Une courbure de l'espace-temps (saison 4)

Chapitre 13 : Un café noir au déli de Max

4538 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a environ 1 mois

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 4, quelques jours avant le début de la Saison 4.


Soundtrack suggérée : Seatbelts - Road to the West ; The Asets - Maxwell


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Vendredi 13 décembre 2024, 20h23


*Crac !*


Ce son, aurais-je cru l'entendre de nouveau ? Mais je viens de le déclencher les yeux fermés, instinctivement. En faisant confiance à Max, qui a affirmé que je saurai revenir au Métro de moi-même, simplement parce que j'y suis déjà venue.


Avant même de rouvrir les yeux, je sens l'air changer autour de moi. L'odeur devient celle des mécaniques et des voûtes souterraines, tandis que le craquement de ma téléportation résonne sur la voûte de la station, dont il ne sortira pas. Max avait raison. Et par cette première véritable téléportation depuis que j'ai retrouvé mes Aethers, je réalise que je suis bel et bien en train de m'engager à ses côtés.


A la recherche de l'Hôtel et d'Oblivion.


Les tourniquets sont toujours là, immobiles, détachant leur métal sur les carrelages blanc-sale. Je lève un instant les yeux sur les panneaux signalétiques, dans la lumière des néons.


"Tes cernes sont effroyables, mais tu as l'air fonctionnelle".


Je me retourne, sans sursauter toutefois. Cette voix, je m'attendais à l'entendre, dans ce Métro qu'il a lui-même conçu. Max, vêtu des mêmes vêtements de voyage, est penché sur un sac à dos de toile de type militaire, dans lequel il est occupé à fouiller avec sa main mécanique. Il relève ses petits yeux bleus, sous ses cheveux noirs, dans lesquels se trouvent toujours ses lunettes aux allures steampunk.


"Tu vas comment ?"

Je baisse les yeux, comme pour sonder un instant mon for intérieur.

"Je suis en vie. Mon estomac a demandé son préavis pour démission, mais je me sens..."

"Entière ?"


Je le regarde, et il boucle son sac avant de se redresser. Je pense qu'il peut le sentir jusque dans ma posture, que je me sens de nouveau moi. J'avais conscience du poids que je portais, pendant ces quelques jours à me sentir écrasée par ma matérialité. A présent, je me sens de nouveau à ma place, quelque part entre tangibilité et pure énergie. Oui, je suis entière, de nouveau. Et cette fois, je compte bien accomplir ce pourquoi j’existe dans l'univers, de façon délibérée.


"Je suis prête, en tout cas".


Il me regarde, de la tête aux pieds, d'une façon qui me fait arquer un sourcil, car je sens qu'il est en train d'évaluer ma tenue : un simple jean noir, un pull à manches longues, et le manteau prêté par Claire à mon arrivée. Non, vraiment, il semble considérer que ça ne conviendra pas.


"Ce n'est pas avec des frusques comme celles-ci que tu te protègeras des vents de sable et des radiations. On va arranger ça : j'ai de quoi t'habiller de pied en cap, dans la Salle des Aiguillages. C'est notre premier arrêt aujourd'hui".


Je cesse de contempler à regret ces habits dans lesquels je me sentais bien, et je le suis en direction d'une petite porte de service, juste avant les tourniquets. J'ai compris que de voyager d'apocalypses en apocalypses n'était pas un tour opérateur de vacanciers. Mais j'aimerais savoir ce que je vais risquer.


"Quel genre d'autres dangers il y a ?"


Il ouvre la porte et me regarde, tout en m'entrainant dans un petit couloir mal éclairé qui s'enfonce sous des câbles et des tuyaux, dans le bruit de la ventilation.


"Nous allons écarter d'entrée de jeu les timelines où les radiations nucléaires et cosmiques sont rédhibitoires. Celles où il n'y a plus d'atmosphère également".


