Pour le bien de l'humanité
Le scientifique royal jouait avec une petite boule de métal depuis plusieurs heures maintenant. Ses assistants le regardaient faire à distance, nerveux, les mains dans les cartons. Toriel était sur le point d'accoucher et Asgore avait ordonné le départ immédiat des monstres vers Mont Ebott dans la foulée. Il ne voulait plus de coulée de cendres, et avançait que l'héritier à naître apporterait l'espoir dont les monstres avaient cruellement besoin. Si seulement, songea Gaster. La naissance de son premier enfant avait complètement ramolli le cerveau du roi. Il en était même venu à demander Gaster en parrain ! Lui ! La paternité rendait les gens idiots. Il en savait quelque chose.
Depuis le départ de Sans et Papyrus, tout ce qu'il ressentait était un grand vide. Il avait beau avoir tenté de se remettre au travail, essayer de noyer ses attentes dans la paperasse royale, quelque chose l'empêchait de se concentrer. Sans ses émotions, cependant, il était incapable de déduire s'il s'agissait de colère, de tristesse ou simplement d'impatience. Peut-être sans doute un peu des trois. Son opération avait été un échec. Non seulement il continuait à ressentir, mais maintenant, il n'arrivait même plus à discerner les émotions les unes des autres. Un raté jusqu'au bout. Sans avait raison, quelque part. Si sa mère n'était pas morte, il ne serait sans doute jamais tombé aussi bas.
Un long soupir s'échappa de sa gorge alors que la boule de métal retombait tristement au sol. Il avait peut-être sacrifié ses enfants pour rien. Asgore avait changé d'avis comme on change de chemise. Il y avait quelques années, jamais il n'aurait plié le genou comme ça devant les hommes. Les temps changeaient, de toute évidence. Mais pas lui. Gaster continuait de rêver un passé qui n'existait plus. Même si Sans réussissait l'exploit qu'il attendait désespérément de lui, qu'adviendrait-il ensuite ? Les monstres étaient maintenant trop peu pour reconstruire ou tenir un siège, et parmi les rares encore debouts, nombreux étaient ceux traumatisés par la guerre. Il faudrait des générations pour effacer les conséquences des batailles, des pertes, des erreurs. Lui-même ne pourrait pas assurer de nouvelle descendance : mis à part ses deux fils et lui, il n'existait plus de squelettes parmi les monstres. Son espèce était vouée à s'hybrider et à long terme, à disparaître complètement. Il pourrait au moins se vanter d'avoir laissé sa marque dans la longue histoire de leur peuple.
"Docteur Gaster ? appela doucement l'un de ses assistants, au téléphone. Sa Majesté vous réclame. La reine est sur le point d'accoucher et il souhaite votre aide."
Il poussa un lourd soupir et se leva. Pour qui le prenait Asgore ? Il était scientifique royal, pas sage-femme ! Pourtant, il obéit docilement à l'ordre de son monarque. Il avait beau avoir du mal à comprendre les décisions de ce dernier ces derniers temps, jamais il n'oserait lui manquer de respect. S'il y avait bien une chose qu'il était impossible de lui reprocher, c'était bien sa fidélité à la famille Dreemur. Au fond de lui, il espérait que Toriel trouve la force de le pardonner un jour. Il ne détestait pas la reine, bien au contraire, mais le sujet des enfants avait toujours été sensible. Ce n'était pas le premier héritier de la couronne. Le précédent était décédé quelques minutes après sa naissance, et elle en avait gardé un traumatisme que le temps n'était pas parvenu à éteindre. Cela expliquait ce besoin presque maladif de materner n'importe quel jeune monstre un peu isolé qu'elle trouvait sur le chemin.
La petite Undyne en était le parfait exemple. Même si elle n'avait pas de sang royal, Asgore et Toriel l'avaient adoptée. Cela n'était qu'une question de jours avant que l'annonce ne soit officialisée. Dommage. Si la reine ne collait pas autant la fillette, il l'aurait bien lui-même "adoptée" pour poursuivre les années de travail gâchées par le départ de Sans. La gamine avait une volonté de survie hors-norme, et il ne doutait pas une seconde qu'elle puisse elle-aussi tenir la détermination. Peut-être était-ce une caractéristique des enfants de sa génération. La guerre avait été rude pour tous, et les rares jeunes monstres encore en vie étaient devenus des adultes à peine l'adolescence passée. Il n'y avait pas de place pour les faibles dans ce monde.
