec ceux qu’il aimait.
Mais il n’en avait pas toujours été ainsi.
Psody avait été autrefois un Prophète Gris, l’un des prêtres attitrés du Rat Cornu. Et les hommes-rats qui prêchaient cette religion dans l’Empire Souterrain où se terraient les Skavens étaient généralement des individus fourbes, manipulateurs, orgueilleux et violents. Il avait passé les quatre premières années de sa vie au sein du terrier de Brissuc, une colonie Skaven située quelque part dans le Reikland, la province de l’Empire des Humains où se trouvait la capitale, Altdorf. Cadet d’une fratrie comptant six frères, il avait tout fait pour satisfaire son maître, mentor et père adoptif, le Prophète Gris Vellux.
Tout avait basculé quand il avait commencé à recevoir des messages de la part du Rat Cornu. Il avait développé une insatiable curiosité et s’était posé de plus en plus de questions sur les enseignements de la divinité tutélaire des Skavens que Vellux qui avait transmis. Inquiet de voir son jeune disciple risquer d’échapper à son contrôle, Vellux avait ordonné son exécution discrète. C’est ainsi que Psody avait été laissé pour mort dans un marécage. Sa vie aurait sans doute fini ainsi sans les bons soins d’une sorcière habitant les lieux qui lui avait sauvé la vie.
Ce fut pour le jeune Skaven Blanc le début d’une longue quête semée d’embûches, durant laquelle il chercha un sens aux visions du Rat Cornu, et une place quelque part dans le monde où faire sa vie. Il rencontra de nombreuses personnes, et se fit des amis aussi improbables que lui, notamment le prieur Romulus, prêtre de la déesse de la compassion Shallya, et surtout le marchand Ludwig Steiner, Humain passionné par les Skavens au point d’en avoir adopté une qu’il avait baptisée Heike et élevée comme sa propre fille.
Cette rencontre bouleversa complètement la vie de Psody. Il avait compris à quoi ressemblait le vrai bonheur. Une expédition organisée par le commerçant jusqu’au fin fond de la jungle de Lustrie lui permit de découvrir la signification des visions qui le hantaient, et à son retour, il affronta son ancien maître et le vainquit, au terme d’une longue et sanglante bataille.
La Bataille de Gottliebschloss fut une tragédie durant laquelle de nombreuses personnes de valeur perdirent la vie. Une fois terminée, les survivants décidèrent de quitter l’Empire, devenu trop dangereux pour eux, afin de s’installer dans une province achetée par Steiner des années plus tôt. Cette province, située dans les Royaumes Renégats au sud-est de l’Empire, devint donc la nouvelle demeure de Psody.
Quand il était arrivé avec sa compagne et ses amis Humains, le petit homme-rat avait trouvé un territoire désolé, avec un manoir en ruines. Tout le monde avait travaillé d’arrache-pied pour en faire la capitale de ce royaume tout neuf. Il avait fallu près d’une année pour construire une cité décente, avec des fortifications solides et des habitations confortables. Pendant que les ouvriers avaient ainsi œuvré, une compagnie de mercenaires dirigée par le capitaine Hallbjörn Ludviksson de Norsca avait chassé les tribus d’Orques établies çà et là, puis avait entraîné les citoyens aptes au combat, avant de repartir vers le nord. Entretemps, d’autres Humains avaient entendu parler de ce nouveau royaume, et avaient vu une opportunité d’y mener une belle vie. Beaucoup partirent quand ils apprirent la véritable raison d’être du royaume de Vereinbarung.
Ce nom officiel, signifiant « entente » en ancien reikspiel, était le but ultime de ses dirigeants : créer un royaume où les Humains et les Skavens pourraient vivre en harmonie, et ainsi élever les hommes-rats comme étant la cinquième race dite « civilisée » après les Humains, les Elfes, les Nains et les Halflings.
Ce projet était un pari fou, insensé, dément. N’importe quelle institution chargée des lois dans l’un ou l’autre des pays de l’Empire, ou dans les forteresses Naines, n’importe quel roi de la lointaine île d’Ulthuan, patrie des Elfes, aurait considéré ce plan comme une ignoble hérésie à étouffer au plus vite. La très grande majorité des gens des quatre peuples voyait les Skavens comme de vulgaires hommes-bêtes tous justes bons à être massacrés. Les quelques rares érudits qui connaissaient leurs mœurs savaient qu’ils étaient bien plus évolués, et surtout bien plus dangereux. Les Fils du Rat Cornu constituaient une société particulièrement malsaine, fondée sur la violence, la peur, la traîtrise et l’agressivité permanente.
