Une courbure de l'espace-temps (saison 4)

Chapitre 9 : Encore un autre lui

4467 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a 7 jours

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 4, quelques jours avant le début de la Saison 4.


Soundtrack suggérée : The Dave Brubeck Quartet - Take Five ; Loopsel - Öga for öga.


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Jeudi 12 décembre 2024, heure indéterminée de la nuit


'Je n'imaginais pas pouvoir vous convaincre. Mais je sais que ~ lui ~ le fera'.


Cette parole sur laquelle Reginald Hargreeves a quitté le salon surplombant l'immensité de la ville nocturne m'a laissée sur un sentiment de vertige : traversée par l'image de celui qui se tient devant moi, sans pour autant pouvoir admettre qu'elle est vraie.


Je devrais me méfier, soupçonner qu'il s'agit d'une autre manipulation, visant à relancer le reset qui est resté imparfait. Et pourtant, il n'est pas un mirage, il n'est pas un hologramme. Cinq - ou en tout cas une version steampunk de lui - se tient bel et bien devant moi. A une distance raisonnable et prudente : me sondant autant que je le fais.


Cinq...


"Tu n'es pas mort...", je bredouille, certainement maladroitement, et il souffle par le nez.

"Cette observation est pertinente. Même si tu n'as pas idée du nombre d'autres moi qui le sont. Celui de cette timeline n'est pas une exception".


Mes yeux glissent de nouveau sur ses vêtements de voyage anthracites : usés, criblés, déchirés par endroits comme l'étaient parfois les manteaux de Klaus, quand il vivait dans la rue. Plus de veste blazer bien coupée, plus de chaussettes hautes dans des chaussures vernies : il porte des bottes aux semelles épaisses, dont les lacets trop longs sont enroulés autour de ses mollets. Au milieu de ses cheveux noirs en bataille, luisent des lunettes d'aviateur. Et à son côté, la main de son bras prosthétique à la mécanique apparente s'ouvre et se ferme, comme si lui aussi essayait lui aussi de contrôler ses émotions.


"Tu n'es même pas le Cinq que j'ai vu sortir de l'ascenseur après Oblivion".


Je réfléchis en réalité à voix haute. Je suis traversée par mille hypothèses, mille doutes, mais je me souviens distinctement que la version de lui reprogrammée par le reset était comme nous tous : vierge de Marigolds - d'Aethers devrais-je dire maintenant que je connais leur vrai nom - de pouvoirs... mais aussi de mutilations. Oui, Cinq avait ses deux bras, à ce moment, j'en suis sûre. Et il n'avait pas...


Je me fige.


Car - comme pour me donner une preuve supplémentaire, comme pour m'aider à faire le chemin - il entrouvre sa tunique usée pour révéler un tatouage que je connais, même s'il ne me l'a montré qu'une fois. Face à l'apocalypse du Kugelblitz, en contemplant l'abîme devant lequel nous nous trouvions. Lorsqu'il envisageait malheureusement d'abandonner, et que j'avais tenté de lui faire comprendre qu'Oblivion pouvait être notre salut.


"Je ne pense pas avoir besoin de t'expliquer", dit-il. "Tu sais exactement quand est la dernière fois que tu m'as vu ainsi".


Oui. Je l'ai perçu depuis la console Omega, ce moment charnière de l'espace-temps, où Cinq hésitait à sauter. Épuisé, son bras fraîchement tranché par l'un des Gardiens Nio. Quand il a hésité à revenir en arrière avant la réécriture de l'univers... pour tenter d'agir une dernière fois.


"Tu es... l'une des versions de Cinq qui a fui Oblivion pour aller fonder la Commission".


Il plisse les yeux imperceptiblement en refermant sa tunique, cachant par là le Sigil qui n'existe plus sur ma peau à moi. Mon coeur bat au rythme de ma réalisation. S'il est ainsi préservé, s'il n'a pas vécu le reset... alors il vient de l'une de ces timelines qui n'ont pas été supprimées. Et par conséquent, il possède encore ses pouvoirs.