A l'extérieur de son laboratoire, soldats et civils s'agitaient en tous sens pour remplir les charrettes de vivres et de matériel de guerre. La nouvelle de la fuite vers la montagne s'était répandue comme une traînée de poudre et chacun se préparait sans ciller à une vie dans l'obscurité. Tout le monde était-il donc si résigné à abandonner ce pourquoi ils s'étaient battus pendant tant d'années ? Gaster ne comprenait pas. Mis à part quelques rares personnes comme lui, la plupart des monstres avaient approuvé la décision d'Asgore d'arrêter la guerre et vivre en paix sous la montagne. Réalisaient-ils seulement ce que cela signifiait ? Ne plus revoir le ciel, ne plus jamais pouvoir cultiver des légumes, vivre comme des bêtes sans électricité... Il pourrait toujours régler ce problème. Il y avait déjà une source d'énergie sous le Mont Ebott, le Circuit Ordonné de Réutilisation d'Énergie, le CORE en plus court, que le scientifique avait lui-même conçu. L'étendre à l'ensemble de la montagne ne serait pas bien compliqué. Encore fallait-il avoir les matériaux pour. En plus d'alimenter les monstres en magie, l'immense machine apporterait l'électricité et de quoi créer des sources d'alimentation artificielles. Son avenir était tout tracé. Encore fallait-il qu'il en veuille bien. Il n'était pas fait pour une vie bien rangée de laborantin. Il était avant tout un soldat et un homme d'action. L'inactivité le tuerait avant d'avoir accompli son oeuvre.
Il poussa un lourd soupir en s'arrêtant devant le "palais" royal amovible. Les hurlements de Toriel étaient perceptibles de derrière la porte d'entrée. Il poussa la porte et traîna des pieds jusqu'au canapé du salon où la reine était allongée, Asgore agenouillé à côté d'elle, la main écrabouillée par la poigne sans pitié de sa femme. Les médecins supposés s'occuper de son cas se tournaient les pouces un peu plus loin, attendant comme d'habitude que Gaster prenne les choses en main. A quoi servaient-ils de toute manière ? D'aussi loin qu'il s'en souvenait, ils avaient tout le temps compté sur lui pour régler le moindre problème. Le scientifique était trop laxiste avec eux.
"Vos Majestés, docteurs, salua-t-il.
— Ne reste pas planté là et aide-moi ! hurla Toriel, complètement hystérique."
Asgore lança au scientifique royal un regard plein de désarroi. Le roi était au bout du rouleau. Sa main également. Si Toriel s'adressait avec la même gentillesse aux docteurs, il ne doutait pas une seconde de pourquoi il avait été appelé à la rescousse. La reine était douce et gentille, mais lorsqu'elle était en colère ou qu'elle avait mal, il ne fallait pas rester dans les parages. Le scientifique enfila une paire de gants et s'approcha en levant les yeux au ciel.
"Le bébé se présente par le siège, dit-il après un examen rapide. Êtes-vous incompétents au point de ne pas l'avoir remarqué ? agressa-t-il les médecins qui détournèrent le regard. Il faut vraiment tout faire soi-même...
— C'est que... Vous êtes le seul qui maîtrise la magie bleue, docteur, se justifia une baleine en blouse blanche, s'attirant un regard foudroyant de son supérieur hiérarchique."
Gaster se releva. Son oeil brilla d'une teinte bleutée et il tendit la main vers le ventre de la reine. Il trouva rapidement le coeur de l'enfant et le fit passer au bleu. Il lui suffit ensuite d'attendre les contractions pour aider la reine à expulser le bébé, tant bien que mal, ce qu'elle finit par faire après dix longues minutes d'effort. Le squelette récupéra le petit être qui bêla immédiatement d'une voix aiguë.
"C'est un garçon, annonça Gaster en le recouvrant dans le drap qu'un des infirmiers lui apporta. Félicitations."
Asgore renifla bruyamment avant d'éclater en sanglots. Il se leva et alla serrer le squelette dans ses bras. Ce dernier resta stoïque, presque choqué par ce contact physique soudain et inhabituel. Gaster se débarrassa du bébé et le refourgua dans les mains de son père, qui lui même alla le déposer avec douceur dans les bras de la nouvelle maman, en larmes elle aussi. La scène ne le toucha pas plus que ça. Pourtant, sa main tremblait légèrement.
