Pour le bien de l'humanité
Anxieux, Sans regardait le paysage défiler au travers des barreaux de leur cage. Après près de deux heures à crapahuter dans la jungle, les deux squelettes avaient été jetés sans grande considération dans une roulotte-prison, une de celles qu'on utilisait pour transporter les animaux du cirque. Les humains ne cessaient de leur adresser des regards curieux, haineux, moqueurs alors que les deux enfants, terrorisés, s'étaient collés dans un coin de leur moyen de transport, collé l'un contre l'autre. Ils n'avaient plus aucun repère et plus personne pour leur venir en aide. Ici, ils étaient chez l'ennemi, et ils étaient désormais livrés à eux-mêmes.
Dans les bras de son grand frère, Papyrus tremblait comme une feuille, fermement accroché à son torse. Sans avait réussi à calmer temporairement les larmes qui avaient suivi la crise de panique qu'il avait eu en montant dans le chariot, mais pas la peur de l'inconnu. Et puis, il était fort mal placé pour le réconforter. Même s'il essayait de tenir la façade pour eux deux, Sans était lui aussi terrifié. Il réalisait peu à peu la gravité de la situation et le caractère inéluctable de leur destinée. Il n'avait plus exactement le choix de se défiler cette fois-ci, cependant. Papyrus comptait sur lui et il ne comptait pas le décevoir.
La forêt enneigée laissa bientôt place à une grande plaine. Au loin, une grande ville se détachait du décor, encerclée par une forteresse de pierres. Dès l'approche du convoi, des trompettes et des cloches résonnèrent dans le lointain, annonçant leur venue. Les premières habitations ne tardèrent pas à faire leur apparition, et avec elles les premiers traumatismes. Curieux, les humains sortaient des chaumières pour regarder les soldats. Les doigts se tournèrent rapidement sur eux. Sans serra son frère contre lui pour le protéger de ces vautours malveillants. Mais malheureusement, à l'entrée de la ville, la situation empira.
Après avoir passé le pont-levis, le convoi s'engagea dans une place noire de monde. Les humains grimpaient les uns pour les autres pour apercevoir les monstres et certains commencèrent à passer les mains dans la cage pour les toucher. Sans réussit à repousser les premiers, mais très vite, un homme qui devait faire trois fois sa taille réussit à aggriper la jambe de Papyrus. Le petit squelette poussa un cri perçant avant que Sans ne se jette contre les barreaux, son oeil d'une couleur bleu acier pour le faire reculer. Bien loin de se démonter, l'homme applaudit à tout rompre, suivi par la foule. Désarçonné, le squelette récupéra néanmoins son petit frère et le ramena vers le centre de leur cellule, hors d'atteinte. Toutes les réactions ne furent pas aussi bienveillantes. Une première brique s'écrasa contre les barreaux de leur cellule au passage d'une série d'immeubles, puis une deuxième, qui s'échoua à leurs pieds. Des insultes commencèrent à fuser de tous les côtés alors que des hommes et des femmes se jetaient sur le chariot, repoussés tant bien que mal par les soldats.
"Créations du Diable !
— Assassins !
— Tueurs d'enfants !"
Une femme vicieuse réussit à se hisser sur la route et jeta une pierre dans leur direction, qui claqua durement dans le dos de Papyrus. Ce fut la goutte d'eau de trop pour le petit squelette qui éclata de nouveau en sanglot, terrifié par l'avalanche de haine qui leur tombait dessus.
"Pour...Pourquoi ils nous détestent ? demanda-t-il à son frère d'une voix tremblante.
— Parce que nous sommes en guerre et qu'ils ont perdu des personnes qui leur sont chères, tout comme nous. Ils sont en colère. Ne fais pas attention à eux.
— Sans, j'ai peur, pleura Papyrus. Je... Je veux rentrer à la maison."
Il se blottit un peu plus contre son frère. Le coeur serré, Sans raffermit sa prise autour de lui et le berça doucement pour ignorer la foule. Lui aussi aurait tout donné pour pouvoir rentrer à la maison, mais ce n'était plus possible. Il en voulut encore plus à Gaster de l'avoir embarqué là dedans. Sans aurait pu se débrouiller seul. Il avait envoyé Papyrus dans cette histoire juste pour l'atteindre et lui faire du mal. Il le détestait de toute son âme. Il allait lui faire payer à la minute où ils sortiraient d'ici. S'ils sortaient un jour.
La foule se fit moins dense à l'approche du coeur de la ville. Ils se dirigeaient vers un grand manoir, situé entre une cathédrale et un tribunal. Les gardes serrèrent les rangs et se firent plus nombreux, mais les enfants retrouvèrent bientôt un semblant de tranquillité. Le chariot ralentit devant le porche de la gigantesque structure avant de s'arrêter. Une grande allée pavée encadrée par des fontaines et des jardins parfaitement entretenus montait jusqu'à l'entrée d'une maison aux murs blancs et noirs. Un grand chenil se tenait sur leur droite, où plusieurs chiens de chasse se chevauchaient en aboyant agressivement dans leur direction.
