Une courbure de l'espace-temps (saison 4)

Chapitre 12 : Irrédemptable

4539 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a 20 jours

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 4, quelques jours avant le début de la Saison 4.


Soundtrack suggérée : The Beach Boys - In my room ; Nina Simone - I put a spell on you ; Britney Spears - Lucky


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Vendredi 13 décembre 2024, 14h47


Klaus avait les yeux aussi rouges que moi, lorsqu'il a finalement gagné les soubassements d'Hargreeves Mansion pour sa cartomancie de fin de matinée. Je suis restée à me reposer, à me concentrer pour tenter de regagner le contrôle sur ma matière et mon énergie. Petit à petit, les tumultes des Aethers se sont apaisés, le bourdonnement des machines de la maison, dans ma tête, est redevenu la présence distante que j'avais toujours connue. J'ai encore une tête digne du clip de Thriller. Mais je me sens plus fonctionnelle. Et au moins, je pense que je ne suis plus à risque de gerber.


Luther est à son cours de pole-dance, Ben n'est pas encore revenu de sa journée administrative, pour sa conditionnelle. Cette solitude temporaire me fait du bien, et - pour la première fois - j'ai le temps de prêter une réelle attention à ce qu'Hargreeves Mansion est devenue.


La chambre de Klaus ressemble énormément à celle du passé, quoique plus colorée et possiblement plus heureuse. Le matériel de shoot y a été remplacé par celui de méditation et de yoga, et les affiches surréalistes par des gravures de voyages, me rappelant des souvenirs, à moi aussi. Ses murs ne sont plus recouverts d'écritures manuscrites hantées. Même le rideau qui danse dans la brise froide indique le calme, ici. Oui. Je peux comprendre qu'après en être arrivé là, Klaus ne puisse plus jamais se résoudre à cesser d'exister.


Je soupire, me demandant si je serai à la hauteur de ce que Max attend de moi. Je dois retourner dès ce soir au métro : il est confiant dans le fait que je saurai m'y téléporter. Il veut me montrer comment il fonctionne, m'emmener pour un premier voyage sur l'une des lignes qui sillonnent l'espace-temps. Je vais avoir besoin d'un café, putain. Peut-être même de deux, ou cent. Je CRÈVE d'envie de caféine. Je pense que mon pouvoir est bel et bien en train de se stabiliser.


Puisque je me sens mieux, je me lève, et je passe la cascade de perles pour sortir dans le couloir. L'escalier rouge, l'escalier vert, les planchers anciens, le téléphone accroché sur le mur... Tout est là, et Luther et Klaus ont lasuré les boiseries dans un turquoise foncé tranquille. J'ai l'impression d'être revenu un instant au temps des Enfants du Destin. Sauf que je suis bel et bien à Hargreeves Mansion.


Et cette maison revit.


Il n'y a plus de posters de techniques de combat dans le couloir, juste quelques oeuvres d'artistes illégaux, qui continuent d'exercer malgré les 'restrictions picturales' de l'Empire Hargreeves. La chambre de Luther est presque identique, elle aussi, si ce n'est qu'il a plus de vinyles encore. Celle d'Allison a été convertie en petit débarras, mais son lit est toujours là. Comme s'il y avait encore un espoir pour elle, dans le coeur de ceux qui vivent encore là.


Je passe aux toilettes, je me rafraichis un peu. Et puis je jette un oeil curieux dans la chambre de Sparrow-Ben, où je sais qu'il a dormi cette nuit. Benjamin, comme il a demandé à Klaus de le nommer, alors je le ferai aussi. Les rideaux jaunes sont tirés, rendant chaque meuble - chaque objet - doré, et l'odeur est celle de la cire que Luther a utilisée pour rénover le parquet.


