Pour le bien de l'humanité
"Le petit a eu beaucoup de chance de s'en sortir. Ses fractures sont abominables. J'ai fait ce que j'ai pu pour ressouder les os, mais cela prendra des semaines, peut-être même des mois avant qu'il ne puisse remarcher convenablement. Et pourtant, malgré la douleur, il m'a souri ce matin et a engagé la conversation comme si de rien était. Il est fort. Il va s'en sortir.
— Ces deux enfants sont exceptionnels. Ils ont enduré tellement depuis leur arrivée que je ne sais même pas comment ils font pour continuer à tenir. J'aimerais pouvoir faire plus pour eux.
— Vous avez déjà fait plus que ce que n'importe quel humain aurait fait, Hélène."
Sans ouvrit faiblement les yeux alors que ses deux sauveuses parlaient à voix basse dans la pièce d'à côté. Son regard buta sur la couverture qui le recouvrait, et il mit quelques secondes à réaliser et comprendre où il se trouvait. Il n'était plus dans le palais, il était chez cette dame monstre qui avait aidé son petit frère. Un coup d'oeil à la fenêtre lui indiqua qu'il était tard dans l'après-midi. Il ne se souvenait pas avoir dormi aussi longtemps depuis l'attaque de leur village. Cela ne faisait que quelques semaines, et pourtant, Sans avait l'impression qu'elle était arrivée il y avait de cela une éternité.
Il se redressa doucement, le dos et les épaules encore très douloureuses après tous ces jours d'immobilisation. La veille, il n'avait pas vraiment eu le temps d'examiner les lieux. Un feu doux brûlait dans la cheminée, illuminant une pièce vétuste aux murs dégarnis, mais malgré tout très propre. Le grand canapé d'angle sur lequel il avait passé la nuit couvrait la majorité de l'espace. Sur la table basse, une assiette, un verre et des couverts avaient été dressés, vides pour le moment. Il peinait encore à réaliser qu'ils s'en étaient vraiment sortis.
Un terrible sentiment de manque le força à recroqueviller ses jambes contre lui. Il sentait Papyrus, au-dessus de lui, mais la dernière fois qu'il l'avait vu, il se contorsionnait de douleur et l'avait à peine reconnu. Lui en voulait-il ? Après tout, c'était bien de sa faute s'il était dans cet état. Il avait voulu faire sa tête de mule et il en payait méchamment le prix. Il hésita un moment, puis décida d'aller se manifester à la porte de la cuisine. Lady Rosaline et Hélène étaient installées autour d'une table ronde, une tasse de thé fumante devant elles. Elles ne le remarquèrent pas immédiatement, toujours occupée à discuter.
"Une chose est certaine, ils en garderont des séquelles toute leur vie, dit la femme-lapin d'une voix sombre. Je ne sais pas à quoi pensait le scientifique royal. Envoyer des enfants en éclaireur ? Même la garde royale n'a pas réussi à venir à bout d'eux. Si même Toryne n'a pas survécu alors qu'elle est réputée imbattable, il n'y a plus d'espoir. Je ne comprends pas pourquoi ils ont accepté l'option de la montagne aussi tardivement. Tant de vies auraient pu être épargnées.
— Papyrus est encore très jeune, peut-être que tout sera ne restera qu'un mauvais souvenir, répondit-elle. Mais Sans... Le pauvre enfant a été forcé de prendre des vies et de donner tellement de lui-même pour sauver son frère... Vous avez remarqué ? Il a à peine huit ans et a le regard des soldats les plus âgés."
Sans resta silencieux, mais sentit son coeur se serrer. Rien ne serait plus jamais comme avant. Bien sûr, cette pensée lui avait déjà traversé l'esprit, mais jamais aussi fort que maintenant. Qu'allait-il lui arriver après ça ? Serait-il seulement capable de reprendre une vie comme avant la guerre après tout ce qu'il avait vécu ? Toriel semblait penser que oui. Mais lui, du fond de son âme, savait que ce ne serait pas aussi simple.
