Pour le bien de l'humanité
Assis sur une chaise, Sans regardait Papyrus courir sur une espèce de tapis mécanique depuis plus de trente minutes maintenant. Le petit squelette, épuisé, peinait à tenir le rythme et haletait bruyamment. Il ne pouvait cependant pas reculer. Enfermé dans une petite boîte, il ne pouvait qu'avancer ou se faire très mal dans le cas contraire. Sans en savait quelque chose, il avait été à sa place avant lui. Le docteur Grégoire l'avait forcé à courir pendant une heure trente avant que ses jambes ne lâchent d'épuisement et qu'il ne s'effondre en larme contre la vitre, incapable de se relever malgré les insultes et les pics électriques dans ses côtes. Rien n'avait vraiment changé depuis Gaster. La pseudo-liberté qu'ils avaient entre les expériences n'était qu'une douce illusion et Sans s'en rendait compte plus que jamais.
Papyrus lui lança un regard plein de détresse. Sans l'encouragea à voix basse. Le petit squelette était terrorisé après avoir vu Sans se faire hurler dessus pour qu'il se relève. Il donnait déjà tout ce qu'il avait et s'épuisait trop rapidement. Son frère savait qu'il ne tiendrait certainement pas aussi longtemps que lui. Et cela ne tarda pas à être prouvé. La cheville du squelette se tordit et il s'effondra de tout son long. Le scientifique, un bonhomme aux cheveux noirs et aux traits tirés, se fâcha immédiatement. Il brandit son bâton et le passa vicieusement dans un petit trou pour flanquer une décharge électrique dans la poitrine de Papyrus. Mais plutôt que de se relever, le petit squelette hurla et se recroquevilla sur lui-même.
"Lève-toi ! hurla-t-il. Espèce d'incapable !"
Il replaça le bâton dans le trou et frappa l'enfant à la tête. Sans réagit aussitôt. Il courut vers l'homme et se jeta sur son bras pour l'empêcher de recommencer. Plusieurs soldats qui montaient la garde accoururent pour lui faire lâcher prise à coup de pics électriques. Sans finit par obéir. Avec le bracelet qui lui interdisait toute magie, il ne pouvait de toute manière pas faire grand-chose. Il tituba jusqu'à sa chaise en grognant à chaque pas avant de se rasseoir. Cela eut au moins pour effet de calmer le scientifique, exaspéré.
"On en a fini pour aujourd'hui, dit-il en grognant. Vous pouvez les laisser sortir."
Il ouvrit la porte de la cage. Papyrus lui passa entre les jambes à toute vitesse et courut se réfugier dans les bras de son frère. Sans lui prit la main et le guida vers la sortie, non sans adresser un regard noir au scientifique qui, mal à l'aise, regarda ailleurs.
Deux semaines s'étaient écoulées depuis leur arrivée et les deux squelettes commençaient à prendre leurs marques. Si l'on écartait les séances dans le laboratoire le matin et l'après-midi, la vie n'était pas aussi désagréable qu'ils ne le pensaient au début. Ils avaient accès libre dans tout le palais, à la seule condition d'être à l'heure pour les repas et rentrés dans leur chambre à vingt et une heures. Jusqu'à présent, les deux squelettes obéissaient, même si Sans prenait un malin plaisir à tester les limites de ses bourreaux. Il ne lui faisait aucun doute que cette mascarade n'existait que pour les empêcher de songer à s'enfuir. Il avait bien vu à quel point ils craignaient sa magie lors d'une expérience où il avait dû détruire un bocal à distance et où il avait invoqué un blaster par erreur. Il en avait perdu le contrôle et avait blessé deux scientifiques dans l'opération. Depuis, les expériences se faisaient avec les hommes de science à bonne distance. Les risques du métier.
"Ils ne t'ont pas fait mal ? demanda Sans à son frère alors qu'ils remontaient le couloir. Ce sont des brutes.
— Ça va, répondit-il d'une petite voix. Je n'aime pas les pics électriques. Ça fait mal, grogna-t-il en se grattant le bras là où l'arme l'avait brûlé."
Depuis que les humains avaient découverts que les deux squelettes régénéraient avec juste un peu de nourriture, ils s'en donnaient à coeur joie sur la résistance à la douleur. Ils n'avaient encore jamais testé jusqu'au seuil critique, mais Sans ne doutait pas que ce jour arriverait bientôt. Il n'avait pas hâte d'y arriver.
