Souviens-toi des jours heureux
Papyrus posa une assiette remplie de pancakes devant mes yeux. Le sirop d'érable dégoulinait le long du petit-déjeuner. Mon ventre gargouilla furieusement. Je n'avais rien avalé depuis la visite imprévue du couple royal au lever du lit, et je n'avais pas vraiment réalisé à quel point j'avais faim. Je plantai ma fourchette dans le plat pour commencer à manger. C'étaient les meilleurs pancakes de toute ma vie.
Quand je relevai les yeux, Sans me dévisageait, un rictus étrange plaqué sur le visage.
— Quoi ?
— C'est bon, hein ? C'est la première chose que Papyrus a appris à faire en sortant des Souterrains. Les premières étaient d'une qualité... discutable. Mais le truc avec mon frère, c'est que lorsqu'il est passionné par quelque chose, il redouble d'efforts jusqu'à ce que ce soit parfait. Ces pancakes ont été élus meilleurs pancakes de l'école de Frisk. Cinq fois.
— Je ne savais pas que je prenais le petit-déjeuner avec une tête couronnée.
Papyrus s'installa en face de moi, à côté de son frère, faisant de son mieux pour ignorer le rougissement de plus en plus important de ses pommettes. Le squelette toussota et reprit un tant soi peu de prestance. Il gonfla la poitrine et posa enfin les yeux sur moi.
— Mais bien sûr ! Après ce qui s'est passé hier, je ne pouvais que proposer les meilleurs pancakes de la ville en guise d'excuse.
Sans s'affaissa légèrement sur sa chaise et baissa le regard. Il commença à manger en silence.
Je remarquai qu'il hésitait toujours à me regarder, un peu nerveux. Il faudrait sans doute un peu de temps pour oublier ce qui s'était passé. J'espérai qu'il n'allait pas accepter l'offre de Papyrus juste par culpabilité, ce qui ne valait pas beaucoup plus qu'une annonce devant le fait accompli.
Papyrus dut sentir le malaise s'installer puisqu'il embraya très vite sur le sujet important du jour.
— Bien. Comme je te le disais hier, j'aimerais que quelqu'un veille sur Sans pendant mes absences. Rien de bien compliqué : l'aider dans les tâches du quotidien, le faire sortir de cette grotte qui sent l'ours qu'il appelle sa chambre de temps à autre, l'accompagner pendant ses rendez-vous médicaux, et garder un œil sur ses listes.
— Des listes ? rebondis-je.
— J'écris tout sur des post-its, répondit Sans, en pointant un miroir dans l'entrée qui en était recouvert. Ça m'aide à retenir ce que je dois faire et quand. J'ai aussi un carnet, toujours sur moi, pour garder des traces de mes journées. Quand j'ai... Quand je m'égare, il suffit de me dire de regarder les listes, et normalement, ça revient.
— D'accord, c'est bon à savoir. Désolée de ne pas trop avoir su comment réagir quand tu t'es perdu.
Sans se tourna vers Papyrus, confus. Le cadet sourit patiemment.
— Avant que je revienne. Tu as oublié de fermer la porte et tu t'es évadé encore une fois. Cheyenne t'as retrouvé et a appelé Undyne.
— Oh. D'accord. Tu étais parti ?
Cette fois, Papyrus tiqua. Il tâcha de rester neutre, mais son visage exprima brièvement un peu d'inquiétude. Sans perdit le sourire immédiatement.
— Je suis parti trois mois, Sans. Regarde ta liste.
— Trois mois ? répondit l'aîné dans un murmure, lui aussi inquiet. Je n'avais encore jamais... Pas aussi loin, pas vrai ?
— Non, en effet. Tu n'avais encore jamais perdu de souvenirs aussi lointains. Mais ce n'est pas grave, ça arrive.
La respiration du squelette s'accéléra. Je lançai un regard interloqué vers Papyrus. Une crise se déclenchait.
