Une courbure de l'espace-temps (saison 4)
Chapitre 10 : Le Métro des timelines
4610 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour il y a environ 1 mois
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 4, quelques jours avant le début de la Saison 4.
Soundtrack suggérée : Miles Davis - Generique ; Bee Gees - Subway.
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*Crack !*
Je n'ai pas eu le temps de me demander si la décision que j'ai prise est la bonne. De me questionner sur le bien-fondé de mettre à nouveau un doigt dans un engrenage trop grand pour moi.
Une nouvelle fois, le frisson délicieux de la téléportation m'a saisie : me laissant parcourue par l'impression fugace mais factice d'être de nouveau moi. Tremblante de tentation : la boîte de la gélule dorée proposée par Hargreeves dans ma poche, tournant entre mes doigts.
Je me suis laissée emporter par Cinq, en direction de ce qu'il semble considérer comme la pièce maîtresse de son plan pour remettre en marche Oblivion proprement. Vers ce qu'il a qualifié de 'la plus formidable de ses inventions'. Vers un prérequis absolu sans lequel nous ne pourrons rien faire pour réparer ce que nous avons abîmé.
J'ai choisi de lui faire confiance.
Et je rouvre les yeux.
"Max..."
Ce nom, est la dernière chose que j'ai entendue avant qu'il ne nous téléporte.
"J'ai rêvé, ou tu m'as demandé de t'appeler comme ça ?"
Il sourit, un peu mystérieusement, constatant que j'en suis assez sidérée pour ne même pas prêter attention à l'endroit où nous nous trouvons maintenant.
"Oui", me dit-il simplement. "Figure-toi que quand l'humanité est devenue si sauvage qu'elle en a oublié la notion de personne... j'ai décidé de prendre le contrepied".
Je cligne trois fois des yeux. Cinq mettait un point d'honneur à rester un paramètre dans une équation. Il avait refusé de recevoir un prénom, à l'époque où Grace avait été chargée par leur père de les nommer, à quelques jours de sa disparition. Alors il a fini par s'en choisir un, par contestation de l'apocalypse ? Il se penche légèrement vers moi, se détachant sur les murs carrelés de blanc de ce lieu inconnu.
"J'étais le seul à ne pas porter de sobriquet quand tout le monde en avait un ? Je suis devenu le seul à avoir un nom, dans un chaos où le reste des 'survivants' avait oublié le sien".
Cette parole me fait venir un sourire, malgré moi.
"J'aime cet esprit de contradiction, je te reconnais bien là".
Lui aussi cède à un sourire en coin, ouvrant et fermant lentement les doigts de sa main mécanique.
"Crois-le ou non : je ne me suis également jamais senti aussi humain que depuis qu'une partie de moi ne l'est plus".
Je peux le sentir. Il a de nouveau changé, et en bien. Il me semble être redevenu celui qui lutte pour ramener sa famille et l'humanité à bon port, comme Ulysse. 'Oikade'. Il n'est plus celui qui souhaitait prendre sa retraite, voire abandonner. Il reste la mémoire des désastres, et la force motrice au service de la vie. Clairement jamais - jamais - il n'accepterait notre effacement de l'existence, comme Abigail et 'La Purge' l'auraient prôné. Putain. Ce que je suis contente de le retrouver ainsi.
"Pourquoi tu as choisi 'Max' ?", je lui demande avec prudence. "Il y a une raison ?"
Il fait mine d'être complètement détaché, mais il ne me regarde pas : certainement parce que ce qu'il est en train de me livrer est en réalité très personnel.
"Le café instantané Maxwell est le seul qui se conserve des années après une apocalypse. C'est immonde, nous sommes d'accord, mais en dernier recours, pour alimenter tes pouvoirs : crois-moi, tu le bois".
Je ris doucement.
"Tu as choisi ton nom sur une boîte de café ?"