Je plisse un oeil. La vache. En comparaison de certaines versions de nous, nous nous sommes bien tenus. Et Max continue de marcher devant moi, enjambant çà et là une conduite d'eaux usées, servant au refroidissement de ses installations de trous de vers.


"Nous aurons surtout affaire à des climats extrêmes et imprévisibles, des perturbations solaires ou gravitationnelles, des risques matériels liés au fait que nous arpenterons des ruines, et des environnements tranchants".


Je déglutis péniblement, mais au fond, une partie de moi qui prédominait à mon adolescence trouve tout ça excitant.


"Le plus dangereux, ce sont les timelines où il reste des survivants. Parce qu'ils sont imprévisibles. Humains ou animaux. Mais ne t'inquiète pas. Nous avons la téléportation avec nous, tu peux te rendre intangible, et moi je suis armé".


Il tapote le côté de son bras mécanique, et je comprends que quelque chose s'y trouve caché. Max est habitué à sillonner ces apocalypses, je sais qu'il ne me conduira pas dans celles tout bonnement impropres à la vie. Je ne m'inquiète pas. Et plus encore, je ressens le frisson de l'aventure.


"Voilà", dit-il en ouvrant une seconde porte, qu'il a déverrouillée avec un système de leviers et d'engrenages qu'il est sûrement le seul à maîtriser. J'adore me trouver dans les coulisses de ce métro temporel, je le réalise. Et encore plus être témoin de l'inventeur incroyable que cette version de Cinq est devenue.


Nous entrons dans une salle obscure, qui s'éclaire rapidement, à mesure que se déclenchent plusieurs néons grésillants. Il s'agit d'une pièce assez longue, mais pas très large, comme une coursive de sous-marin, sur le mur de laquelle court une console aux nombreux boutons, surplombée par de nombreux écrans, pour le moment tous éteints.


"Il y a vraiment... un contrôle des aiguillages là-dedans ?"  


Max ouvre un placard en métal, sur le mur faisant face aux écrans, et en sort une malle, puis une caisse, dont il retire le couvercle dans un joli fracas.


"C'est un aiguillage métaphorique. Plutôt une façon de faire le bon choix parmi les possibles. Tu vas vite comprendre ce dont il s'agit. Jette donc un oeil là-dedans pendant que j'allume tout ça".


Je m'approche des conteneurs, où sont entassés des vêtements semblables aux siens. En toile épaisse, doublés de cuir. Dotés ou non d'outres internes pour contenir de l'eau, accessible par des petits tuyaux. Pourvus de multiples poches pour stocker des gadgets, des armes, des kits médicaux ou des rations. Il y a aussi des masques à gaz pliants, des filtres à airs, et des boitiers simples mais truffés de capteurs environnementaux.


"Ok. Je comprends mieux pourquoi le prêt-à-porter ne convient pas".


Je trouve une tunique dont le col est aussi en masque, un pantalon ample aux manches réglables. Un plastron en cuir fin mais rigide, ainsi que des gants épais. Max me fait signe de choisir une veste multipoches et des ceintures à outils. Je complète le tout d'une écharpe assez longue pour rivaliser avec celle du Quatrième Docteur, et d'une paire de lunettes d'aviateur semblables aux siennes.


"Dommage que tout soit gris-beige. J'aime le noir".

"Le noir est trop visible, dans les décombres de béton".


Ainsi peut-on résumer la plupart des apocalypses, sur The City, et je le constate immédiatement, sur tous les écrans qu'il vient de faire sortir de leur veille. J'y vois des portions dévastées de notre ville et d'autres cités et campagnes, inertes, parfois baignées de fumées ou d'une lumière irréelle. Dans l'instant, je prends réellement conscience de ce que nous allons explorer. Mais Max a ouvert un tiroir, et est en train d'en sortir plus d'attirail.


"Qu'est-ce que c'est ?" je lui demande en l'observant aligner plusieurs grosses montres, les unes à côté des autres sur la console.


