Une courbure de l'espace-temps (saison 4)

Chapitre 14 : Jean et Gene

4442 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a 17 jours

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 4, quelques jours avant le début de la Saison 4.


Soundtrack suggérée : X Ambassadors - Renegades ; Buddy Fo - When it's time to go.


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Samedi 14 décembre 2024 - autre timeline, autour de 14h


La forteresse de Lierre


Je m'étais promise, depuis longtemps, de reprendre mes carnets de voyage, lorsque j'en aurais l'occasion. Je garde la nostalgie de ceux que j'écrivais au moindre moment de tranquillité, à l'époque des voyages des Enfants du Destin. Sur le toit de Priscilla, ou dans le recoin d'un ashram. J'avais aimé relater ce qui m'émerveillait ou me surprenait, ce qui me faisait avancer personnellement, aussi.


J'ai décidé que ces explorations avec Max étaient le bon moment pour le faire de nouveau. Et que cette voûte de lierre qui obstrue un ciel couleur brique, ici, était le meilleur endroit pour commencer. Il m'est étrange, presque émouvant, d'écrire les premiers mots sur un carnet, alors que notre effacement est suspendu au-devant de nous. C'est un acte de résistance, je crois. De rébellion, à nouveau.


Il m'a toujours très bien convenu de vivre en renégate de ce qui était écrit pour moi.


Reginald Hargreeves est descendu dans le Métro avec nous, ce matin. Comme pour lancer les opérations des recherches d'Oblivion, se posant toujours comme le commanditaire de cette exploration. Vous ne serez pas étonnés de savoir qu'il est pleutre : Klaus dirait "comme un chat face à un concombre". Il ne se risquerait pas à mettre un orteil dans l'un des dangers que renferment le foisonnement des timelines : la prise de risque reste pour ses pions. L'avantage, toutefois, est la latitude que sa couardise nous laisse.


Moi-même, j'ai mis un moment à m'habituer à l'idée de marcher dans ces temporalités, au-delà de la Fin. À ne pas me sentir nauséeuse, en voyant les immensités dévastées. Max, lui, s'y déplace comme Legolas sur les neiges du Mont Caradhras : avec le pied léger, et une habileté infinie à en déjouer les pièges et les menaces.


Cette station, Max l'a nommée 'Forteresse de Lierre'. Tel est le nom qui figure sur la plaque du Métro, dans son alphabet secret. Il les nomme toujours, en moins de trois mots. Il n'en oublie aucune. Celle de ma timeline se nomme 'La seule issue', sa jumelle 'La Purge'. La toute première station qu'il a créée se nomme 'Prototype d'espoir'. Et celle de la première Apocalypse où il s'était retrouvé quarante ans, il l'appelle juste 'Solitude'.


Nous avons exploré trois timelines avant de parvenir à celle depuis laquelle j'écris ces lignes, et contrairement à elles, celle-ci comporte de la végétation. Une biomasse colossale et foisonnante, ayant elle-même poussé sur le terreau des corps laissés derrière par un incident fongique. Aujourd'hui : plus de risque, même si nous portons nos masques au cas où : seule reste cette forêt, loin d'être "primaire", mais qui est objectivement touchante.


Voilà ce que serait le monde, si les humains cessaient de l'éroder. Oui. The City, ici et maintenant, est le plus magnifique des sous-bois, laissé à toute une faune d'insectes et de rongeurs, qui l'ont repeuplé. En voyant ceci, je ne suis plus sûre que l'apocalypse soit toujours mauvaise. Mais ici comme ailleurs, l'espace-temps s'érode, s'effondre. Parfois, même les oiseaux sont désorientés.


J'en suis tellement désolée. Car - oui - toutes ces apocalypses avaient été causées par nous. Malgré moi, je peux comprendre que l'immense majorité des Cinq ait fini par se convaincre que nous étions la maladie rongeant l'espace-temps : objectivement, nous n'avons semé que la mort et la désolation, partout où nous sommes passés. Nous, ou l'un ou l'autre des autres porteurs d'Aethers, qu'Hargreeves aurait alternativement adoptés.


Par ses savants calculs et observations, Max a déterminé que nous étions quarante-trois à être nés ce jour-là. Six lots de sept, dont un entier de copycat comme Lila. Et un Omega. Et dans chaque timeline, Reginald Hargreeves en a systématiquement adopté sept.


