Horrortale : Pomme Pourrie
Chapitre 15 : Des cendres dans le vent
4338 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour il y a environ 1 mois
Sans enfila sa veste bleue maladroitement, pour éviter de trop mettre à l'épreuve ses côtes encore sensibles. Alphys lui tint l'autre manche pour l'aider à s'habiller, patiente. Après deux jours d'observation pour s'assurer qu'il ne tombe pas en cendres, le squelette avait enfin reçu l'autorisation de quitter le laboratoire, juste à temps pour la cérémonie d'adieu du roi Asgore. Son frère s'y trouvait déjà, il devait s'y rendre avec la scientifique par une porte plus discrète, pour éviter de remettre de l'huile sur les braises encore chaudes de son agression récente.
— T-Tu es sûr que tu vas r-réussir à tenir debout pendant l-la cérémonie ? Tu d-dois encore te reposer. On peut prendre un des f-fauteuils roulants ou...
— Ça va le faire, la rassura le squelette. Je ne suis pas en mousse. Ces os sont en calcium, dit-il en pointant son bras.
Il sourit largement, ravi de sa répartie. Alphys le jugea d'un long regard silencieux, un sourcil levé, peu impressionnée. Sans se détendit et plaça ses mains dans ses poches. La scientifique décida de l'ignorer royalement et rangea son dossier médical dans une grosse boîte, près de la porte, au-dessus des affaires que Papyrus lui avait ramené pour s'occuper pendant sa convalescence.
— J'enverrai Undyne l-la ramener à Nouvelle M-Maison, dit-elle.
Sans se tendit. Undyne était bien la dernière personne qu'il avait envie de voir ce jour-là. Alphys dut sentir son malaise puisqu'elle se mit à danser d'un pied à l'autre, nerveuse.
— Ou P-Papyrus p-pourra venir l-les chercher, c-comme tu v-veux ! s'exclama-t-elle rapidement.
Le squelette ne rebondit pas sur son commentaire et avança en direction de l'ascenseur. Il traversa les salles sombres d'une démarche titubante, pas encore très stable sur ses appuis, et dut faire deux pauses pour calmer les battements erratiques de son âme, déjà essoufflée par la reprise violente de son activité physique. Il caressa gentiment la tête d'Endogeny sur le chemin du retour. Le chien mutant battit de la queue et roula sur le dos dans une pluie d'aboiement caverneux.
Alphys le suivit en silence. Les portes de fer se refermèrent sur eux. La scientifique ne cessait pas de lui lancer des regards en coin, comme si elle voulait lui dire quelque chose. Sans se radoucit légèrement, conscient que son comportement ne devait pas la mettre très à l'aise.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
Alphys sursauta, et regarda immédiatement le sol, alarmée. Elle joua avec ses mains un moment, avant de relever la tête vers le squelette, plus déterminée.
— T-Tu as travaillé dans le l-laboratoire avant m-moi, pas vrai ?
— Je te l'ai déjà dit, c'est compliqué. Probablement, oui, mais je n'en ai aucun souvenir.
— Est-ce que tu t'y c-connais en c-constructions énergétiques ? C-comme le CORE ?
— J'ai quelques bases. Pourquoi ? Il y a un problème ?
Alphys serra les poings, puis les relâcha. Sans connaissait cette technique. Elle cherchait à faire baisser son anxiété.
— J-Je ne sais pas ! paniqua-t-elle. Il s-se passe des c-choses étranges d-depuis quelques j-jours et je n-ne comprends p-pas d'où ça vient. C'est c-comme s'il y a-avait une f-fuite d'énergie qui v-vide progressivement le C-Core. Au d-début c'était à p-peine perceptible, mais les f-fuites sont de p-plus en p-plus importantes et...
Elle prit une grande inspiration. Ses yeux se fermèrent quelques secondes, et elle souffla pour se calmer.
— Il ne reste q-que dix pourcents d'énergie, Sans. Le C-CORE risque de c-cesser de fonctionner et j-je ne sais pas quoi faire ! Ça f-fait des jours que j'essaie d'en p-parler à Undyne et T-Toriel, mais je n'y arrive pas et a-avec tous les p-problèmes ces derniers jours, je ne s-sais plus vers qui me t-tourner... Je ne comprends r-rien aux plans de l'ancien s-scientifique royal, ils sont p-plein de trous comme si une p-partie du contenu avait été effacé, et tout le d-dossier est crypté. Sans les p-plans, je ne peux r-rien faire !