"Oui, et non", dit-il en s'approchant finalement de moi. "Oui, car j'ai bel et bien sauté en arrière à ce moment. Non, car il se trouve..."

Il me fixe, avec ses petits yeux bleus intelligents et son visage pointu.

"... que toi et un vieillard mourant m'ont fait changer d'avis. M'ont finalement convaincu de ne pas tenter de sauver le monde. Pas de cette façon en tout cas".

"Tu n'es pas le Fondateur".


Un instant, les rouages et bifurcations des timelines me saisissent. Certes, ce Cinq n'est pas celui qui a quitté Oblivion avec moi, mais il est pourtant aussi celui que j'ai connu : la même personne, dont les choix et le devenir ont divergé à quelques minutes d'intervalle. J'ai vécu la même chose avec l'un et avec l'autre, à ces brèves minutes près : les deux sont en réalité aussi légitimes l'un que l'autre, dans nos trajectoires de vie. Sauf que l'un est mort. Et celui-ci non.


Je cligne des yeux, lisant dans les siens la confiance qu'il a fini par m'accorder. Je l'espérais sans vouloir le croire, que Cinq m'écouterait : qu'au fond de lui, il comprendrait que les mots 'Tout ce qui restera sera Oblivion' n'était pas une mise en garde, mais un conseil. Et voilà que notre bref échange - au-dessus d'une bouteille de brandy noir et du néant - a bel et bien rebattu les cartes des possibles ?


"Tu as compris qu'Oblivion aurait pu être la solution".


Il se baisse pour mettre ses yeux à hauteur de la gélule que Reginald Hargreeves a déposée sur la table devant moi. Il la contemple, comme s'il avait espéré la voir tôt ou tard, presque avec recueillement. Conscient de son potentiel à déclencher - ou non - une cascade d'événements qui pourraient une dernière fois tout changer.


Lentement, il lève sa main mécanique, attrape la petite boite tout en jetant un regard rapide à la porte par laquelle celui qui a un jour été son 'père' s'en est allé. Et alors, *Crack !*


Sans que je n'ai le temps de broncher, ou même de cligner des yeux.


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*Crack !*


Ce son fait écho dans mon être autant que sur le sol glacé du toit d'Hagreeves Tower, tandis que nous réapparaissons. Le sentiment sublime de la téléportation se dissipe dans ma matière, remplacé par la morsure du vent nocturne chargé de flocons. Je chancelle tandis que Cinq s’assoit sur le parapet surplombant le vide. Il ne prête pas attention au frisson que je viens de ressentir, alors que je suis comme un junkie, à qui on aurait donné son fix.


"Les murs ont des oreilles, là en-dessous", me dit-il en me faisant signe de le rejoindre, dissipant par ces simples mots mes doutes quant au fait qu'il se soit rallié aveuglément aux plans de son père.


Je m'en veux d'avoir pu penser ça. J'ai confiance en Cinq, depuis toujours, au point que Klaus m'ait parfois reproché de lui accorder plus de crédit qu'à lui.


J'hésite toutefois à le rejoindre : sans être aussi thanatophobe que certains, je ne pourrais plus me téléporter pour sauver ma vie, si je venais à tomber. Mais Cinq me regarde, ses jambes à lui dans le vide immense qui tombe à pic jusqu'à l'esplanade, loin en dessous, avec son petit sourire en coin. Alors j'approche finalement, et je m'assois, gardant simplement mes jambes à l'intérieur du parapet.


"Qu'est-ce que tu espérais, en sautant en arrière, cette fois, si ce n'était pas de fonder la Commission ?"


Il tourne son regard bleu vers la ville qui ne dort jamais, quadrillée des lumières en pointillés des avenues.


