Une courbure de l'espace-temps (saison 4)

Chapitre 15 : La Purge

4241 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a environ 2 mois

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 4, quelques jours avant le début de la Saison 4.


Soundtrack suggérée : Lindsey Stirling - Phantom of the Opera ; Mathew Halsall - Samatha


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Samedi 14 décembre 2024, 23:12


*Crac !*


Nul doute, je suis redevenue capable de me téléporter loin. Il ne m'a fallu que trois sauts (et un seul bus) pour gagner Hargreeves Tower et son fichu mémorial, depuis le quartier général des Gardiens. 


*Crac !*


Un dernier saut, un seul, m'emmène vers le haut : directement dans le salon où Reginald Hargreeves m'avait installée après m'avoir faite enlever. Mais c'est ainsi et il le sait : partout où je suis déjà allée, je peux me téléporter, même sans voir ma destination. Et je me rends immédiatement invisible et intangible, au cas où ses fichues caméras seraient à détection de chaleur.


Cette pulsion m'est venue, juste après la fin du diaporama de Jean and Gene Thibedeau. Lorsque j'ai compris que Ben et Jennifer étaient profondément liés à la Purge, qu'Abigail Hargreeve aurait souhaité utiliser pour nous effacer. Je n'ai jamais supporté de ne pas comprendre. Et encore moins que ceux que j'aime aient été laissés toute leur vie sans rien comprendre eux non plus.


Je veux interroger Abigail, puisque c'est elle qui détient les réponses, plus encore que son mari. Je veux faire la lumière sur la mort de Ben, et son lien évident avec le destin ultime et funeste qui est en train de naître pour nous dans une autre réalité.


Et je me rappelle dans quelle direction elle est partie, lorsque Pogo l'a emmenée.


Intangible, je passe aisément au travers d'une première porte, pour y trouver une pièce de lecture, encadrée de bibliothèques et de présentoirs à journaux. Visiblement, Reginald suit lui-même de près ce que dit la presse, possiblement dans le but de mieux la contrôler.


Une seconde porte mène à une pièce de réunion, une autre à un salon de thé aux parfums raffinés. Une autre encore, à un Tiki-bar qui ressemble à s'y méprendre à celui du Southland Life Building - à Dallas, en 1963 - si ce n'est qu'il surplombe la ville nocturne de très haut. Je devine que cet étage tout entier lui sert pour ses entretiens. Oui, c'est ici qu'il tient dorénavant ses 'Dîners légers'.


Et ce n'est pas ici qu'il garde Abigail enfermée.


Je perds mon temps à passer au travers de chaque porte, ce n'est pas ainsi que je vais la trouver. Alors je m'approche de l'un des boîtiers muraux qui contrôlent la domotique du couloir... et j'infiltre mon pouvoir dans les systèmes informatiques de la Tour, directement par l'énergie.


Il y a tant d'autres boîtiers de ce type dans l'édifice, tant de pièces, tant de couloirs. Tant de systèmes de verrouillage, et de caméras de surveillance. Hargreeves Tower est un parc d'attraction pour quiconque aime les systèmes complexes, et la technologie de pointe. Mais je ne suis pas là pour mes petits hobbies, et je pars à la recherche de quoi que ce soit qui me semblerait différent.


Je repère sans mal un étage où le degré d'activité des systèmes de sécurité aux portes est plus grand. Où le nombre de caméras est plus dense encore. Où les appareils à disposition comprennent une climatisation confortable, des lumières tamisées, un frigo, une chaîne hi-fi. Exactement le genre d'endroits où on garderait quelqu'un enfermé, dans un confort sublime et ouaté. Deux étages encore au-dessus de nous, au plus près du ciel nocturne dominé par la Lune. Et-


"Si vous aviez des questions, Omega, il suffisait de venir les poser".


Je me fige, j'écarquille les yeux. Invisible et intangible, je m'attendais à tout sauf à me faire interpeler. Et pourtant, il est là, avec son foutu monocle qui permet de 'voir la réalité telle qu'elle est'. J'aurais dû m'en douter, oui. Car Reginald Hargreeves a toujours été capable de déceler ma présence, par cette technologie-là.


Je soupire, me rendant immédiatement de nouveau visible, mais restant intangible, par sécurité, à l'exception du nécessaire pour pouvoir m'exprimer. Il est hors de question qu'il me drogue à nouveau, ou je ne sais quoi.