Sans ne répondit pas pendant un long moment, prenant mesure de la gravité de la situation. Peut-être que lui aussi allait devoir recourir aux techniques anti-stress de son ami d'ici quelques secondes si son âme continuait à pulser comme elle le faisait actuellement.
— Si le CORE s'arrête, qu'est-ce qu'il va se passer ? murmura-t-il.
— Le CORE permet de f-fluidifier notre magie et permet de l'utiliser de m-manière presque illimitée. Notamment p-pour la nourriture... Si... Si le CORE venait à s'arrêter, les monstres d-devront économiser leur magie pour fonctionner n-normalement, pour maintenir leur n-niveau de santé, mais cela s-signifie que...
— Ils ne pourront plus produire de nourriture... réalisa Sans. Il n'y aurait plus de nourriture, paniqua-t-il légèrement.
— J-Je sais que n-nous avons du s-stock, mais... Pas éternellement. C-ce ne serait pas le s-seul problème. Il n'y aurait p-plus d'électricité, plus de c-communication... Avec la s-situation actuelle...
— N'allons pas dans l'alarmisme tout de suite, la stoppa-t-il, anxieux. On a de la ressource. Bon, on va à la cérémonie d'adieu, et on en parle à Toriel et Undyne après, d'accord ? décida-t-il de changer le sujet, pour son propre bien. Elles sont peut-être en froid, mais ça, c'est plus important que leurs petites histoires. On ne peut pas se permettre de se diviser alors qu'on risque tous de devoir... Se souder pour survivre.
Alphys parut soulagée d'avoir pu se confier à quelqu'un, mais toujours aussi soucieuse. Sans préféra refouler ses propos loin dans son esprit. Il ne pouvait nier que c'était inquiétant. Très inquiétant, même. Les Souterrains étaient déjà au bord de l'anarchie, une famine ne ferait que pulvériser le peu de stabilité qui restait à leur peuple. Ils n'avaient pas besoin de ça. Et puis, coincés comme ils l'étaient sous terre, ils n'avaient aucun moyen de faire pousser des légumes ou faire de l'élevage. La famine serait totale, et il y avait des chances que ce soit la fin de leur peuple pour de bon.
Il préféra ne pas trop y penser. L'image de Papyrus qui s'installait dans son esprit, à l'agonie à cause du manque de nourriture, lui fit trop mal. Ça ne pouvait pas arriver. Il y avait forcément quelque chose à faire.
Alphys lui toucha le bras. Il sursauta violemment, arrachant à la scientifique un cri de surprise. Les portes de l'ascenseur était ouvertes.
— Désolé, soupira le squelette. J'étais ailleurs.
— N'y p-pensons pas t-trop, d'accord ?
Il hocha la tête et lui emboîta le pas dans le laboratoire principal. Son regard balaya le couloir étroit, et s'arrêta sur plusieurs valises, entassées dans un coin. Il haussa un sourcil. Alphys suivit son regard et s'empourpra immédiatement.
— Undyne s-s'est installée ici. T-Temporairement. J-Je c-crois.
— Je vois.
— Ce n'est p-pas... J-Je... Elle... Enfin, c-ce n'est p-pas comme ça !
— Je n'ai rien dit du tout, répondit-il, amusé, un large sourire aux lèvres.
— Arrête !
Elle lui frappa l'épaule, le visage entièrement cramoisi. Sans grimaça de douleur et massa le point d'impact, toujours un peu sensible. Alphys ne lui parut pas désolée pour autant, bien au contraire.
Ils quittèrent le bâtiment en direction du CORE, pour rejoindre l'ascenseur principal qui menait au palais royal. Le trajet se fit dans un silence pesant. Bien qu'il n'y avait plus grand monde dans les Souterrains, la plupart des monstres étant réunis à Nouvelle Maison pour les funérailles du roi, les quelques personnes qu'ils croisèrent leur adressèrent des regards teintés d'hostilité. Sans fit de son mieux pour les ignorer.
Une dizaine de minutes plus tard, ils se trouvaient dans le hall du jugement, bondé de monde. Dogamy et Dogarissa vinrent à leur rencontre.
— La reine nous a demandé de vous escorter dans la salle du trône, leur annonça Dogaressa. Suivez-nous !