Le squelette lança un coup d'oeil vers l'horloge du grand hall. Il était seize heures trente. Sans passa une main douce derrière le crâne de son petit frère.
"Hélène a dû préparer le goûter, tu as faim ?"
Papyrus était déjà parti en trombe dans les escaliers. Il avait développé une addiction inquiétante aux gâteaux sucrés et au chocolat chaud. Sans sourit. Il préférait le voir comme ça que recroquevillé dans sa boîte de verre. Il le rejoignit en bas des marches et ils se dirigèrent vers les cuisines en discutant de tout et de rien. C'était un peu leur deuxième maison. Hélène était la seule personne en qui les deux squelettes avaient pleinement confiance et elle s'occupait d'eux toujours avec gentillesse et douceur, même lorsqu'il fallait soigner les plaies importantes laissées par le laboratoire. Papyrus passa en trombe dans les cuisines et sauta dans les bras de la vieille dame qui le serra contre elle en riant. Tout n'était pas tout noir. Papyrus avait enfin trouvé un adulte qui voulait bien de son amour et Sans commençait à songer qu'il considérait leur "Nanou" comme une maman adoptive. Son frère restait plus distant, toujours un peu méfiant, mais chérissait le support moral qu'elle leur apportait, peu importe l'heure du jour ou de la nuit.
"Vous avez terminé plus tôt aujourd'hui, tout s'est bien passé ? s'inquiéta-t-elle."
Papyrus se rembrunit un peu. La vieille femme adressa un regard interrogatif à son frère.
"Ils nous ont fait courir sur un tapis jusqu'à ce qu'on ne tienne plus sur nos jambes, dit-il froidement. Papyrus a tenu moins longtemps et ils ont essayé de le frapper.
— Et tu t'es interposé, devina Hélène. Ce sont des brutes, grogna-t-elle. Un pauvre petit bout de chou comme toi, dit-elle en chatouillant Papyrus. Allez vous asseoir, je vais vous apporter le goûter."
Papyrus bondit joyeusement vers la table. Sans s'extasiait toujours de la capacité de son petit frère à agir comme un enfant normal malgré tout ce qui lui arrivait. Là où lui avait été détruit physiquement et psychologiquement, sans doute avec des séquelles qui le suivrait toute sa vie, son petit frère n'éprouvait aucune difficulté à séparer les moments de douleur et les moments de joie. Ou peut-être camouflait-il très bien ses émotions. Il ne savait pas. Il ne savait plus. Il se glissa silencieusement à côté de son frère qui sautillait sur sa chaise, excité.
Hélène déposa une assiette remplie de gâteaux sur la table et deux bols de chocolat chaud. Papyrus se jeta sur la nourriture. Sans prit un gâteau au chocolat pour faire plaisir à la vieille dame mais il n'avait pas très faim. Il n'avait plus goût à rien, à dire vrai. Il ne mangeait plus beaucoup, ne dormait presque pas ou au contraire ne faisait que ça lors de leurs journées de repos et il laissait simplement Papyrus le traîner où il le voulait en traînant des pieds. Toriel lui manquait et chaque jour qui passait sans qu'il n'agisse ne faisait que lui donner l'impression qu'il trahissait la confiance qu'elle avait placé en lui. Il avait bien essayé de s'enfuir. Plusieurs fois. Malheureusement, et il l'avait appris à ses dépens, s'il approchait de la porte d'entrée il recevait une puissante décharge électrique dans son poignet pour le dissuader de faire un pas de plus. Il haïssait cette foutue chaîne qui le maintenait attaché à sa niche. Même s'ils pouvaient sortir dans les jardins, il avait l'impression de manquer d'air et d'étouffer entre ces vieux murs poussiéreux couverts de visages inconnus et paternalistes.
"Tout va bien, Sans ? demanda Hélène. Tu as l'air songeur.
— Je suis juste fatigué, s'excusa-t-il.
— Tu n'as rien man...
— Je n'ai pas faim."
Il repoussa le gâteau du bout de la main. Elle lui adressa un regard entre peine et inquiétude. Papyrus, loin de se douter de ses états d'âme, lorgna sur son goûter avec envie. Sans le glissa discrètement dans sa direction à sa plus grande joie. La vieille femme n'ajouta rien, mais le serra brièvement dans ses bras avant de se remettre à la vaisselle.
