Pour le bien de l'humanité
Assis sur un des bancs du grand jardin, Sans regardait Papyrus jouer avec plusieurs poupées descendues de leur chambre. Avec un seul bras, l'autre plâtré, il éprouvait quelques difficultés à articuler ses mouvements. Son frère, perdu dans ses pensées, n'arrivait pas à détacher ses yeux du bandage. A chaque fois qu'il y pensait, l'injustice de l'acte le mettait un peu plus en colère. Papyrus n'avait rien fait. L'Empereur n'avait pas le droit de s'en prendre à lui juste pour l'atteindre. Sauf qu'il le pouvait. Il avait été assez clair sur le fait qu'ils n'étaient plus que des espèces d'animaux savants désormais. Ils lui appartenaient comme un chien appartient à son maître.
Il serra les poings, agacé par son inactivité. Gaster et Toriel l'avaient prévenu. Ils allaient s'en prendre à Papyrus parce qu'il était plus jeune, naïf et facilement manipulable. S'il voulait qu'il survive, c'était à lui de prendre les choses en main. Il devait s'en sortir, retourner à la montagne, confronter son père et reprendre une vie normale avec Toriel, loin des laboratoires, de la guerre et de la peur constante qui lui nouait l'estomac et rythmait sa vie.
Le jardin lui parut un bon point pour commencer son plan. Il était grand, couvert d'arbres, et seules de grandes haies et des arbres empêchaient d'en sortir. S'ils parvenaient à échapper à l'attention des gardes qui les regardaient au loin, il pourrait aisément partir. Mais pour faire quoi ? Dehors, il y avait la ville. Et les hommes n'aimaient pas les monstres. S'ils se faisaient attraper, toutes les tortures qu'on leur faisait subir au laboratoire ne serait plus qu'une vaste blague. Et même si par miracle ils s'en sortaient, ne risquait-il pas de provoquer un génocide de son peuple en fuyant ses responsabilités ? Pourquoi tout reposait-il sur lui ?
Des éclats de voix le sortirent de sa rêverie. Il tourna légèrement la tête vers l'entrée de l'énorme manoir. L'Empereur se trouvait sur le seuil, entouré d'une vingtaine d'humains aux costumes riches. Lorsqu'il croisa le regard du squelette, Sans sut immédiatement qu'il venait pour eux. Il quitta immédiatement le banc pour se rapprocher de Papyrus et le couvrir de son corps si cet homme osait encore lever la main sur lui. Son frère, alerté par son attitude, lâcha les jouets et se cacha derrière lui, fermement agrippé à sa main. Il ne fallut pas longtemps pour que de petits claquements d'os retentissent derrière lui alors que son petit frère tremblait maintenant comme une feuille. Il tirerait au moins une chose positive de sa fracture : ne jamais faire confiance à un homme qui a le pouvoir de l'anéantir en un claquement de doigts.
Les hommes se rapprochèrent d'eux, pas le moins du monde impressionné. L'œil de Sans se mit à luire, faible menace. Contre vingt d'entre eux, il ne pourrait pas grand-chose, mais s'il en emportait quelques-uns avec lui, ce serait déjà ça de gagné. Un frisson de dégoût lui remonta l'échine lorsqu'il remarqua que les invités de l'Empereur les dévisageaient comme des bêtes de foire. Il ne supportait plus ces regards.
"Je peux le prendre dans mes bras ? osa demander l'un des hommes, un jeune adolescent en costard.
— Lui, il ne vaut mieux pas, grogna l'Empereur. L'autre, en revanche, est inoffensif. Viens ici, Papyrus."
Son petit frère ne bougea pas, terrifié. Sans donna un coup de pied à terre d'avertissement lorsqu'il fit un pas vers lui. Nullement effrayé, l'Empereur le contourna et attrapa Papyrus par le bras. Sans tenta de l'en empêcher mais la foule se rassembla immédiatement autour de l'homme d'état, lui bloquant la route. Papyrus était pris au milieu de l'assemblée, balloté de bras en bras comme un vulgaire animal de compagnie. L'adolescent le secoua comme une marionnette, pour s'assurer qu'il était réel. Sans sentit le contrôle lui échapper petit à petit. Il lança un coup d'œil à son bracelet, serra les poings, puis lui lança un coup d'œil de nouveau. Le retirer n'était pas si compliqué, ce n'était qu'une lanière de cuir après tout. Il n'était là qu'en dissuasion.
