Une courbure de l'espace-temps (saison 4)
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 4, quelques jours avant le début de la Saison 4.
Soundtrack suggérée : Morcheeba - Trigger Hippie ; Tom Odell - Another Love
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Vendredi 13 décembre 2024, 10h01
*Tic*
Connaissez-vous cette sensation, que l'on ressent parfois en se réveillant avec la gueule de bois ? Lorsque le monde tourne en spirale, même les yeux fermés. Au ralenti, comme un vieux film défectueux, jusqu'à la nausée.
*Tac*
Ma gorge est râpeuse, ma bouche un désert de sel. Ma conscience lutte pour émerger, alors que je n'ai pas été kidnappée, cette fois-ci. Et si seulement il n'y avait que ça... car ce n'est pas tout.
*Tic*
"Putain..."
Lentement, je ramène ma main et la pose sur mes yeux, faisant pression sur mes paupières pour tenter de les soulager en vain. Je peux sentir tout mon être s'agiter en direction de l'immatérialité. Tout ce que je suis oscille entre la présence et l'absence. Avec - par à-coups - un désir infini de se téléporter.
*Tac*
Aurais-je cru que de retrouver mes pouvoirs me ferait cet effet ? Celui d'une cuite magistrale, aux accents de trip hallucinatoire ? D'un coup, la Rin ayant été hippie semble se foutre de moi. Et puis il y a ce battement régulier des secondes, qui n'est pas seulement dans mes tympans, mais que je ressens jusqu'à mes connexions les plus profondes.
*Tic*
"Stop !"
D'un geste, ma main se tend maladroitement, et envoie s'écraser quelque chose au sol, dans un bruit de ressorts déglingués. J'ouvre les yeux, avec difficulté, pour constater que c'est le petit réveil de la table de nuit de Klaus. Une pauvre et minuscule machine, qui n'avait rien demandé, mais dont le simple chuintement dans le tissu de l'univers est déjà trop assourdissant pour moi.
"Oh misère..."
Mon regard embrumé se pose sur la fenêtre entrouverte, derrière les lourds rideaux de velours turquoise et doré. Au sol, Klaus a réagencé les coussins de méditation de sa chambre pour constituer un couchage de fortune, où il a visiblement dormi pour fuir mes éventuels microbes. Pourtant, il a veillé. Je peux le voir, car plusieurs tasses de café sont sur le bord de la fenêtre, alors qu'il n'en boit toujours presque pas. J'essaye de bouger en vain.
"Regardez qui a décidé de finalement rejoindre le monde des vivants. Comment était cette sieste de huit mois ?"
"Merde, tu déconnes ?"
Mes yeux s'ouvrent en hâte et je manque de m'étrangler, mais je comprends vite qu'il est en train de me vanner. Il passe le rideau de perles à l'entrée de sa chambre, dont même le chuintement fracasse ma conscience abîmée, et s'approche avec prudence. Il porte un masque facial jetable, décoré de petits pandas. Au cas où. Son regard est doux, toutefois, et préoccupé. Il n'est pas arrivé souvent que Klaus doive s'occuper de moi : l'inverse a très longtemps été la normalité.
"J'allais descendre te préparer un smoothie ginseng, menthe et acérola".
"Klaus..."
Au travers des murs, je peux sentir chaque objet électronique de l'étage, à commencer par le lourd téléphone accroché sur le mur, dans le couloir, dont la tonalité résonne presque dans mes os. Ces derniers tentent d'ailleurs en permanence de se dématérialiser, et de façon indépendante de mes tendons. J'essaye de me relever sur mes coudes, mais j'échoue de façon lamentable.
"Ne force pas, Rinny. Si tu la cherches, la bassine est juste au pied du lit".
Je râle.
"J'ai vomi ?"
La question est légitime : en l'état, ça me semble affreusement plausible. Bordel, heureusement que Luther et Ben devaient partir tôt aujourd'hui pour les formalités administratives du travail de réinsertion de ce dernier. Ça m'aurait tuée qu'ils me voient comme ça. Mais Klaus écarte ma crainte, tout en laissant plus de soleil entrer dans la pièce.
"Non. Mais tu as gémi comme un démon possédé. Par un autre démon possédé. Alors j'ai opté pour la prophylaxie : avec ces trucs viraux, on ne sait jamais".