Il sentit une nouvelle salve de larmes lui monter aux yeux, mais les contrôla. Il se refusait à pleurer. Il ne voulait plus montrer ses faiblesses, jamais. Il prit sur lui et toqua doucement à la porte. Les deux femmes se tournèrent vers lui. D'abord surprises, un sourire chaleureux ne tarda pas à apparaître sur leur visage.
"Tu es enfin réveillé, constata Hélène. Tu avais besoin de repos, je suis contente que tu aies pu te reposer.
— Elle a raison, tu as été très brave. Je n'ai pas eu l'occasion de me présenter hier soir. Je suis Lady Rosaline, mais tu peux m'appeler Rosa. J'étais une amie proche de ta maman, et comme elle, je suis spécialiste en guérison. Lady Toriel m'a demandé d'évacuer tous les monstres de la ville vers Mont Ebott, et cela comprend bien sûr ton frère et toi. Mais je t'en reparlerais quand tu seras en meilleure forme. Je vois brûler une question dans tes yeux à laquelle je peux te répondre : oui, ton frère se porte bien, et oui, tu peux aller le voir. Ta petite pipelette est à l'étage, porte du fond. Aide-le à monter sur la chaise et descends-le ici. Tu sais utiliser la magie bleue, non ?"
Sans hésita. La dernière fois qu'il l'avait utilisée n'était pas des plus agréables. Il avait peur de perdre le contrôle et blesser involontairement son petit frère. Mais il venait aussi de se promettre de ne plus montrer ses faiblesses. Il enfouit ses doutes au fond de lui et hocha timidement la tête. Il les remercia avant de fuir de la pièce pour gagner les escaliers, à l'entrée.
Les marches grincèrent sous ses pieds alors qu'il accélérait peu à peu le pas pour gagner l'étage. Il s'agissait d'un long couloir avec quatre portes, toutes fermées, à l'exception d'une seule, au bout. Sans pouvait déjà entendre Papyrus d'ici, visiblement très concentré dans l'un de ses jeux de rôles. La dame-lapin lui avait sans doute donné de quoi s'occuper. Il avança d'un pas hésitant vers la porte, avant de finalement l'ouvrir. Papyrus sursauta et, pendant un bref instant, une expression de terreur passa sur son visage et brisa le coeur de Sans. Cependant, elle ne resta pas bien longtemps lorsque le petit squelette reconnut son frère.
"Sans ! cria-t-il, enthousiaste."
En une fraction de seconde, les larmes revinrent. Sans éclata en sanglots et se jeta dans ses bras. Les deux petits bras de son frère le serrèrent à la taille.
"Je suis désolé, murmura Sans. Tout est de ma faute.
— On s'en fiche, on va rentrer à la maison maintenant. Lady Rosaline l'a dit, répondit-il en souriant. Et puis ils ne nous feront plus mal maintenant. Regarde, changea-t-il anxieusement de sujet, Lady Rosaline m'a donné des peluches. C'est Monsieur Grenouille, et ça c'est Madame Fripouille..."
Pendant quinze minutes, il lui fit un exposé détaillé sur les déboires de Madame Fripouille, une peluche chien à trois pattes et sa relation amoureuse houleuse avec Monsieur Grenouille, promis à un autre, mais aussi enlevé par des pirates sur la route de son mariage. Sans l'écouta sans rien dire, le regard émerveillé par la capacité de son frère à simplement effacer les côtés négatifs pour continuer d'espérer et d'avancer. Il irait loin dans la vie. Il ferait un excellent diplomate, et sa gentillesse naturelle en ferait un allié fidèle dans les pires épreuves. Pas comme lui, qui n'avait aucun futur. Mais cela n'avait pas d'importance. Tant que Papyrus était heureux pour eux deux, il survivrait. Il se promit de le préserver du pire des hommes et des monstres à partir de maintenant. Papyrus n'avait été embarqué dans ces histoires que pour les subir. Il devait maintenant devenir le héros de la sienne.
Le regard du squelette balaya bientôt le bas de son corps, involontairement. Son bassin et ses deux jambes étaient immobilisées et une lumière verte émanait du bandage, signe que Lady Rosaline y avait appliqué plusieurs sorts. Il n'avait pas l'air d'en souffrir, ce qui était l'essentiel. En revanche, il en garderait sans doute de sales cicatrices, et il ne pourrait plus courir partout avant quelques mois. S'il réussissait seulement à retrouver sa mobilité d'autrefois. Comme Hélène l'avait dit, Papyrus avait toute la vie devant lui pour oublier tout ça. Il s'en sortirait. C'était le meilleur des meilleurs, après tout.