"Je voulais sauter avant le 1er octobre 1989. Tuer moi-même Harlan Cooper avant que son désespoir provoque la mort de nos mères. Empêcher par là le Paradoxe du Grand-père".


Cette parole me laisse silencieuse. Parce que je sais que Cinq n'a jamais eu de scrupule à tuer des innocents pour le bien de "l'équilibre de l'espace-temps", et parce que ce geste qu'il a envisagé fait en quelque sorte écho à celui d'Allison. Accompli à titre de vengeance, mais avec la même conscience de cette causalité. Je ne peux pas tolérer un tel acte : ni de l'un, ni de l'autre ; même si je vois quels rouages peuvent avoir poussé cinq à essayer. Mais il secoue la tête mornement.


"Mais tu sais comme viser juste est difficile. Je suis arrivé en 2015, avec une erreur de visée de plus ou moins vingt-six ans".

"Putain, à D&D, on appelle ça un échec critique".


Je ne ris pas, car cette plaisanterie n'en est pas vraiment une. Mes sourcils se pincent au contraire, douloureusement.


"Tu as provoqué un Kugelblitz avant l'heure ?"

"Non. L'espace-temps résiste à des faibles degrés d'anomalies, ce qui est le cas quand je voyage seul. Dans le 2019 des Sparrows, c'est l'accumulation de sept paradoxes simultanés qui a signé notre fin. Mais pour être honnête, la timeline dans laquelle je suis réapparu était loin de ressembler à une cure thermale dans les Alpes Suisses".

"Tu es tombé après une autre apocalypse ?"


L'usure de sa peau, de sa prothèse, me donne déjà la réponse à cette question. Ses lunettes d'aviateur ont sans doute souvent protégé ses yeux de rayonnements trop brûlants, ou de tempêtes de poussière. Je n'en sais rien, mais tout dans son accoutrement me semble relever du survivalisme, et non de la mode.


"Crois-le ou non, les Sparrows ont provoqué autant d'apocalypses que nous", me dit-il en fixant The City".


Je fais le lien sans mal avec ce que m'a dit Abigail Hargreeves, un peu plus tôt. À savoir que la présence-même des Aethers en nous avait immanquablement ces effets secondaires dramatiques, tôt ou tard, accompagnés de la multiplication des timelines.


"A quoi ressemblait cette apocalypse-là ?"


Il prend une ample inspiration, comme si les mots étaient tous trop faibles pour décrire ce qu'il a vu une nouvelle fois.


"Un cataclysme gravitationnel, que les survivants ont nommé 'La Dérive'. Provoqué par la révolte de Sloane contre Papa, autour de ses six ans".

Mon souffle se bloque dans ma gorge, et il murmure :

"Un monde où des immeubles, des villes, des portions entières de la croûte terrestre sont retenues par des chaînes pour ne pas flotter hors de l'atmosphère. Où d'autres parties du monde ont été au contraire comprimées. Où les pôles magnétiques se sont inversés... et où les sociétés se sont effondrées après la rupture des approvisionnements en énergie, en denrées alimentaires et en eau potable".


Je reste tremblante, mes bras serrés dans mon giron pour lutter contre le froid, mais pas seulement. Je connais la colère de Sloane, pour l'avoir vue en marche face à son père, après qu'il ait tué Luther. J'ai compris que sa fureur pouvait être terrible - tellurique - et que son pouvoir faisait d'elle un être en réalité incroyablement dangereux.


Je me doute que la Sloane que nous avons connue était déjà issue de l'une des boucles de rétrocontrôle d'Hargreeves. Que face à son échec initial, il a changé de stratégie et a tout fait pour la rendre docile, rêveuse et romantique, moyennant les poupées Barbie estampillées "Sloane Only" que j'ai trouvées dans le 'Salon des Enfants' des Sparrows. Et Cinq poursuit :


"Je suis arrivé vingt ans après la Dérive. J'ai échappé aux famines, aux grandes épidémies qui ont décimé la majorité de l'humanité, et aux vagues d'irradiations solaires qui ont abimé tous ceux qui restaient. Les Sparrows avaient déjà été les premiers à y passer, sans exception".