— Je prends mes traitements, je te le jure, paniqua le squelette. J'ai pris tous mes traitements, Papyrus. Oh non... Non, non, non, non, non...
— Je sais, Sans. Je ne doute pas de ta parole. C'est juste un accident isolé, tout va bien. Ce n'est pas de ta faute, même le grand Papyrus n'arrive pas à se rappeler de choses qu'il a faites il y a des mois de cela, parfois. Ce n'est pas important !
— Mais ça l'est ! hurla Sans. Ça l'est ! Je n'ai même pas vu que tu étais parti trois mois !
Ses orbites redevinrent sombres et il commença à hyperventiler. Ses mains agrippèrent son crâne. Papyrus me fit signe discrètement de reculer. J'obéis et me collai un peu plus contre le mur.
Le grand squelette s'accroupit devant son frère et posa ses mains sur ses épaules.
— Sans, ce n'est pas de ta faute. Tu te rappelles de ce qu'a dit le docteur Alphys ? Il y a des hauts et des bas. Aujourd'hui n'est pas un très bon jour, c'est tout. Tu as mal dormi et tu es fatigué, c'est pour ça que ta mémoire fait davantage le yoyo que d'habitude. Ce n'est pas à cause de ton traitement, tout va bien. Je suis sûr que tu as vu que j'étais parti, tu l'as simplement oublié cette fois-ci. Tout va bien.
Antoinette passa à côté de moi. La chienne trottina tranquillement jusqu'à Sans et posa ses deux pattes sur ses genoux pour le calmer. Le squelette la serra contre lui, les mains perdues dans l'encolure de son labrador, qui lui lécha gentiment les mains. Le petit squelette se mit à sangloter, en serrant le chien contre lui.
— Je suis désolé, je ne veux pas retourner là-bas... S'il te plaît, je ne veux pas y retourner. Je ne veux pas... Je ne veux pas... Je suis désolé... Je vais prendre mon traitement... Je vais le prendre, promis. Je suis désolé...
Papyrus prit une grande inspiration, avant de lui prendre les mains. J'admirai son sang froid. Mon cœur battait la chamade, si fort que j'avais l'impression qu'il allait exploser.
— Sans, où est-ce qu'on est ?
— S'il te plaît, non... Non, pas encore. S'il te plaît...
— Où est-ce qu'on est, Sans ?
Le squelette releva les yeux derrière son chien, et regarda autour de lui, confus.
— À... À la maison.
— Oui, on est à la maison. On ne va pas là-bas. On reste ici, promis. Tout va bien.
— Tout... Tout va bien.
Les pupilles étaient de retour. Papyrus recula pour le laisser reprendre ses esprits, et s'installa de nouveau à la table. Il me fit signe que je pouvais revenir, je m'exécutai sans un mot. Sans resta caché derrière son chien. Seule ses mains, accrochées désespérément autour du cou du labrador, étaient visibles.
— Je peux repasser plus tard, chuchotai-je.
— Non... Non, ça va, répondit Sans.
Je me tournai vers lui, surprise. Il prit une grande inspiration, et relâcha Antoinette. La chienne descendit de ses genoux, mais s'assit à côté de lui, les yeux ne le lâchant pas. Sans s'essuya les yeux et retrouva un semblant de contenance.
— C'est passé... Désolé.
— Ce n'est rien, Sans, répondit Papyrus. Une sieste cet après-midi, et ça ira mieux, tu verras.
— Peut-être...
Je ne savais plus quoi dire. Après ça, je n'avais plus vraiment envie d'aborder un sujet avec lequel Sans n'était pas confortable.
Papyrus vola à mon secours en changeant le sujet.
— Est-ce que tu veux visiter la maison ?
J'hochai la tête. Le squelette se redressa, et m'invita à le suivre. Sans resta assis, la main sur la tête de son chien. Papyrus m'accompagna vers la porte-fenêtre et me laissa passer pour accéder à la terrasse. Il referma la porte derrière lui.