La garde royale se faufila dans la foule, ouvrant la voie à Sans et Alphys. Dogamy, à l'arrière, s'assurait que personne ne se mette dans le chemin, ce qui, malheureusement, ne tarda pas à arriver.
— Meurtrier ! cria un monstre que Sans ne put voir. Tout ça, c'est de ta faute !
Tous les regards se tournèrent vers eux. Plusieurs chiens de la garde royale accoururent en renfort. Plusieurs pierres volèrent dans leur direction, mais les solides boucliers les arrêtèrent sans difficulté. Alphys adressa un regard désolé à Sans, qui serrait les poings, faisant de son mieux pour ne pas avoir l'air impacté par les insultes.
La salle du trône était plus parsemée. Deux rangées de sièges étaient alignées de chaque côté d'un grand tapis rouge. Tout avait été surélevé au-dessus d'une estrade de verre, afin de préserver les fleurs dorées qui se trouvaient dessous. Les sièges étaient pleins, à l'exception de trois, situés directement aux côtés d'un grand autel, encore vide. Sans repéra Papyrus et, non sans un soulagement visible, alla prendre place à ses côtés, et à ceux du reste du Conseil, au grand complet, ou presque. Alphys lui sourit et rejoignit un des sièges vides de l'autre côté de Gerson. Sans regarda autour de lui.
— Undyne n'est pas là ?
— Elle va entrer avec la reine et l'urne du roi, répondit Papyrus. Lady Toriel lui a dit que sa place était avec la famille du roi, en tant que sa fille adoptive. Toriel a décidé de la reconnaître comme telle officiellement.
— C'est une bonne chose. Peut-être que ça calmera les tensions.
— Je ne sais pas... répondit son cadet, qui avait de toute évidence reçu le même accueil que lui. Je l'espère.
Papyrus poussa un discret soupir, avant de relever le regard vers son frère.
— Tu vas bien ? Le voyage ne t'as pas trop fatigué ? Docteur Alphys a dit que tu devais te reposer.
— Je peux tenir quelques heures debout. Et puis après ça, je rentre à la maison et je vais pouvoir me reposer autant que je le veux, pas vrai ?
— D'accord... Mais si ça ne va pas, dis-le moi et on rentre tout de suite, d'accord ?
— Promis.
Le squelette prit sa main et la serra. Sans resta un moment silencieux, puis lui rendit sa poigne.
Les portes du palais s'ouvrirent sur une rangée de gardes royaux en armure noire intégrale. Chacun portait une lourde hallebarde et alla se positionner le long de l'allée centrale, de chaque côté, au garde-à-vous. Les invités se levèrent. Sans grimaça, avant d'être surpris par une main sous son bras, pour le maintenir debout. Il sourit à son frère.
L'urne du roi Asgore ne tarda pas à apparaître à l'entrée, portée par quatre gardes royaux, dont Undyne. Elle était habillée d'une longue robe de deuil, blanche, le visage caché sous un voile en dentelle comme il était de coutume en cas de deuil. Sa transparence laissait transparaître la détresse émotionnelle dans laquelle elle se trouvait. Sans sentit Papyrus lui serrer un peu plus la main quand il le remarqua, lui aussi.
Derrière les porteurs, Toriel marchait d'un pas lent, la tête basse. Comme Undyne, elle avait revêtu une longue robe blanche sobre et un voile, la seule différence étant que celui-ci était relié à la couronne royale. La reine portait le trident d'Asgore, rouge terne, ainsi que sa cape. La Deltarune, symbole de la monarchie Dreemur, était à la vue de tous sur le tissu, pour rappeler le rang du défunt.
Au passage de l'urne funéraire, les invités endeuillés s'agenouillèrent, les uns après les autres, et restèrent immobiles, la tête baissée. Le Conseil fut le dernier à suivre le mouvement, alors que l'immense urne se posait sur l'autel, à la vue de tous. Undyne et Toriel rejoignirent le conseil, et s'agenouillèrent à leur tour.
Sans vit, du coin de l'oeil, la main droite de Papyrus se glisser dans celle d'Undyne, reconnaissante. Elle ne bougea pas de sa position, mais ses épaules s'affaissèrent légèrement. Pendant de longues minutes, personne ne dit rien. L'hommage au roi était avant tout silencieux et personnel, l'occasion d'adresser ses voeux au défunt et de lui souhaiter un passage vers l'au-delà sans douleur.