"Tu n'étais pas seul ?"


C'est ce qui m'inquiète en premier lieu. 2015 était il y a presque dix ans, et Cinq avait besoin de tout - tout - sauf de se retrouver à nouveau bloqué tout seul après la fin du monde. Il a parlé de 'survivants', plus tôt, mais il soupire.


"Rétrospectivement, ça aurait peut-être mieux valu".

Il commence à bricoler dans son bras mécanique avec sa main organique, ses cheveux en bataille remués par le vent.

"L'humanité est méconnaissable, lorsqu'elle est poussée dans ses retranchements, et la violence devient la seule loi".


Je comprends que j'atteins les limites de ce qu'il souhaitera raconter. Qu'une nouvelle fois, sa vie l'a poussé au-delà des conceptions de bien, de mal et d'humanité. Qu'il a été obligé de tuer de nouveau de sang-froid, dans cette réalité à la Walking Dead en lévitation : juste pour continuer d'exister. Il tire sur un vérin hydraulique qui se remet en place, et vérifie le mouvement de rotation de son poignet.


"C'est toi qui l'a fabriquée ?"

Il sourit en coin, en comprenant que je parle de sa prothèse.

"Le métal fait partie de ce qui est resté en masse, après la Dérive. Avec les lichens, c'est devenu une ressource dont on ne savait plus que faire. J'avais besoin de cette prothèse : je suis devenu inventeur, par la force des choses".

"Qu'est-ce que tu as inventé d'autre ? Des armes ?"


Il relève les yeux vers moi, me donnant par-là une forme de confirmation. J'imagine que - dans sa situation - être détenteur de ce savoir-faire et de son pouvoir lui conférait un certain avantage, tenant le reste de l'humanité en respect.


"Sans me vanter, je suis l'inventeur de la vibrohache à la lame rétractable ; du neutraliseur chimique 'AquaPure' destiné à la potabilisation ; et du réseau de communication pneumatique PneuNet".

Je ris doucement, quelque part soulagée qu'il se soit trouvé ce hobbie post-apo, mais il redevient sérieux.

"Je me suis aussi - entre autres - échiné à tenter de reproduire la mécanique complexe de nos bonnes vieilles mallettes de voyage temporel".

"Tu y es arrivé ?"


Il tourne la tête vers moi avec une expression indéchiffrable, et son poing mécanique serré.


"J'ai pu fabriquer un prototype imparfait mais fonctionnel. J'étais sur le point de finaliser les derniers détails, d'obtenir un modèle digne d'un brevet. J'ai travaillé sans relâche... jusqu'au jour où mes carnets ont été dérobés. Tous. Sans exception. Des années de travail, des plans presque complets".

"C'est la concurrence qui a fait ça ?"

"C'est la Commission".


J'éclate de rire, cette fois. Je n'y peux rien, c'est nerveux.


"La Commission ? Des agents littéralement envoyés par toi ?"

Il acquiesce, quelque peu agacé toutefois.

"Affirmatif. Pour remplacer le super-transporteur non-miniaturisé qu'ils utilisaient jusque-là. Ce qui a permis... le développement qu'on leur a connu".


Je reste immobile un instant, quelques flocons constellant mes cheveux. Maintenant, je comprends pourquoi j'avais trouvé la mécanique des mallettes si familière, lorsque Cinq était venu me solliciter à la quincaillerie pour en réparer une, peu avant Oblivion. En vain, car j'en étais incapable.


Oui, je comprends pourquoi j'avais eu le sentiment que celui qui les avait conçues connaissait très bien Cinq et son pouvoir, permettant à ces machines de répliquer ses sauts. Par une technologie rustique, mais en effet magnifiquement miniaturisée. La raison est simple et limpide : il les a inventées lui-même... avant qu'une autre version vienne la lui faucher.