Il ne me faut pas longtemps pour comprendre que certains objets sont des anomalies, apparues ici. Un petit poster de l'océan. Des piles de livres, dont 'Sur la route' de Kerouac, que Ben lisait plus jeune, et dont Jill faisait aussi la lecture à bord de Priscilla. Sur le bureau, toutefois, se trouve du matériel de dessin, qui est à mon avis tout à fait contemporain.


Benjamin n'a passé qu'une soirée ici, mais il a déjà produit deux dessins de Jennifer, qu'il a accrochés au-dessus de son nouveau lit. Un troisième est en cours. Mais - pour l'instant - il n'a dessiné que ses yeux. Infiniment tristes, comme si elle était résignée. Comme si elle se savait perdue.


Je fixe le papier crème, me souvenant de cet 'Incident' que Chris m'a montré : celui où - alternativement - dans les différentes timelines, Jennifer et Ben ont perdu la vie. J'ai vu ce qui est arrivé à Benjamin, j'ai compris que le conteneur où Jennifer se trouvait enfermée a finalement été pulvérisé par les explosifs de la Sparrow Academy. Et qu'elle l'obsède depuis lors, comme si d'être resté en vie - lui - devait être son fardeau. Mais il y a un autre Ben, qui a connu un sort différent.


"Toi aussi, tu la dessinerais si tu pouvais ?"


Je n'ai pas posé cette question au hasard, même si mon cerveau est encore embrumé. Là, dans le coin de sa propre chambre qu'il doit à présent partager, je distingue dans l'énergie la forme fantomatique et familière de Ben - le nôtre - dont la capuche est relevée. Oui. Une version de lui continue bel et bien d'hanter les lieux, anomalie au milieu des anomalies.


Il a compris que je pouvais le distinguer, même si ce n'est pas aussi clairement que ce dont Klaus était capable. Et il perçoit probablement que je suis en train de matérialiser ses cordes vocales pour lui permettre de me parler, comme je le faisais en 1963.


"Je pense que je n'aurais pas su", finit-il par dire d'une voix ténue, presque rauque.


C'est en partie de ma faute : je ne suis pas encore en pleine possession de mes moyens. Mais c'est aussi parce que - lui - n'a plus rien prononcé depuis une éternité.


Je le laisse approcher, et baisser sa capuche. J'essaye de distinguer de quelle divergence de l'espace-temps il est issu, et si - au moins - il m'a connue. À la façon dont il me regarde : je pense que oui.


"Tu ne dessinais pas aussi bien que Benjamin maintenant ?"

Il hausse les épaules, un brin vexé.

"J'ai toujours dessiné. C'est juste... que je ne me rappelle pas de grand-chose, de ce jour-là".


Pour être morte quelques fois, moi aussi, je comprends ce dont-il parle. Il est difficile de rassembler les souvenirs des 'derniers' instants. Alors il n'a même pas de souvenirs réels de Jennifer, à la différence de Benjamin. Je comprends mieux, maintenant, pourquoi il ne l'a jamais évoquée.


"Tu as su par Klaus ce qui était arrivé ?"

Il acquiesce.

"Oui. Et lui-même n'a pas bien compris ce qu'il s'était passé ce jour-là. Tout est allé très vite, ça s'est passé dans l'obscurité d'un hangar".

"En Moldavie".

"Oui. Ce dont il se rappelle surtout, c'est de la façon dont Papa les a tous fustigés pour avoir laissé les vigiles de l'endroit me descendre. Moi, et leur précieuse 'marchandise', de façon collatérale".


J'hoche la tête. Je sais que Klaus porte encore avec lui cette culpabilité, même s'il n'en parle pas. Ben passe devant le rideau, son énergie spectrale se mouvant tranquillement à côté de moi. Il n'a pas changé, et j'avais oublié à quel point son expression peut être calme, à la différence de Benjamin, qui a toujours l'air d'être sur le point d'enrager. Il s'assoit sur ce lit où - lui - ne peut pas dormir. Et il me dit :


"La seule chose dont je me souvienne, c'est que j'étais attiré par ce conteneur. Par elle : comme un papillon de nuit dans la lumière d'une torche. Même avant de l'avoir vue".