— Il va bien. Je sais qu'il n'en a pas l'air, mais il se remet, me dit Papyrus. Lorsque ça arrive, le mieux est de reprendre la conversation où on l'a laissé, ou si c'est une grosse crise, le laisser un peu seul pour qu'il reprenne ses esprits. Il n'aime pas trop être réconforté. Sans n'est pas très tactile. Quand il sera prêt, il nous rejoindra.
Je gardai le silence, pensive.
— Je sais que c'est impressionnant, mais c'est moins grave que ça n'en a l'air. Sans est simplement frustré par la situation, mais lorsqu'il se calme, il est capable de rationaliser. Il faut simplement l'aider à se poser en discutant avec lui et en attirant son attention sur ce qui est réel : nous, la maison, les objets... Ça peut l'agacer, mais ça l'aide à se concentrer. Est-ce que... Tu penses être capable de faire ça une fois que je serai parti ?
Je pris une grande inspiration. Je réalisai que Papyrus venait de faire avec moi la même chose qu'il venait de faire avec Sans : m'emmener dehors pour que je respire quelques secondes et reprenne mes esprits. Il était très observateur et humain, et je n'étais pas certaine d'être capable d'arriver à garder mon calme autant que lui.
— Je... Je ne sais pas, avouai-je. Je pense que lorsque j'aurais l'habitude, peut-être... Et si... S'il fait comme hier ? Je fais quoi ?
Papyrus se tendit légèrement.
— Ces crises-là sont très rares, Asgore a dû te le dire. Elles sont généralement provoquées par la colère, ou après une très grosse peur, en général à cause de bruits forts ou de cris. Il a gardé des traumatismes du jour où il s'est fait tirer dessus, et ça a tendance à provoquer de grosses crises où il peut se battre pour sa vie, comme lorsque c'est arrivé. Lorsque ça arrive, il n'y a pas grand chose qui peut le calmer. Parler ne fonctionne pas, le toucher ne fait qu'aggraver la chose. Il faut simplement le laisser et s'assurer qu'il n'est pas dangereux pour personne. S'il l'est, appelle Undyne ou Toriel immédiatement, ou trouve un monstre assez puissant pour le maintenir au sol le temps qu'il se calme. Sans n'en a pas l'air comme ça, mais il est très fort et ses attaques font très mal.
— Qu'est-ce que je fais s'il m'attaque ?
— Reste calme. Ne cours pas. La matière physique arrête ses os. Il suffit de se mettre derrière un arbre, un bâtiment, une poubelle... Éventuellement, il sera à court d'énergie et contraint de se calmer.
Papyrus poussa un soupir.
— Je sais que, dis comme ça, ça ne donne pas envie. Mais Sans n'est pas comme ça la plupart du temps, promis. Et puis, je ne compte pas te lâcher du jour au lendemain, ne t'inquiète pas. Je suis là pour encore deux semaines, je vais pouvoir t'aider et l'aider à s'habituer à ta présence. Et même quand je serai parti, Undyne et Toriel sont là pour répondre à la moindre de tes questions ou pour réagir si quelque chose se passe mal. Je veux juste... Je veux juste que quelqu'un lui donne une chance, pas comme la dernière fois.
— La dernière fois ?
— Ce n'est pas la première fois que je confie Sans à quelqu'un. Il y a quelques mois, on a essayé de... De le placer dans une structure spécialisée, juste une semaine, le temps de s'occuper des festivités de la cinquième année de notre arrivée ici. C'est de ça qu'il parlait tout à l'heure.
Papyrus s'assit à terre, je suivis son mouvement.
