Une courbure de l'espace-temps (saison 4)

Chapitre 16 : La jeune-fille et la Mort

4563 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a environ 1 mois

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 4, quelques jours avant le début de la Saison 4.


Soundtrack suggérée : JJ - Wasted love - Franz Schubert - La Jeune Fille et la Mort : quatuor N°14 en Ré mineur - D810 : Andante con moto.


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Dimanche 15 décembre 2024, autre timeline, autour de 17h45


Pour la première fois depuis que nous sommes partis ce matin, Max nous accorde une pause et je peux sortir mon carnet. Mon caminateur estime que je me trouverais proche de la fin de journée, si j'étais restée dans ma timeline de départ. Heureusement que je l'ai, sinon je serais complètement perdue.


Pour moi, il est à la fois passionnant, déroutant et sublime de découvrir de quelle façon passe le temps, au cours de nos explorations. Lorsque nous sommes dans le Métro, nous sommes hors de l'espace-temps : celui-ci ne reprend son cours que pendant les quelques minutes où nous montons à la surface, et nous frayons un chemin à la recherche de l'Hôtel Obsidian. Il s'égraine, un peu. Et il s'arrête de nouveau lorsque nous nous téléportons de nouveau dans la station.


La Salle des Aiguillages est la seule à rester identique entre les différentes timelines, entre les différentes stations. C'est là que nous passons le plus de temps : pour ajuster notre direction, sur la base du cap donné par mon pouvoir, et des relevés que nous effectuons.


Nous avons exploré douze timelines de plus aujourd'hui, et chacune d'entre elles m'a brisé le coeur. Je n'avais pas pleinement saisi - je crois - ce que signifierait chercher l'Hôtel Obsidian, et chercher Oblivion, même si j'avais compris que nous traverserions une succession d'apocalypses. Ce que je n'avais pas réalisé, en revanche, c'est que je serais forcée de contempler nos souffrances, et les conséquences terribles auxquelles elles ont parfois abouti.


J'ai vu de mes yeux une timeline où les oiseaux de Fei ont dévoré l'humanité avant de se retourner contre elle. Une où les Rumeurs d'Allison ont transformé le visage de tous les autres êtres humains en celui de Claire, jusqu'à ce qu'ils s'entretuent. Une où Luther a ouvert une faille d'un coup de poing, longue comme du Canada au Chili, finissant par fracturer la Terre en deux. 


La timeline qui m'a le plus marquée aujourd'hui est l'une de celles que nous avons explorées ce matin. À la station que Max a nommée 'Pluie de métal'.


Là-bas, c'est la compétition entretenue par Reginald Hargreeves entre Luther et Diego, qui a eu raison de l'humanité : lorsque - dans sa rancoeur et son sentiment d'être relégué au second plan - Diego a fait vaciller un instant toutes les trajectoires du monde. Quelques secondes - bégayantes et tristes - ont suffi pour déstabiliser les orbites des satellites. Ces derniers ont dévié, ricochant les uns contre les autres encore et encore, avant de plonger dans l'atmosphère, en tous points du globe : entrainant avec eux les innombrables déchets métalliques flottant autour de notre planète. C'est une pluie ardente de métal en fusion qui s'est abattue sur Terre, dont les survivants se terrent encore dans des galeries pour échapper aux répliques, quasi quotidiennes. Nous n'avons croisé personne. Et l'hôtel - une fois de plus - n'existe plus.


Max me conseille de m'endurcir, car il perçoit ma peine à la vue de toutes ces dévastations liées à nos âmes abîmées. Tout comme ma déception, à chaque fois que nous faisons chou-blanc.


Lui, est optimiste. Il a calculé que - grâce au 'radar' que constitue mon lien avec la console Omega - nous pourrions trouver une version fonctionnelle d'Oblivion en quelques jours et moins de cinquante essais. Alors que - seul - il estime qu'il lui en aurait statistiquement fallu plus de cent-mille. Je lui ai dit que je n'aimais pas les stats, sauf quand elles allaient dans le sens que je voulais, et il a presque ri.