Je plisse les yeux, une idée pas si absurde me venant.

"Tu penses... qu'elle avait un pouvoir, elle aussi ?"


Après tout. Pourquoi donc enfermer une gamine de seize ans dans un conteneur ? Le seul point de comparaison que j'ai, c'est la façon dont Hargreeves a enfermé Viktor, ou Christopher, pour contenir ce qu'ils étaient. Ou moi, dans la console Omega. Pourtant, Jennifer était différente. Forcément. Oui : il la traitait comme une réelle menace, comme un danger ultime, et imminent. Ben me fixe, ses mains dans les poches de son sweat à capuche noir.


"Je pense qu'elle avait un pouvoir, oui. Mais je n'ai jamais ressenti ça avec mes frères et soeurs. Ou avec toi".

"Est-ce que je dois le prendre mal ?"

Il sourit vaguement.

"Non. Parce que ça avait beau être magnétique et viscéral, c'était presque effrayant".


Je fronce les sourcils. Ce qu'il me décrit me fait penser à la façon dont j'étais moi-même attirée par Oblivion.


"Elle était ta place dans l'univers", je murmure, presque pour moi. Et il me fixe d'une façon si intense que j'en croirais presque que les fantômes peuvent pleurer.


"Pas seulement la mienne. Elle faisait s'agiter les créatures d'Eldritch, à l'intérieur de moi, et je..."


Je n'ai pas le temps de m'étonner de ce qu'il vient de dire, ni de tenter de raccrocher les wagons avec son rôle dans Oblivion. Un bruit, dans le couloir, nous fait nous retourner tous les deux.


"Ah, Rinny, tu es là. Tu as l'air fraîche comme une orchidée, maintenant. Enfin presque, mais rien qu'un coup d'anticernes ne puisse arranger, ne t'en fais pas".


Dans ses vêtements de Séance, Klaus approche, transportant avec lui une formidable odeur de sauge.


"Tu parles toute seule ? Ou bien-"


Il se fige. Pendant longtemps, c'est lui qui a été accusé de converser tout seul : il sait très bien quelle est la seule alternative. J'ai retrouvé mes pouvoirs, et il comprend, alors il se tourne lentement.


"Benny-boo-boo. Tu parles à Ben... Je veux dire, à la version ectoplasmiquement cynique de Ben".


Il cligne des yeux, avec un léger rire touché et troublé.


"'Mon' Ben".


Historiquement, il a longtemps été l'interface par laquelle je pouvais interagir avec son frère. Et aujourd'hui, en cet instant, dans la lumière dorée de cette petite chambre, nous nous trouvons dans la situation inverse, où je deviens - moi - sa planche de ouija.


Je ne suis pas capable de matérialiser Ben seule, pour qu'il puisse le voir : je ne l'ai jamais pu que parce que nous le faisions ensemble, Klaus et moi. Mais j'ai bien conscience que - pour eux - communiquer sera plus facile, maintenant. Un peu tremblant, Klaus fait un petit signe de la main sur laquelle il a écrit au marqueur le mot 'Hello'. Et Ben est aussi ému que lui.


"Benarino", dit-il même s'il ne le voit pas. "Ton entêtement et ton humour noir me manquent terriblement".


"Il te dit d'arrêter de pleurnicher, et de rappeler à son insupportable alter-ego ~qui~ porte les tentacules, ici".


Klaus laisse filer un gloussement qui ressemble à un petit sanglot heureux. Alors je leur souris, successivement à tous les deux, avant de murmurer :


"Ça m'avait manqué, de danser le tango à trois".


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19:09


"Tu es sûre que tu ne veux rien d'autre que du café ?"