— Je ne sais pas ce qui s'y est passé exactement, et je le regrette. Sans a toujours eu une relation compliquée avec les hôpitaux, et bien que ce n'en était pas un, les salles ressemblaient à des chambres d'hôpital. Sans a refusé de prendre son traitement pendant quelques jours, et je pense qu'ils l'ont forcé, ou menacé. Sans est devenu agressif, et il a blessé sérieusement deux infirmières. J'ai retrouvé mon frère dans un commissariat de police, traumatisé. Ils ont appelé la police, et comme il n'y a pas de législation concernant nos handicaps, ils ont considéré qu'il était normal de l'interroger comme n'importe quelle personne. Sans n'arrivait pas à répondre, ils se sont mis à lui crier dessus... Il a attaqué les policiers.
Le squelette serra ses genoux contre lui.
— Lorsque je suis arrivé avec Asgore, Undyne et Toriel, ils ont refusé de nous laisser le voir. Mais ils l'ont sorti juste à ce moment-là, menotté. Sans a hurlé mon nom et je n'ai rien pu faire. Je les ai supplié de me laisser lui parler, que je pouvais le calmer, ils n'ont rien voulu entendre et l'ont emmené en prison, jugeant qu'il était trop dangereux pour le laisser en liberté.
— C'est n'importe quoi, crachai-je, offensée.
— Oui. Asgore et Toriel se sont ensuite battus nuit et jour pour obtenir sa libération. Ils sont allés voir le gouvernement pour plaider sa cause et leur faire ouvrir les yeux. Asgore a porté l'affaire dans les médias, et avec la pression de l'opinion publique, Sans a enfin été libéré après douze jours. Son état était très préoccupant. Il n'avait pas pris son traitement tout le temps qu'il se trouvait là, il avait refusé de manger, il sursautait au moindre contact physique... C'est comme si nous étions revenus après l'accident. On a réussi à lui faire remonter la pente les mois suivants, difficilement, mais dès qu'il s'approche d'un hôpital, désormais, il panique. Le problème étant qu'il doit y retourner tous les deux mois pour des points réguliers, puisque Alphys, qui le suit, n'a pas à disposition tout ce qu'il faut ici. On trouve en général des moyens détournés de l'emmener et lorsque ça ne fonctionne pas, Alphys lui donne un sédatif qui l'assomme assez pour qu'il ne se rende compte de rien, même si... Ça n'aide pas son état et ça peut fausser les résultats de ses examens. Le prochain est dans quatre jours.
— D'accord.
La porte-fenêtre s'ouvrit, nous faisant sursauter. Sans sortit du salon et vint s'asseoir à côté de moi. Il avait l'air fatigué, mais souriait de nouveau.
— Je pensais que tu lui faisais visiter, remarqua-t-il. Je sais que notre jardin est au top, mais de là à passer vingt minutes à l'observer ? Vous comptez les brins d'herbe ?
— J'ai fait pousser cette herbe à la sueur de mon front, j'ai le droit de l'observer autant que je veux, râla Papyrus. Aussi, je discutais avec notre voisine de... choses et d'autres.
— Oh ? Et quelles choses ? demanda-t-il d'une voix un peu plus froide, ses orbites se posant sur moi.
Papyrus me donna un coup de coude pas très discret dans les côtes. Je sursautai, avant de me tourner vers Sans, paniquée. Je ne savais pas mentir !
— De... Euh... La visite d'Asgore et Toriel, ce matin. Je demandais à Papyrus si c'était quelque chose qu'ils faisaient souvent. Pour me... Euh... Enfin... Pour voir si c'était une exception ou...
— Tout à fait ! rebondit Papyrus d'une voix contrôlée que je jalousais immédiatement. Je lui racontai comment Toriel s'est introduite dans nos tentes pour déposer des morceaux de tarte au beau milieu de la nuit, le jour après notre sortie des Souterrains.
Sans ne répondit pas. Ses yeux ne quittèrent pas les miens. Il savait que ce n'était pas la vérité. Il allait poser des questions, et s'énerver, et...
— Oh. D'accord.