Lorsque l'adolescent appuya sur le plâtre de son frère, le faisant crier de détresse et de douleur, ce qui déclencha une crise d'hilarité de l'assemblée, son cerveau passa en mode automatique. Il attrapa le bracelet et profita de la diversion pour le retirer d'un geste sec. Immédiatement, le flux magie revint violemment vers son âme. La lueur de son œil s'accentua et deux énormes blasters apparurent derrière lui. Surprise, l'assemblée se tut brusquement et se tourna vers lui, légèrement inquiète. Papyrus, les yeux larmoyants, secoua la tête pour tenter de le dissuader d'attaquer, en vain.
"Sans, peut-on en discuter ? demanda l'Empereur d'une voix douce mais teintée de colère.
— Lâchez mon frère ! hurla-t-il. Lâchez-le !
— Sans, ce ne sont pas des ma..."
Il tira. Le rayon toucha un des hommes au hasard en pleine poitrine. Il s'effondra face contre terre, mort. Sans sentit le contrôle lui échapper, comme lorsqu'il était dans la cuisine. Ce besoin sauvage, bestial de tout détruire s'imposait à lui comme une chanson entêtante. Il avait envie de tuer. Et cette fois, il ne comptait pas ressentir le moindre remord. Les hommes paniquèrent en apercevant le cadavre, puis s'éparpillèrent dans le jardin en criant. Papyrus eut juste le temps de couvrir son visage alors que les paires de bottes lui passaient dessus avec indifférence. Seul l'Empereur ne bougea pas, le regard mauvais et le visage impassible, alors que les gardes arrivaient de tous les côtés, armes à la main, braquées sur lui. Plusieurs d'entre eux avaient déjà violemment plaqué Papyrus au sol, ne laissant aucune chance au squelette de se défendre. Il hurlait à plein poumons, son bras cassé retourné dans son dos.
"Ne le tuez pas, ordonna l'empereur en levant une main. Sans, voyons, dit-il d'un ton paternaliste, est-ce là une façon de traiter les invités de ton maître ?
— Vous n'êtes pas mon maître ! cracha-t-il. Et si vous faites un pas de plus, je vous tue.
— Allons, allons, pas besoin d'en arriver à de telles extrémités. Regarde-toi. Tu es déjà épuisé."
Il fit un pas vers lui. Sans se tendit et les blasters produisirent un grognement menaçant. Une rangée d'os fonça dans sa direction, mais il l'esquiva d'un simple pas sur le côté.
"Tu rends la chose plus difficile qu'elle ne devrait l'être, dit-il en perdant son sang-froid. Tu t'épuises inutilement et viendra le moment où tu seras en panne de magie. Veux-tu donc arrêter d'être aussi difficile et te rendre ? Je te promets que si tu le fais maintenant, il n'y aura pas de conséquences sur ton frère. En revanche, si tu refuses, je te rappelle gentiment qu'il a de nombreux autres os facilement cassables."
Papyrus frémit d'effroi et redoubla d'effort pour se débattre. Sans lui jeta un coup d'œil nerveux. Il avait été trop loin pour faire demi-tour maintenant. Quoi qu'il se passait, il ferait du mal à Papyrus. Il agissait comme Gaster, et il savait parfaitement bien comment ce type d'histoires finissait. L'Empereur fit un nouveau pas vers lui. Le pas de trop. Sans hurla et tira les blasters sur lui, avant de bondir en avant, un os magique dans chaque main. Il l'attrapa au col avant que les gardes ne puissent réagir et lui planta son poignard improvisé dans le ventre. Une fois. Deux fois. Cinq fois. Il arrêta de compter après ça, complètement aveuglé par la haine et la colère. Des gardes lui saisirent les bras et le tirèrent en arrière de force. Sans continua de hurler et de se débattre, donnant coup de pieds et de dents dans toutes les mains qui s'approchaient trop près de lui.
Et soudain, une arme entra dans son champ de vision. La crosse frappa durement contre sa tête et il tomba au sol sur le flanc, sonné. Immédiatement, deux menottes anti-magiques vinrent lui plaquer les mains dans le dos. L'Empereur, salement amoché, repoussa les mains qui lui masquaient la vue.