Face à moi sur la banquette fatiguée de ce diner rétro de Strathmore avenue, Allison me regarde, avisant le grand mug que le serveur m'a déjà re-rempli trois fois. J'en ai besoin, c'est comme si mes pouvoirs s'en gorgeaient, comme le moteur de Priscilla le faisait avec l'essence après une journée à transporter des hippies. Mais je n'ai factuellement toujours pas faim, et ce serait une très mauvaise idée de me forcer.


J'avais complètement oublié que nous avions convenu de dîner avec Allison et Claire, ce soir, mais je suis venue, même si Klaus a suggéré de dire que j'étais trop patraque pour ça. Objectivement ? Ça n'aurait même pas été un mensonge. Mais je veux me reprendre en main et vite, et rester au lit n'est pas la solution. Je dois reprendre des forces avant de rejoindre Max dans le Métro. Et ceci - pour moi - passe par des litres de caféine. De nouveau.


"Ne t'en fais pas, ça va", dis-je en secouant la tête, tandis que Claire boit le milkshake qui lui a été apporté, après qu'elle ait descendu un burger entier. Klaus, lui, s'en est tenu à de l'eau minérale et a mangé un toast à l'avocat, en retirant minutieusement la coriandre qui avait été posée dessus.


"Oncle Klaus", lui dit-elle. "Est-ce que c'est vrai, que nos choix de chansons dans le juke-box en disent très long sur nous ?"


Klaus la regarde. Ce diner possède l'une de ces machines, sans doute l'une des dernières de The City. À présent, quand elles tombent en panne, il n'est plus autorisé de les remplacer : le seul média de 'culture' autorisé est Haargreeves Broadcasts, à la radio.


"Oh, oui", souffle-t-il avec connivence. "Je m'en suis longtemps servi pour me faire un avis sur les gens avant de décider si j'allais m'écrouler chez eux pour la nuit. Springsteen ? Jeans usés mais coeur tendre. Madonna ? A souffert, mais le cache sous du gloss. Aretha Franklin ? Respect, ou rien. Bowie ? N'hésite même pas. Mais Nickelback ? Plutôt dormir dans une benne à ordures, crois-moi".


Claire le fixe.


"J'ai une pièce".


Un court silence passe, Claire tire une dernière gorgée de son milkshake... et alors, comme d'un commun accord immédiat, tous les deux se lèvent et filent là où clignote l'appareil, au-dessus du carrelage à damier. Allison allume sa vapoteuse, même si c'est interdit.


Elle est épuisée, et déçue : finalement, elle n'a pas été retenue lors de la seconde phase de ses auditions. Une forme de routine, pour elle, malheureusement : elle va encore en revenir à ses publicités pour de la lessive. Elle a conscience d'avoir gâché du temps qu'elle aurait pu passer avec Claire, avec nous. Et ce dîner qu'elle nous offre est adorable, mais ne reconstruira pas ce qu'elle a manqué.


Elle n'a pas posé de question sur mon 'état', elle ne s'est pas non plus demandé pourquoi Klaus n'est pas angoissé à l'idée d'attraper ce que 'j'ai'. Elle est trop centrée sur son malheur à elle, sans doute, mais ça m'arrange. Pour l'instant, nous avons convenu avec Max de ne mettre personne d'autre que Klaus au courant. Et Ben, le fantôme, involontairement.


"Lila a regretté que tu ne viennes pas à l'anniversaire de Gracie, tu sais", lui dis-je à la fois pour briser le silence inconfortable qui s'est installé, et parce que c'est la vérité. Elle regarde au-dehors dans l'avenue, les voitures qui sont en train de passer, et souffle la vapeur en direction de la vitre, où elle se dépose en buée.


"Lila serait bien mal placée pour m'en vouloir de quoi que ce soit. La première fois que nous nous sommes croisées, elle a essayé de m'asphyxier. Et soit dit en passant, elle a une vie confortable et ses parents près d'elle, aujourd'hui".