"Sur cent-quarante-deux boîtes. C'est le nombre d'entre elles que j'ai réussi à récupérer. Ce nom était la première chose que je voyais chaque matin : au moins, je ne risquais pas de l'oublier".
Son regard finit par croiser le mien. Bien au-delà d'être drôle, ce choix pragmatique autant que symbolique est profondément triste. Et comme à chaque fois que nous pourrions nous appesantir sur le drame de nos vies, nous choisissons d'en rire.
"Tu te rends compte", lui dis-je. "Tu as été à deux doigts de t'appeler Twinkie".
"La longue conservation des Twinkies est un mythe".
"Je sais, tu me l'as dit cent fois".
Oui, cette version de Cinq est bel et bien aussi celle avec laquelle j'ai fait tant de route. Et dorénavant, je le nommerai comme il l'a choisi.
"En tout cas, je suis enchantée... Maxwell".
"Tu peux t'en tenir à Max. Pas besoin de politesse outrancière entre nous".
Il m'emboîte le pas, et je lève enfin le regard vers la salle dans laquelle il nous a téléportés, et que je n'ai pour l'instant pas regardée.
"Wow..."
Il s'agit d'un hall, ou d'un large couloir aux allures rétro-futuristes, carrelé de blanc terne, possiblement souterrain. Au plafond, des néons blafards grésillent tranquillement, entre quelques tuyaux d'aération. Et face à nous, s'aligne une rangée de tourniquets, comme ceux qui nécessitent un billet pour pouvoir passer, dans les transports en commun.
"Où sommes-nous, exactement ? En dessous de The City ?"
Max me regarde par-dessus son épaule, tout en passant l'une des barres rotatives. Je le fais également, sans rencontrer de résistance.
"Nous sommes en dehors de l'espace-temps. Dans un dispositif quantique à fréquence modulaire de ma conception, qui exploite la superposition dimensionnelle pour permettre une translation entre temporalités analogues. Le design plairait sûrement aux amateurs de vintage ferroviaire : j'ai toujours adoré les trains".
"Désolée. Je n'ai compris que 'train'. Mais je crois..."
Je me fige, tandis que nous débouchons dans un espace plus vaste.
Un quai.
Ponctué de piliers à section carrée et de bancs en acier sombre. Des lumières oblongues - orangées cette fois - sont fixées en ligne au plafond, et des rails noirs - luisants - courent en contrebas de la plateforme, pour s'enfoncer dans les ténèbres d'un tunnel dont je ne peux rien voir. Mes yeux s'écarquillent.
"... Je crois que je suis déjà venue ici".
Oui. Je fais immédiatement le lien avec cette vision qui me hante depuis mon arrivée après Oblivion. Ce métro dont j'ai été témoin de la construction, mais dont personne à The City ne semble connaître l'existence, ou même le projet.
"Je sais", souffle Max. "Tu apparais sur les vidéos de surveillance. Il semble que le Televator de Papa ait été secoué par une anomalie temporelle fâcheuse, ce jour-là. Possiblement liée aux derniers ajustements du reset. Mais tu as fini par arriver à bon port : finalement c'est ce qui compte".
Pour lui, ce n'est qu'un battement de paupières, une petite houle dans laquelle le navire a tangué. Mais moi, ce sont cinq années de ma vie qui ont filé entre mes doigts. Il ne se rend pas compte, je ne pense pas qu'il en sera jamais capable, alors je ne me bats pas. Et de toute façon, il y a bien plus urgent pour moi.
"Ce métro, c'est ça, ton invention ? Tu as parlé de translation, tout à l'heure... C'est un mode de transport temporel ? Comme les mallettes ?"
Je me sens envahie par l'excitation, malgré moi, et il avance un peu en direction de l'un des piliers sur lequel est accrochée une carte lumineuse d'un réseau extrêmement complexe, fait de très nombreuses lignes de métro qui s'entrecroisent ou bifurquent à certaines stations.
"Les mallettes... permettent de se déplacer dans le passé ou le futur, sur une même ligne temporelle. Ainsi que - marginalement - dans les bifurcations directes associées".