Faites de cuivre et de cuir, porteuses de nombreux cadrans compliqués aux aiguilles oscillantes, elles semblent peser chacune un bon poids. Mon pouvoir s'y infiltre aussitôt, comme il le fait toujours au sein des machines. Je sillonne instinctivement leur infinité de roues crantées et de pièces minuscules, qui bougent ensemble, en une merveille d'horlogerie.


"Je les appelle des caminateurs", prononce Max en saisissant l'un d'entre eux et en le bouclant à son poignet organique.

"Je suis contente d'avoir une montre. J'ai promis à Klaus que je ne deviendrai jamais workoholic".


Max laisse filer un souffle amusé.


"Le temps passe différemment ici. Tu rentreras à peine quelques heures après le moment où tu t'es téléportée ici, même si nous fouillons l'espace-temps pendant un an. Mais ne t'inquiète pas, je veille à ce que nous ne dépassions jamais l'équivalent d'un jour ouvré, sinon nous perdrions pour de bon la boule, et nous nous épuiserions".

"Oui, j'aime autant..."


Je roule des yeux expressifs, et il prend mon poignet pour en regarder l'épaisseur, et considérer le poids maximal qu'il serait raisonnable d'y fixer.


"Les caminateurs sont surtout là pour nous éviter de nous perdre, dans ce dédale qui est celui des timelines. Il est extrêmement facile de s'égarer, dans ce micmac. Mais tu vois ces chevrons..."


Il me désigne sur le cadran des parties rotatives, que l'on peut faire coulisser.


"Ils servent à enregistrer dans ces bijoux mécaniques sur quelles lignes nous circulons. D'où l'on vient, où on veut aller, quelles stations nous avons visitées."


J'ai intérêt à en prendre soin, je le devine tandis qu'il le fixe à mon poignet. C'est un bijou d'engrenages, qu'il a conçu, et j'ai conscience de la confiance qu'il me fait, en m'en donnant un.


"Ce chevron, en particulier..."

Il me désigne un fin cadran rotatif, de couleur bleutée.

"Te servira à enregistrer le cap que tu ressens, pour Oblivion".


De mes doigts, je le fais tourner, la connexion que j'ai avec les machines me faisant sentir à l'intérieur toute sa petite mécanique se mettre en marche, pour résonner avec l'énergie.


Je sais déjà de quelle façon j'ai envie de le régler.

J'ignore pourquoi.


Max observe ceci, retenant presque son souffle, conscient que je suis malgré moi en train de fixer notre premier cap. Et il relève immédiatement les yeux vers les écrans.


"Nous partirons dans les ramifications des premières apocalypses, dans ce cas", murmure-t-il, et il règle les écrans pour en sélectionner certains.


J'y vois toujours plus de ruines, toujours au même endroit : en direction de ce qui était un jour Hargreeves Mansion, plus ou moins reconnaissable, selon les écrans et les contextes post-apo. Sans doute parce que toutes les versions de lui et de ses frères et soeurs finissaient toujours par revenir là, si d'une façon ou d'une autre ils avaient survécu. Parfois, la demeure est encore debout, mais vide de toute vie. D'autres fois, ce ne sont que des ruines fumantes, envahies par la végétation, l'eau saumâtre ou les insectes.


"Pourquoi n'y a-t-il rien sur cet écran ?", je lui demande en désignant l'un d'entre eux, et il pince ses lèvres fines.

"Il y a quelque chose. Ce sont des brouillards de soufre.

"Oh. Une apocalypse puante. Joie et félicité".

"Quand il n'y a que l'odeur qui ne va pas, on peut s'estimer heureux, crois-moi".


Je souris, presque amusée par ce chaos.


"Combien de caméras tu as installées, comme ça ?"

Il ne calcule pas, il secoue la tête.

"Des milliers. Autant que j'ai pu. Elles sont toutes fabriquées maison".