"Je ne vous les poserai pas à vous", lui dis-je, car je sais qu'il tourne toujours les révélations à son avantage, en jouant sur les omissions et les demi-vérités.

"Je suis venue pour parler à Abigail. Je veux tenir mes informations de première main".


Certes, cette femme a choisi mon élimination de l'existence, en même temps que celle de tous les porteurs d'Aethers qui marchent encore dans l'une ou l'autre timeline. Mais dans sa résignation radicale, elle ne ment pas. Au contraire. Elle n'a fait jusqu'ici qu'exprimer littéralement les faits. Et c'est ça que je veux. Reginald nettoie son monocle, et le remet en place.


"Si ma douce Abigail est enfermée, c'est justement pour la tenir à l'écart de vous tous. De tous ceux qu'elle pourrait convaincre que sa vision de la Fin est l'issue la plus juste".

Mes yeux se plissent, et il continue.

"Nous avions un accord, avec cette gélule. Qu'Oblivion était l'unique solution".


Je secoue la tête, consciente de jouer de nouveau à un jeu très dangereux, avec les plans de Reginald Hargreeves.


"Nous sommes toujours d'accord sur ça. Ça n'a pas changé. Je veux juste comprendre les fondements de ce que nous sommes, et de ce contre quoi nous luttons à présent".


Je n'attends pas sa réponse. Je ne suis pas là pour lui. Je passe au travers de son veston bien taillé, et sors dans le couloir où je repère sans mal l'ascenseur. Factuellement, Reginald n'a pas les moyens de me contraindre, lorsque je suis ainsi. Tout comme il n'avait aucun moyen de retenir Christopher à Hargreeves Mansion, lorsqu'il projetait de faire le mur pour la soirée.


"Parfois, savoir nous met en danger", dit-il. "Comprendre le détail des faits nous met à risque de nous détourner de nos objectifs, et-"

"Je m'en fous complètement, Reginald", lui dis-je par-dessus mon épaule, en me plaçant devant la porte de l'ascenseur et en faisant le pari rationnel qu'à tous les étages, le même espace vide de pallier se trouvera au même endroit.

"Vous ne devez pas savoir qui est Jennifer, Omega ! Si vous le faites, vous n'aurez d'autre obsession que de la sauv-"


*Crac !*


C'est trop tard pour lui. Je suis déjà deux étages au-dessus, et il n'a aucune chance de me rattraper au moyen de son ascenseur, ou de l'escalier.


Je ne m'encombre plus d'être invisible, à présent. Je passe au travers de l'unique porte coulissante du palier – blanche et massive - avant de cerner tous les accès à ces 'appartements' sur le boîtier de contrôle, et de paralyser la réouverture par l'extérieur, de toutes les issues. 


Les sécurités sont si nombreuses, si technologiquement parfaites. L'endroit où je me trouve est bel et bien une prison, même si elle est d'un blanc diaphane jusque dans son mobilier, baigné d'une odeur délicate d'iris poudré. Et à présent, je m'y trouve enfermée pour de bon, avec celle qui s'y trouve détenue.


Le temps de pouvoir discuter.


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23h38


C'est avec une certaine sidération que j'ai découvert les appartements d'incarcération d'Abigail Hargreeves, baignés d'une lumière si blanche qu'elle semblerait lunaire. Vastes comme un demi-étage de la Tour, ils se composent de nombreuses pièces de loisir et de repos, d'une salle à manger destinée à ne recevoir que deux personnes au maximum, et d'un laboratoire, qui était déjà cadenassé lorsque j'ai moi-même paralysé tous les accès.


Une cage non pas dorée, mais claire comme un diamant.


Au sol, il y a des tapis qui me rappellent ceux de la suite du Bison Blanc. Au mur, des tableaux dans les mêmes tons, représentant des champs. Des arpèges de violons s'élèvent depuis une pièce, tout au fond du couloir central. Et je m'approche, lentement, jusqu'à pouvoir l'observer.


Elle porte une robe semblable à celle que je lui ai déjà vue, mais ses cheveux sont relevés et ne s'en échappent que quelques mèches ondulées. Elle se tient debout, au milieu d'un salon de musique, et elle joue sans pupitre, à la seule force de sa mémoire et de ses automatismes, d'un violon semblable à celui que Viktor possédait lorsque je l'ai connu.