Je continue de m'en vouloir de me méfier de lui, mais les mots de Reginald Hargreeves quant à son 'geste terrible' me hantent encore.


En toute subtilité, j'ai saisi une perche au vol lorsqu'il a évoqué son ancien statut d'assassin : en demandant s'il serait même prêt à se débarrasser de ceux qu'il aimait. Il a éludé, détournant la conversation sur le bien-fondé d'aimer qui que ce soit. Il s'est concentré comme il le fait d'habitude sur la mécanique de son bras. Je ne suis pas sûre d'aimer ces silences. Mais Cinq a toujours été ainsi : il ne distille de lui que les informations qu'il pense pouvoir servir à l'équation.


Nous repartons dans un instant. Nous avons encore trois timelines à explorer, avant de 'rentrer'.


Klaus aura préparé des gaufres apéritives, et de très paradoxaux 'Virgin sex on the beach'. Mais en réalité, c'est toute ma vie qui me semble être un immense paradoxe, en ce moment. Entre apocalypses et canapés moelleux, entre existence et effacement. Cinq avait dit un jour se sentir comme le Chat de Schrödinger, et c'est exactement ce que je ressens : à la fois vivante, et suspendue.


Je viens de rentrer une précision de direction temporelle dans mon caminateur.


Et je tente d'écouter l'appel d'Oblivion.


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19h06


Dans le salon d'Hargreeves Mansion baigné de nuit, la lumière électrique fait faiblement briller les broderies usées des canapés. À l'étage, la galerie est d'un noir d'encre, et je sais quel fantôme se cache dans cette obscurité. Je suis épuisée. Moins que Luther, qui est allé se coucher directement, mais plus que Klaus, qui semble d'humeur radieuse, depuis mon recours sans encombre du Métro, à l'exception de quelques égratignures.


"Rin. Tu veux du Sex on the beach ?"

"Pas vraiment, non".

Je réalise un peu tard que j'ai répondu par habitude, et pas vraiment à sa question, mais il ne s'en formalise pas.

"T'as raison, moi aussi je déteste le sable : il y a des endroits de ma personne que je n'exfolie toujours pas. En plus, en décembre, il fait froid".


Je roule des yeux, et il croit bon de préciser, alors que je n'avais aucun doute :


"Je plaisante. Tu as compris qu'il s'agit du mocktail sans alcool, hein ? ~Mock-tail~. Garanti 100% sans cock. Tu vas adorer".

"Bon. Okay".


Nous rions brièvement. Ça me fait du bien, après cette journée. Benjamin, lui, regarde son propre verre avec des yeux noirs, et en retire le petit parapluie en papier dont Klaus l'avait décoré, comme s'il s'agissait d'une insulte.


"Ce truc est une escroquerie à la pêche. Je veux le schnaps et la vodka".

Klaus soupire de façon exagérée.

"Ben-arino, tu arrives même à être désagréable avec les boissons inoffensives. Moi, je trouve ça solaire, innocent, et bien meilleur pour ton foie. En plus, j'avais un coupon de réduction sur le jus de cranberry, qui est splendide pour la vessie".


Il ne reçoit rien d'autre qu'un grognement en réponse, alors je demande :


"Comment se passent tes entretiens de réinsertion, Benjamin ?"


Il ne me regarde pas. J'ai l'impression que ça le gonfle plus qu'autre chose qu'on s'intéresse à lui. Mais il me dit de façon péremptoire, tout en attrapant une petite gaufre apéritive qu'il fixe avec un air rebuté car il avait envie de sushi :


"Je ne ferai pas de menuiserie".


Son ton est tranchant comme un ciseau à bois. Depuis qu'il a commencé ces entretiens, il ne veut rien de ce que le bureau de l'emploi lui propose. Et pourtant, il est mal placé pour faire le difficile : il aura surtout du bol, si un employeur quelconque l'embauche et le garde, avec son caractère irascible et sa posture en permanence agressive.