Je relève les yeux de mon café. Factuellement, c'est vrai. Mais malgré tout, sa vie est loin d'être un havre de paix.

"Diego m'a expliqué ce qui arrive à Gracie. Ses problèmes de vieillissement accéléré".


La vapeur enveloppe de nouveau Allison, et ses yeux de chat me fixent au travers. Je peux sentir son énergie grésiller en elle : sa propre douleur vis-à-vis de ce qui arrive aussi à Claire, et tous ses remords. Et elle dit :


"C'est terrible. Sur ça aussi, j'essaye de ne pas trop cogiter".

Je bois une gorgée de café.

"Au contraire, je pense que c'est sain d'y penser. Et de-"

"Rin, ce n'est pas comme si on pouvait faire quelque chose. C'est trop tard, maintenant. Tout ce qu'on peut faire, c'est les accompagner, jusqu'au bout".


J'ai conscience que les gens souffrant de l'Effet Umbrella ne finissent jamais bien. Que leur lucidité s'étiole avec le temps, et que Claire suivra le même chemin que Ray. J'ai conscience que la vie de Gracie est, elle aussi, suspendue à un fil. Mais moi, contrairement à Allison, je ne veux pas m'empêcher de poser les yeux sur elles pour autant. Et - même si je ne peux pas le lui dire pour le moment - de penser qu'un nouveau reset pourrait les sauver, cette fois.


"Est-ce que c'est aussi pour ça que tu n'es jamais là ?"

Je la fixe, tandis qu'elle ferme les yeux, et j'ajoute :

"Parce que c'est trop douloureux pour toi ?"


Je sais que c'est brutal. Mais Allison a mal de ne pas avoir sa vie rêvée. Mais elle souffre aussi intrinsèquement de voir sa fille lutter contre les démons qu'elle lui a elle-même infligés. Je me doute que la gloire et l'argent ne sont pas les seules raisons de ses absences répétées. Oui. Allison fuit la réalité qui lui résiste.


"Tu n'as pas idée, Rin, de ce que c'est que d'être responsable de tout ça".


Je me recale au fond de ma banquette. Même s'il y a toujours moyen de se dresser contre, de refuser, j'ai compris qu'elle allait très mal à l'époque. Et je pense qu'elle a besoin d'entendre ceci :


"Je continue de penser, pour ma part, que celui qui est à blâmer porte un monocle, et que rien de tout ça ne se serait produit si nous avions su ce que nous faisions, au moment d'Oblivion".

Elle tremble presque, en m'entendant dire ça.

"Oui. Ce connard a délibérément attendu le dernier moment. Si j'avais compris pleinement ce dont il s'agissait, je ne l'aurais jamais ramené, lui".


À l'autre bout du diner, Claire et Klaus se chamaillent pour décider s'ils mettront du Britney Spears ou du Christina Aguilera.


Je sais qu'Allison a compris, mais trop tard. Qu'elle sait maintenant ce qu'est Oblivion, et quel est son rôle dans la définition du reset. Bientôt, elle pourrait de nouveau être cruciale, si Max et moi parvenons à retrouver un accès à l'Hôtel Obsidian, et à la machinerie de l'univers. Mais en attendant, Allison a besoin de faire la paix avec ce qu'elle est, et d'accepter ce qu'elle a fait, pour se relever, plutôt que de l'enterrer.


"L'autre jour... tu m'as dit que tu ne referais rien de la même façon, si tu le pouvais".


Bien sûr, cette question n'est pas innocente. Certes, je suis tenue au silence, mais je pense qu'elle peut d'ores-et déjà faire une partie du chemin. Qu'elle le doit, même, car le temps file. Et elle fixe son assiette vide, ne présentant plus que des traces de cheesecake au citron.


"C'est certain", dit-elle sombrement. "La première chose, c'est que je n'interromprais pas cette putain de machine avant qu'elle ait fini de travailler".