"Tu es sans foi ni loi avec toi-même", lui dis-je en ne pouvant retenir un autre gloussement de rire, et il ne contredit pas.

"Le Fondateur est l'un des moi qui a vécu le plus longtemps, et qui est allé le plus loin. Je te jure que si je choppe ce salopard maintenant, cette fois je l'étouffe de mes mains".


Il ne plaisante pas. Il le ferait. Il se tuerait lui-même sans la moindre hésitation. Je comprends qu'il avait fondé beaucoup d'espoirs sur cette mallette pour agir de nouveau, et qu'il ne lui est resté de tout ce travail que le prototype imparfait qu'il a évoqué.


"Tu l'as encore, la mallette à une seule charge ?"

"Oui. Mais cette charge, je l'ai utilisée pour venir ici".


Je plisse les yeux, consciente que cette conversation n'a pas un simple but de retrouvailles. D'un coup, la proposition d'Hargreeves me revient de plein fouet, et mon sourire retombe complètement. Il se penche vers moi, et il ajoute :


"Dans toutes les timelines, Rin, y compris celle de la Dérive, le tissu de l'espace-temps se déchire, les anomalies apparaissent, les mémoires se mélangent tout comme les lieux et les objets. Les gens perdent la raison, agissent comme s'ils n'étaient plus eux-mêmes. Papa a utilisé à bon escient la métaphore du mouchoir humide en voie de se disloquer : c'est effectivement ce qui nous pend au nez".


J'en tremble, je savais que nous en viendrions à ça. Et alors - lentement - il ressort la petite boîte noire qu'il avait enfoncée dans sa poche, et fait de nouveau briller la gélule d'Aethers, sous le ciel noir d'encre.


"J'ai eu le temps de mûrir ton idée qu'Oblivion était la seule issue. Que nous existions pour ça, indépendamment de Papa. J'ai acquis la conviction qu'il fallait remettre le reset en route, proprement, et de façon urgente, maintenant".


Je ressens une forme d'exaltation en l'entendant dire ça. Oui, ça fait une timeline entière que j’espérais que nous nous accorderions sur ce point. Mais aujourd'hui je suis saisie d'un doute, et je balbutie :


"Abigail Hargreeves... a dit qu'il y avait une alternative à Oblivion, pour permettre aux Aethers de remettre l'univers à zéro".

"Oublie ça. Oublie-le tout de suite".

Sa réaction est somme-toute la même que celle de Reginald Hargreeves, et je déteste ne pas comprendre.

"Pourquoi ? C'est peut-être une façon plus facile à mettre en oeuvre de-"

"OUBLIE ÇA".


Il vient de se lever d'un coup, me surplombant avec des yeux ardents. Sa réaction est aussi vive - agressive, même - mais il me connaît : il sait que je ne conclurai aucun accord avec lui si je n'en connais pas les tenants et les aboutissants. Alors il tente de se calmer.


"Oblivion est un reparamétrage ~volontaire~ de l'univers. Il nous laisse une chance de nous réimplémenter dans le reset. L'autre chemin, Rin, celui qu'Abigail Hargreeves a mentionné..."


Son poing mécanique est crispé à en faire grincer le métal.


"Il aboutirait effectivement à restaurer une timeline unique, 'originelle', conforme à celle qui existait avant que nos Aethers soient libérés. Avant qu'Oblivion soit envisagé. Sans aucun paramétrage, juste un retour au point de départ. On le nomme... la Purge".


Mes doigts givrés se posent sur mon menton, tandis que mon estomac se noue. Et Cinq me fixe, comme s'il était crucial que je comprenne ce qui est réellement en jeu.


"C'est un avortement du process..."

Il acquiesce, une seule fois.

"Oui. Qui implique notre effacement pur et simple de l'existence. Oblivion et la Purge sont deux moyens d'obtenir une timeline unique et stable. Mais de façon paramétrée, ou non. Avec, ou sans nous".