Je retombe mollement sur l'oreiller qui sent le beurre de karité qu'il met dans ses cheveux après les avoir lavés à l'eau de riz. Comme autrefois.
"Je n'ai pas chopé de foutu virus", lui dis-je lamentablement, et il laisse filer un petit gloussement de sarcasme.
"Mais bien sûr. Tout le monde prétend toujours que 'ça n'est pas la grippe, c'est la clim ou les allergies'".
"Non, je te jure. J'ai... - merde, tu m'as mis un de tes débardeurs à la con en guise de pyjama ?"
"J'ai paniqué. Mais c'est incroyable : il t'arrive presque aux genoux".
"Ferme-là, vraiment".
Il cligne des yeux au-dessus de son masque, tout en ramassant les débris de son réveil, dont la pile s'est littéralement éjectée. Je soupire, et je trouve finalement en moi la force de me tracter en position assise, ma tête tombant en arrière sur le mur - contre sa décoration en macramé sophistiqué. Et je prends une ample inspiration.
"Hier soir, j'ai..."
Ma poitrine picote, irradiant à partir de mon sternum : une sensation que je connais très bien, tout.
"Si tu as pris quelque chose, tu peux m'en parler".
"Je ne me suis pas camée, tu le sais que je ne fais pas ça".
Il se relève, sa petite pelle à poussière en main.
"Et alors, c'est quoi ? Un PMS hors du commun ? Une montée de Kundalini ? Je te préviens, je ne pratique aucun exorcisme le vendredi".
Mon regard croise le sien au-dessus de son masque qu'il daigne enfin baisser. Bien sûr, je veux tout lui dire. Tout lui expliquer. J'imaginais avoir l'occasion de choisir avec soin mes mots. Mais la vie, c'est une vacherie. Ça se débrouille toujours pour que rien ne se déroule comme tu l'avais imaginé. Pour te mettre au pied du mur, sans parachute et sans filet. Sans même un paracétamol, qui est essentiellement ce qu'il me faudrait.
"Klaus, j'ai besoin de t'expliquer ce qu-"
*Crac !*
Un battement de paupière - impromptu et incontrôlé - et je me retrouve assise sur les coussins de méditation derrière lui. Je sursaute moi-même, à ma propre téléportation involontaire, envoyant valdinguer sa pile de magazines de yoga 'Flex & The City'.
"SAINTES PAILLETTES MÈRES DE... RINNY !"
Sa pelle à poussière termine sa course dans sa corbeille à papiers, tandis qu'il se retourne et arrache son masque pour s'agenouiller à côté de moi.
"'Crac' ! Tu as fait 'Crac' ! Je te le jure ! Tu étais là, et... "
Il fait des gestes urgents entre son lit et moi, tandis que ma tête dodeline comme jamais : ma vision ne suit même pas correctement le mouvement de mes yeux. Pourtant, cette téléportation inopinée me fait me sentir bien, si bien : comme sous le coup du délice étrange et fugace que l'on ressent toujours juste après avoir enfin éternué.
"Oui... oui c'est possible que j'ai fait ça... "
Sa respiration se bloque sous le choc, et il se tâte immédiatement la poitrine de façon alarmée, pour vérifier sa propre intégrité.
"Attends, est-ce que moi aussi j'ai fait une mise à jour non sollicitée ? Est-ce que tu m'as vu parler à la lampe halogène cette nuit ? Ou me faire percuter répétitivement par le tramway ?"
"Non... Non".
J'attrape son avant-bras pour l'empêcher de continuer à s'agiter, car rien que l'énergie qu'il déplace dans son émotion m'accable de l'intérieur. Alors je le tracte sur les zabutons, à côté de moi, essayant de cacher que mon pied tente de se dématérialiser par intermittences.
"C'est moi. C'est juste moi. C'est moi qui ai avalé cette gélule, hier soir".
Ses yeux se plissent.
"Tu vois que tu as pris quelque chose".
"Ce n'était pas de la dope. C'était..."
Il cligne des yeux d'incompréhension, ses cils papillonnant comme les ailes d'un bombyx sidéré. Alors je pose mon front sur son épaule pour libérer ma tête de son poids. Et peut-être, aussi, pour chercher à me donner la force de lui parler.