Elle a compris pourquoi nous cohabitions avec autant de timelines. Elle a compris d'où venaient les pensées intrusives de Ray, de Claire et tant d'autres. Et elle secoue ses cheveux bouclés, plus peinée que jamais.


"Et tu avais raison, dans la voiture. Si c'était à refaire, je voudrais que chacun ait la vie qu'il veut, et pas seulement moi, ou Lila par extension".

Mon regard se fait un instant dur.

"Même Luther et Sloane ?"


Elle passe une main sur son visage en regardant un instant au plafond. Elle se doutait qu'un jour je lui parlerais de ça. Que j'avais compris ce qu'elle avait fait.


"Ce n'était pas délibéré, Rin. C'est mon inconscient qui-"


"Justement. Ce dont tu as besoin, Allison, c'est de dompter ton inconscient. De dépasser la crise de la frustration des trois ans. Tu n'as pas besoin d'une carrière : tu as besoin d'intégrer qu'on peut être heureux, même quand on n'a pas tout ce qu'on veut".


Elle ne dit rien face à ma franchise, mais je sens qu'elle pourrait facilement en pleurer, alors j'essaye de me calmer. J'ai essayé d'être moins rude que par le passé, moins mordante que ce que j'ai hérité naturellement de ma grand-mère. Mais j'avais besoin de dire les choses, et je me demande si elle aura maintenant le courage de saisir le miroir que je lui tends.


"Je... Rin..."

Elle pose sa cigarette électronique sur la table.

"Même si c'est trop tard, je voudrais passer du temps avec eux tous. Comprendre ce qu'ils ont vécu, ce qu'ils voudraient, leurs attaches et leurs espoirs. Mais ils... aucun d'eux ne me laisserait plus entrer, maintenant".


Je ne saurais même pas exprimer à quel point il me fait du bien d'entendre cette phrase de sa part. Parce qu'en soi, elle représente déjà un changement plus grand que tous ceux que je lui ai historiquement vu manoeuvrer. Une fois encore, la mort de Cinq l'aura sans conteste changée.


Tout ce qu'Allison a fait au cours de nos périples, elle l'a fait pour elle. Même quand il s'agissait de lutter pour les droits civiques, dans les années soixante. Pourtant, dans les quelques mots qu'elle vient de m'adresser, je sens pour la première fois poindre une attribut inédit, qui pourrait bien devenir un superpouvoir bien réel, si elle le développait : l'empathie. Alors je lui souris, même si le fond de mon regard reste sérieux.


"Tu essayes de te convaincre qu'ils vont refuser. Parce que c'est un moyen commode de ne pas avoir à essayer".


Sa main tremble un peu, et elle ne tourne même pas le regard vers Claire et Klaus, qui semblent s'être enfin mis d'accord, et insèrent la pièce dans le juke-box, presque avec vénération.


"Je ne sais pas, Rin. Je vois bien ce que tu essayes de faire, tu cherches à me donner une rédemption. C'est gentil de ta part, mais moi-même je suis convaincue d'être... irrédemptable. Merde. Je ne sais même pas si c'est un mot".

"Tu te trompes".

Ma voix est ferme.

"Et tout le monde se trompe, si c'est ce qu'ils pensent. Moi, je crois profondément que les gens peuvent changer".


Elle essuie ses yeux. Elle-même n'est pas sûre d'en être capable, et je sais pourquoi. Oui, à l'âge où elle aurait dû faire l'apprentissage de la frustration, Reginald Hargreeves a cultivé sa disposition à obtenir tout ce qu'elle voulait par les Rumeurs : précisément dans le but qu'un jour, elle pactise avec lui. Sans conteste, Allison est son plus grand pari sur le long terme, et son plus grand succès. Malheureusement pour elle, les machinations de son père l'ont affectée au plus profond de sa psychologie, de son caractère, au point qu'on ne puisse plus distinguer ce qui relève des plans du Monocle, et de sa nature profonde à elle.