"Emme... Emmenez-les au cachot, articula-t-il difficilement. Séparés."
Deux paires de bras le soulevèrent du sol. Il se sentait terriblement faible et épuisé. Il entendait Papyrus hurler son prénom quelque part autour de lui, mais partout où il posait les yeux, il n'y avait que des soldats. Avant d'atteindre l'entrée du palais, il perdit connaissance.
**********
Assis sur une chaise dans le couloir, Sans attendait. Cela faisait plus de deux heures maintenant que sa maman et son papa étaient entrés dans la pièce, et il s'impatientait. Combien de temps cela prenait pour mettre au monde un petit frère ? Du haut de ces trois ans, il s'agissait d'une de ces questions auxquelles les adultes ne pouvaient pas répondre. Coincé avec le roi Asgore, si grand qu'il ne voyait même pas le bout de ses cornes, il s'inquiétait. Trouvait-il cette attente normale, lui aussi ?
Un cri déchirant perça l'espace. Sans bondit sur ses jambes et se rua vers la porte. Il n'osa pas ouvrir, mais se contenta de rester derrière, en sautillant. Il entendait son père parler lui aussi, et les médecins. Très vite, un cri de bébé se fit entendre. Presque immédiatement derrière, Sans ressentit un drôle de picotement dans sa poitrine. Ce n'était pas douloureux... Simplement rassurant. Comme si une pièce d'un gigantesque puzzle venait d'être ajouté à sa vie.
"Oh, oh, se moqua gentiment Asgore derrière lui. En voilà un jeune squelette pressé de voir son frère."
Sans ne comprit pas tout de suite de quoi il parlait, mais ses yeux furent rapidement attirés par une petite lumière qui ne venait pas du couloir. Elle venait de son âme, plus forte que jamais. Abasourdi, il resta quelques secondes à la regarder, puis leva la tête vers Asgore sans comprendre. Le roi s'accroupit à côté de lui et fit glisser doucement son âme hors de son corps.
"Tu vois cette lumière ? Elle signifie que tu es heureux. Tu es en train de tisser un lien avec ton petit frère avant même de l'avoir vu. Les squelettes sont capables de sentir les membres de leur famille à distance. Même si tu as peur, même si tu es perdu, tu n'auras qu'à briller et ton frère te répondra instinctivement en retour. Vous êtes liés désormais, comme deux facettes d'une même pièce."
Le regard du petit squelette s'illumina à cette révélation. L'impatience grandit encore plus en lui. Maintenant qu'il savait qu'il était lié à lui, il voulait plus que jamais découvrir son petit frère. Cela ne devrait plus prendre longtemps désormais. Il était sorti, non ? Pourtant, la porte resta fermée, et les cris de sa mère continuaient de se répercuter dans le couloir, étouffés par le mur. La porte s'ouvrit soudainement. Gaster lança un regard vers son fils, puis vers Gaster. Il déposa un tas de serviettes dans les bras d'Asgore, lui glissa quelques mots à l'oreille et disparut de nouveau dans la pièce. La porte claqua derrière lui. Perdu, Sans lança un regard nerveux à Asgore. Le roi semblait inquiet.
"Où est Maman ? balbutia-t-il, la voix tremblante.
— Sans, ta maman est encore occupée. Ton papa est avec elle. Tu... Tu vas venir à la maison avec moi.
— Qu... Quoi ? Mais..."
Le roi se baissa pour le prendre dans ses bras. Ils quittèrent le couloir sans un mot de plus. Sans sentit l'inquiétude le gagner, mais se laissa faire. Après tout, Asgore était adulte, il savait mieux que lui. A la place, son regard bascula sur le tas de serviettes. Un tout petit squelette était enveloppé à l'intérieur, ses grands yeux posés sur lui. Sans se pencha pour mieux voir, émerveillé.
"C'est...
— C'est ton petit frère, oui. Papyrus.
— Papyrus, répéta Sans avec un grand sérieux. Bonjour Papyrus !"
Le bébé lui attrapa le doigt et le mit dans sa bouche. Sans lança un regard inquiet à Asgore, pas certain qu'il s'agissait de quelque chose de normal. Le roi sourit doucement, amusé.
"Je crois qu'il t'aime bien."