"Je ne veux pas de manutention, et encore moins de livraisons. Putain, si je n'étais pas 'diminué', j'aurais déjà ventousé tous ces bureaucrates à leurs fax".


Je pince mes lèvres en prenant le verre que me tend Klaus. En vérité, je sais pourquoi Benjamin refuse en bloc tous ces boulots : rien, là-dedans, ne lui semble digne d'un 'Numéro Un'. Et s'il y a bien quelqu'un pour lequel je n'ai aucun doute quant au fait qu'il retrouverait ses Aethers et son pouvoir sur le champ, c'est bien lui.


"Je n'ai aucun putain de diplôme, Allison n'a même pas été foutue de nous en implémenter dans cette réalité merdique. Les Sparrows, c'est tout ce que j'avais".


C'est vrai. Je pouvais déjà sentir que c'était son problème, du temps de l'Hôtel Obsidian où les cartes de nos allégeances se sont mélangées. Son rejet de nous tous a surtout eu lieu parce qu'il avait l'impression de ne rien valoir, en dehors de ce pourquoi il avait été 'dressé'. Mais moi, je suis sûre que c'est faux.


"Tu étais bon en cryptomonnaies".

"C'est fini, même au nom de l'idéal d'une économie libre. Sinon, je retourne au mitard".

"Oui, mais tu t'y connaissais en cybersécurité, en protocoles de sécurité informatique, en analyse de données, dans tout un tas de logiciels et leurs langages... Tu sais en faire, des trucs".

"Je n'en ai plus envie".


Je soupire, cherchant quelque chose qui provoquerait en lui une étincelle, même si je sais que c'est vain, au regard de ce qui nous attend, et dont je n'ai pas le droit de parler. J'ai l'impression d'être ma mère, ou d'être Granny. Mais finalement, c'est Klaus qui s'y risque.


"Luther m'a dit que tu tatouais des gens, en taule : mon petit Banksy du pénitencier. C'est un métier, ça".

Benjamin souffle sarcastiquement, toujours tellement sombre malgré nos efforts.

"Je le faisais pour me faire respecter, c'est tout".

"Admets que tu es bon en dessin. Tu as vraiment du talent pour ça, même si ta période bleue est plutôt noire, et ton contenu légèrement monomaniaque".


Je lève les yeux. Dans l'ombre du balcon, je viens de sentir le fantôme de Ben venir s'installer, pour se contempler lui-même, tristement. Klaus comprend tout de suite que je n'ai pas les yeux dans le vague, mais Benjamin, évidemment, non, et il murmure : 


"Je dessine pour me vider la tête, pour en sortir les pensées qui m'obsèdent. Pour rien d'autre".


Nous avons su que le visage de Jennifer recouvrait l'intégralité des murs de sa cellule, en prison. Klaus aussi, à une époque, recouvrait ceux de chambre en y écrivant tous les murmures des fantômes qui traversaient son esprit, tous leurs cris, mêlés à ses propres appels au secours. Tout comme Cinq qui - lui aussi - avait la pulsion de recouvrir son papier peint, avec ses équations. Parfois, nos âmes ne suffisent pas à contenir notre douleur ou nos pensées, je le sais. C'est peut-être aussi pour ça que j'écris mes carnets. Et Benjamin ajoute :


"Pour ne pas devenir complètement dingue, ou cogner tout le monde".


Au travers de la balustrade, la version spectrale de lui me fait signe de continuer. Il le connaît, aussi bien qu'on puisse se connaître soi-même. Et ce qu'il m'indique, c'est qu'il y a ici une faille dans les défenses de Benjamin, dans laquelle je pourrais m'engouffrer.


"Toi aussi, tu es hanté par un fantôme, métaphoriquement".