Je soupire, consciente qu'il fait déjà là d'énormes efforts de vulgarisation. Et je résume.
"D'avant en arrière, à quelques subtilités près. Ok".
Mes doigts suivent l'une des lignes, sur la carte du réseau. Et Max désigne son invention qui semble faire sa fierté, avec sa main prothésique.
"Le METRO - c'est l'acronyme pour Module d’Exploration Temporelle entre Réalités Overlapées - permet de voyager non pas d'avant en arrière... mais en faisant 'un pas de côté' : en se déplaçant ENTRE timelines. À un même moment : celui de notre entrée dans la station, dans différentes réalités.
J'ouvre les yeux en grand, émerveillée de cette prouesse technique et cosmique, tandis qu'il m'entraîne en direction d'un banc où il s'assoit. Le bruit métallique d'une rame à l'approche se fait entendre, dans le tunnel d'un noir opaque. Nul doute : un métro va entrer à quai.
"J'ai construit le module original de cette station dans les vestiges d'un ancien égout, dans la timeline de la Dérive", me dit-il en regardant vers le tunnel.
La rame surgit dans la station, dans un vacarme de carlingue. D'un coup, l'air déplacé vient ébouriffer nos cheveux et faire danser nos écharpes, dans l'odeur du liquide de freins. Il tourne brièvement son nez pointu vers moi :
"J'imagine que c'est ce que tu as vu en trébuchant sur cette anomalie".
Le métro s'arrête peu à peu, dans la succession stroboscopique de ses lumières intérieures. Toujours plus lent, jusqu'à s'immobiliser complètement dans un relâchement de pression. Il est vide : pas une âme, pas un passager. Et Max ajoute :
"J'ai pu focaliser mon pouvoir pour extraire la station de sa temporalité. Pour la placer hors du temps. Exactement comme le Fondateur l'a fait pour le Bunker des Opérations de la Commission où je me suis rendu avant Oblivion. Öga för öga, encore une fois : moi aussi je lui ai piqué une bonne idée".
Je ris doucement.
"J'adore ton espionnage industriel avec toi-même, vraiment. Mais j'imagine qu'il l'a bien cherché".
Max me montre le tunnel, convaincu de ma capacité à comprendre ses explications.
"Les rames passent dans des ponts d’Einstein-Rosen - que tu connais peut-être sous le nom de Trous-de-vers - un peu plus loin dans le tunnel. Je les ai instaurés en singularités contrôlées par des anneaux de Kerr, avec un générateur de champ de Casimir inversé. Rien d'incroyable, c'est juste une courbure de l'espace-temps".
"Trivial, bien sûr. Tu as inventé ça aux wc".
Il m'ignore. Si ça se trouve : j'ai raison.
"Une fois ancrée dans une autre timeline, la station s'y adapte et s'y décline en cohérence. Aujourd'hui, il n'y a pas deux stations qui se ressemblent, si on sait faire attention aux détails".
J'observe l'intérieur de la rame qui stationne encore à quai, en me penchant un peu. Les fauteuils semblent relativement confortables, et les affiches sont d'influence pop-art.
"C'est une invention fascinante", dis-je, et Max feint un peu de modestie.
"C'est un dispositif non miniaturisé et non portatif, à la différence de ce qui a fait le malencontreux succès des mallettes, j'imagine. En revanche, il est beaucoup plus stable, et on ne peut pas l'oublier sur un banc ou se le faire voler à l'arrachée".
Comme sur les murs de la station, les écriteaux signalétiques de la rame sont rédigés dans un alphabet que je ne connais pas, étrange et géométrique : fait de triangles, d'angles, de tirets et de cercles, parfois semblables à des horloges. Les annonces automatiques - dans les haut-parleurs – sont prononcées dans une langue étrange et troublante, que je ne reconnais pas.
"C'est toi qui as aussi inventé tout ce charabia ?"
Il sourit en coin.