J'hoche la tête, impressionnée par son implication. Mais il a toujours été obsessionnel et efficace, dès lors qu'il s'agissait d'enrayer la Fin. Et il ajoute :


"Il n'y a qu'une seule timeline, où j'ai fait autrement".

Mes sourcils se froncent légèrement, car je me doute de la raison.

"La timeline jumelle de celle-ci ? La seule autre née d'Oblivion ?"


Il me regarde, et il déclenche le dernier écran sur la droite, qui possède un peu plus de boutons de réglage. Je comprends qu'il surveille cette ligne temporelle bien plus que toutes les autres. Précisément parce qu'elle représente un danger.


"Je n'ai pas eu besoin d'installer de caméras de surveillance, dans celle-ci. Comme elle n'a pas connu d'apocalypse - pas encore - toutes les caméras de surveillance du monde entier sont encore fonctionnelles. Je m'en sers pour pouvoir observer n'importe où, n'importe lequel d'entre nous, pour peu de le localiser".


Il fixe l'image, et je m'approche de l'écran, contemplant une image bien plus nette que celle de ses caméras bricolées. J'y vois Luther, à Hargreeves Mansion, dans une version du salon bien plus délabrée que celle que Klaus et lui ont rénovée et rendue vivante, dans cette timeline-ci.


J'en suis touchée, presque trop. Depuis que j'ai connu Chris, depuis que j'ai vu une autre version de Granny, depuis que j'ai pris conscience qu'un autre Klaus vivait sans aucune nouvelle de moi, je me suis prise de plein fouet ces divergences de timelines. Et je contemple à présent l'une d'entre elles de mes propres yeux.


"Tu peux localiser Klaus ?" je lui demande assez bas, et il change de canal.


Immédiatement, l'image se fixe sur la petite caméra domestique du salon d'Allison, identique à celui que je connais. Je la vois qui passe, et Claire, les bras croisés, mais pas Klaus. Max hausse les épaules.


"Il est peut-être occupé à prendre sa quatrième douche de la journée ou à désinfecter ses chaussures. Il est encore plus germaphobe que 'le tien'".


Mon coeur se serre, mais je comprends que Max connaît bien ses frères et soeurs, dans cette timeline alternative. Qu'il les a longuement observés, encore et encore. Et il règle une nouvelle fois le poste, pour afficher l'image de Benjamin, dans une cellule de prison terne et vide. Assis sur sa couchette, et faisant des calculs sur ses doigts pour passer le temps.


"Ben... Il n'est pas encore sorti de prison".


Ces caméras nous montrent l'exact même moment que celui de notre entrée dans le métro. Ce que ces versions de nous vivent, en parallèle de nos propres vies. Et Max hoche la tête.


"Il sera libéré dans quatre jours. Le jour où Diego et Lila ont pu réserver Lil'Monkeys pour l'anniversaire de Gracie dans cette timeline-là. Le jour... qui scellera aussi un tournant vers la Purge".


J'en tremble d'effroi, tandis que les images continuent de se succéder. Je constate les similitudes entre eux, et les Hargreeves que je connais ici. Je vois Viktor, dans son bar de Nouvelle-Écosse. Et enfin : Cinq, dans son bureau de la CIA.


"Tu... tu n'es pas mort".


Max me regarde. Et effectivement, je comprends que cet événement n'a jamais eu lieu, dans cette timeline-là.


"Tu dois te mettre dans la tête que ce n'est pas moi, Rin. Celui qui est mort non plus. Nous n'avons pas eu les mêmes trajectoires, à partir d'un certain point".


Il a raison, et je m'excuse. Pour m'être trouvée face à Chris, qui était littéralement moi sans l'être, je devrais le savoir mieux que quiconque. Mais enfin, Max éteint soudainement tous les écrans, et me dit :


"Viens. Il y a autre chose que je dois te montrer".

Je cherche à force mon regard dans la pénombre, tandis qu'il rouvre la porte.

"Dans l'une de ces timelines ?"