Je comprends que l'univers ait prévu cette sécurité, en l'absence d'accomplissement d'Oblivion. Pour empêcher précisément l'espace-temps de se déchirer sous les ramifications que nos pouvoirs engendrent inexorablement. Oui, il est probablement sain et souhaitable d'en revenir à la trajectoire d'origine, coûte que coûte.


Mais puis-je envisager à un seul instant que notre devenir - dans tout ça - soit de cesser d'exister ? Que la réponse à toute une vie d'abus et de tourmente, soit que nous aurions mieux fait de ne pas venir au monde ? Quel genre d'éthique et d'humanisme est-ce là ? Personne ne voudrait de cette histoire-là. Et ma colère revient.


"Abigail..."

Je l'ai sentie, pleine de regret, y compris celui de nous avoir engendrés.

"Elle aurait sans hésitation permis à cette Purge de se produire, n'est-ce pas ? Et elle s'est opposée à ton père, qui veut encore de sa dystopie ?"


C'est pour ça qu'il l'enferme alors qu'il souhaitait tant la retrouver, j'en ai à présent la terrible conviction. Mais j'en ai une autre. Si Oblivion avait été mené à son terme, nous n'aurions plus représenté de menace. Sans pouvoirs, indolents, nous aurions juste fini nos vies à tenter de nous reconstruire. Oui. Je ne pense pas que cet effacement soit mérité, et je sens la colère gronder à mon tour au fond de moi. Parce que j'ai manqué de me faire attendrir par Abigail Hargreeves, par ses regrets, par sa rancoeur envers les actes égoïstes de son mari. Cinq inspire longuement.


"Sous ses airs angéliques, elle est encore plus radicale que lui. Il n'agit pas par altruisme - toujours par égoïsme et ambition - mais sur ceci, il ne ment pas : il a toujours imaginé que nous serions récompensés et libres, à la fin".

Je soupire.

"C'est pour ça que tu as choisi de collaborer avec lui ?"


Il pose sa main de chair sur son coude mécanique, et prend cet air que je lui connais quand il a un plan solide. Quelque chose qui m'a toujours rassurée, j'ignore si c'est à raison ou pas.


"Je n'ai pas décidé de collaborer. J'ai décidé de ~l'utiliser~. Après tout : lui l'a bien fait avec nous. Öga for öga. J'ai appris ce proverbe d'anciens confrères suédois".


Je souris de façon fragile. Effectivement, il était prudent de nous téléporter à ces hauteurs vertigineuses pour avoir cette conversation.


"J'ai pu analyser les paramètres, et nos chances de succès. Il y a de nombreux obstacles, mais j'ai conclu que ce n'était pas impossible, pour peu de mettre à profit la puissance technologique de l'Empire de Papa".

Je comprends mieux ce qu'il veut dire par 'l'utiliser', mais j'ajoute :

"Sous condition d'obtenir l'adhésion des autres, aussi".


Ce n'est même pas une question, c'est une affirmation solide comme l'adamantium. Pour moi, c'est fini, de laisser les autres Hargreeves dans l'ignorance, et de prendre des décisions à leur place, au prix de leurs vies. Cinq est d'accord, je le sens immédiatement, et il s'accroupit de nouveau face à moi.


"Notre effacement du réel est en jeu, Rin. Crois-tu vraiment que l'un d'entre eux souhaiterait disparaître, après tout ce que nous avons traversé ?"

"Sans doute pas".

"C'est aussi ce qui m'a convaincu : j'ai été témoin de la Purge, je l'ai vue de mes yeux. Notre fin. La vraie".

Mes sourcils se pincent.

"Tu en as été témoin ? Elle est en marche dans une timeline parallèle à celle-ci ? Notre éradication de l'existence... s'apprête à arriver ?"


Il ne dit rien, mais ses yeux parlent, me donnant par là la terrible confirmation que je craignais.