Or, Ludwig Steiner avait réalisé qu’un Skaven pouvait très bien se comporter comme un Humain s’il était élevé comme tel. Et son contact avec Psody lui avait permis de comprendre que même les Skavens destinés à devenir les meneurs, et de surcroît les plus vils, pouvaient changer. C’est pourquoi il avait décidé de créer un royaume où faire vivre et prospérer les Skavens dans l’harmonie. Et une fois les premières villes bâties, la capitale bien protégée et les lois clairement établies (sur le modèle des lois de l’Empire de Karl Franz), les habitants étaient passés à la deuxième étape : le peuplement.
Au début, il n’y avait qu’un seul couple de Skavens. Bien sûr, il n’était guère concevable pour eux de peupler tout un royaume. Aussi, Psody, Romulus et le prince Steiner avaient organisé des expéditions à travers le Vieux Monde. Premièrement, les éclaireurs repéraient des colonies Skavens de petite taille, moins peuplées et moins protégées que les grandes cités souterraines comme Sub-Altdorf ou Malefosse. Deuxièmement, les Récolteurs, des hommes d’armes spécialement entraînés dans des opérations d’infiltration discrète, faisaient une percée après avoir saboté les points stratégiques, et se précipitaient vers les couveuses, les tanières où étaient entreposés les plus jeunes Skavens. Les Fils du Rat Cornu mettaient leurs petits dans les pouponnières, avant de les intégrer pleinement dans leur société. Les Récolteurs emportaient en priorité les bébés les plus jeunes, et tâchaient de récupérer autant de femelles que de mâles. Chez les Skavens, les filles étaient minoritaires, et par conséquent bien plus précieuses. Le prieur Romulus avait estimé qu’il devait y avoir un bon équilibre pour l’égalité des sexes, et pour la démographie ; une trop faible proportion de filles par rapport aux garçons pouvait être préjudiciable.
Psody avait participé à chaque expédition, et avait mis au point un stratagème audacieux pour les colonies les plus petites où on n’avait pas entendu parler de lui. Comme il était un Skaven Blanc connaissant très bien les coutumes de ce peuple, il pouvait facilement se faire passer pour un Prophète Gris en déplacement. Il lui suffisait de prétexter un mandat du Conseil des Treize, puis entrer, repérer les lieux, et s’en aller. L’équipe des Récolteurs intervenait dès le lendemain. Pour rendre la tâche plus aisée, Psody parvenait parfois à affaiblir les Skavens en les poussant à faire une fête en l’honneur du Rat Cornu. Il amenait un tonneau d’alcool soi-disant « volé aux choses-hommes », dont le contenu était drogué. Les Skavens les plus forts et les plus dangereux étaient les premiers à boire. Les Récolteurs n’avaient donc plus qu’à s’occuper des plus malingres qui avaient été tenus à l’écart du banquet, avant de mettre la main sur les nouveau-nés.
Chaque expédition demandait une préparation savante en amont comme en aval, aussi n’y en avait-il eu que quatre à cinq chaque année, certaines concentrées sur un terrier de taille moyenne, d’autres réparties entre deux ou trois colonies isolées. Une seule expédition avait été faite dans une colonie plus grande, les Récolteurs avaient profité d’un moment de faiblesse chez les habitants pour une opération plus audacieuse.
Au fil des ans, Psody et ses amis avaient rassemblé plusieurs centaines de bébés. Chacun d’eux avait été adopté par un couple d’Humains volontaires qui avaient pris en charge leur éducation. Les premiers mois furent les plus difficiles, car les bébés Skavens ne se comportaient pas de la même façon que les petits Humains. Toutes les prêtresses de Shallya sous la responsabilité de Romulus furent sollicitées de toutes parts. Heureusement, la patience et l’amour vinrent à bout de la peur instinctive. Bientôt, les premiers petits Skavens adoptés devinrent plus sociables, puis ils réussirent à parler le reikspiel, la langue des Humains. On improvisa des petites écoles spéciales pour habituer les jeunes Skavens à la vie en commun. Cette première génération fut baptisée « génération des Libérés ». Chaque groupe de petits Skavens enlevés à un terrier y était officiellement intégré, y compris celui que la compagnie était en train de ramener au bercail.