Les lumières au néon de la Salle des Aiguillages s'éteignent les unes après les autres, comme si elles réagissaient à notre départ, et s'adaptaient à lui. Il m'emboîte le pas, ses mains dans ses poches et le nez en l'air, comme il l'a toujours fait. Et il répond :


"Non. À un endroit où tu pourras toujours aller, si tu te perds malgré tout".


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Par les fenêtres du métro, les stations se succèdent, et je me laisse porter par le roulis du train, propre, rétro. Vide de tout autres passagers.


Les poignées suspendues aux barres du plafond se balancent tranquillement à chaque passage de trous de vers, tandis que nous nous enfonçons toujours plus loin dans les ramifications du temps. Chaque saut est accompagné de flashs de lumière bleue, rouge, ou verte, le tunnel soudain parcouru de distorsions numériques. Et je les ressens dans mon pouvoir, de la même façon que la machine Oblivion.


Nous circulons dans l'immense mémoire temporelle de la Machine-Univers. Et c'est à la fois effrayant et grisant.


Je pourrais en être terrifiée, si je n'avais pas Max avec moi, si je n'avais pas non plus mon caminateur au poignet. À présent, je soupèse pleinement les risques qu'il y a de se perdre, oui. Sans lui, ou sans cet artéfact qu'il m'a confié, je sais que je ne retrouverais sans doute jamais le chemin de la seule ligne temporelle qui soit la mienne à présent.


Max a décidé que nous ne sortirions pas, aujourd'hui : que nous explorerions notre première apocalypse demain. Il dit que mon pouvoir n'est pas encore assez stable, il a sans doute raison. Mais je suis intriguée par l'endroit où il est en train de m'emmener.


Nous ne parlons pas, pendant ce voyage, il en profite même pour dormir, par un micro-sommeil, comme je devine qu'il le fait tout le temps.


D'autres stations défilent, toutes différentes, certaines dans un état qui me laisse deviner le pire, pour ce qui se trouve à la surface. Mais enfin, après un temps qui me semble illusoirement infini, le métro finit par s'arrêter dans un crissement de frein. Le train se stabilise dans une station peu éclairée, où les hauts parleurs diffusent un message incompréhensible pour moi, mais différent de tous ceux que j'ai entendus aux autres arrêts.


"Terminus", déclare Max en rouvrant les yeux tandis que les portes s'ouvrent, et il descend sur le quai où je le suis, presque tremblante.


Dans ce Métro, nous sommes hors du temps, je le sais : dans les limbes nichées entre les lignes temporelles. Comme l'endroit où le Fondateur a installé la Commission et son bunker des opérations. Avec un savoir-faire qui est celui de Cinq, et de nul autre : permis par son l'intelligence, et l'habileté que son pouvoir permet.


"Nous sommes au bout de la ligne ?"

Il ne me regarde pas et avance vers le bout opposé du quai, sous les plafonniers orangés.

"Toutes les lignes se terminent ici. Si tu es perdue un jour : reste jusqu'au bout : tu arriveras toujours ici. Et je viendrai te chercher".


Je marche derrière lui, aussi vite que je le peux aavec ces vêtements épais.


"Comment tu sauras que je suis ici ?"

Il sourit en coin.

"Il y aura toujours l'un ou l'autre moi qui saura me le signaler".


Sur ces paroles, il m'entraine dans un petit escalier mal éclairé, au bout du quai, qui débouche immédiatement sur le dernier endroit que j'aurais imaginé trouver.


Une vitrine dorée, nichée dans un recoin de carrelage blanc sale, brillant dans la nuit comme le dernier sémaphore. L'enseigne d'un restaurant improbable, derrière les vitres duquel je devine de nombreuses banquettes, des saucisses et des jambons se dessinant en contre-jour derrière les carreaux, et un comptoir derrière lequel fument des fourneaux. Au-dessus des hautes fenêtres, des loupiotes brillent, en rouge et orange. Clamant le nom de l'endroit :


'Max's Delicatessen'.