Il relève les yeux à ce commentaire, et Klaus baisse les siens. Je sais qu'évoquer Jennifer est délicat. Il m'a déjà mis une mandale par le passé pour ça. Mais dans l'énergie, je sens la gangue de colère dans laquelle il est emmuré vaciller un peu. Je me rappelle des mots que Ben, le fantôme, a lui aussi prononcés avant-hier. Des mots que j'interprète autrement, après les révélations d'Abigail Hargreeves, hier soir, au sujet de la Purge. Il a qualifié cette attraction de...


"Viscérale, magnétique, au point que c'en est..."

"Presque effrayant, oui. Mais si quelqu'un devait la fermer à ce sujet, c'est bien toi".


Je sens sur le champ les murailles de Benjamin se reconstruire, peut-être parce que cet aveu lui fait peur. Au balcon, Ben s'agenouille, et nous regarde en contrebas d'une façon qui aurait donné des frissons à n'importe qui de sceptique au sujet des spectres. Et Benjamin siffle :


"Je n'en serais pas là si TU NE M'AVAIS PAS CONTRAINT À LA TUER."


Son énergie se hérisse de toute part, au point que Klaus recule, même si plus aucun tentacule ne viendra s'abattre sur qui que ce soit. Benjamin a vécu tant de souffrances, dans toutes les timelines. Et toutes, semblent converger en cet instant vers cette version de lui, qui voit un autre à travers moi.


"Je n'ai jamais fait ça".

"Tu as pris le contrôle de MON FOUTU SYSTÈME NERVEUX, tu m'as fait la pousser dans le conteneur et appuyer sur le PUTAIN DE DÉTONATEUR".


La tête dans ses épaules, Klaus va s'asseoir sur les canapés près du bar : pour boire son virgin Sex on the beach en tremblant, caché derrière son parapluie en papier. Il n'a jamais su gérer le conflit. Jamais. Il est même capable de penser que c'est lui qui a déchaîné ça en évoquant les portraits de Jennifer. Mais moi, je reste impassible à cette escalade. Et je répète, comme pour la millième fois :


"Je ne suis PAS Christopher. Est-ce que tu vas l'intégrer, putain ? C'était ton frère. Et il a payé le prix de ce qu'il a accepté de faire".

"TU L'AURAIS FAIT AUSSI, ENFOIRÉ DE NUMÉRO SEPT".

"Non".


Je suis ferme comme l'acier froid. Je ne lui en veux pas, de faire cet amalgame douloureux, dans l'espace-temps. Mais je ne le laisserai pas continuer.


"Nous avons eu des trajectoires différentes. Nos pouvoirs n'ont même pas pris la même direction. Je suis Bạch Liên Marine Hoàng, et je n'ai jamais été Christopher Hargreeves de ma vie. Ni Numéro Sept. Nous avons divergé à la seconde où ton père a décidé de l'adopter et pas moi".


Nous nous fixons. Il est rare, très rare que j'utilise mon nom complet, encore plus que je l'affirme ainsi. Mais face à l'effacement au devant de nous, je n'ai plus que cette pulsion : d'affirmer mon droit à exister, telle que je suis, et telle que j'ai vécu, dans cette version de moi. Mais Benjamin s'en moque.


"UNE VERSION DE TOI M'A FAIT LA TUER, ET ÇA NON PLUS ÇA NE CHANGERA JAMAIS".

"Ah bon ? "Alors il ne changera jamais non plus que tu es encore - quelque part - le Ben que nous avons connu".

"TU ME FAIS CHIER".


Klaus couine. Le fantôme de Ben est descendu à côté de lui, sans pouvoir faire quoi que ce soit pour l'aider, car il ne le voit même pas, et moi, je sens que si je continue, Benjamin m'enverra de nouveau son poing dans les dents.


Il est trop tôt, sans doute. Il a besoin de plus de temps. Alors je soupire, et je marche jusqu'à Klaus, pour faire ce que son frère spectral ne peut pas, et passer une main dans son dos.