"Hier soir... je me suis faite intercepter, sur le chemin de la boutique de Rodrigo".
Je pense qu'il a compris que je n'avais jamais été à cet entretien d'embauche. Je ne me rappelle pas de grand-chose, quant à mon retour à Hargreeves Mansion, très tard dans la soirée. Je crois qu'il m'a dit qu'il s'était à nouveau inquiété, et que je lui ai juste bredouillé des excuses, avant de m'écrouler.
"J'ai plus ou moins été enlevée".
Je prends une ample respiration, car je connais le poids de ce que je vais ajouter.
"Par une version de Cinq venant d'une autre timeline que celle-ci".
"Quoi ?"
Ce mot - sa voix - sont à peine un souffle, et je ne relève même pas ma tête pour le regarder. Au contraire, je ferme les yeux, les serrant à en plisser mes paupières.
"Cinq... il y a une version alternative de lui, qui est venue me trouver ici".
À l'intérieur de Klaus, je sens l'énergie remonter. De bas en haut, au travers de ce qu'il nommerait sous le nom de chakras. Par mon pouvoir revenu, je sens toute sa stupeur, tout son soulagement, toute sa tristesse. Tant de sentiments contraires, qui se manifestent de façon désordonnée, au travers de ses synapses. J'ai bien conscience qu'en une seconde, ce deuil qu'il a mis tant de temps à faire se trouve ébranlé. Et je ne sais même pas si j'en suis heureuse ou profondément désolée, alors je m'accroche juste à lui.
"Tu veux dire qu’il est resté vivant... ailleurs ? Qu'une autre version de lui est là ? Maintenant, à The City ?"
Je reste sans bouger, cherchant quoi lui dire.
"Techniquement... il a dit qu'il y avait même quelque chose comme cent-quarante-cinq-mille versions de lui, dans l'une ou l'autre ramification de l'espace-temps..."
Malgré lui, Klaus laisse échapper un rire bref, mais sans joie : par pur réflexe nerveux.
"Cent-quarante-cinq-mille Cinq, Rinny... Ça fait un paquet de culottes courtes et de mugs de café".
Sa main vient gratter son menton, ce qu'il fait toujours quand il veut réfléchir, ou qu'il se sent décontenancé. Car il se trouve que les retours de Cinq ont toujours été annonciateurs de tempêtes, dans nos vies.
"Il est venu te chercher pour quoi ? Pour t'annoncer une nouvelle apocalypse prévue pour l'heure de l'apéro ? Avant ? Luther a son cours de pole-dance à 15h : je préfère être au courant, je n'ai pas envie de lui épiler le maillot, et que ça soit pour rien".
Ce sont des sarcasmes, et je le sais : parce qu'au fond de lui, je peux le sentir se décomposer. Au point que ses muscles en retombent mous et sans force, et qu'il murmure :
"Pitié, dis-moi que c'est pas ça".
Mes mots peinent à venir. Parce que oui - oui, la vérité s'apparente à ça. Et mon silence - en soi - associé peut-être au fait que tout mon corps oscille depuis une minute entre visibilité et invisibilité, est une réponse en soi.
"Si", finis-je par dire. "C'est peut-être même encore pire".
Klaus est blême, comme vidé. Nous restons tous les deux ainsi, à l'endroit où il n'a pas vraiment dormi, pour veiller sur mon sommeil agité. Ensemble, nous fixons le vide de cette chambre qu'il a littéralement rebâtie, dans son désir d'exister.
Mais soudain - presque brutalement - il se lève.
Et me tirant enfin sur mes pieds, il me dit :
"Viens. On a besoin de ginseng et d'acérola".
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10h58
"Notre effacement de l'existence..."
Cette parole est - de très loin - celle qui a fait devenir Klaus le plus pâle, dans tout ce que je viens de lui raconter.
Il ne s'est pas tellement étonné d'être né pour une lubie cosmique, en tant qu'amas de particules dorées. Encore moins de n’avoir été qu'un plug-in de la machine univers, manipulé par son père jusqu'au bout. Que notre nature-même ait pour conséquence de déchaîner le chaos là où nous passons ne lui fait non plus ni chaud ni froid : après tout, c'est aujourd'hui amplement documenté, et il a été un Hargreeves toute sa vie.