Elle m'a vue, je le sais, mais elle continue. En vérité, je pense même qu'elle joue un peu pour moi. Et je l'écoute, jusqu'à ce que les tristes notes du 'Fantôme de l'Opéra' viennent mourir sur les hautes baies vitrées embuées de nuit.


Le silence tombe, remplacé par le bourdonnement de la ventilation. Elle pose son instrument, et je viens m'asseoir sur un petit fauteuil, le son de mes pas assourdi par les tapis.


"Vous êtes revenue pour comprendre ce qu'était la Purge".


Rien d'autre, en effet, n'aurait pu motiver ma présence ici. Lors de notre rencontre, elle s'était apprêtée à aller jusqu'au bout de ces explications, j'en suis sûre, si Reginald ne l'avait pas interrompue. Il pense que de rester dans l'ignorance nous aide à agir sans remords et sans arrière-pensées ? Moi, je suis convaincue que l'on ne peut agir bien qu'avec le plus d'éléments en main. Alors j'acquiesce.


"J'ai compris que c'était un retour à la ligne temporelle d'origine. Avant que vous ne synthétisiez les Marigolds, les Aethers. C'est leur effacement et celui de toutes les timelines alternatives, comme si rien n'était arrivé".


Je la fixe, tout comme elle le fait de façon triste mais tranquille, et elle me dit :


"L'espace-temps ne peut rester ramifié et instable. Il essaye spontanément de revenir à une unique réalité".

Abigail a la voix douce, mais le ton résigné.

"Depuis toujours, nous savions qu'Oblivion était une course contre la montre. Contre l'espace-temps lui-même. Vous êtes tous nés à partir des constituants primaires de l'univers, et vous êtes conçus pour vous annuler vous-mêmes, si Oblivion n'aboutit pas en temps voulu. C'est un phénomène naturel, Rin. Et sain".


'Naturel'. Tel est le mot que les Gardiens utilisent aussi. Et je comprends qu'une nouvelle fois - derrière leurs aspects sectaires et dévots - ils touchent malheureusement à un fond de vérité. Je ne peux pas m'empêcher de penser que nous aussi, nous sommes 'naturels et sains'. Que nous effacer n'a pas plus de sens, mais à la place, je murmure :


"J'ai aussi compris que les créatures d'Eldritch liées à Ben finiraient le travail. Avec ou sans Oblivion. Ce que je veux comprendre..."

"C'est ce que Jennifer vient faire au milieu de ça ?"


Je cligne des yeux. Elle s'attendait à cette question, probablement depuis toujours. En tout cas depuis le moment où elle a synthétisé les Aethers. Elle s'assoit à son tour, elle détache ses cheveux. Et je lui demande, avec prudence :


"Il semble que nous étions quarante-trois. Est-ce qu'elle est l'une d'entre nous ?"

Abigail me regarde, et répond doucement :

"La réponse à cette question est autant oui que non. En réalité, elle vous est à la fois semblable... et n'a rien à voir avec vous. À vrai dire, elle est même votre opposé, dans tout ce que l'on peut imaginer".


Je la fixe, essayant de comprendre, un frisson remontant le long de mon dos en repensant aux mots de Jean Thibedeau.


"Parce qu'elle est... 'la Clé' de la Purge ? Celle qui l'attend, dans tous les présages, entourée de tentacules ?"


Abigail est plus émue et plus coupable que jamais.


"Tu ne peux pas imaginer mon émerveillement, lorsque j'ai enfin réussi à les synthétiser : les Aethers, essence de l’univers. Vous. Mais au même moment, sans que j'aie pu l'anticiper..."

sa mâchoire est crispée.

"Une seconde particule - un anti-Aether - a émergé à partir de celui qui deviendrait Ben".

"Un anti-Aether..."

Elle acquiesce.

"Tout comme la matière et l'antimatière. Et Jennifer le porte en elle".


Je comprends, maintenant, pourquoi Ben et Jennifer sont liés, dans toutes les timelines. Pourquoi ils semblent s'attirer inexorablement.


"Leurs Aethers se parlent, convergent", souffle-t-elle. Ils cherchent à se compléter, car ils ne sont qu'une seule et même entité. Et s'ils le font - s'ils entrent en contact - ils provoquent... une réaction. Le déclenchement du système de sécurité de l'univers qu'est la Purge".


Elle me regarde, certaine que je comprends.