"Sans, tu m'écoutes ? grogna le petit squelette. J'en arrivais au divorce de Monsieur Grenouille avec Madame Girafe, qui le voyait de manière illégale, rappelons-le, et...
— Pap', ça te dit qu'on aille manger un morceau en bas ? le coupa-t-il. Lady Rosaline m'a dit que je pouvais t'aider à descendre, avec ma... avec ma magie.
— Oh, chouette ! s'enthousiasma Papyrus, ne voyant absolument pas où se trouvait le problème. Tu as raté le dîner hier, c'était des spaghettis ! confia-t-il comme si c'était un sacrilège."
Certaines choses ne changeaient pas. Avec douceur, Sans fit passer son bras sous les jambes du squelette et le souleva du lit pour le placer dans une chaise roulante laissée à son attention. Papyrus grommela légèrement mais se laissa faire. Il récupéra ses deux peluches et lança un regard à Sans, de plus en plus mal à l'aise. Il poussa le fauteuil vers la sortie et se rapprocha des escaliers avec appréhension. Il hésita, puis fit passer l'âme de Papyrus et son fauteuil en bleu, les soulevant légèrement du sol. Les bras tremblants, il descendit les marches une à une, lentement, le fauteuil devant lui. Il arriva en bas sans la moindre difficulté, à son grand soulagement. Papyrus le félicita en serrant son bras, puis les deux squelettes se dirigèrent vers la cuisine. L'assiette de Sans avait été rappatriée sur la table ronde, et une autre assiette avait été dressée.
"Ah, installez-vous les enfants, leur dit gentiment Lady Rosaline. Hélène est partie au marché pour faire le plein de nourriture. Il ne reste que les spaghettis d'hier soir, j'espère que ça vous conviendra. Papyrus, tu veux des pâtes ? Tu as déjà mangé tout à l'heure."
Le regard du squelette brilla d'envie rien qu'à la vision de cette marmite encore bien pleine de spaghettis bolognaise. Elle rit doucement puis les servit. Sans se jeta avec appétit sur la nourriture, affamé. Les repas chauds lui avaient terriblement manqué et il ne savait plus quand était la dernière fois où il avait mangé comme ça. Ils mangèrent en discutant joyeusement de tout et de rien. Au moment d'enlever les assiettes, Lady Rosaline décida d'enfin partager la suite de leur aventure.
"Je sais que vous avez hâte de rentrer à la maison, dit-elle, mais vous devez savoir que l'entreprise sera risquée. Il y a un réseau de monstres dans les villes aux alentours, une dizaine, que l'on appelle les passeurs. J'en suis une. Notre but est d'accompagner des groupes d'une vingtaines de monstres hors des villes pour gagner le Mont Ebott. A ce que l'on m'a dit, vous avez rencontré Toryne sur votre chemin, elle était l'une d'en eux. Vous avez vu ce qui est arrivé, donc vous connaissez certainement les risques d'un tel transfert. Ici, en ville, il ne reste plus qu'une dizaine de monstres, à savoir vous deux, les trois passeurs des quartiers et les quelques volontaires qui sont restés pour aider à l'évacuation. Nous sommes les derniers. Après-demain, nous irons les rejoindre pour partir ensuite vers Mont Ebott. La reine Toriel nous rejoindra en cours de route. Elle semble très attachée à vous deux, et elle craint que quelque chose de mauvais nous poursuivent. Je ne sais pas ce que les hommes vous veulent, mais ils semblent déterminés à vous retrouver. Nous ferons en sorte que cela n'arrive pas."
Sans encaissa les informations sans brocher. De ce qu'il comprenait, ils étaient encore loin d'être sortis d'affaire.