Les souvenirs affluèrent sans qu'il ne puisse les contrôler et il fut contraint de s'asseoir pour reprendre son souffle. Qu'est-ce qui lui arrivait ?
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"Oh ! Regarde, il a bougé. Il y a une petite fissure, rit gaiement Arial.
— Il en met du temps. C'est encore long ?
— Gaster, tu es trop impatient."
Confortablement installée dans le lit conjugal, Arial regardait l'immense boule translucide dans lequel son futur enfant évoluait, songeuse. Les squelettes n'avaient pas à proprement parlé d'utérus. Tout se passait dans une poche magique où les parents pouvaient suivre la croissance du bébé de A à Z. Le minuscule squelette, la tête en bas, s'agita doucement et gratta un peu plus la poche. Elle ne tarderait pas à exploser, libérant enfin le petit prodige qu'ils attendaient depuis tant d'années. Il était bien formé, Gaster avait suivi personnellement la grossesse, et rien ne viendrait gâcher ce moment, pas même le téléphone. Asgore appelait toutes les deux minutes pour savoir si le bébé était né maintenant, et le scientifique, angoissé, avait fini par jeter le mobile dans la cuvette des toilettes dans la panique pour avoir la paix.
Arial força son mari à reculer de son ventre. Elle savait que si le bébé ne brisait pas l'enveloppe magique dans les minutes à venir, son idiot de mari allait foncer au laboratoire chercher ses machines bizarres pour faire des analyses. Gaster était incapable de se détendre et d'apprécier l'instant. Mais elle l'avait aussi épousé pour cette raison : sa perpétuelle nervosité le rendait facile à troubler et lui donnait un certain charme.
Le bébé donna un nouveau coup de poing, et cette fois, le minuscule bras passa au travers. Arial poussa un glapissement de surprise. La bulle magique céda brutalement et la jeune mère rattrapa instinctivement son enfant. Le petit squelette ne dit rien pendant quelques instants, avant de bailler aux corneilles et pousser un piaillement de mécontentement, comme si on venait de le déranger de sa sieste. Deux fentes blanches apparurent dans ses orbites et il commença à chouiner. Arial sourit à Gaster.
"C'est un garçon, dit-elle, enchantée. J'ai gagné !
— Mais Sans n'est même pas un vrai prénom ! argumenta-t-il. Tu imagines comment vont réagir ses futurs camarades de classe si...
— Il s'appelle Sans et c'est tout, menaça-t-elle. On s'est mis d'accord. Tu avais le droit de le nommer si c'était une fille. Ne fais pas ton mauvais joueur, Wingdings.
— D'accord, d'accord, céda-t-il. Va pour Sans..."
Il tendit une main tremblante vers le minuscule crâne. Sans lui saisit le doigt. Il leva les yeux vers lui... puis éclata en sanglots. Gaster prit une inspiration. Une seule pensée traversa son cerveau : il n'allait pas dormir avant un long, long moment.
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"Gaster ? Gaster ? Tu vas bien ?"
Le scientifique secoua la tête et revint à lui. Il poussa un grognement alors qu'une douleur lancinante lui perçait le crâne. Asgore était accroupi devant lui, sincèrement inquiet. Pourquoi ? Il ne s'en souvenait pas. S'était-il endormi ? Il lança un regard vers Toriel. Elle s'extasiait devant le petit être aux poils blancs qu'elle tenait dans les bras et qui lui tenait le doigt.
"Oui... Je suis juste fatigué, répondit-il, légèrement troublé. Je... Je vais vous laisser en famille. J'ai encore du travail.
— Bien sûr, merci encore. Notre petit Asriel est en parfaite santé, grâce à toi.
— Asriel... Oh. "As"gore et To"riel", réalisa-t-il. Vraiment ? dit-il, sceptique. Asgore, très cher, il va vraiment falloir que tu apprennes à nommer les choses de manière plus originale.
— J'ai fait au mieux."
Le squelette se redressa. Toriel lui adressa un regard rapide, avant de détourner le regard, sourcil froncé. Elle lui en voulait toujours, de toute évidence. Ce petit moment n'avait été qu'un aparté dans leur quotidien morne. Il se dirigea vers la sortie, les jambes encore flageolantes.
Il ne fit pas deux pas dehors avant de tomber à genoux et d'éclater en sanglots de manière incontrôlable, comme un enfant, sans même savoir ce qui le rendait triste à ce point. Mais que lui arrivait-il à la fin ?