Nos mères - souvent jeunes, souvent inconscientes des conséquences de leurs amourettes - ignoraient toutes être enceintes, le matin même. Et pourtant, elles portaient toutes bel et bien un embryon, dans ses toutes premières divisions. Un embryon qui - à 100% selon les calculs de Max - aurait conduit à une fausse couche spontannée passant presque inaperçu, si les Aethers ne s'y étaient pas entremêlés. Provoquant une multiplication cellulaire soudaine, à grande vitesse, et notre naissance, de façon impromptue. Une naissance qui - autrement - n'aurait jamais eu lieu.


Pourquoi ces embryons là, sur les milliers d'autres qui auraient sûrement connu le même sort ce jour-là ? Par hasard ? Parce que nous avions l'une ou l'autre prédisposition ? Un terrain favorable ? Peu importe. Le fait est que moins de la moitié d'entre nous a survécu à notre naissance, et à notre petite enfance passée avec un pouvoir souvent dangereux. Le fait est que la plupart de ceux laissés à leurs mères ont péri, Max a pu le recenser. Reginald Hargreeves, plus que jamais, doit penser que son intervention était bénéfique, dans nos trajectoires de vie.


Bénéfique ? Jusqu'à ces apocalypses, qui ont explosé partout, en tout point des lignes temporelless. Nous n'avons survécu dans aucune, ou alors les avons fuies, ramifiant inlassablement l'espace-temps. Dans cette 'Forteresse de Lierre', il n'y a plus de trace de nous, pas plus que d'Hôtel Obsidian.


Je sais maintenant bien me servir de mon caminateur, je continue de ressentir quelle direction est la bonne, parmi ces lignes du Métro. Mais il y a tant de stations, tant de bifurcations, qu'il me semble déjà que nous cherchons une aiguille, voire une tête d'épingle, dans tout une grande de foin.


Ben a soupiré qu'il aimerait venir avec moi, ce matin, et je le reconnais bien là : avide d'aventures et de vie. Klaus - au contraire - essaye de ne pas calculer les risques que je prends à chaque fois que nous remontons à la surface du Métro. Je les ai tous les deux laissés au mauvais caractère de Benjamin, qui n'a objectivement rien à faire de ses journées en attendant de commencer son boulot de réinsertion. Je pense à eux. Nous repartons dans un instant.


La prochaine timeline que nous allons explorer est plus éloignée encore de la nôtre. Deux stations plus loin. Max la nomme 'Tragédie de Sel'. Il m'a recommandée de boire beaucoup, sur le trajet. D'ajuster mes protections de cuir.


Et de me tenir prête à me rendre intangible, si nous y croisions un 'survivant'.


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20h08


"Alors, ta première journée de boulot ?"


Assis en face de moi, Luther me regarde tout en mangeant l'un des wraps de poulet grillé aux légumes que Klaus a préparés en prévision de notre retour à tous les deux, avant d'aller 'garder' Claire. La galette est au blé complet, la garniture faite d'avocat, de poivron et de roquette, avec une sauce au yaourt grec et au citron mêlée de quinoa soufflé. Ma sidération quant à ses nouvelles capacités gastronomiques est réelle, et je crois que je viens de souhaiter qu'il continue, même après un reset de plus.


"Rien d'incroyable", dis-je à Luther, consciente d'être obligée de mentir un peu. Alors j'ajoute, cette fois-ci très sincèrement :

"Je fais ça pour pouvoir continuer d'exister".


Benjamin s'est de nouveau enfermé dans sa chambre. Factuellement : il continue de se placer lui-même à l'isolement, depuis qu'il est sorti de prison. Il dessine Jennifer, encore et encore, plus obsessionnellement que jamais. Au point d'avoir déjà recouvert tout le mur au-dessus de son lit. Comme si de tracer son visage au fusain la rapprochait de lui.


Il y a tant de questions que je me pose sur cet 'Incident' qui les a vus se rapprocher magnétiquement dans toutes les timelines que j'ai connues, avant de systématiquement les séparer, dans un sens ou dans l'autre. Partout, ils ont toujours été emportés dans la mort : l'un, l'autre, ou les deux. Toujours sous le contrôle évident de Reginald Hargreeves, donnant le sentiment de lutter contre un phénomène inéluctable. Klaus ne sait rien du tout, Ben lui-même est finalement très ignorant de son propre sort. 


Je fixe Luther. Il ne le dit pas, mais il est crevé.


"Et toi ? Ce déménagement au 5ème étage ?"