Le peuple de Vereinbarung ne faisait pas de distinction entre Humains et Skavens. Le terme usuel était « citoyen », ou le titre de la personne. En revanche, les conseillers du prince avaient suggéré de trouver un moyen de les distinguer des Skavens restés « traditionnalistes ». C’est ainsi qu’on avait pris l’habitude d’appeler les habitants de l’Empire Souterrain « Skavens Sauvages ». L’endroit en lui-même était désormais connu comme étant le « Royaume des Rats ».
Durant ces années, Psody avait toutefois voulu consacrer du temps à sa compagne Heike. Les deux Skavens adoptés par le prince s’aimaient tendrement, et formaient un couple heureux. Et les choses n’avaient pas traîné. Quatre mois après leur installation à Vereinbarung, leur premier enfant était arrivé. Ils l’avaient baptisé Kristofferson, en souvenir du fils disparu du prince Ludwig. Deux enfants jumeaux naquirent l’année suivante, un garçon et une fille, et puis un troisième garçon, et enfin la petite dernière.
Psody adorait ses cinq enfants de toutes ses forces, et était prêt à tout pour n’importe lequel d’entre eux. Il n’avait pas pu les éduquer autant qu’il avait souhaité, mais avait fait de son mieux. Jamais il ne s’était montré négligent. Ses longues absences n’avaient pas toujours été faciles, car l’éloignement avec sa famille lui pesait. Mais à présent, c’était terminé. Il n’y aurait pas d’autre expédition. Il allait donc pleinement pouvoir s’occuper de sa famille, tout en gérant les affaires en rapport avec la magie. Plus de prise de risque, plus de départ, plus de moments pénibles où il devait supporter le chagrin d’Heike qui craignait de ne pas le voir revenir.
Oui, il en avait parcouru, du chemin, depuis sa sortie du terrier de Brissuc. Psody Steiner était un grand héros pour certains, le pire des sacrilèges pour les autres.
Il se tourna vers le jeune Humain, et lui fit un clin d’œil.
- Je te félicite, Jochen ! Ton sang-froid face aux Impériaux est admirable-admirable !
Bien qu’ayant appris à parler la langue des Humains, Psody avait toujours conservé le petit tic de répétition propre au queekish. Il ne voulut pas minimiser les efforts des autres.
- Mais je voudrais vraiment tous vous remercier pour ce que vous avez fait pour nous. Surtout toi, Fritz. C’était ta première sortie, tu avais peur, et pourtant tu n’as pas flanché.
- Maître Mage, je… je vous remercie, mais comment vous… comment vous saviez que j’avais peur ? Vous ne pouviez pas me voir ?
- Non, mais je pouvais te sentir. J’ai appris à aiguiser mes sens grâce à l’énergie-magie du Warp, et j’ai pu distinguer ton odeur par-dessus les autres. Et c’est cette odeur qui transpire-suinte encore de tes glandes à musc.
Fritz baissa les yeux. Psody lui tapota amicalement le dos.
- Ne laisse pas la gêne submerger cette peur. Franchement, tu n’as pas à avoir honte, tu as été très bien. Ta future épouse sera flattée de t’avoir pour mari.
Un autre Skaven approcha. Il tendit au Skaven Blanc un vêtement d’étoffes souples et confortables.
- Tiens, Père.
- Merci, Siggy.
La capitaine Humaine eut un petit sourire attendri en entendant cet échange. C’était amusant de voir deux Skavens diamétralement opposés être pourtant liés par le sang. En effet, Siggy – Sigmund Steiner de son vrai nom – avait lui aussi un signe particulier des Skavens. Un héritage exceptionnel coulait dans le sang de quelques-uns des représentants de ce peuple : celui des Puissants du Rat Cornu.
Chaque génération de Skavens avait son lot de Skavens Noirs. Ceux-ci étaient facilement reconnaissables : bien plus grands et costauds que la moyenne, tous avaient une fourrure noire comme la nuit. Les plus musclés d’entre eux pouvaient déployer une force incroyable, bien supérieure à celle d’un Humain. Tous étaient également plus solides, et pouvaient endurer des blessures autrement mortelles. Chez certains d’entre eux, cette puissance était toutefois accompagnée d’une promptitude à s’emporter et à se mettre dans un état de rage difficilement contrôlable. Les Fils du Rat Cornu appelaient cette frénésie « Rage Noire ». La Rage Noire était à la fois un atout et une faiblesse pour les Skavens Noirs.