En revanche, le mot 'effacement' le fait réagir. Légitimement. Et ses doigts se crispent sur son verre de smoothie.
"Tu veux dire... comme si nous n'étions jamais nés ?"
Je regarde le grand chêne, qui étend ses branches nues au-dessus de la cour où nous nous trouvons, protégés par le kiosque noir. Nous avions besoin d'air frais - l'un comme l'autre - et nous avons choisi cette cour de briques et de feuilles mortes où le dernier hommage à son père avait été rendu. Là où la statue de Ben se trouve encore aussi, clairsemée de neige, en une énième anomalie.
Je prends une ample inspiration : ma poitrine a cessé de picoter, et je pense que je ne suis plus à risque de me téléporter n'importe où. Ma tête cogne toujours affreusement, je pense que j'ai une mine effroyable et le teint cireux, mais - au moins - je suis capable de tenir cette conversation, recroquevillée sur le banc.
"Max a bien parlé d'effacement. De cesser d'exister. Tous, autant que nous sommes : avec ou sans pouvoirs, dans toutes les timelines. Et tout ça... me semble pire que de mourir".
"Ça l'est".
Klaus sait ce que ceci implique. Nous ne nous trouverions même pas dans le Vide, nous n'aurions pas d'espace à nous dans l'au-delà. Notre impact sur l'espace-temps redeviendrait nul, certes, mais pour une bonne raison : nous serions tout simplement supprimés de la base de donnée.
"L'ex et nouvelle femme de Papa, cette ’Cosmétologue’ dont tu as parlé..."
"La Cosmologiste. Son nom est Abigail".
Klaus plisse les yeux. Je sais qu'il n'avait jamais entendu parler d'elle, Reginald Hargreeves avait même tu son existence à Luther, chargé de tenir à l'oeil sa dépouille sur la Lune. Et il choisit ses mots, car une forme de rare rancoeur gronde en lui.
"Elle regrette ce qu'elle a créé, l'usage que Papa en a fait, et le chaos qu'on a semé. Elle fait sa drama queen dans la timeline d'à-côté, et sa version alternative s'est dit : 'Tiens, si je faisais un petit ménage de printemps cosmique en éradiquant des gens ? Fichtre. Encore une victime de Marie Kondo".
Je cligne juste des yeux, car il a tout compris. Ses comparaisons sont le plus souvent pertinentes, et celle-ci me fait particulièrement mal au coeur.
"Nous avons toujours été considérés comme des erreurs, et pas que pour nos pouvoirs. Nous avons lutté pour être heureux. C'est ça, la morale de l'histoire, Klaus ? Que le monde serait bien mieux sans nous ?"
Un silence s'installe dans le vent froid de la cour, jusqu'à ce qu'il murmure.
"J'ai mis longtemps avant de ne plus regretter d'exister, tu sais ça".
Oui, je le sais. Tout comme le fait que sa flamboyance n'a jamais été qu'une armure. Mais s'il y a bien quelque chose qui est aujourd'hui criante, après tout ce qu'on a traversé et subi - une chose qui se voit dans chacun des petits gestes germaphobes qu'il a aujourd'hui - c'est que Klaus est maintenant très, très attaché à la vie. Et il ajoute :
"Mais maintenant je ne veux pas être effacé. Non, vraiment : c'est sans moi. Aucun de nous ne l'accepterait. Je suis sûr que dans cette autre timeline, nous sommes en train de nous démener pour sauver la peau douce de nos sublimes culs. N'est-ce pas ?".
J'aimerais penser comme lui, malheureusement, je sais que ce n'est pas la réalité et que, d'une certaine façon, ces versions de nous ont dû se résigner, ou se laisser convaincre qu'il valait mieux disparaître.
"Pour ce que Cinq - Max - m'en a dit : dans cette timeline voisine, au contraire, nous avons déjà perdu, et la Purge dont je te parlais est en marche".
Je relève les yeux vers lui.
"Max a pu revenir dans le passé, pour qu'on essaye d'agir avant notre éradication. En relançant une dernière fois Oblivion. Mais c'est une course contre la montre... encore une fois".