Luther hausse ses épaules, encore larges malgré ce corps réinitialisé. J'ai compris que la carrure de gorille que je lui ai connue n'était pas liée à son pouvoir, mais à l'ADN simien qui lui avait été injecté à l'échec d'une mission pour le sauver. Qu'il avait auparavant déjà cette force surhumaine, dans un corps en apparence plus ou moins ordinaire. Malgré tout, je peux encore les sentir dans sa matière, ces modifications génétiques : en dépit du reset, elles sont encore là, latentes, silencieuses, endormies. Ineffaçables au même titre que la couleur de ses yeux, car ancrées dans son essence. Prête à se réveiller. Et il mord de nouveau dans son wrap.


"C'était rapide. Cette pauvre famille ne possédait presque rien : les 'Services de régulation fiscale' avaient déjà tout saisi".


Je suis triste de ce monde, dans lequel nous vivons. Mais j'ai vu tellement pire, aujourd'hui, que j'en viendrais presque à juger que nous avons déjà tous de la chance d'être encore en vie. 


"J'ai pu aller à la salle faire un peu de muscu. Passer à Goodwill chiner des appliques murales pour le couloir. Et tu ne vas pas y croire... mais Allison m'a appelé".

"Ah ?"


Je relève vivement la tête, consciente que cet événement n'est pas sans lien avec la discussion que j'ai eue avec elle hier soir au Diner. Luther hoche la tête, ne sachant trop que penser.


"Elle a aussi appelé Viktor à son motel. Et Diego. C'est une chose qu'elle ne fait jamais, nous appeler. Déjà autrefois, elle ne le faisait pas si elle n'avait pas un service à demander".

Je baisse de nouveau les yeux sur mon quinoa, et il ajoute :

"Je pense que Viktor va accepter son invitation à aller déjeuner. Mais moi..."

Il soupire.

"Je ne sais pas si je suis prêt".


Luther a mis beaucoup de temps à sortir du gouffre où elle l'a plongé après Oblivion, en ne réimplémentant pas Sloane. Il se doute probablement qu'elle regrette, et que c'est ce qui motive son invitation. Mais bien sûr, tout n'est pas aussi simple qu'un coup de fil, et un burger sur le coin d'une table de café.


"Je pense que je vais refuser", dit-il.


Mais malgré tout, je sens dans l'énergie qu'il est touché par le fait qu'elle essaye. Parfois, certains pas sont très petits, mais ils sont déjà dans la bonne direction.


"Rien ne t'oblige à lui parler. Elle comprendra. Elle a toute conscience de ce qu'elle a commis".

"J'ai compris ça à sa voix. Je ne l'aurais jamais cru".


C'est terrible, mais malgré tout ce qu'Allison a fait à Luther, je peux sentir l'immense attachement qu'il a pour elle, et le fait que ni l'un ni l'autre n'aurait probablement trouvé la force de supporter leur enfance et leur adolescence, s'ils n'avaient pas été là l'un pour l'autre.


Il a conscience des défauts de sa soeur, nourris par son père. Et de l'avoir pour la première fois observée faire un pas en dehors de sa sphère d'égoïsme le laisse pantois, même s'il est clairement trop tôt pour lui pour faire un pas vers elle. Il achève son wrap, qui est en fait le troisième qu'il ait dévoré, puis finit aussi son grand verre de kombucha.


"Je dois prendre une douche rapidement. J'espère que Benjamin ne s'y sera pas enfermé. Ce soir, Gracie est patraque - Lila va rester avec elle - alors Diego m'a invité à l'accompagner à sa filature des Gardiens".

"C'est vrai ?"


Je viens de me redresser avec une lueur d'intérêt.


"Oui. Il sait que, moi aussi, je veux savoir si ce sont ces enfoirés qui ont buté Cinq. C'est un bon frangin. Et au retour, il m'offre un sunday à la griotte, il a promis".


Ce n'est pas ce que je voulais dire, même si j'en suis très heureuse aussi. Non, je viens de ressentir une pointe de curiosité et plus encore : d'y voir une opportunité immédiate de comprendre ce que ces fanatiques nihilistes attendent de la Fin du Monde. 'Un phénomène naturel purificateur', a dit Luther la dernière fois, confirmé par Max. Et moi, j'ai vu tant d'apocalypses, aujourd'hui, que je veux comprendre ce qu'ils peuvent espérer de ça. Luther se lève.


"Toi, tu rejoins Klaus ?"


Je plisse les yeux, les pensées filant à toute vitesse dans mon cerveau qui a déjà trop fonctionné aujourd'hui. Et puis enfin, je secoue la tête, je débarrasse moi aussi mon assiette, et je réponds :


"Je suis crevée, je vais sûrement m'écrouler pour pioncer".