Je ne crois pas au conte d'une Allison malfaisante par nature, et je pense qu'Hargreeves l'a autant détruite qu'il a détruit tous les autres, même si, à première vue, le sort de Viktor ou de Klaus peut sembler plus funeste. Non, il n'y a pas de hiérarchie à la souffrance, et celle d'Allison irradie en cet instant autour d'elle. Parce qu'elle a peur, tellement peur que plus personne ne veuille d'elle à présent.


"Essaye", lui dis-je, tandis que près du juke-box, Claire et Klaus se lamentent, car leur pièce vient de se coincer.

"Viktor passe la semaine ici, c'est l'occasion ou jamais. Les autres ont espéré te voir, hier, pour de bon. Je crois sincèrement qu'il faut franchir ce pas".


Non, je ne lui dirai pas pourquoi. Elle ne sait pas encore à quel point cet effort de sa part va être crucial pour notre salut, mais je veux qu'elle le fasse sans la pression de l'apocalypse au-dessus de la tête. Qu'elle renoue avec ses frères et soeurs, et avec ses capacités altruiste: non pas par urgence, mais parce que ça va de soi.


Tandis que Klaus couine, Claire donne un coup d'épaule dans le juke-box, et la pièce finit par se débloquer, mais l'appareil s'éteint, en ayant été ainsi violenté. Je les regarde, je ris doucement. Et alors, par l'énergie et la matière, je ressoude à l'intérieur de la carlingue vintage le contact qui a été abîmé. Immédiatement, l'objet se rallume, reprend vie, et les premières notes de 'Lucky' de Britney s'élèvent, terriblement à propos. Allison n'en saura rien. Mais Klaus a compris, lui, car il m'envoie un regard, par-dessus son épaule en taffetas, tandis que Claire applaudit de joie.


"Tu crois que je mérite encore une place dans tout ça ?", demande-t-elle en à peine un murmure, presque comme à l'époque où elle ne pouvait plus parler et avait été contrainte à l'humilité.


Je cligne des yeux, certaine que les Hargreeves sont en réalité la plus dysfonctionnellement fonctionnelle des familles qui ait existé. Et alors que Klaus et Claire reviennent avec un petit pas de danse joyeux, je lui réponds :


"Je crois que tu ne l'as jamais perdue, envers et contre tout. Et que tu es même la seule à pouvoir recoller certains morceaux".


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Notes :


Dans la série, les no-souvenirs des Umbrellas au sujet de l'Incident Jennifer sont justifiés par un grand écart scénaristique, impliquant l'effacement de leur mémoire par Reginald Hargreeves (même pas par une Rumeur d'Allison). Le retour de ces souvenirs s'opère par une figure encore plus acrobatique : une référence express au projet MK ultra, et la présence d'une machine de modification de la mémoire dans la nouvelle demeure de Reginald. Ne tentez pas ça à la maison.


Je ne voulais rien de ça : il n'y en a pas besoin. L'obscurité du hangar et un simple mensonge de Reginald suffisent amplement à ce que personne ne se souvienne clairement de l'Incident Jennifer. La question "pourquoi Ben n'a jamais dit à Klaus comment il était mort" est également aisément résolue : il est très probable que - de toute façon - son esprit mourant ait fait l'impasse là-dessus.


Je pense que la Saison 4 a échoué à donner à Ben un arc complet, qui passe aussi par la prise en compte de tout ce qu'il a été : y compris le Ben des saisons 1 et 2. Je ferai de mon mieux, ici, pour que ce personnage redevienne entier. Tout comme sa relation à Klaus, qui a été réellement négligée.


Allison est le personnage le plus difficile à redéployer après la saison 3. Et pourtant, son rôle va être crucial. Je continuerai aussi à faire de mon mieux pour marcher sur ce fil là.


Tout commentaire fera ma journée ♡

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