"Pour pouvoir mettre en marche Oblivion, il n'existe qu'une solution : que Ben tue Jennifer. Lui-même. Pour récupérer cette part de lui, et pouvoir se placer sur le Sigil un, et entier. Mais, dans le cas contraire, si au contraire, ils entrent en contact... un contact prolongé..."


Je tremble, car j'ai compris avant même qu'elle le prononce.


"Alors Jennifer agit bel et bien comme une clé, qui ouvre le portail que renferme Ben vers le plan des créatures d'Eldritch, qui viennent dévorer l'espace-temps. Un ultime cataclysme. Pour un retour naturel à une timeline unique. Et je le répète : sain".


J'aurais dû m'en douter. J'aurais dû le comprendre. 


Peu avant Oblivion, Klaus m'avait dit que Ben et lui s'opposaient, en ce sens. Tandis que lui luttait pour ne pas laisser entrer les fantômes, Ben - de son côté - devait chaque jour résister aux créatures d'Eldritch tentant de se déverser à l'extérieur de lui, dans une douleur immense. Maintenant, je sais ce que ces créatures attendaient : de pouvoir se nourrir d'espace-temps : de pouvoir dévorer les lignes temporelles surnuméraires que nous créions. D'être libérées par Oblivion. Ou par Jennifer.


Et je comprends aussi pourquoi Hargreeves a cherché à faire tuer Jennifer par Ben, ce que Benjamin a accompli, à la différence de Ben. Parce que c'était indispensable pour le déroulement d'Oblivion.


"Iggy... J'ignore son nom véritable. L'un des membres de l'équipage de Reginald, qui habitaient à l'Hôtel Obsidian... Il m'a raconté votre histoire. Il m'a dit que cette synthèse des Aethers avait précipité la chute de votre planète".

Je touche un point très sensible, et je le sais.

"Si la Purge a lieu, vous abandonnez tout espoir de restaurer vos terres et de préserver votre peuple".


Les yeux d'Abigail se perdent a travers la vitre.


"La scission des Aethers a provoqué une secousse énergétique qui a effectivement précipité notre fin", souffle-t-elle.

"Mais je pense aujourd'hui que nous aurions dû assumer nos erreurs, et moi aussi, plutôt que de chercher le salut, de cette façon égoïste, impliquant tout l'univers".


Elle me regarde à nouveau.


"C'est pour cette raison, Rin, que j'ai choisi de m'opposer à Reginald".

Ses prunelles bleues vibrent, pour tout ce qu'elle contient depuis qu'elle est enfermée, et une larme lui échappant enfin.

"C'est pour cette raison que j'avais choisi la Purge, et d'assumer notre destin".

"Et c'est pour cette raison que vos libertés ont dû être restreintes".


Je me lève, d'un coup, en voyant celui qui vient de passer la porte du salon de musique. J'ignore comment, mais Reginald Hargreeves a réussi - finalement - à entrer dans ses appartements. Peut-être parce que j'ai baissé ma garde. Peut-être parce que je suis trop troublée pour avoir continué à maintenir les loquets bouclés.


"Il est heureux que Numéro Cinq - celui que vous connaissez sous le nom de Max - ait eu la présence d'esprit de sauter en arrière, pour me prévenir du mal qu'elle avait déclenché dans le futur, nous donnant un espoir de l'enrayer".


Il approche, tournant son monocle, déclenchant par là quelque chose, dans le collier qu'elle porte à son cou. Un avertissement, seulement, mais qui me glace le sang.


"Elle m'avait donné la garantie que son laboratoire ne servirait jamais à ça, mais elle était déjà enagagée dans la re-synthèse des Aethers, lorsque je l'ai arrêtée".


Abigail porte les mains au collier, comme si elle souhaitait l'arracher. Mais elle ne le peut pas, et ses mains retombent mollement. Et moi, j'accroche mon regard à elle.


"Vous aviez... déjà synthétisé les miens".

Reginald s'exclame :

"Une jarre entière aurait suivi ! Dont ceux de Benjamin, qui se seraient de nouveau scindés et qu'elle aurait laissés retourner à Jennifer ! Ciel ! Nous avons déjà maintenant assez à faire avec une seule !"