Il haussa les épaules et s'assit à côté de moi. Je me tournai vers Papyrus qui me fit signe de laisser tomber. D'accord.
Nous restâmes assis à contempler la pelouse quelques minutes, avant que je ne commence à jouer avec mes mains, incertaine d'où commencer. Je me tournai vers Sans.
— Qu'est-ce que tu penses de l'idée de Papyrus ? Comme je l'ai dit en arrivant, je ne veux pas... Je n'ai pas envie de m'imposer si tu ne veux pas de mon aide, ou que tu acceptes par culpabilité. Je veux que ça vienne de toi.
Sans grinça des dents.
— Je ne comprends pas pourquoi il veut que tu m'aides. Je peux me débrouiller seul.
— Sans... intervint Papyrus, comme s'ils avaient déjà eu cette conversation plusieurs fois avant.
— Mais c'est la vérité ! J'ai des petits oublis, mais ce n'est pas comme avant. Je ne suis pas mourant ou complètement idiot. Je sais m'occuper de moi-même !
— Et je ne le remets pas en question, lui assurai-je. Je ne comptais de toute manière pas te coller aux basques jour et nuit. Peut-être... Juste venir une ou deux fois par jour, pour voir si tu as besoin de quelque chose. Si tout va bien, je te laisse tranquille, sinon on peut en discuter ? Et peut-être t'accompagner quand tu dois sortir faire les courses, des choses comme ça ? Je ne veux pas m'imposer ou remplacer Papyrus. Je veux juste t'aider.
— Tu parles de pression, mais tu le fais juste pour l'argent, grogna-t-il.
— Non, Sans. Je le fais parce que j'ai envie d'aider, et de faire connaissance. Si on doit vivre dans le même quartier les prochaines années, j'aimerais pouvoir savoir qui est mon voisin ? Je n'ai même pas besoin d'argent. Hermine m'a déjà proposé de travailler dans son épicerie. Je peux enchaîner les deux sans problème si c'est l'argent qui te pose problème.
Sans me dévisagea une nouvelle fois. Papyrus observait derrière moi, retenant son souffle.
— On peut essayer une semaine, grogna Sans. Si ça me plaît pas, on arrête tout.
— Ça me va.
Je lui tendis la main. Sans sortit la sienne de sa poche et vint la serrer. Un énorme bruit de pet retentit dans l'air. Son sourire s'étira, alors que Papyrus claquait sa main sur son front, exaspéré.
— Eh, je savais bien que ça finirait par marcher.
— J'ai été vaincue sur ce coup-là, je le reconnais. Mais ce n'est pas la fin de la guerre.
— C'est ce qu'on verra.
Il me fit un clin d'œil, qui me fit légèrement rougir. Papyrus poussa un soupir dramatiquement exagéré, avant de se relever.
— Maintenant que cette affaire est réglée, allons visiter la maison avant que je me momifie d'embarras.
— Dommage que les plate-bandes soient dans le fond du jardin, dans ce cas.
Papyrus sourit une seconde avant de se renfrogner et taper du pied, en colère.
— Sans ! Ce n'est pas le moment pour tes jeux de mots !
— Tu souris.
— Et je déteste ça ! Rentre immédiatement !
Il leva les mains en l'air et se redressa pour rentrer. Je lui emboîtai le pas, amusée. Sans semblait de meilleure humeur. Il fit un grand mouvement avec ses bras.
— Le salon. C'est un salon. Avec un canapé, et une télé, notre caillou de compagnie, et des choses normales qu'on trouve dans un salon.
— Caillou de compagnie ?
Il me pointa un gros rocher recouvert de scotch, nageant dans une mare de paillettes. Je clignai des yeux, incapable de décider si c'était une blague ou non. Papyrus, derrière moi, ne sembla pas trouver ça anormal.
— Pourquoi est-ce qu'il est dans cet état ?