"On n'est pas contre toi, on est avec toi", dis-je à Benjamin. "Nous sommes littéralement dans le même navire que toi".


D'un grand geste, il envoie valser son verre de 'Virgin sex on the beach' au sol, qui roule un moment avant de se stabiliser dans le silence.


"C'est des conneries", dit-il, nimbé de ténèbres, plus fermé que jamais.


Et tout en quittant le salon sans un regard en arrière, il ajoute en faisant se serrer mon coeur, en raison de tout ce que je sais :


"Les tentacules des krakens ont toujours englouti les bateaux".


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21h16


"Je suis content que ton boulot se passe bien".


Je ne peux rien lui dire encore, mais je souris à Viktor, tandis que nous nous servons en tapas sur le comptoir du Nexus Bar, où nous avions convenu de nous retrouver. Lui, arrosera le tout d'une pinte, et moi d'un grand café glacé.


J'avais vraiment besoin de prendre l'air et de penser à autre chose. Viktor a toujours été celui qui m'aidait à prendre le large par rapport aux tumultes des Hargreeves, de façon logique par rapport à son parcours, peut-être. Nous n'avons que peu parlé de ce qu'il s'est passé avec Ben, en nous installant ici, ni du fait que Klaus est allé se coucher à 20h30 avec trois couettes, après deux bains aux fleurs de Bach. Mais dans les quelques paroles que nous avons échangées, il m'a fait un bien fou.


"Tu avances, dans ta to do list des choses à faire à The City ?", je lui demande tout en me servant en poivrons.

Je sais qu'il avait des détails administratifs à régler pour les affaires de son propre bar.

"J'ai encore plusieurs rendez-vous avec des fournisseurs. Et j'ai découvert... qu'il n'y a pas qu'ici, au Nexus, que les concerts secrets continuent".

"Oh ?"


Il acquiesce, sans crainte d'être jugé pour ce qu'il va dire, dans ce troquet qui fait office de siège de la résistance, face à tous les interdits de culture et de musique que l'Empire Hargreeves a instaurés.


"Je suis retourné au Théâtre Icarus, pour la première fois".


Tandis que nous nous rasseyons avec notre butin de contestation gastronomique, je contemple à quel point il est tranquille avec ce qu'il est en train de me dire. Oui. Viktor se sent bien, à mi-chemin entre son service des IPA à la pression, ses vastes forêts et ses disques de concertos, le soir au coin du feu. Il a trouvé cet équilibre. Et il semble avoir fait la paix avec son passé.


"J'admire... que tu aies trouvé la force d'y aller".


Je sais à quel point franchir ce pas a pu être difficile pour Viktor, parce que le théâtre cristallisait beaucoup de sa souffrance, ainsi que le paroxysme atteint lors de la tragique apocalypse de 2019 où tout s'est précipité pour nous. C'est là que sa tristesse et sa douleur ont fait déferler l'énergie, par les ondes sonores. C'est là qu'il a provoqué la fragmentation de la Lune, et l'anéantissement de tout ce qui était. Il acquiesce.


"J'avais besoin de revoir cette scène et ces fauteuils, je crois. J'ai été triste de voir que le théâtre a été transformé pour accueillir la grande salle du HSFF".

"Qu'est-ce que c'est que ça ?"

"Le Hub de Surveillance des Flux Financiers".


Putain, quelle tristesse. Je ne suis pas étonnée : tous les lieux d'expression culturelle ont été 'adaptés' pour être mis au service des marchés financiers. Reginald Hargreeves n'est pas sot : il connaît la puissance de l'art et de la culture pour éveiller les gens, et les faire réfléchir. C'est en toute connaissance de cause qu'il en "régule" aujourd'hui l'usage. Mais Viktor sourit en coin.


"Quelle aubaine que l'entrée des artistes ne soit pas surveillée".