Sans sourit franchement cette fois, ravi de cette annonce. Le château du roi n'était pas très loin. La reine Toriel vint immédiatement récupérer le bébé et prendre soin de Sans. Elle échangea cependant un regard lourd de sens avec Asgore, qui ne tarda pas à faire demi-tour. Ce soir-là, Sans put se coucher tard, manger de la pizza et même prendre son petit frère dans les bras. Mais rien ne le prépara à ce qui se passa au beau milieu de la nuit.
Alors qu'il dormait paisiblement dans l'une des nombreuses chambres d'amis du palais, un pincement désagréable le prit soudainement au cœur. Il se réveilla en sursaut et, comme tous les enfants qui ne comprennent pas pourquoi ils ont mal, se mit à hurler. Son cri trouva son écho dans la pièce d'à côté. Papyrus pleurait lui aussi. Sauf que contrairement à toutes les fois précédentes, sa maman n'était pas là pour venir le consoler. Alors il finit par se calmer tout seul et sortit de son lit, les jambes un peu tremblantes. Il sautilla légèrement pour atteindre la poignée de la porte et sortit à pieds nus dans le couloir, plongé dans l'obscurité.
Il se dirigea vers la chambre où se trouvait Papyrus, illuminée, et poussa doucement la porte. Toriel était là avec Asgore, les yeux rouges, et elle berçait doucement Papyrus dans ses bras. Le couple royal leva le regard vers lui et il n'eut plus aucun doute. Quelque chose de grave venait de se passer. Une main se posa sur son épaule. Il se retourna, surpris. Son père venait d'arriver, lui aussi le crâne couvert de sillons noirs.
"Papa ? Où est Maman ?"
Gaster s'assit devant lui, les jambes croisées. Il chercha ses mots.
"Après l'accouchement, ta maman ne s'est pas sentie bien et... Son niveau de magie a brutalement baissé. Elle... Elle est partie Sans. Elle ne reviendra pas. Elle..."
Il ne put continuer, les larmes recommencèrent à dévaler ses joues. Sans ne comprit pas immédiatement ce qu'il voulait dire par "elle ne reviendra pas", mais lorsque Toriel vint prendre son papa dans ses bras pour le consoler, il comprit immédiatement que rien ne serait plus jamais comme avant. Il hoqueta de peur, puis éclata à son tour en sanglots, perturbé par l'ambiance sombre de la pièce.
**********
Ce fut le cœur lourd que Sans reprit connaissance. Il tenta de bouger ses bras pour se frotter les yeux, mais il ne put pas le faire. Légèrement paniqué, il leva la tête au-dessus de lui. Des chaînes étaient attachées au plafond et ses bras étaient coincés dedans. Il ne touchait pas le sol, ses pieds pendaient une vingtaine de centimètres au-dessus des pavés.
Sa tête lui faisait terriblement mal, et il avait l'impression de voir encore un peu flou. Il ne se souvenait pas avoir été emmené ici. Il ne se souvenait à vrai dire de plus grand chose après le moment où il avait vu Papyrus se faire emmener dans le cœur de la foule. Son cœur rata un battement. Où était Papyrus ?
"Papyrus ? Pap... ?"
Il se débattit mollement au bout des chaînes. Ils l'avaient emmené ailleurs. Etait-il en danger ? Et s'ils lui faisaient du mal ? Il paniqua et commença à s'agiter, se faisant plus mal qu'autre chose, terrifié à l'idée que son petit frère soit dans la même position que lui avec son bras cassé. Les liens le privaient de sa magie, il ne pouvait pas se téléporter pour le rejoindre cette fois.
Alors il ferma les yeux, et se concentra. Dans l'obscurité, une petite lueur apparut, lointaine. Sans voulut s'en approcher, en vain. Mais elle existait. L'âme de Papyrus. Il était vivant. Il en souffla de soulagement, avant de baisser les yeux sur sa poitrine. Son âme brillait. Il sourit doucement. Son petit frère utilisait leur lien pour essayer de le rassurer. Il lui rendit la pareille.
"Je vais te sortir de là, Pap'. Je... Je te le promets. Je te le promets."
Ils avaient peut-être pris sa magie, mais le lien qui unissait les deux frères était trop fort pour être arrêté. Et Sans comptait bien ne pas laisser tomber son petit frère.