— Undyne l'a jeté sur un humain qui nous a insulté pendant que je le sortais, répondit Papyrus, de toute évidence encore agacé par cet événement. Rocky était tellement sous le choc qu'il s'est brisé en deux. Mais il va bien !
— Il a la tête dure, répliqua Sans d'un ton très sérieux.
— Sans ! cria son frère, excédé. Arrête ça !
— Ne fais pas attention à sa tête de pioche. Elle est restée figée dans le marbre.
— Arrête !
Un gloussement s'échappa enfin de ma gorge, incapable de retenir mon sourire. Le sourire de Sans s'agrandit, ravi de son petit effet.
Papyrus posa ses mains sur mes épaules, et me poussa vers la cuisine, en lançant un regard noir à son frère.
— La suite de la visite est par là. La cuisine ! La meilleure pièce de la maison.
Ils étaient bien équipés, j'en sifflai d'admiration. Tout était neuf et moderne, et brillait. Si je devais deviner, Papyrus s'en occupait bien. Il se lança dans une grande tirade pour détailler tout ce qui se trouvait dans les placards, les tiroirs, les cinquante fonctionnalités de son super four et même comment utiliser les glaçons dans l'encoche du réfrigérateur.
Ma tête tournait quand nous sortîmes de là pour nous diriger vers l'étage, plus petit. L'unique couloir donnait sur quatre portes : la salle de bain, le bureau et leurs deux chambres. Papyrus s'empressa de me pousser vers sa chambre, excité. Sans me suivait, le sourire aux lèvres, mais se dirigea finalement vers la porte d'en face, sa chambre sans doute. Je ne pus le suivre, Papyrus bloquait l'entrée.
La chambre du squelette était fidèle à ce que je m'étais imaginé de sa personnalité : flamboyante. Littéralement. Tout était rouge et noir, et des flammes avaient été tapissées partout : sur les murs, le plafond, les portes de l'armoire, le lit. Dans un coin, à côté d'un ordinateur dernier cri sur un bureau sombre, deux grandes vitrines exposaient une impressionnante collection de figurines de super-héros, dont certaines semblaient avoir été réalisées à la main. Contre le mur de droite se trouvait une grande bibliothèque, pleine à craquer au point que plusieurs piles de livres avaient atterri sur la table de chevet et au pied de son lit, dont le bois avait été travaillé pour ressembler à une voiture de course.
— Je suis fan, lâchai-je, émerveillée. Cette pièce sent le Papyrus du sol au plafond.
— Ça tombe bien, le Papyrus s'y sent parfaitement à l'aise ! Tout a été conçu par mes mains expertes, ou presque. J'ignorais encore à l'époque qu'il y avait des magasins réservés aux personnes qui aiment tout faire eux-mêmes. Ça m'aurait évité de devoir démonter mes précieux pièges à pics pour avoir assez de vis et de clous pour faire tenir le tout. De toute manière, Toriel m'a fait comprendre qu'ils n'avaient rien à faire dans la rue de manière très... éloquente. La reine a du mal à comprendre ma passion pour les pièges et puzzles complexes. C'est sans doute ce que les jeunes de nos jours appellent le choc des générations, marmonna-t-il, contrarié.
Je pouffai devant sa mine déconfite.
— C'est réussi en tout cas. J'aurais adoré grandir dans une chambre comme ça.
Son visage s'illumina sous le compliment.
Il m'invita à traverser le couloir vers la chambre d'en face. Papyrus me prévint cependant que je risquais d'être beaucoup moins impressionnée.
La chambre de Sans était... quelque chose. La plupart des murs étaient couverts de grandes bibliothèques, elles aussi pleines à craquer. De toute évidence, ces squelettes aimaient lire. Un grand bureau était encastré sous un grand lit surélevé. Il s'agissait du seul endroit parfaitement propre de la pièce. Tout y était rangé dans des petits tiroirs. Le mur du fond était couvert de post-its, cachés par un ordinateur à trois écrans en veille, qui affichaient des images animées de l'espace. Un casque était posé sur le clavier, duquel dépassait une plusieurs feuilles annotées. Quelques livres sur les galaxies et la physique quantique étaient empilés à côté d'un des écrans. À en juger par les images, les livres et les petites étoiles fluorescentes accrochées au plafond, Sans devait aimer l'espace.