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20h42


J'ai menti. Je ne suis pas allée me coucher.

Et je n'aime pas ça.


Je dois me rendre à l'évidence : ce qui se passe avec Max m'oblige à renouer avec une partie de moi qui n'était pas celle que je préférais : cette version de moi qui modifiait la vérité pour ne pas avoir à tout dire, ou qui commettait des exactions dans le dos des gens qu'elle aimait. Jamais contre eux, bien sûr. Mais en instaurant petit à petit une distance, qui les séparait.


Max m'a assurée que ça serait pour peu de temps : qu'au pire nous resterions dans le métro plus longtemps avant de remonter. Au moins, je ne cache rien à Klaus. Mais c'est une motivation de plus - pour moi - pour trouver Oblivion rapidement.


Ce soir, toutefois, j'ai dissimulé mes intentions réelles. Je suis montée changer de vêtements, passer ceux dans lesquels j'étais la plus confortable. Avec ce sentiment de repasser mes fringues d'ado, même si c'étaient mes vêtements de tous les jours. Je n'ai rien pris d'autre : juste ma matière et mon énergie.


Et j'ai suivi Luther. Là où Diego l'emmenait.


Pour infiltrer les Gardiens, et le faire invisible et intangible, sans mettre en péril qui que ou quoi que ce soit. Oui. S'ils ne se demandent pas en permanence où je suis et ce qu'il m'arrive, c'est mieux pour eux.


Je les ai suivis jusqu'à un immeuble sans prétention, à l'Est de The City : dans un quartier encore peu touché par les démolitions. Autrefois assez cossu, mais n'intéressant plus Hargreeves, car maintenant situé sous les fumées de ses propres méga-industries. Des rues où les riverains suffoquent et où les mômes développent de l'asthme en moins d'un an. Mais où ceux que nous venons espionner ne font que se réunir, bien à l'abri de fenêtres calfeutrées.


Le quartier général des Gardiens - leur cellule de The City - est niché dans un appartement des étages élevés, dans la cage d'escalier céladon duquel je grimpe maintenant en tapinois.


Diego est déjà venu ici une première fois, il est même attendu. Il a mis un costume bien coupé pour l'occasion, a rasé sa moustache et a coiffé ses cheveux avec une raie. Pour le coup, je peux presque croire que Clark Kent n'était pas reconnaissable en tant que Superman, il m'a convaincue.


Luther, lui, a emprunté à Klaus un manteau bariolé, et ressemble à une diva de la haute couture déjantée, avec des lunettes roses fumées. Je peux sentir qu'il est immensément heureux de partager ça avec son frère. Mais je ne suis pas certaine qu'il cerne complètement l'importance des enjeux.


"Heureux de te revoir, Roberto", adresse le colosse qui a ouvert la porte à Diego, et je souris dans mon invisibilité, tout en passant au travers d'eux pour m'inviter. Je sais qu'il a choisi ce nom en référence à Robbie "Ghost Rider" Reyes, ce qui me fait sourire, et il désigne Luther.

"Mike, je te présente Ludwig. C'est sa première fois".

"Bienvenue, Ludwig. Où est Nancy ?"

"Nancy a dû s'occuper de la famille, ils sont souffrants à cause de l'Effet Umbrella".


Le dénommé Mike pose sa main sur son coeur, une profonde compassion dans le regard. Sans doute sincère, d'ailleurs, mais avec quelque chose d'illuminé par-dessus.


"Je collapse avec eux", dit-il en une phrase mille fois prononcée. "Mais Le Temps sera Un".

"Le Temps sera Un", acquiesce Diego, et Mike lui tape sur l'épaule.

"Voici vos étiquettes à tous les deux. Entrez, entrez. Oh ! Bonjour, Renée !"


Diego entraîne Luther à l'intérieur, où se trouvent tous types de gens, venus de la région des Lacs : depuis les hommes d'affaires jusqu'aux grands-mères désoeuvrées. Tous plus ou moins sur leur trente et un, ils conversent et boivent un verre, sous des papiers peints défraichis et des petits luminaires en tissu orangé. Une dizaine de rangées de chaises attend cette assistance hétéroclite, et un homme chauve est en train d'installer un appareil de projection de diapos.


"Veuillez vous asseoir", finit-il par clamer, "la présentation va commencer".