Sigmund était l’un d’entre eux. Âgé de cinq ans, il mesurait six pieds et deux pouces de haut pour cent cinquante livres de muscles et de nerfs. Il était très grand, mais il était mince, ses membres paraissaient plus fins, mais n’en étaient pas moins capables de déployer une force souvent impressionnante. Il savait bien que la Rage Noire était tapie au plus profond de lui, et ne s’autorisait à la laisser se déchaîner qu’en cas d’urgence. La Rage Noire ne faisait pas de différence entre ami et ennemi. En outre, une fois la fièvre destructrice retombée, le Skaven Noir subissait un violent contrecoup qui le réduisait à l’impuissance pour les quelques heures suivantes. Psody avait même entendu dire que certains Puissants étaient morts ainsi, leur cœur ayant littéralement explosé.
Le plus étonnant chez Sigmund était sa voix : elle était très douce, et quand il parlait normalement, on avait peine à croire qu’un timbre aussi rassurant pouvait sortir de cette poitrine robuste comme un chêne. À l’inverse, quand il menait ses hommes au combat, sa voix devenait plus effrayante et plus forte qu’un rugissement de troll. Comme chez certains Skavens, son visage n’était pas entièrement recouvert de poils ; son menton et son museau, large et plat comme celui de son père, étaient naturellement glabres. D’ordinaire, il veillait à ne jamais desserrer ses mâchoires, car sa dentition de Skaven Noir était bien plus inquiétante à l’œil que celle d’un Skaven ordinaire. Ses deux longues incisives coupantes comme un rasoir dépassaient de ses lèvres supérieures de quelques bons pouces.
Sous cette apparence de redoutable combattant, Sigmund était néanmoins quelqu’un de très sensible. Il était parfaitement conscient de ses forces et faiblesses, et cela lui minait parfois le moral. Heureusement, ses parents et ses amis savaient le réconforter. Il participait aux « récoltes » depuis deux ans, et avait toujours du mal à s’habituer à la détresse des bébés Skavens.
Tous les Skavens étaient à présent rhabillés. Jochen fouilla dans le deuxième chariot, et ressortit toute une collection d’épées, de haches et de marteaux de guerre. Bientôt, chacun récupéra son arme personnelle. Fritz Hafner, le plus petit Skaven de l’expédition, demanda :
- Était-ce nécessaire, tout ça ? À l’aller, nous avons franchi la frontière en cachette, sans passer par le poste de garde. Pourquoi on n’a pas fait la même chose dans l’autre sens ?
- Parce que jamais le chariot de transport des ratons n’aurait pu franchir la rivière autrement que par le pont. Et les eaux sont trop tumultueuses et trop profondes pour qu’on se risque à les franchir à la nage avec des ratons sur le dos.
- Et… un seul chariot n’aurait pas suffi ? Les Skavens adultes auraient franchi la rivière de leur côté ?
Sigmund fronça le museau.
- Pour laisser nos amis Humains à la merci des gardes ?
- Ils auraient peut-être été moins nerveux sans notre présence.
- Pas sûr, répondit Psody. De plus, avec des « prisonniers », ça faisait plus crédible. Plus c’est gros, plus ça passe.
- Et si jamais ils s’étaient rebiffés ?
- On aurait pu se défendre.
- Même vous, enfermé et ligoté dans votre cage ?
- Je n’étais pas bâillonné. Tant que je peux parler, je peux utiliser la magie. J’aurais pu m’en servir contre eux.
- Il y avait quand même de sacrés risques.
- Tu as raison, mais retiens bien ceci, Fritz Hafner : je refuse-refuse de laisser mes enfants prendre ces risques sans moi, et ça vaut pour toi aussi.
Fritz acquiesça d’un signe de tête. C’était bien pour ça que chaque habitant du Royaume des Rats considérait Psody comme un vrai héros.
- Allez, les petits ont assez attendu comme ça. Gunther, Marjan, Hans, Kit, Siggy, Michael, Ingrid et Kerstin, vous allez leur donner la becquée. Nedland, fais du feu pour le lait. Les autres, montez les tentes. La nuit ne va pas tarder-tarder à tomber.