Il n'aimait pas beaucoup le rangement en revanche. Des piles de vêtements traînaient sur le sol au milieu de quelques canettes vides. Une tornade de déchets volait paisiblement sur elle-même dans un coin, tenant miraculeusement sans aucun vent. Étrange, mais ça lui correspondait assez bien. Il m'avait l'air d'être le genre de personnes à avoir des choses dérangeantes dans sa chambre pour obtenir une réaction.
Sans se trouvait dans son placard, sur le mur à ma gauche, et semblait chercher quelque chose dans de grandes boîtes en carton. Bientôt, une paire de shorts et un hoodie bleu furent balancés à travers la pièce et s'écrasèrent au-dessus de la chaise de bureau avec plus ou moins de succès.
Papyrus se dirigea discrètement vers la grande fenêtre pour l'ouvrir en grand. Il était vrai qu'il régnait ici une certaine odeur de sueur. Il faisait chaud.
— J'avais plein de livres sur l'espace quand j'étais gamine. Ils doivent être dans la chambre de Neelam.
— Vraiment ? demanda Sans, en refermant les portes. C'est... Euh... Un hobby.
— Une hyperfixation, corrigea Papyrus.
— On en parle de la crise que tu m'as faite à six ans parce que j'ai confondu un diplodocus et un brachiosaure ? se moqua l'aîné.
— Ça n'a rien à voir, et je t'avais expliqué pourquoi ils étaient différents cinq minutes plus tôt. Tu l'as fait exprès, et tu as ensuite insisté avec des jeux de mots terribles sur les petits bras du T-Rex que ma mémoire traumatisée a heureusement supprimé depuis. C'est du passé !
— Du passé, vraiment ?
— Oui, parfaitement !
— Pourquoi tu ne racontes pas à l'humain comment tu as pleuré comme un bébé quand on t'a emmené voir des reconstitutions de gros lézards pour ton anniversaire ?
Papyrus glapit. Il ouvrit et ferma la bouche, à court d'arguments. Sans sourit, victorieux. Papyrus croisa les bras et se retourna, boudeur. Je souris, amusé par leurs chamailleries fraternelles.
Je remarquai cela dit que Sans n'avait aucun problème pour parler d'événements impliquant son frère, intéressant. Cela pouvait expliquer pourquoi il avait été tellement frustré d'avoir oublié qu'il était parti plus tôt. Les frères semblaient fusionnels, et ne manquaient pas de compliments sur l'autre. C'était très différent de celle que je pouvais avoir avec Neelam. Il fallait dire que nous n'avions pas exactement eu une enfance normale, et que cette faille avait creusé un petit fossé que l'on cherchait encore à combler. J'ignorais si on pouvait en guérir.
— Cheyenne ? Tout va bien ? demanda Papyrus.
— Oh, oui ! m'exclamai-je. J'étais perdue dans mes pensées, désolée.
Papyrus était définitivement observateur.
— J'aime beaucoup la maison. Elle est à votre image.
— Il manque un coussin péteur géant sur le toit, répondit Sans, mais Papyrus n'a pas voulu.
— Bien sûr que je n'ai pas voulu ! Est-ce que... Est-ce que tu vas tenter de t'occuper de Sans, du coup ?
Son regard était suppliant. Je souris.
— Oui, je vais le faire.
Papyrus se jeta dans mes bras. Je parvins à grand peine à le maintenir contre moi, surprise. Sans resta en arrière, pensif, certes, mais il ne paraissait plus en colère.
Peut-être que ça se passerait bien après tout.