"J'ai tout fait pour empêcher d'éventuels agents de la Commission d'accéder au Métro, et - si d'aventure ils y parvenaient - de s'en servir de façon efficace. Ce métro à la base fait pour moi, et juste moi".
Clairement, le vol des plans de la mallette lui a servi de leçon. Le métro sonne, repart, et laisse bientôt la station de nouveau vide, le son de carlingue s'éloignant dans l'espace-temps. Max secoue la tête, ses lunettes d'aviateur toujours plantées dans ses cheveux noirs.
"Les annonces sont tout bêtement diffusées à l'envers, et j'ai inventé cet alphabet avec la certitude que n'importe quelle version de moi serait capable de le décoder, pour peu de s'en donner le temps et les moyens. J'avoue que - malgré tout - certains de ces crétins ont quand même réussi à se paumer".
"Des dommages collatéraux de ton propre esprit brillant".
"Exactement. Ne t'inquiète pas : ils ont toujours fini par rentrer chez eux, même si on retrouve des carnets de notes désespérées et des croquis du réseau, un peu partout. Parfois même, des graffitis grossiers sur les murs des stations".
Je savoure le fait qu'il se laisse des insultes à lui-même, quand ses propres stratagèmes et inventions se retournent contre d'autres versions de lui. Et il ajoute :
"Initialement, il n'y avait qu'un seul et unique moyen de pénétrer ici : par téléportation. Sur autorisation personnelle exclusive, pré-qualibrée. Autrement dit : moi, et seulement moi. Si une station du métro a été ancrée dans une timeline où une déclinaison de moi existe, ce petit veinard peut - à tout instant - y accéder d'un saut".
"D'où qu'il vienne ?"
"Exactement. Sauf le Fondateur et un ou deux autres imbéciles que j'ai blacklistés".
Je ris doucement, mais je plisse un oeil, car je sais que sa règle connaît maintenant des exceptions.
"Tu dis 'initialement'... car l'ascenseur sur l'esplanade du Mémorial Obsidian le permet maintenant aussi ?"
Je le sais car je l'ai fait. C'est par là que je suis arrivée, lorsque j'ai trébuché sur cette anomalie temporelle à la sortie d'Oblivion. Et Max acquiesce.
"J'ai donné l'accès au Métro à Papa via son Televator. Dans le cadre... de notre collaboration".
Il me regarde, dans la station redevenue silencieuse, à présent. Bien sûr, cette petite promenade n'était pas seulement destinée à m'émerveiller de son talent d'inventeur, je le savais. Alors je demande, en toute connaissance de cause :
"Pourquoi ce Métro a un rapport avec le projet de relancer Oblivion ? De quel prérequis tu parlais ?"
Je crois même qu'il a utilisé le mot 'formalité'. Il m'a dit qu'il n'était pas encore nécessaire de chambouler ses frères et soeurs avec l'éventualité de retrouver leurs pouvoirs, car - en l'état - une condition n'était pas remplie. Et il s'installe en tailleur sur le banc, me faisant face, avec l'expression qu'il a toujours lorsqu'il s'apprête à me dire quelque chose d'important. Le nez levé, ses yeux bleus concentrés, il prend une ample inspiration.
"Vois-tu, Rin... Quand une timeline flambant-neuve naît d'Oblivion, comme celle-ci..."
Je devine qu'il a compris ce qu'était la machine-univers, en tant qu'inventeur. Qu'il l'est peut-être même devenu aussi en partie pour mieux comprendre Oblivion. Et qu'il a cuisiné son père sur son fonctionnement.
"... Il se trouve que le système empêche d'y relancer un reset, pendant cent ans. C'est une protection contre les abus. Pour que les gens - comme Papa - ne soient pas tentés d'aller toujours plus loin dans le remodelage de la réalité".
"Pour ceux qui seraient encore insatisfaits de leur mariage, même après avoir joué avec des milliards de vies ? La cybersécurité de l'Univers fait vraiment un travail excellent".