Après un long moment, Toriel se leva et s'approcha du pupitre, derrière l'urne qui contenait les cendres de son mari. Elle resta un moment à contempler la jarre, puis prit la parole.
— Nous sommes réunis en ce jour pour rendre hommage au roi Asgore Dreemur, mon mari et le père de nos enfants, Asriel et Chara. Monté sur le trône à la fin de la grande guerre qui nous a opposé aux humains, Asgore s'est toujours montré présent et à l'écoute pour notre peuple, quand bien même la situation dans laquelle nous étions à la fin de la guerre était catastrophique. Il a su s'entourer pour nous aider à nous relever, retrouver espoir alors que notre enfermement nous a contraint à une vie dans l'obscurité. Le peuple des monstres a parcouru un long chemin depuis, semé d'embûches, de doutes, mais aussi de grandes réussites, de grandes découvertes, d'union, de paix et de compassion.
Elle sourit tendrement.
— Lorsque je suis tombée enceinte d'Asriel, il était convaincu que notre enfant était l'espoir qui permettrait d'enterrer cette guerre une fois pour toutes, dans nos mémoires, encore secouées par tout ce qui était arrivé, mais aussi pour nos nouvelles générations, que des parents qui ne voulaient que leur bien, leur donner un futur autre que celui qui leur a été offert, ont vu naître sous terre, sans aucune chance d'accéder un jour à la surface. Je ne pense pas mentir en affirmant qu'Asriel a suivi la voie que son père avait tracé pour lui, devenant rapidement l'espoir de tout un peuple, la preuve même que, bien que sous terre, nous pouvions nous relever, apprendre à vivre de nouveau, et que, peut-être, avec l'arrivée de Chara, qu'un autre futur était possible.
Elle baissa les yeux et garda le silence quelques secondes, ses griffes grattant nerveusement la surface du pupitre.
— C'est de cette façon que je veux me souvenir de mon mari. De ce père aimant qui jouait dans le jardin avec Asriel et Chara, persuadé qu'un jour, les hommes verraient qu'une entente entre nos deux peuples était encore possible. Que Chara serait notre ambassadeur et que, peut-être, juste peut-être, notre enfant traverserait un jour la Barrière pour défendre notre cause et nous libérer. Et puis, un jour, Chara est tombé malade et notre espoir s'est effondré du jour au lendemain. Qu'était-ce donc, sinon une utopie que nous nous étions forgés ? Asgore avait mis bien trop de pression sur les épaules d'un jeune enfant de huit ans, et Chara, malheureusement, avait été blessée trop de fois par l'humanité, comme nous avant elle. Par son sacrifice, elle espéra qu'Asriel réussisse à porter la lumière de l'autre côté de la Barrière, avant que sa lumière à lui ne s'éteigne à son tour, sur ce jardin même où nous nous tenons aujourd'hui, soufflée par un rôle trop précoce qu'Asgore et moi avons posé sur ses épaules, et l'amour qu'il portait à sa famille de coeur.
Elle se tendit légèrement, puis lança un regard vers Undyne.
— Toutefois, je ne peux passer outre ce qui est advenu après. Ce que certains ont vécu comme une trahison de ma part n'étaient pas là lorsque j'ai assisté impuissante à la naissance d'un sentiment qui avait disparu depuis quelques années ici-bas : la haine des hommes. Après tout ce que Chara nous avait apporté, sa lumière, nous avons replongé dans les ténèbres. Contre toute logique, Asgore a décidé de déclarer la guerre à une humanité qui ignorait alors même jusqu'à notre existence, privant l'acte d'Asriel, un acte de paix et de compassion, de la portée qu'il aurait dû avoir. Asriel ne s'est pas sacrifié pour lancer une nouvelle guerre. Il s'est sacrifié parce qu'il voulait prouver à Chara que sa place était toujours auprès des siens et que, même après sa mort, les hommes pouvaient l'accepter. Asriel souhaitait une nouvelle ère de paix avec l'humanité, ce n'était qu'un enfant, innocent et rempli d'espoir. Lorsqu'Asgore a décidé, sans me consulter, de revenir aux heures les plus sombres de notre histoire, j'ai été trahie. J'ai eu l'impression qu'il bafouait l'âme de nos enfants, leurs rêves, leurs espoirs, au prix d'un aveuglement uniquement motivé par la douleur. Son action était égoïste, mais aussi celle d'un père en souffrance. S'il avait réalisé, je lui aurais pardonné. Mais les monstres ont embrassé sa nouvelle politique sans se poser de questions. Ils ont sali la mémoire de mes enfants et, peu importe le nombre de fois où j'ai supplié Asgore de réaliser que ce qu'il faisait n'était pas ce dont nous avions besoin, l'intégralité de mon peuple, et mon propre mari, m'ont tourné le dos. Trahie et perdue dans un deuil que je n'arrivais plus à faire, la propre idée de ce qu'on avait fait de l'image d'Asriel et de Chara m'étant insupportable, je suis partie. Je ne pouvais que partir. Ce monde n'était plus le mien. Je n'ai pas abandonné le peuple des monstres. Je n'ai jamais demandé à me retrouver à la tête d'un empire militaire, et je suis partie pour cette raison.