"Salut Cinq", dit-il à une ombre noire en costume strict, qui fume un cigarillo à côté de la porte, et je le reconnais immédiatement.

Un autre lui - avec exactement le même visage, quoique mieux coiffé - qui lui répond de façon un peu détachée :

"Salut Max".


Je cligne des yeux trois fois en le suivant à l'intérieur, me faisant immédiatement happer par les odeurs de steaks grillée, de bacon et de pain chaud. Sur toutes les tables, il y a des suppléments de moutarde, ketchup, beurre de cacahuète et marshmallows. Et Max salue encore un autre lui qui lit un journal à l'entrée :


"Salut Max".

Et ce dernier répond en miroir :

"Salut Max. T'as l'air en forme, pas comme Max-Mutique, qui continue de refuser de parler. Et salut... oh putain. Rin"


Il se lève, lentement, abandonnant son journal. Certains autres des versions de Cinq, aux tables, relèvent les yeux eux aussi en me voyant entrer. Je comprends que certains me reconnaissent, et que d'autres non. Sans doute en raison du moment où nos trajectoires ont bifurqué.


"On va avoir besoin de discuter tranquillement, les gars. Ne lui sautez pas dessus. Commandez un autre steak, un petit café, laissez-nous respirer, ok ? Max, n'y pense même pas. Et toi, Max, ne t'avise pas de vouloir l'emmener avec toi dans ton apocalypse volcanique".

Il me regarde.

"Je déconseille la lave et les scorries, vraiment".


Nous nous asseyons, et je contemple l'endroit. Aux murs, partout, se trouvent des photographies ou illustrations représentant des apocalypses, entre les ardoises annonçant le menu. Un autre lui arrive, dans un tablier blanc impeccable, et sert à Max un sandwich au pastrami, alors qu'il n'a rien demandé, ainsi qu'un grand café noir et serré.


"Merci Cinq-Serveur", dit-il. "Pour elle aussi, un grand café. Tu veux manger quelque chose ? Tu devrais".

"Je... Juste des toasts..."

"Mets du beurre de cacahuète dessus, tu as besoin d'alimenter ta machine, maintenant que ton pouvoir ronronne à nouveau comme un chat".


J'observe en silence Cinq-Serveur s'éloigner.


"Pourquoi la moitié d'entre eux s'appelle Cinq, et l'autre moitié s'appelle Max, comme toi ?"


Comme le patron de ce troquet du fin fond de l'espace-temps, d'ailleurs, étant donné le nom sur l'enseigne. Max croise sa main organique et sa main mécanique, tranquillement, se sentant clairement chez lui ici.


"Certains d'entre nous ont choisi un nom, d'autres pas. Tous ceux qui l'ont fait ont toujours choisi le même. C'est au moins une preuve de consistance. Quelque peu rassurante sur notre santé mentale, n'est-ce pas".


Il hausse des sourcils expressifs. Près de la porte des toilettes, une version de lui assez débraillée semble errer sans but, me faisant un peu pitié. Et il me regarde.


"Ceux qui ont choisi un prénom sont tous ceux qui ont décidé de ne pas abandonner. Comme un symbole de notre volonté de continuer à exister. Les autres..."

Il tourne la tête vers l'un de ceux qu'il a appelés Cinq.

"...sont ceux qui hésitent encore, ou qui ont purement et simplement décidé d'abandonner. Retraités, démissionnaires, désabusés..."


Il secoue ses cheveux noirs et me dit très bas :


"Ils sont l'expression de la division morale de mon moi fractal. Certains n'auraient plus aucun remords à voir la Purge arriver, tout en continuant de faire des mots croisés ici".


Je reste immobile, mon estomac serré malgré les odeurs délicieuses du Déli. Tout ça est beaucoup pour moi, en quelques jours, et en une seule journée. J'ai l'impression d'avoir vécu une vie entière depuis qu'il m'a enlevée hier soir, mais nos cafés arrivent très vite, comme s'ils étaient de loin ce qui était le plus servi ici.