Dans une certaine forme de calme et de discipline, chacun vient s'installer, dans le son régulier du petit appareil de projection, face à un écran qui tombe du plafond jusqu'au sol. Je reste contre le mur, croisant les bras à côté de Luther et de Diego. Deux personnes que je n'avais pas encore vues entrent dans la pièce bondée, sondant l'assistance avec satisfaction.


Ils ont la cinquantaine sonnée, et des dégaines brutes de décoffrage. L'homme porte d'impressionnants favoris et des lunettes rétros, et la femme - bien plus petite - des cheveux auburns tressés. Tous les deux arborent une chemise texane comme celles que Klaus portait volontiers. Et ils s'installent derrière un pupitre vaguement éclairé.


"C'est qui, ces deux là ?" demande Luther à voix basse tout en les observant au-dessus du verre fumé de ses lunettes.

"Jean et Gene Thibedeau. Ceux qui ont fondé la première branche des Gardiens. Depuis, le mouvement s'est répandu partout".


Diego le fixe brièvement, avant de regarder de nouveau droit devant lui et de souffler beaucoup plus bas :


"D'anciens chercheurs, physiciens quantiques, théoriciens de je ne sais quoi. Boutés hors de leur université pour charlatanisme, pour avoir soulevé de façon un peu trop frontale le déchirement de l'espace-temps".


Il n'a pas le temps d'en dire plus, car le peu de lumière qui baignait la pièce s'éteint, et celle que j'identifie comme Jean pose ses mains sur ses hanches.


"Wow. Wow ! J'ai même envie de dire 'putain de merde', vous me passerez l'expression. C'est tout ce que ça m'inspire, de voir ces visages radieux".


Je roule des yeux. Je sens venir un grand moment d'auto-congratulation exaltée, dans un style sentant un brin la paille et le cuir de sellerie. Je comprends que c'est elle qui tient les rênes, et que son mari - souriant et silencieux - va rester en retrait.


"Je ne sais pas quoi dire, merci infiniment d'être venus. On vous a préparé une belle surprise, les amis. Car ce soir, nous allons compléter notre précédente soirée de séminaire au sujet de l'Effet Umbrella, et aborder..."


La première diapo se fige sur l'intitulé du thème de la soirée - 'La Purge' - décorée d'immenses tentacules stylisées et accompagnée d'un sous-titre plus académique : 'Une revue historique de l'iconographie annonciatrice de la purification temporelle'.


"... la nature même de notre imminent Salut, et notre retour à la 'Vraie' ligne temporelle".


L'assistance acquiesce, avec révérence. Son sourire est à la fois fier et rempli de connivence, derrière les lunettes qui lui dévorent le visage. Elle sait ce qui se passe dans cette autre timeline, parallèle à la nôtre, c'est pour moi une évidence. Ou alors elle y croit sans autres preuves que son faisceau d'artéfacts et d'indices, mais le fait est qu'elle a raison. 


Je comprends que les derniers meetings ont donné la parole aux membres locaux des Gardiens, leur ont permis de s'exprimer au sujet des anomalies vécues ici, et de leur douleur relative aux troubles dont souffrent leurs proches. Et voici que cette fois-ci, le pas est franchi pour aller encore plus loin dans l'attente du phénomène purificateur final, celui qui viendra tout arranger.


"La Purge. Une fin, mais un nouveau départ".


Jean Thibedeau se place dans la lumière du projecteur.


"La première Preuve picturale date sans conteste du Codex Tenebris, en 1556, en Italie, retrouvé dans les caves de l’abbaye de Montefiascone. Vous remarquerez ici - en bas à gauche - la présence d’une créature tentaculaire émergeant d’un portail connectant ce monde à un autre plan. Ce que l’on pensait être une allégorie de la colère divine s’avère - à la lumière la physique quantique moderne - être l'irruption régulatrice d'une entité interdimensionnelle se nourrissant d'espace-temps".


Elle sourit largement, et son mari change de diapositive, dans un petit crissement.


"Nostradamus, Manuscrit C 303, Planche VII – 1561. Scanner à infrarouge. Préservée dans une collection privée à Cologne".

Jean Thibedeau a l'air si fier de cette pièce-ci.

"Créatures longtemps considérées comme des 'dragons astraux', surgissant de derrière la Lune. Notez les tentacules, notez l'aura de lumière. Et la légende : 'Quand les Yeux s’ouvriront, le sang des cieux lavera les peines des Hommes, et le Temps sera Un'.


Toute la salle répète : "Le Temps sera Un !"