Toriel se fit plus froide et releva le regard vers l'assemblée, accusatrice.
— À cause d'une décision conduite par la douleur et l'impossibilité de revenir en arrière sur sa vengeance, malgré des regrets avoués dans les derniers journaux que nous avons retrouvé dans sa demeure, Asgore a fait tuer six enfants. Six âmes similaires à Chara, cinq d'entre eux n'ont par ailleurs causé aucun mal à aucun d'entre vous, et ont pourtant été assassinés de sang froid. Six enfants que j'avais fait le serment de protéger et que j'ai eu à laisser partir, bien malgré moi. Quelle vengeance justifie de s'en prendre à des enfants qui n'ont ni vécu notre guerre, ni demandé à se retrouver ici-bas ? Pourquoi n'avoir pas abandonné après l'horrible crime du premier, si leur mort pesait tant sur la conscience de notre roi comme il le dit dans ses carnets ? Ce fardeau qu'il a décidé de porter en martyr, il en est le seul instigateur. Il pouvait arrêter. Il pouvait utiliser l'âme d'un seul enfant pour sortir chercher les autres. Il ne l'a jamais fait, et, ironiquement, c'est sa lâcheté qui l'a tué. Bien que beaucoup ne croient pas en cette histoire, la dernière lettre que Frisk nous a laissé nous dit qu'Asgore a renoncé à son entreprise devant la détermination de l'enfant, avant de payer le prix de ses crimes en se faisant assassiner par une entité que nous cherchons encore à retrouver.
Des murmures de mécontentements grimpèrent dans l'assemblée. Toriel les ignora et poursuivit.
— Parce qu'il avait le pouvoir de tout arrêter et a choisi de ne pas le faire, je ne peux pardonner à Asgore. L'homme qu'il est devenu ces dernières années n'est pas mon mari. Je ne suis pas heureuse de sa disparition non plus. Je pense qu'il ne s'agit ici que d'un grand gâchis qui aurait pu être évité des années plus tôt, dans le respect de la mémoire d'Asriel et de Chara. Je regrette qu'il ne se soit rendu compte de sa bêtise que dans les dernières minutes de sa vie.
Elle releva les yeux vers l'assemblée. Plusieurs personnes s'étaient levées et quittaient la salle. Toriel ne s'en offusqua pas.
— Pour autant, je sais qu'il a été un membre important de notre communauté ces dernières années, et qu'il n'était pas entièrement cet être maléfique que je me suis forgée, moi aussi, dans la douleur de la perte de ceux que j'ai aimé. Je le vois depuis que j'ai repris le trône, dans les yeux de notre peuple, que sa disparition a affecté, et dans ceux d'Undyne, sa fille adoptive. Si je suis si ferme sur la question des humains, c'est parce que je refuse que nous répétions les mêmes erreurs que mon mari. Il y a d'autres moyens. Puisse sa disparition et son entrée dans le caveau familial, aux côtés de nos enfants, soulager sa conscience et lui accorder enfin cette paix d'esprit qui l'a rongée ces dernières années. Nous sommes un peuple de compassion, et c'est avec compassion que je lui souhaite de trouver enfin le repos dans sa nouvelle vie.
Elle s'inclina légèrement et quitta la scène, pour retourner s'asseoir aux côtés des autres membres du Conseil. Sans lui adressa un sourire en soutien, et lui tendit un mouchoir. Elle s'essuya brièvement les yeux avec.
Undyne se leva à son tour et rejoignit le pupitre. Sans se tendit. Sa dernière prise de parole s'était soldée en catastrophe, il espérait que celle-ci n'alimente pas de nouveau les braises d'un feu en train de s'éteindre. Il lui sembla d'ailleurs que toute la salle retenait son souffle. Les doigts du squelette serrèrent un peu plus ceux de son frère.