Je suis perdue, entre eux deux. D'un coup, toute notion de bien et de mal se brouille en moi, si tant est que j'y ai un jour cru. Et Reginald ajoute :


"Je n'ai qu'une parole. Vous serez vivants et libres à la fin. Alors oui, je suis reconnaissant à Numéro Cinq. J'ai immensément bien fait de le traiter comme un égal, dans toutes les versions de moi et de lui, et malgré son geste terrible..."


'Son geste terrible' ? Je plisse les yeux, mais il ajoute déjà :


"Vous pouvez considérer qu'il vous a déjà tous sauvés".


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Dimanche 15 décembre 2024, 02:16


"Klaus", je murmure, dans la seule lumière de l'éclairage urbain filtrant à travers le rideau.

"Mmmm"


Il ne bouge pas.


Pendant des années, tant d'années, c'est lui qui m'a réveillée ainsi, ruinant mes nuits parce que les siennes étaient misérables. Me laissant - certaines semaines - compter les heures où je dormais seule sur les doigts d'une seule main. Où je dormais tout court, d'ailleurs : car trouver le sommeil est presque impossible, pour moi, quand quelqu'un est dans mon lit.


Pourtant, depuis que je suis arrivée, c'est l'inverse, qui se produit. Je ne peux trouver un peu de repos que lorsqu'il n'est pas loin. Mes pouvoirs retrouvés bourdonnent en moi, cette nuit, tout comme les événements de cette journée où j'ai eu l'impression de vivre plusieurs vies. Ce qui se passe ici défile devant mes yeux, autant que ce que j'ai vu dans d'autres timelines. Alors, cette fois, c'est moi qui me glisse sous son absurde couverture jaune en crochet, faite maison.


"Klaus, t'es mort ?"

"Rinny-faut-faire-dodo-maintenant. Extinction des feux.", marmonne-t-il, peut-être même sans se réveiller complètement, et je le secoue un peu.

"Tu crois que Cinq pourrait un jour s'en prendre à l'un d'entre nous ?


Il se tait un moment, au point que je me demande s'il est reparti dans ses rêves, mais il finit par soupirer, s'étirer, et tourner sa tête bouclée hirsute, sur l'oreiller. Alors je répète :


"Tu penses qu'il pourrait être capable de tuer l'un de nous ?"


Je regrette d'avoir cette mauvaise pensée, mais les mots de Reginald Hargreeves résonnent encore dans ma tête, eux aussi. Quel 'geste terrible' a été celui de Max ? Je n'ai pas obtenu de réponse. Mais je tremble, car j'ai toujours su que Cinq était capable de tout, s'il le pensait justifié pour l'équilibre de l'espace-temps. Klaus lutte pour garder ses yeux ouverts, mais il essaye.


"Viktor", dit-il. "Je sais qu'il a promis à Viktor qu'il le tuerait, si un jour il virait mal. Avant Oblivion".

Il soupire.

"Oui. Il avait déjà manqué de le faire en 2019". 


Le rideau danse, et je regarde dans la contre-allée au-dehors, au travers de l'escalier de secours incendie, et le long des briques reflétant la lumière orangée. Je m'en veux d'avoir peur de ça. Mais quelque part, je ne peux pas m'en empêcher.


"Je lui fais confiance, tu sais", dis-je assez bas. "Mais j'ai l'impression qu'il a fait quelque chose qui ne me plairait pas du tout".


Je réalise que je me suis enroulée dans la couverture : clairement au détriment de Klaus, même s'il ne tire pas dessus. Et il fronce les sourcils.


"Il a dit quelque chose de suspect ?"

Je lui ai tout raconté, quand je suis rentrée. Tout, sauf ça.

"Non. Non, c'est ton père, ce soir, qui..."

"Qui a farci ta petite tête punk ?"


Je cache mes yeux dans mon coude. Je sais que Reginald Hargreeves ne distille jamais les informations au hasard. Qu'il l'a fait pour que je me pose des questions. Sans doute pour que je me rallie à lui, en me faisant douter de Max. Putain. Ça me tuerait de lui faire ce plaisir.


"Tu as raison".

Klaus rit doucement, d'un rire qui n'en est pas vraiment un.

"Bien sûr, que j'ai raison. J'ai encore des cicatrices psychiques de ses manipulations, sur mon lobe frontal. En forme de monocle".