Nous échangeons un trait de connivence, et il murmure :

"Il y a un ascenseur supposément condamné, qui mène à un demi-étage effacé du cadastre. L'endroit est poussiéreux, tapissé de velours... aucun son ne sort de là. Les membres du quatuor que j'ai écouté font circuler des partitions qu'ils recopient à la main. Mais j'ai entendu 'La Jeune Fille et la Mort' de Schubert de mes propres oreilles, et j'en ai pleuré".


J'ai conscience de ce que ceci représente pour Viktor. Il a beau apprécier le chuintement des forêts, les instruments à cordes le remueront toujours, car ils font partie de lui, et il est terrible pour lui de voir ces merveilles de l'humanité réduites au silence.


"Exactement comme moi quand j'ai réentendu 'Blitzkrieg Bop' pour la première fois ici..."


Nous nous sourions. Même si nos horizons musicaux sont complètement différents, nous nous comprenons. Viktor prend une ample inspiration.


"Et ce midi... Allison a demandé à déjeuner avec moi".


Je mâche mon morceau de tortilla sans rien dire, car j'ai moi-même encouragé sa soeur en ce sens. Parce que c'est important : pour elle, pour eux tous, pour l'univers.


"Comment ça s'est passé ?"

Viktor boit un peu de sa pinte, cherchant plus ses mots que lorsqu'il s'agit de concertos undergrounds.

"Claire ne va pas bien. Tout comme Gracie, d'ailleurs, depuis son anniversaire".


Je sais, et j'en suis peinée. C'est comme si les choses s'accéléraient brutalement pour elles, ces derniers temps.


"Mais tu vois..."

Viktor prend une grande inspiration.

"...encore hier, j'aurais dit qu'on était bien comme ça. Pas proches, pas même 'amis', et que ça n'aurait pas valu la peine d'en faire une affaire, parce qu'on vivait tous les deux nos vies".

Il soupire.

"Mais ce midi, Allison s'est intéressée à ce que je venais faire ici. Au motel où je loge, à mon travail, aux bières artisanales et à la musique. A la vie en Nouvelle-Écosse, aussi".


Sa surprise est palpable. Autrefois, jamais Allison n'aurait parlé d'autre chose que de sa fille, de sa maison, de ses problèmes. Elle aurait tout ramené à elle, même lors des tentatives de Viktor d'avoir une forme de réciprocité.


"Elle a aussi fait ça avec moi", lui dis-je parce que c'est fondamentalement vrai. "Ça lui demande un effort, mais en essayant... je crois qu'elle est en train de découvrir que les autres l'intéressent vraiment".


Viktor joue avec la buée sur la surface de sa pinte, pensif.


"Je ne le lui ai jamais dit, tu sais, mais je pense qu'elle n'aurait jamais pu faire carrière sans les Rumeurs".


Mes sourcils se soulèvent. Oh ça, je le savais, ça me semble même être enfoncer une porte ouverte. Mais ce que Viktor a à dire de plus m'intéresse, et je le laisse continuer.


"Mon sentiment, c'est que pour être un bon acteur - comme en partie pour être un bon musicien - il faut s'intéresser aux gens. Avoir envie de les comprendre, pour être capable d'en imiter ou stimuler les émotions".


Je souris. Je pourrais écouter Viktor parler jusqu'à la fin de la nuit, quand il s'engage sur ces terrains-là. Et il ajoute :


"Pour moi, les acteurs sont des sortes de spécialistes de l'âme humaine. Et c'est sans doute rude, mais Allison n’a été jusque-là qu’uniquement spécialiste de son nombril".


Je manque de m'étrangler avec mon poivron face à sa franchise brute, et il en a un peu honte : Viktor dit rarement du mal de qui que ce soit. Alors, plus doucement, il ajoute : 


"Mais aujourd'hui, avec moi, elle a été très bien".


Il en est touché, malgré tout ce que sa soeur lui a historiquement fait. Je bois un peu de café dans le bruit des glaçons, et je demande avec prudence :


"Vous avez reparlé d'Harlan ?"

Il soupire.