"Certaines version de toi pensent que nous aurions mieux fait de ne pas exister ? Comme Abigail Hargreeves?"

Max boit.

"Ils pensent que nous ferions bien d'arrêter, en tout cas. Que nous sommes le problème. Ils sont même majoritaires, même s'ils aiment beaucoup notre Déli. Dans une certaine mesure, ils ont raison, mais nous autres Max... nous pensons au contraire encore qu'Oblivion est la solution. Grâce à toi".


Je comprends, d'un coup, l'impact que j'ai eu. La moitié des versions de Cinq a encore cette volonté d'aller au bout. L'autre, serait prête à laisser les Hargreeves et tous les porteurs d'Aethers se faire effacer.


"Vous arrivez à manger les uns à côté des autres sans vous entretuer ?"

"Oh. Cet endroit est comme le Bunker de la Commission : imperméable à la Psychose du Paradoxe pour nous permettre de cohabiter et venir nous reposer".

"Non, je voulais dire : à cause de vos différents éthiques".


Max me fixe, tout en mâchant tranquillement. Un autre lui passe, habillé dans le plus impeccable des costumes, mais avec toujours des chaussures de bowling.


"Nous nous tenons en respect, surtout ici : nous voulons tous prendre une pause et manger en paix. Après tout : nous savons tous ce que nous avons traversé, et l'humanité aussi".

Il tend toutefois soudain un index vers moi.

"Mais ne viens pas le samedi. Le samedi est le jour réservé aux plus nihilistes d'entre nous, les Cinq Prosélytes : ils tentent volontiers de convaincre les petits nouveaux du fait que nous sommes le problèmes à éradiquer".


Je déglutis avec peine, terrifiée à l'idée que certaines des versions de lui puissent en être venues à soutenir de telles idées. Mais je comprends, d'un coup, comme dans la timeline jumelle issue d'Oblivion, la Purge a pu finir par arriver. Parce que certaines version de Cinq ont décidé que c'était la voie.


"Ce Max qui se trouve à la CIA..."

"C'est un Cinq".


Je grimace un peu, je comprends. Ceci veut dire qu'il fait partie de ceux susceptibles de se laisser emporter. Mais j'ajoute :


"Il est déjà venu ici ?"


Mes toasts arrivent, dans une formidable odeur de pain grillé à point, juste un peu beurré. Max soulève son sandwich au pastrami de sa main mécanique, dont les rouages brillent dans la lumière dorée des néons et relève vers moi des yeux plus vifs que jamais.


Il essuie sa bouche, il fronce les sourcils avec une douleur que je ne lui avais pas encore vue. Et il répond :


"Pas encore. Mais ça ne saurait plus tarder, malheureusement".


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Notes :


Le Métro des timelines est tellement inspirant, il faut au moins reconnaître à la Saison 4 cette merveilleuse invention, qui n'est malheureusement jamais expliquée.


Dans cette histoire, je voulais qu'on sache avec clarté pourquoi le métro a été inventé (arpenter les timelines à la recherche d'une version de l'Hôtel qui n'aurait pas sombré dans les apocalypses), et qu'on en voie aussi les coulisses, ce qu'est la Salle des Aiguillages, ici.


Je souhaitais aussi expliquer ce qu'est cette autre merveille qu'est Max's Deli, où toutes les versions de Cinq peuvent cohabiter, au terminus du métro. J'aime penser qu'il y a ces deux courants de pensée, chez eux, et que tous ne sont pas comme ceux qui convainquent le Cinq de la Saison 4 d'entrainer ses frères et soeurs dans la Purge (et ce jour tombe un samedi : vous pouvez calculer).


Max se bat encore, et Rin sera avec lui.


Tout commentaire fera ma journée ! ♡

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