La porte de la cuisine s'ouvrit sur un homme d'une carrure imposante. Sans baissa immédiatement les yeux en reconnaissant l'Empereur. Alors qu'Hélène s'éclipsait de la pièce comme le code l'exigeait, l'homme s'installa tranquillement à côté de Papyrus. Le jeune squelette lui adressa un regard nerveux et recula la chaise de quelques centimètres pour se rapprocher de son frère, mal à l'aise. Il adressa un grand sourire aux enfants.
"J'ai une question pour vous deux, dit-il d'une voix doucereuse. Est-ce que j'ai été bon avec vous ? Depuis votre arrivée, je veux dire."
Sans plissa légèrement les yeux. Son instinct lui dictait que quelque chose n'était pas normal dans l'attitude du monarque. Il déglutit difficilement avant de relever les yeux vers lui.
"Oui, monsieur, répondit Sans d'une petite voix."
Il sourit, avant de prendre la main de Papyrus. Le squelette résista un peu avant de se laisser faire. L'homme passa un doigt le long de son bras, toujours le visage figé dans cette expression douce et paternelle.
"Tu vois, Sans, la confiance est comme le bras de ton petit frère. Lisse, droite, sans faille, blanche. Parfois, de petites tâches y apparaissent, dit-il en pointant une tache de chocolat, mais rien que le temps ou une excuse ne peut effacer. Mais parfois, cette confiance devient plus fragile. C'est ce qui s'est passé avec le roi de votre peuple. Nous lui avons donné notre confiance, mais il a commencé à développer la magie dans notre dos. Mais laisse-moi te dire, Sans. La confiance a parfois ses limites. Et lorsqu'elle arrive à ses limites..."
Il serra brutalement la prise sur le poignet de Papyrus et releva son avant-bras avec brutalité. L'os céda dans un craquement horrible et le petit squelette hurla de douleur. Il échappa à la prise de l'empereur avant de tomber au sol et se recroquevilla dans un coin de la pièce, son bras brisé contre lui. Sans resta immobile, sous le choc. L'Empereur se releva tranquillement.
"Il s'agissait de ton seul et unique avertissement, Sans. Si tu essayes encore une fois de t'en prendre au docteur Grégoire, tu n'aimeras pas ce qui se passera ensuite."
Le squelette déglutit, terrifié. L'homme se leva et quitta la pièce comme il était venu, sans même un regard dans sa direction. Sans bondit de sa chaise et courut vers son petit frère. En larmes, Papyrus tremblait comme une feuille, ébranlé. Sans lui fit tendre son bras, les mains elles aussi en proie à de violentes secousses. Il remit doucement l'os en place, arrachant de nouveaux hurlements à son petit frère avant de serrer la prise dessus. Il arracha un pan de sa chemise et l'enroula autour de son bras pour maintenir l'os en place.
"On... On va aller à l'infirmerie, d'accord ? lui dit-il d'une voix qui se voulait rassurante. Je... Je suis désolé, Pap', c'est ma faute, je..."
Une larme coula sur sa joue. Papyrus fit attention à ne pas bouger son bras gauche et enlaça son frère avec le droit. Sans n'était pas triste, il était terriblement en colère. Il avait baissé sa garde et voilà ce qu'ils en avaient fait ! Il détestait les humains. Il les haïssait au plus profond de son âme et il se jura de ne plus jamais offrir sa confiance à l'un d'entre eux.
"Sans, c'est pas ta faute, ne pleure pas... l'encouragea son petit frère.
— Eh. Tu as toujours été le plus cool de nous deux, petit frère, dit-il en lui caressant affectueusement la joue. On va sortir d'ici, je te le promets. On va leur montrer qu'ils ne peuvent pas jouer avec nos vies comme si on était des poupées. Je ne les laisserais plus te faire de mal. Je ne laisserais plus jamais personne te faire de mal, répéta-t-il, terriblement sérieux. Toi et moi, jusqu'au bout.
— Toi et moi, jusqu'au bout, répéta le petit squelette en collant son front contre le sien."
Ils restèrent dans cette position encore quelques secondes avant que Sans ne se décide à bouger. Il prit Papyrus dans ses bras, sa main toujours serrée sur le bandage, et il prit la direction de l'infirmerie. Hélène voulut l'accompagner, mais le squelette l'en dissuada d'un regard noir. Elle était peut-être plus gentille que la moyenne, mais elle n'en restait pas moins l'une d'entre elles. Elle avait laissé faire. Elle avait laissé passé sa chance avec Sans.
Comme l'Empereur l'avait dit, la confiance était quelque chose de fragile. Et il venait de briser les rares sentiments qu'il avait encore pour l'humanité en s'en prenant à son petit frère.