L'énergie en présence est immense. Cathartique, mais mon sang à moi est glacé, parce que les diapositives se succèdent, et que je sais très bien. Très, très bien, ce que je suis en train de regarder.


"La Tapisserie du Cauchemar – 1702, Japon. Moines, fuyant un 'océan céleste' dont émergent les Créatures d'Eldritch. 'Ils reviendront quand les enfants oublieront leur nom'. La coïncidence est statistiquement improbable".


Sur ce point-là, je suis d'accord avec elle. Ces tentacules et ces ventouses sont loin d'être une coïncidence, j'en suis moi aussi convaincue : immenses, éthérées, ténébreuses, semblant dévorer jusqu'à la lumière dans toutes leurs représentations...


Elles sont une imagerie des créatures d'Eldritch que Ben aurait dû libérer pendant la dernière phase d'Oblivion. Je tremble, les pensées s'entrechoquent dans ma tête, mais Jean Thibedeau continue.


"Et il y a plus important... Putain de plus important, j'aimerais dire, hein ?"


De nouveau, elle place ses mains sur ses hanches, tandis qu'une peinture néo-classique apparaît sur l'écran.


'Gwenhwyfar, ou le cauchemar des pécheurs'", dit-elle. "Pays de Galles, 1929. C'est la mise en image d'une prophétie récurrente dans toutes les civilisations de bord de mer, dépeignant une jeune-fille - ou une jeune femme - ouvrant les profondeurs, et permettant le déversement en ce monde des Créatures Salvatrice".

Elle hoche la tête, exaltée et mystérieuse.

"Canon, hein ? Et regardez bien".


Elle repasse les autres diapositives, une à une, attirant l'attention sur de petits détails, à l'aide d'un laser rouge comme ceux dont on se sert pour amuser les chats.


"Cette jeune-femme est systématiquement présente. Sur toutes les Preuves. À travers toutes ces prédictions annonciatrices de ce qui n'est rien d'autre que la Purge, prophétisée à tous les âges de ce monde". 


Gene Thibedeau acquiesce, et moi je fixe Diego et Luther, comme s'ils pouvaient me voir. Eux aussi ont compris. Gwenhwyfar, Guenièvre, Jennifer, ne sont rien d'autre que le même prénom, traversant les âges. Seule, en attente, comme invitant les créatures que Ben a toujours lutté pour contenir à déferler sur le monde.


Je déglutis avec peine, ma tête pleine de questions, plus encore que de réponses. Qui est vraiment Jennifer ? Est-elle comme nous ? Existe-t-elle, dans cette timeline jumelle où Max m'a dit que la Purge allait se déclencher ?


Je tremble, même si je suis immatérielle. J'agite l'énergie autour de moi au point de faire crépiter l'appareil de projection un instant.


"Pourquoi cette jeune-fille apparaît-elle sur tous ces présages ?" s'exclame Jean comme si elle était en train de l'invoquer elle aussi.

"Pouquoi ?"


Elle lève ses mains, comme une prédicatrice, mettant pratiquement en transe l'assistance des Gardiens. Son regard est ardent, comme si elle en était possédée.


"Parce qu'elle est la Clé. La Clé de la Purge qui s'en vient".

"La Clé", répète Gene.


Elle souffle, consciente de l'effet qu'elle produit. Et sans même qu'elle le sollicite, toute la foule énonce à l'unisson une dernière fois :


"Le Temps sera Un !"


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Notes :


Je suis heureuse de reprendre les carnets de voyage de Rin, même s'ils sont bien différents, cette fois, de ceux qu'elle tenait du temps des Enfants. Nous l'accompagnerons un moment au travers des apocalypses à explorer, à la recherche d'Oblivion.


La relation entre Luther et Diego me plaît, tout au long de la série. De rivalité à collaboration (à la CIA dans la Saison 4 officielle). Ici, je choisis de transposer leurs enquêtes pour enquêter sur les Gardiens, qu'ils soupçonnent d'avoir tué Cinq. Ceci me semble faire sens, et j'adore cette scène avec Jean et Gene, déjà dans la série.


Une nouvelle fois, je souhaite rendre beaucoup plus explicite que dans la série la nature de la Purge, le rôle de Ben et de Jennifer. Pourquoi il existe ce phénomène en plus d'Oblivion. 


Il reste quelques réponses à obtenir, pour Rin. Mais tout me semble s'imbriquer honorablement, à présent, compensant nombre de plot-holes de la série.


Le Temps sera Un !

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