Jolanger descendit de cheval et s'approcha tranquillement de la cage. Il ouvrit la porte et sourit aux deux squelettes, collés contre le mur du fond, loin, très loin de lui. Il tendit la main vers les enfants.
"Venez, il n'y a rien à craindre. Vous êtes en sécurité ici."
Sans ne bougea pas d'un pouce et se contenta de lui adresser un regard mauvais. L'homme éclata d'un rire idiot.
"Tu tiens beaucoup de ce docteur Gaster, tu sais ? On peut le faire de deux manières. Soit vous venez gentiment et tout se passe bien, soit je viens vous chercher de force et vous allez le regretter, menaça-t-il, subitement sérieux."
Papyrus frémit de terreur et lança un regard vers son frère. Sans poussa un soupir et se leva. Il prit la main du petit squelette et s'approcha de l'humain, sur ses gardes. Jolanger lui adressa un sourire satisfait et lui tapota gentiment la tête.
"Bon garçon, le félicita-t-il comme s'il s'agissait d'un caniche. Tu as fait le bon choix."
Sans ne broncha pas, ni ne répondit à sa provocation ouverte. Ils descendirent du camion et les soldats leur attachèrent de nouvelles chaines anti-magie aux poignets, plus légères. Un soldat les attacha à la ceinture de leur nouveau "propriétaire" et ils suivirent docilement jusqu'à l'entrée du manoir dans un silence pesant. L'intérieur était encore plus luxueux que l'extérieur. Un grand tapis rouge traçait les chemins vers l'étages et les ailes est et ouest. Plusieurs majordomes se précipitèrent vers les soldats pour les décharger de leurs armures et leur proposer des rafraîchissements. Ils ignorèrent totalement les deux petits squelettes, même si quelques uns osèrent leur lancer un regard curieux ou froid. Un vieil homme à la jambe de bois congédia ensuite leur escorte vers la zone militaire du palais. Seul resta bientôt les deux gardes les plus proches de Jolanger, les deux squelettes et l'homme.
"Monsieur l'Empereur vous attend dans la salle du trône, annonça le boîteux.
— Bien, très bien même. Je vais escorter les enfants jusqu'à lui avant de laisser les scientifiques s'occuper d'eux. Leur chambre est-elle prête ?
— Oui, monsieur. Ils seront gracieusement logés dans une des chambres à côté du laboratoire, comme monsieur l'a demandé.
— Merci, Georges. Vous pouvez disposer."
L'homme s'inclina et se dirigea vers l'étage sans se retourner. Sans le regarda partir avec appréhension. Jolanger se tourna vers eux et s'accroupit à leur niveau. Papyrus tira sur ses chaînes pour se réfugier derrière son frère.
"N'ayez pas peur. C'est un grand honneur de nous servir et vous devez en être fiers, monstres. N'oubliez pas de faire preuve de respect devant l'Empereur. Il serait dommage de vous punir à peine quelques minutes après votre arrivée, pas vrai ?"
La dernière question sonna comme une menace. Sans détestait déjà cet homme. Pour qui se prenait-il à leur parler de cette façon ? Il avait la désagréable impression de n'être plus qu'un jouet jeté aux mains d'enfants trop capricieux. Il s'en voulut de ne pas trouver quoi lui répondre. Même s'il voulait plus que tout se rebeller et remettre cet idiot à sa place, il refusait que Papyrus soit la victime des conséquences de son acte. Alors il serra les dents et acquiesça sans rien dire. Il n'y avait pas grand chose à dire de toute façon.
L'homme se releva et les tira pour qu'ils suivent. Les deux gardes les encadrèrent de près derrière eux pour prévenir toute tentative de fuite. Leur groupe traversa la porte qui menait vers l'aile est et déboucha dans un grand couloir couvert de portraits. Des hommes et des femmes inconnus semblaient dévisager les enfants dans des tenues colorées et nobles. Sans doute s'agissait-il ici de la lignée de l'Empereur. Le dernier tableau surplombait une grande porte de bois noir. Il représentait un homme chauve d'une quarantaine d'années au visage sévère et au bouc noir soigneusement taillé dans un costume militaire bleu. Une femme bien plus jeune que lui était assise à côté de lui dans une robe blanche, une main sur son ventre rebondi. La peinture devait être récente, elle luisait encore, comme si elle venait à peine d'être apposée.
Jolanger donna deux coups dans la porte et recula, les mains derrière le dos. Il ne se passa rien pendant presque cinq minutes avant qu'un garde ne daigne ouvrir. Une vieille dame passa avec un tout jeune enfants de quelques mois à peine dans les mains et s'éloigna dans le couloir. Sans resta un long moment à contempler le bébé : il avait les yeux rouges comme le sang, une couleur loin d'être habituelle chez les humains. La nourrice s'éloigna et prit elle aussi les escaliers au bout du couloir. Le garde devant eux leur fit signe d'avancer.