"C'est moi qui l'ai fait. Elle n'aurait pas franchi le pas".


Ce point-ci est certainement l'un des plus terrible de ce qui noue aujourd'hui la relation entre Viktor et Allison. Bien plus que les Rumeurs qu'elle lui a lancées dans l'enfance sur l'ordre de son père pour le rendre convaincu d'être ordinaire. Le geste qu'elle a eu en tuant Harlan Cooper - peu avant le Kugelblitz - dépasse l'entendement tant il est innommable.


À l'époque, Allison était tombée dans un relativisme proche de la folie. Où plus rien ne lui semblait réel, ni répréhensible, ni terrible : simplement parce que tout pouvait être réécrit, et - par expérience - le serait probablement. Max prend la chose avec détachement, comme une pathologie classique face à la multiplicité des timelines et à la fin des temps. Je sais qu'elle souffre de façon sincère. Et ainsi est toujours Allison : forcée d'aller trop loin pour pouvoir regretter.


"Allison était malade", me dit-il. "Malade au point de tuer une personne. J'ai été malade aussi. Jusqu'à en tuer huit milliards".


Nous nous taisons un instant, alors que les petites bulles de sa bière remontent tranquillement à la surface en colonnes pétillantes.


"Moi aussi, j'ai fait du mal à Harlan. Et en vérité - et c'étaient ses mots à lui - sa vie s'est terminée en 1963".

Ses yeux sont pleins de regrets.

"Ce jour où il s'est noyé, et où les Marigolds que je lui ai insufflés l'ont ramené à la vie".


Harlan ne vivait que par l'énergie - les fragments d'Aethers - qui étaient passés de Viktor à lui. Je peux sentir toute sa peine, et sa culpabilité, dans l'impact que ceci a eu sur la trajectoire de vie de cet enfant, sur la mort de leurs mères, sur le Kugelblitz qui en a émergé. Viktor porte sur son dos trois apocalypses, ni plus ni moins.


"Je ne l'ai pas sauvé. Il a eu une demi-vie, à cause de moi : lui aussi a cédé à la rage et à la pulsion de mort. J'en ai fait... un golem de mon pouvoir et de ma rancoeur, tout comme Allison était le golem des désirs de Papa".


Une nouvelle fois, je suis d'accord avec cette chaîne de causalité. Le chef d'orchestre de cette spirale de mort et de souffrance est Reginald Hargreeves, et nul autre que lui. Ce qui s'est passé avec Benjamin me revient, car au fond ses accusations envers moi pour ce qu'a fait Christopher ne sont pas si différentes.


"Tu as raison", lui dis-je. "Nous blâmer les uns les autres pour ce chaos ne fait que le perpétuer".

Viktor sourit.

"Oui. Il est temps de faire la paix. D'avancer tous ensemble".


Mon coeur se serre, car il ignore encore à quel point il a raison, de façon existentielle. Mais ce qui me frappe, c'est sa détermination, sa force tranquille qui résonne presque à mes tympans, même si son pouvoir n'est plus.


"Il est temps d'être la famille que nous n'avons jamais été".

Il lève son verre, m'incitant à trinquer avec lui.

"Et le moment venu, de mettre Papa face à tout ce qu'il nous a fait".


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Notes :


Parfois, il y a des tournants dans l'histoire qui n'ont pas besoin d'être spectaculaires. Je pense que ce chapitre est de ceux-là, pour ce qui se produit avec Viktor dans la seconde partie.


Dans toutes les saisons de l'Umbrella Academy, certains des Hargreeves s'évertuent à fédérer leur famille, en vain. Luther, Cinq, Diego. J'aime l'idée que - cette fois - ce soit Viktor qui cherche cette impulsion. Il a fait tant de chemin par rapport à la Saison 1.


Benjamin est encore loin d'en être capable, Rin a de la peine pour lui, au fond. Et il sera crucial, dans ce qui s'apprête à arriver...


Tout commentaire fera ma journée ! ♡

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