Même sans ne plus être le processeur Omega de la machine, je comprends cette règle. Elle aurait sans doute été fondamentale, si le processus avait été propre et entier. Malheureusement, ce n'est pas le cas, et Max confirme ce que je crains.
"Relancer Oblivion dans cette timeline n'est pas possible. L'Hôtel Obsidian n'est d'ailleurs même plus là".
Je l'ai vu de mes yeux, oui : il a été remplacé par ce parvis stalinien, et ce foutu mémorial dans un petit jardin chétif. Je suis épuisée, mais mon cerveau est encore capable de quelques déductions.
"Tu veux utiliser le Métro pour accéder à l'Hôtel, dans une autre timeline ?"
Il tourne la tête et me fixe, mais il ne sourit pas.
"Basiquement, oui. Mais en pratique, c'est loin d'être aussi facile que ce qu'il y paraît".
Je déglutis avec peine. Bien sûr, les choses ne se passent jamais de façon simple, et - surtout - elles ne se déroulent jamais comme on le souhaiterait.
"Dans une infinité d'autres réalités", me dit Max, "l'Hôtel et l'interface ont été pulvérisés depuis longtemps. L'immense majorité des foutues timelines que nous avons créées - que ~ j'ai ~ subdivisées par mes actions - ont terminé en apocalypses qui les ont purement et simplement rasées. Population y compris, à part quelques humains paumés, et d'autres versions de moi qui les sillonnent encore parfois".
Je m'en doutais. Notre fuite n'a jamais été que d'une apocalypse à une autre et tel est aujourd'hui l'espace-temps : un buisson dense et ramifié, fait d'une infinité de lignes temporelles ayant abouti à la dévastation, voire au néant.
"La timeline dont tu m'as parlée... celle où Abigaïl Hargreeves est en train de mettre en marche La Purge pour nous effacer..."
Max soupire.
"Elle est parallèle à celle-ci, qui s'est déjà ramifiée en deux. Née d'Oblivion également : l'Hôtel ne s'y trouve pas non plus. C'est parmi les timelines non effacées par le reset que nous devons chercher : au milieu de toutes ces apocalypses. Mais je veux croire, Rin..."
Il expire, avec une émotion non feinte, qui vient résonner en moi.
"... Je veux croire qu'il existe encore un espoir. Une timeline - juste une, quelque part dans ce sac de noeuds - où l'Hôtel se dresserait encore au milieu des décombres de l'un des Jugements Derniers".
Je connais la puissance des statistiques pour Cinq. 'Un espoir' n'est pas quelque chose qu'il énonce au hasard : s'il le fait, c'est que son calcul de probabilités est solide. Et il murmure, beaucoup plus bas :
"Une unique occasion pour nous de prendre de court La Purge".
Une dernière chance d'agir pour finir ce qui a été commencé, le jour où les Aethers ont été libérés, tout en continuant d'exister. D'un coup, je sens monter en moi ma détermination, à nouveau, et mille questions me viennent.
"Pourquoi ne pas juste remonter dans le passé - avant l'apocalypse - dans n'importe quelle timeline où l'Hôtel aurait existé ?"
Il secoue la tête.
"Tu sais comme c'est aléatoire et risqué. Tu connais les risques de Kugelblitz, et de nouvelles ramifications. Papa ne ment pas en disant que nous avons atteint ce stade où l'espace-temps est tellement étiré que la bulle de chewing-gum est sur le point d'éclater, et chaque micro-changement des événements de plus est un risque substantiel de-"
"Ok, ok".
Naviguer entre moments identiques : entre timelines, rien de plus. Ne plus rien changer. J'ai compris.
"Combien... y a-t-il d'apocalypses à explorer ?"
Max tourne les yeux vers la carte lumineuse, sur le pilier tout proche, où les lignes du réseau se croisent et s'entre-croisent.
"Selon mes calculs, les différentes versions de moi en ont produit un peu plus de cent quarante cinq mille".