Nous restons de nouveau un moment silencieux, les seuls sons environnants étant celui des branches dans le vent, et celui de mon estomac qui continue de se tordre. Klaus boit son smoothie, presque en entier, puis il déclare :
"Les courses contre la montre sont un vendredi normal, pour nous. Elles sont même pratiquement notre ligne éditoriale".
Je lui souris, mais je sais qu'il a conscience des autres implications.
"Mais de relancer Oblivion impliquerait forcément aussi-"
"De retrouver nos pouvoirs, j'ai compris".
Il reste immobile, ses yeux toujours posé sur la statue de Ben sur laquelle sont gravés les mots "Que l'obscurité en toi trouve la paix dans la lumière". Comme s'il était en train d'essayer de trouver de la force, dans ce frère qu'il a perdu trop de fois.
"Ce serait temporaire, n'est-ce pas ? Juste le temps d'aller appuyer sur le gros bouton rouge d'Oblivion?"
J'hoche la tête. Factuellement : oui. Soit nous réussissons et obtenons un reset propre, soit la Purge nous efface. Alors il hausse ses épaules couvertes de velours brodé.
"Alors ce serait comme de repasser un vieux costume, juste le temps d'une soirée de gala".
Il me sourit, mais son expression retombe rapidement dans quelque chose de plus inquiet.
"Je n'ai plus peur des fantômes, Rin. Par contre, j'ai conscience de ce que me fera ce fix d'immortalité. De retrouver cette sécurité... puis de devoir encore réapprendre à vivre sans parachute et sans filet. Ce sera comme reprendre un énorme shoot d'héroïne, juste pour un soir, et de devoir gérer l'après-coup.
Par expérience, il a toute conscience de ce à quoi il va s'exposer, oui. Et je sais que le choix sera à la fois différent et analogue pour chacun des Hargreeves, très prochainement. Une épreuve de plus, pour tous. Mais - cette fois - non imposée par quiconque. Laissée à notre libre arbitre. Ce qui est inédit.
"Nous ne ferons rien, si tout le monde n'est pas d'accord", lui dis-je, et ce qu'il me rend est un regard vert marais brillant et résolu.
"Rin, aucun d'entre nous n'acceptera de disparaître, même le petit poulpe caractériel des Sparrows. Quelle idée. Vraiment, je n'arrive pas à croire qu'il y ait dans cette timeline jumelle une version de moi qui accepte cette fin".
Je relève mes yeux vers lui, mes épaules pesant une tonne, à ses mots. Parce que j'ai eu le temps de penser à ça, malgré le traumatisme subi par mes neurones de nouveau liés aux Aethers. Une prise de conscience, une réalisation. Insupportable pour moi.
"Klaus... Max a dit que ces deux timelines étaient les seules ramifications de celle née du reset. Je suis réapparue ici. Mais par voie de conséquence..."
Ma gorge vient de se nouer.
"... ça signifie que je ne suis jamais revenue, là bas".
Nous ne disons rien, et nos âmes se parlent avant même nos voix. Mais j'ai besoin de l'extérioriser, de le prononcer, parce qu'autrement, je pourrais m'effondrer.
"Ce Klaus qui s'apprête à accepter notre effacement. Il est toujours en train de m'attendre".
Et ceci brise mon coeur en une infinité de morceaux, impossibles à recoller. Luther m'a dit de quelle façon il m'a cherchée, en revenant tous les soirs au Mémorial Obsidian, espérant me voir enfin remonter du Televator. Je peux imaginer que cet autre lui l'a fait aussi, qu'il a peut-être même ~été~ lui, avant que les timelines se séparent. Qu'il a espéré, qu'il continue peut-être de le faire. Et que je ne reviens pas. Pour lui.
Lentement, mes mains se posent sur mes joues, à mesure que cette réalisation me saisit et vient remplir mes yeux de larmes. Pour la première fois - la toute première, depuis que tout ça a commencé - l’aberration de ces courbures successives de l'espace-temps me semble insupportable. Physiquement, viscéralement, comme celle d'une plaie à vif. Peut-être comme ce qu'a vécu Allison au sujet de Claire, ou ce que vit Diego à l'idée que Gracie ne vivra pas longtemps.