Les deux enfants entrèrent dans une nouvelle salle au plafond haut et rempli de peintures religieuses. Plusieurs rangées de gradins bien remplis encerclaient un tapis rouge qui menait à deux trônes légèrement surélevés sur un estrade. L'assemblée bavarde cessa peu à peu de parler alors que Jolanger forçait les deux petits squelettes à avancer. Sans se sentit scruter de tous les côtés, alors que des murmures étaient perceptibles. Terrifié, Papyrus se colla un peu plus à son frère qui lui prit doucement la main pour le calmer. De leurs courtes vies, ils n'avaient jamais vu autant d'humains rassemblés dans une même pièce. Ils s'arrêtèrent devant les deux trônes vides.
"L'Empereur et son épouse, annonça un majordome d'une voix forte."
L'homme chauve du tableau entra par une porte périphérique, suivi par une jeune femme aux cheveux blonds. En apercevant les deux monstres, un grand sourire fendit le visage de l'Empereur. Jolanger et les gardes s'inclinèrent. Papyrus jeta un regard nerveux à Sans, mais le squelette ne bougea pas. Il n'embrasserait certainement pas la main qui cherchait à lui faire du mal. Alors que la femme s'asseyait, l'Empereur vint serrer chaleureusement la main de Jolanger.
"Très bon travail, mon brave. Je n'arrive pas à croire que vous ayez réussi à faire plier le roi Asgore. Les sujets sont-ils conformes ?
— J'ai pu voir par moi-même l'étendu des pouvoirs de l'aîné. Ils feront l'affaire avec un peu de conditionnement. Après tout, ils restent des monstres et je n'oserais jamais les mettre au niveau intellectuel de Sa Majesté.
— Ils ont des noms ?"
Sans serra les poings. Et encore une fois, on parlait d'eux comme s'ils n'existaient pas ou étaient trop idiots pour comprendre. Finalement, peut-être que ce ne serait pas si différent de la maison.
"Le plus âgé se nomme Sans, et l'autre Papyrus. Et vous ne devinerez jamais, ce sont les propres rejetons du docteur W.D Gaster.
— Vraiment ? s'étonna-t-il. Je le pensais plus fidèle que ça aux standards de sa feu-épouse. Quoique... Après tout, ne se débarrasse-t-on pas du chien par peur des souvenirs après un décès ?"
Il éclata de rire et l'assemblée le suivit, hypocrite. L'homme attrapa Sans au menton et le força à le regarder.
"Je m'assurerais personnellement que son sacrifice ne soit pas vain. Où en sont les recherches sur la détermination ? Docteur Grégoire ?"
Un homme en blouse blanche releva la tête au premier rang de la tribune. Il escalada maladroitement le rebord et vint se placer aux côtés de Jolanger.
"Les travaux réalisés sur votre enfant avancent convenablement. Cependant, pour dresser une barrière magique, nous aurons aussi besoin de l'essence d'un monstre. C'est pour cette raison que nous avons besoin de ces deux-là. Mais ce n'est pas la seule raison pour laquelle nous avons besoin d'eux. Nous avons déterminé que la détermination peut être contrôlée. Si nos informations sont correctes, l'aîné des deux en a une trace importante. Nous pourrons donc l'utiliser dans notre projet d'anéantissement des monstres, si tant est, bien sûr que nous puissions aller jusqu'au bout du projet.
— Je ne tolérerais pas l'échec. Jolanger, où vont-ils loger ?
— Nous avons une chambre pour eux à l'étage. Nous ne souhaitons pas en faire pour l'instant des prisonniers. Après tout, ils sont peut-être les sauveurs de notre humanité, votre Majesté.
— C'est exact. Conduisez-les dans leurs quartiers et désinfectez-les. Je les veux à ma table, ce soir. Nous leur expliquerons ce qu'il va se passer.
— Bien, mon Seigneur."
Jolanger se tourna vers les enfants. Il détacha les chaînes, mais leur laissa les bracelets anti-magie. Sans recula d'un pas et regarda autour de lui. La porte était fermée, il ne pourrait pas s'enfuir. Peut-être qu'il trouverait une issue dans leur chambre ? Il décida de jouer le jeu.
"Remerciez l'Empereur, ordonna Jolanger. A genoux, embrassez-lui les pieds.
— Non, répondit simplement Sans. Je suis un chien, je pourrais lui donner la rage, dit-il ironiquement."
Le peuple retint son souffle derrière eux, choqués. Sans regarda l'Empereur dans les yeux, provocateur.
"Il me plait, dit simplement l'Empereur. Ne soyez pas trop dur avec lui, Jolanger. Il ne sait encore rien de ce qui l'attend. L'audience est terminée pour aujourd'hui. Merci à tous."
L'Empereur se retira et sa femme le suivit. Jolanger se retourna vers Sans, le visage fermé. Il leva la main et l'abattit sur sa joue. Sans ne broncha pas.
"Ne manque plus jamais de respect à l'Empereur. Bien, dit-il en se calmant subitement. Suivez-moi, je vous prie."
Sans ne répondit pas et lui emboîta le pas, Papyrus sur les talons. Ils voulaient jouer à "Qui est le plus hypocrite ?", ils n'avaient pas encore mesuré qui ils avaient devant leurs yeux. Un faible sourire illumina le visage du squelette.