Je ris nerveusement.
"Il n'y a pas à dire : tu n'as pas chômé".
"Avec mon prototype du Métro, je n'avais pu en ancrer la station que dans une petite centaine d'entre elles. Tu comprends sans doute, maintenant, pourquoi je n'ai pas eu d'autre choix que d'avoir recours à l'Empire technologique de Papa".
Pour démultiplier les stations. Pour pousser toujours plus loin les explorations, et maximiser nos chances. Et soudain ses yeux se font plus enflammés que jamais.
"Rin... Ton pouvoir est aussi crucial pour réussir que l'est ce métro. Tu as cette connexion avec Oblivion, tu ressens la machine : elle t'attire, comme un radar".
Max - Cinq - a toujours vécu pour le frisson des apocalypses à enrayer, même quand il le refoulait en tentant de se convaincre qu'il était retraité. Cette lueur, je la retrouve intacte, ce soir, et plus vive encore. De façon contagieuse, exaltante. Avec de toute façon pour seule et unique autre option d'attendre pendant dix jours notre effacement.
"Je..."
"Moi, je connais par coeur le réseau. Toi, tu serais notre compas. Cent quarante cinq mille possibilités, Rin. Nous ne pouvons pas faire ça sans toi".
Je me souviens, oui. Je peux encore presque ressentir dans mes nerfs la façon dont le Sigil m'obsédait, dont Oblivion m'appelait. Je pourrais probablement focaliser mes pouvoirs comme il me le demande, si je les retrouvais.
Lentement, je ressors la petite boite de ma poche, et je l'ouvre sur mes genoux. Sous les néons orangés du Métro, la gélule brille, avec les convections dorées lumineuses des Aethers qu'elle contient. Je la prends entre mes doigts, je la soulève. Mais je fronce les sourcils.
"Ton père. Quel serait sa place dans tout ça ?"
Mes yeux se plantent dans les siens.
"Tu veux lui redonner sa dystopie de cerveau malade, à la fin ? Établir un nouveau deal avec lui ?"
Ma question est franche et légitime. Max reste droit, ferme, il ne vacille même pas au ton ferme que j'ai employé malgré moi. Je devine qu'il a déjà longuement réfléchi à la question, peut-être au point d'en remplir un carnet entier dans son illisible alphabet.
"Non. Le seul pour lequel je souhaite prendre une décision ferme et radicale, c'est lui".
Mes yeux se plissent. Est-ce qu'il serait prêt à le faire disparaître, en ne le réimplémentant pas ? A le dézinguer de l'univers par non-reprogrammation ? Bien sûr qu'il le ferait, s'il considère maintenant que c'est pour le bien de l'espace-temps. Après-tout, il a fait bien pire, et à des gens bien plus innocents, pendant toutes ces années où il a bossé pour la Commission en tant qu'assassin.
L'heure n'est pas à décider du sort de quiconque, mais en tout cas, j'ai la conviction d'une chose, à présent : non, Max ne travaille pas main dans la main avec Hargreeves. Il s'en sert juste comme d'un levier utile, garant de ses capacités technologiques. Oui, il le manipule à son tour, comme il me l'a dit. Mes doigts se serrent sur la gélule.
"Max. Le reset doit être défini avec les autres. En leur demandant ce qu'ils veulent. En étant sûrs, cette fois, qu'ils ont tout compris ce que nous sommes, et ce pourquoi nous sommes nés".
Pour moi, c'est fondamental. Peut-être même plus que de laisser Reginald Hargreeves gambader en liberté ou pas. Obtenir un reset juste et éthique, pour l'univers et pour tous, où nous soyons enfin libres de nous reconstruire après tout ça. Max serre sa main métallique sur son genou.
"Je valide ce prérequis. Et les paramètres de la nouvelle réalité seront tous à définir, en effet. Toutefois, ceci... n'est pas ma spécialité à moi".
"Allison..."