Heureusement qu'il est là. Depuis toujours. Pour me ramener à ce qui compte vraiment, quand je m'égare. Je suis de nouveau anxieuse, d'une façon qui me rappelle ce que je ressentais en 2019 face à la première apocalypse. Peut-être parce que j'ai réellement compris, aujourd'hui, que cette fois-ci nous risquions de disparaître. Et parce que j'ai l'impression de faire un pari, nous impliquant tous.


"Et si... et si les autres refusent ?" lui dis-je tout en sachant qu'il comprendra que mon cerveau a sauté d'une angoisse à une autre.

"S'ils refusent de retrouver leurs pouvoirs. Ou s'ils préfèrent se laisser effacer".


Je retire mon coude de mes yeux, et je réalise qu'il a continué de me fixer.


"Au moins, nous déciderons tous en connaissance de cause, Rinny. Et tous ensemble. Sans personne pour nous influencer ou essayer de contrôler le résultat".

C'est inédit, c'est certain. Et il ajoute :

"Écoute. Je ne peux pas parler pour les autres. Mais moi, j'ai eu le temps de réfléchir au-dessus de mon bol de congee aux herbes, ce midi. Je vais accepter".


Il y a déjà une forme de solidité dans cette affirmation, et il prend une profonde inspiration.


"Je ne veux pas disparaître, je ne veux pas que tu disparaisse : aucun de nous. J'ai toujours eu peur de la mort. Et peur de la vie. Mais maintenant... je veux connaître ce moment où nous serons libres d'exister".


Sa main passe sur mon épaule, au travers de la couverture jaune dans laquelle je ressemble à un burrito.


"Je sais que pour ça, il faudra retrouver pour un moment les fantômes. Et me prendre un fix d'immortalité pour ensuite devoir me sevrer de nouveau. Mais je le ferai".

"Tu es sûr ?"


Il cligne des yeux, il acquiesce : et j'avais vraiment besoin de ça. Mais il y a plus.


"Ce que j'avais réussi à maîtriser, je peux le maîtriser à nouveau. J'allais proportionnellement bien, avant Oblivion, Rinny, mais..."


Il plisse légèrement les yeux, et cherche à sa poitrine quelque chose qui ne s'y trouve plus.


"Si on a cinq minutes, avant d'aller servir de pellets de poêle à bois pour Oblivion, il y a une dernière chose que je ferai en utilisant cette partie de moi avec laquelle je suis né".


Le rideau danse encore, si tranquille que je pourrais croire que rien de tout ce chaos n'est en train d'arriver.


"J'irai enfin trouver Dave, dans cet au-delà entrechoqué. Tel qu'il était".


Je sors ma main de sous la couverture, j'attrape la sienne. Et je le laisse énoncer cette promesse qu'il fait à l'univers :


"Et je lui dirai au revoir comme j'aurais voulu le faire".


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Notes :


Dans ce chapitre, j'essaye de poser un dilemme moral : le monde doit-il revenir à son état d’origine, purgé de ses 'anomalies', ou intégrer l'accidentel, l’inattendu, et le risque ? Qu'est-ce qui est 'naturel', et qu'est-ce qui ne l'est pas ? Abigail a tranché dans un sens, Reginald dans l'autre. Je souhaitais humaniser les deux, sans jamais excuser ni l’un ni l’autre non plus, car ils sont tous les deux des fanatiques, malgré tout.


Je n'utilise pas le nom Durango, vous l'aurez remarqué. En botanique, les Durango sont une variété de Marigolds, utilisée notamment pour la fête des morts, au Mexique. Étant donné qu'il n'y avait pas de logique à ce qu'Abigail et Reginald utilisent le mot Marigold, j'ai choisi de plutôt utiliser Aethers et anti-Aethers.


Je pense aussi que la série s'est perdue, en suggérant que n'importe lequel d'entre eux aurait provoqué la Purge en entrant en contact avec Jennifer : pour moi, il fallait rester sur cette dualité entre elle et Ben. C'était la seule à avoir du sens.


À la lumière de la ré-implémentation de Ray, de celle de Claire, je ne pense plus qu'il faille ramener Dave, et le transposer dans une réalité hors sol : Klaus ne le souhaite pas non plus. N'est-ce pas là une raison supplémentaire évidente, pour lui, d'accepter de retrouver ses pouvoirs temporairement ? Je voudrais en revanche leur donner à tous les deux la fin qu'ils méritent, qui peut être douce-amère, mais qui - je pense - leur a été volée.


Tout commentaire fera ma journée ! ♡

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