"Rinny..."
J'ai du mal à le regarder, parce que j'imagine l'autre lui, au même moment, sans vraiment savoir ce qu'il est devenu, ce qui lui est arrivé. Mais Klaus attrappe ma nuque et me fait osciller doucement, comme il ose le faire sans me forcer, quand ça ne va pas.
"Moi je suis là à côté de toi..."
Je renifle.
"Mais lui..."
Il secoue la tête.
"Arrête toi, ou tu finiras comme Cinq. On ne peut pas re-scotcher toutes les timelines, ou plâtrer tous les malheurs de l'espace-temps. Qui sait dans combien d'autres réalités encore nous avons été séparés sans même que nous le sachions ?"
Je ne dis rien, mais je le fixe au travers de mes larmes, parce qu'il a raison. Ce foisonnement des possibles et des destinées déchirantes me donne le vertige, et la conviction - plus que jamais - qu'il faut en finir, et effectivement revenir à une timeline unique, mais dont nous ferons partie.
Parler m'est impossible : je vais pleurer de nouveau. Je ne peux que serrer mes lèvres qui tremblent malgré moi. Alors il me fait balancer de nouveau et finit par passer un bras tangible et réconfortant, autour de mon épaule. J'ai changé, c'est certain, car je ne fuis pas. Mon corps ne cède même pas à la pulsion qu'il aurait longtemps eu pour se rendre immatériel. Au contraire. Je m'accroche à sa réalité, ici et maintenant.
"Ne t'inquiète pas pour lui", me dit-il. "Il sait que tu es là quelque part - entêtée, insolente et minuscule - et que tu fais de ton mieux pour à nouveau tout arranger".
Je ne sais pas si ce qu'il me dit m'aide, ou me terrasse un peu plus, car c'est carrément un sanglot qui me vient, mais il continue.
"Il connaissait le risque, en se liant à toi : tu es une foutue étoile filante, c'est comme ça. Et le bien que tu lui as fait existe toujours, crois-en mon expérience : ce qu'on a vécu avec les gens ne meurt jamais".
Il l'a vécu avec Dave, comme moi avec Granny, ou Chris. Comme nous l'avons tous vécu avec ces gens que nous avons croisés, et qui ne pourront jamais être réécris comme ils étaient. Il a raison : nous ne pouvons pas tout arranger, pour toutes les versions de nous qui n'ont pas péri dans les apocalypses.
Ou plutôt si. En continuant de porter leur souvenir.
Et nous savons maintenant comment, et quand.
"Il reste dix jours", je murmure enfin en sentant enfin les Aethers se stabiliser en moi, coulant de nouveau de façon régulière comme les pétales d'or des marigolds sur le Gange. Calmes. Prêts. Et cette fois, c'est moi qui le tire vers moi et le serre. Comme il y a très longtemps, sous le toit de tôle d'une cabane de jardiniers.
"Dix jours ?", rit-il. "On a le temps de fonder un nouveau culte, dans un lapse de temps comme ça".
Nous sourions tous les deux, sans pour autant nous voir.
"Klaus..."
Il laisse passer un silence, profitant juste d'un moment comme il en a attendu longtemps. Le vent souffle à nouveau dans le vieux chêne que Reginald Hargreeves aimait plus que ses enfants, et sous lequel Klaus a un jour écrasé sa clope dans ses cendres. Puis je chasse mes larmes avec le dos de ma main, je regarde en direction de la statue de bronze louant la dualité de lumières et de ténèbres de son frère, et enfin je lui dis :
"Il faut que tu saches que le fantôme de Ben nous écoute depuis le début".
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Notes :
La réalisation de Rin était inévitable et difficile à écrire. La pauvre ignore tout le mal que la Saison 4 a fait à cette version de Klaus, mais celui qui est toujours avec elle lui donnera - je crois - la force de tenter de tout changer.
Le retour de ses pouvoirs est violent, comme il l'est pour tous. Toutefois, il s'agit d'un nouveau départ, dont elle avait besoin. De se battre pour leur existence, encore plus que de bosser pour Rodrigo.
Bientôt, les choses sérieuses vont commencer... sous le regard d'un certain fantôme, qui nous avait manqué.
Tout commentaire fera ma journée ♡