Ce nom vient de passer mes lèvres douloureusement. Oui. Allison sera de nouveau cruciale, en son heure : c'est une évidence qui s'impose à moi, car son pouvoir est la clé de la définition des paramètres du réel, au sein d'Oblivion. Mes mâchoires se serrent, à mesure que je sens la détermination se cristalliser en moi.
"Je comprends..." finis-je par lui dire. "Pourquoi tu penses qu'il n'est pas utile de bouleverser la vie des autres avant d'avoir trouvé un accès à la Machine. Mais Max..."
Ce nom résonne dans la station, tandis que mon regard se trouble. Je suis émotionnellement secouée. Par tout ce que je viens de vivre, autant que par ce qui se trouve au-devant de moi - de nous - une nouvelle fois. Et il y a une chose dont je suis certaine, absolument certaine.
"Si j'accepte, je ne peux pas tenir Klaus en dehors de ça".
Max tire de nouveau sur l'un des vérins hydrauliques de son bras mécanique, comme je l'ai vu faire à plusieurs reprises au cours de cette soirée, et relève ses petits yeux bleus. Il me connaît, mieux que beaucoup. Il sait que ce que je lui dis est presque l'une des lois élémentaires de l'univers, elle aussi.
"Je savais que je devrais faire cette concession", souffle-t-il. Ne me forçant à rien, me laissant prendre ma propre décision.
"Tu t'en doutes, ça fait un bon moment que je ne sais plus où l'un finit et ou l'autre commence, quand il s'agit de vous deux".
Ma poitrine se pince, et je souris malgré moi, mes yeux perdus dans les convections des Aethers à l'intérieur de la gélule. Oui, un jour, Klaus et moi n'étions que des particules dorées identiques dansant dans un flacon, maintenant je le sais. Lui, et les autres Hargreeves, avec lesquels l'univers a fini par me réunir aussi. Et il est clairement spécial à mes yeux.
"Cette fois, nous allons sauver notre cul, et le faire bien", je murmure, tandis que le bruit d'un nouveau passage de la rame s'annonce, dans les ténèbres du tunnel, soudain traversées d'un éclair bleuté. Max hoche la tête.
"Exactement. Sans plan B ni plan C".
Qu'avons-nous à perdre à essayer une dernière fois, après tout ? Le métro entre de nouveau dans la station en trombes de métal, de lumières et de courants d'air. Comme une promesse de liberté, enfin. Comme un doigt d'honneur à l'effacement, et au destin que d'autres auraient de nouveau décidé pour nous.
"Finalement, l'entretien d'embauche que j'ai passé ce soir n'était pas celui que j'imaginais", lui dis-je tandis que la gélule touche mes lèvres.
Et sourire aura été la dernière chose que j'aurai fait.
Avant de l'avaler.
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Notes :
Il est inconcevable, pour moi, que la nature du Métro ne soit jamais explicitée dans la Saison 4, même si c'est possiblement en raison des réductions du nombre d'épisodes. Au mieux, il nous est possible d'imaginer que ce dispositif est lié au pouvoir de Cinq, mais même ceci n'est jamais exprimé. Ici, le Métro a un fondement, une fonction. Il devient vital pour les Hargreeves au sens large. Et il sera une forme de personnage à part entière, de toutes les quêtes qui s'ouvrent aux Hargreeves à présent.
Il n'est jamais expliqué, dans la saison 4, d'où provient le carnet que Cinq trouve, et qui lui permet de finir par rentrer, avec Lila. Dans ce chapitre, on comprend que ce carnet est l'un des nombreux Cinq qui se sont perdus avant lui.
De même, dans la série, le nom du diner "Max's Delicatessen" n'est qu'un simple clin d'oeil au fils de Steven Blackman, sans aucun fondement scénaristique particulier. J'ai choisi de m'en saisir. Et voici Maxwell, Max. Qui n'est finalement nul autre que le Cinq que nous avons toujours connu.
Tout commentaire fera ma journée ! ♡