— Je suis désolée si mon discours est plus court, commença la guerrière, mais je n'ai pas exactement les mêmes dispositions à l'éloquence que Toriel. Je ne suis d'ailleurs pas d'accord avec ce qu'elle a dit. Asgore n'était pas un dieu vengeur, ou je ne sais pas quoi. C'était quelqu'un de bon, et qui avait les intérêts de notre peuple à l'esprit. Sur la fin, je reconnais qu'il était hanté par le poids de la culpabilité, certes, mais surtout l'impression qu'il ne faisait pas assez pour notre peuple, alors qu'il est celui qui nous a donné une raison de continuer à se battre et de ne pas abandonner par sa promesse de nous sortir de ces Souterrains. Ce n'est pas juste que tout soit tombé sur ses épaules, mais il l'a fait pour nous assurer un futur. Ces humains ont été sacrifiés non pas par barbarie, mais pour assurer notre survie dans le futur, nous n'en avons tiré aucun plaisir, aucun bénéfice, si ce n'est la récupération d'âmes supplémentaires pour nous rapprocher un peu plus de la sortie d'une crise qui devenait ces derniers mois de plus en plus ingérable. Nous avons perdu beaucoup de gens. Des gens bien, qui ont baissé les bras. C'est pour eux qu'Asgore, que la garde royale continue à se battre. Pour s'assurer que ça ne se reproduise plus. Personne ne devrait vivre dans la morosité alors que derrière cette barrière, un futur glorieux nous attend, pacifiste, nous l'espérons tous, mais que nous récupérerons par la force au besoin, grâce aux guerriers qu'Asgore a formé spécialement pour cette mission. Si Asgore voulait que je sois son héritière, c'est parce qu'il savait que, quoi qu'il arrive, je pourrais porter son fardeau sans ciller. La perte des âmes est un coup dur, mais pas une fatalité. Nous pouvons encore le faire.
Sans se tendit. Il n'aimait pas la tournure que prenait ce discours. Ce n'était plus un discours d'adieux, mais un encouragement à la guerre.
— Moi, Undyne, promet de trouver un autre moyen d'ouvrir la Barrière. Tout ce qu'il faut, c'est ne pas abandonner nos efforts. Si nous cédons au pacifisme, si nous nous résolvons à rester coincés ici, d'autres gens vont mourir, et, à la mémoire de notre roi, je ne peux le tolérer. C'est pourquoi je demande officiellement un vote, à l'échelle des Souterrains, pour choisir. Si c'est vraiment la vision de Toriel que vous voulez, je ne m'y opposerai pas. Mais si vous me choisissez, nous continuerons l'œuvre d'Asgore jusqu'à sa réussite, sans faiblir ou baisser notre garde inutilement. Nous sommes peut-être faits de compassion, mais cela ne veut pas dire que l'on doit laisser passer l'affront que les humains nous ont fait en nous enfermant ici comme des animaux. Il est temps de récupérer ce qui nous est dû. Pour Asgore ! hurla-t-elle, en levant le poing.
L'assemblée hurla « Pour Asgore ! » à sa suite, glaçant les os de Sans. À ses côtés, Toriel était sous le choc. Elle ne s'était pas attendu à une tentative de coup d'état, au moment où elle se montrait le plus vulnérable. Elle serra les poings. Undyne quitta l'estrade et s'assit à ses côtés, nullement gênée.
— Qu'est-ce que tu fais ? demanda la reine, froide. Crois-tu vraiment que nous avons besoin d'une guerre civile maintenant ?
— Il n'y aura pas de guerre civile si les gens se rangent sous ma bannière, répondit la guerrière d'une voix toute aussi froide. Il est temps que les Souterrains deviennent plus démocrates. Vous me remercierez, vous verrez.
— Nous en reparlerons.
— J'y compte bien.
Dans l'indifférence générale, l'urne funéraire du roi Asgore s'affaissa sur l'autel, pour rejoindre le caveau familial situé en dessous de la salle du trône, grâce à un ascenseur. Les invités discutaient désormais à voix haute de la possible élection à venir et des deux discours, de plus en plus agités.
La cérémonie, qui devait enterrer la hache de guerre entre les deux femmes, venait de sceller le début d'événements dont elles ne pouvaient pas encore mesurer la portée.