"Le trajet sera long, poursuivit-elle. Même si nous faisons notre possible pour sauver tout le monde, certains groupes n'arriveront pas à destination. C'est pour cela que vous devez être prêt à vous battre pour votre vie dans n'importe quelle situation, pour protéger ceux qui ne le peuvent pas, dit-elle en regardant Papyrus. Sans, j'ai entendu beaucoup de choses sur ta magie, et je pense que tu es plus que capable de nous aider à combattre. Et pour ça, j'ai un cadeau pour toi."
Elle se leva et disparut quelques secondes dans le salon. Elle revint en tirant derrière elle un petit mannequin sur lequel une armure noire de lieutenant de la garde royale était posé. Sans écarquilla les yeux.
"C'est vraiment pour moi ?
— Oui. Nous l'avons conçue spécialement pour toi avec l'armurier de la garde royale et la reine Toriel. Elle te permettra de protéger ton unique point de vie, tout en amplifiant tes pouvoirs pour créer des attaques plus destructrices. Sans, je ne sais pas si tu le réalises, mais ta détermination fait de toi l'un des monstres les plus puissants de notre peuple.
— Je ne suis pas une arme, répondit-il froidement. Tout ce que je veux, c'est sauver Papyrus.
— Tu es encore trop jeune pour comprendre ce que tu es. Il y a longtemps, il existait une classe de monstres déterminés. Ils ont été éradiqués au début de la guerre parce que les hommes les craignaient plus que quiconque. Ce sont les Juges. Des montres avec de faibles points de vie mais capable d'utiliser le karma, une magie puissante et crainte. Les Juges sont des monstres parfaitement neutres, mais plus son opposant a commis de crimes, plus les dégâts sont puissants. Dans une guerre où chacun a versé son quotas de sang, un Juge pourrait renverser l'Empereur d'un seul coup s'il le voulait vraiment, si ce dernier commettait un crime si atroce que l'âme du Juge en serait brisée à jamais. Sans, tu es un Juge. Le dernier d'entre eux. Si tu le voulais, tu pourrais détruire les hommes et les monstres de par ta seule volonté. Tu es l'espoir de notre peuple."
Sans tourna la tête, les poings serrés. Etait-ce pour cette raison qu'il avait été envoyé chez les hommes ? Gaster savait que si l'Empereur tuait Papyrus, plus rien ne pourrait arrêter Sans. La compréhension le figea sur place. Son père n'avait jamais eu l'intention de sauver Papyrus. Il l'avait envoyé se faire tuer pour que son pouvoir se déclenche pour de bon. Depuis combien de temps avait-il prévu son coup ? Depuis combien de temps Sans était tombé dans son piège ? Il trembla légèrement, en colère contre lui-même et contre Gaster. Des larmes de rage coulèrent de son visage.
"Je ne suis pas une arme ! cria-t-il, la voix brisée.
— Sans...
— Je ne porterais pas votre armure, dit-il d'une voix sombre. Je n'en ai pas besoin. Je ne compte pas me battre. Je ne compte plus jamais me battre. J'en ai marre d'être la marionnette de mon père, d'Asgore, de la garde royale. Je ne suis pas l'espoir des monstres ! Je n'ai jamais demandé à devenir un Juge ! Je ne suis pas un héros ! Je veux qu'on me laisse tranquille ! J'en ai marre que des gens soient sacrifiés ou blessés autour de moi juste parce que j'ai échoué à être normal ! Je ne suis pas... Je ne veux pas être un soldat."
Elle sourit tristement. A côté de lui, Papyrus, nerveux, lui prit la main pour le soutenir. Il lui offrit un sourire timide.
"Je comprends, dit-elle simplement, et je respecte ton choix. Mais si tu changes d'avis, l'armure sera dans nos bagages. Allez donc vous reposez dans le salon tous les deux."
Sans se leva de table et sans lui adresser un regard supplémentaire, récupéra le fauteuil de Papyrus et regagna le salon à grand pas. Arrivé sur le canapé, le squelette installa son petit frère, puis se coucha contre lui. Papyrus, d'ordinaire prompt à se plaindre, le laissa faire et se contenta de le réconforter en lui caressant le crâne. Sans finit par s'endormir, agité. Son petit frère sourit et posa alors à son tour sa tête sur la sienne.
"Je me fiche de ce que tu penses. Tu seras toujours mon héros, Sans."