"Oui. Mais cette fois, la boucle de rétrocontrôle est à notre avantage. L'unique charge de ma mallette... je l'ai utilisée pour venir ici et maintenant. Pour nous donner une courte - mais réelle - longueur d'avance. Nous pouvons encore l'empêcher. Mais il n'y a pas de troisième voie : c'est effectivement l'une ou l'autre des deux issues qui arrivera... et sous dix jours maintenant".


Dix jours.


Un ultimatum, un décompte final. Du Cinq tout craché. Et pourtant, je ne le vis pas du tout comme à ma toute première fois.


Je prends la boite de la gélule sur mes genoux, un unique flocon étant posé à sa surface. Plus tentée que jamais de l'avaler, et de me sentir enfin de nouveau entière. Viscéralement. Mais surtout, pour remettre en marche Oblivion, achever proprement ce qui a été commencé... et affirmer notre droit à exister.


"Il faut en parler aux autres", lui dis-je, mais il écarte ceci d'un revers de sa main mécanique.

"Dans l'immédiat, il est prématuré de déclencher cette tempête existentielle, Rin. Tu les connais, en deux ou trois jours, ils seraient encore capables de faire déferler le chaos".


Nous rions brièvement dans une bourrasque glacée, parce que c'est objectivement vrai, mais il reprend son sérieux.


"Vois-tu, il y a un autre prérequis indispensable. Qui - s'il n'existe pas - rend inutile l'abnégation de quiconque, et le retour temporaire aux muscles, aux poils, aux fantômes ou aux pulvérisations soniques".

Je penche la tête, interrogative, et il sourit avec un brin de mystère.

"Une formalité matérielle... que nous pourrions surmonter par ma plus formidable invention, à laquelle tout le pognon et les ingénieurs de Papa ont pu donner corps".


Ses yeux brillent à nouveau.


"Laisse-moi te le montrer, avant de prendre ta décision : laisse-moi t'y emmener, et t'expliquer quelle est ta place dans tout ça".


Je ris doucement, me laissant griser par la façon dont tout ça le fait vibrer, encore une fois. Réalisant que sa mort dans cette timeline-ci m'avait laissée terriblement triste de ne plus jamais le voir s'agiter en tous sens comme ça. Je referme dans un claquement la petite boîte noire sur la gélule, je la fourre dans ma poche à moi.


"Okay", lui dis-je en me levant. "J'espère que c'est encore plus convaincant que de m'avoir mise face à notre effacement imminent..."

Il vaut mieux en rire, et je soupire.

"Je suis heureuse de te revoir, Cinq".


Il sourit, largement, comme il le fait rarement. Et alors qu'il se redresse, prêt à m'emmener vers son secret le mieux gardé, il me dit :


"Tu ne seras pas déçue du voyage, c'est promis. Et tu peux m'appeler Max, maintenant".


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Notes :


C'est un chapitre important, dans la réalisation de Rin, dans la construction de ses choix également. Vous devinez qu'elle n'acceptera jamais l'éventualité de leur effacement de l'existence - comme Abigaïl Hargreeves le préconiserait - et qu'elle se démènera jusqu'au bout.


La Purge a été nommée. À présent, c'est contre elle qu'ils devront lutter. Et évidemment, ce ne sera pas sans Cinq : l'aviez-vous vu venir ?


Dans cette saison, je souhaite réhabiliter la boucle temporelle comme moteur de transformation : non plus pour perpétuer les erreurs, mais pour chercher sincèrement une alternative. Là où le Fondateur s’est enlisé dans une vision froide et totalitaire de la préservation du temps, Max continue de lutter, pour leur humanité et leur préservation.


Vous découvrirez bientôt sa trajectoire, et les événements l'ayant mené jusque-là. En attendant, Max - qui a choisi un nom - est sur le point de nous révéler sa plus belle invention...


Tout commentaire fera ma journée ♡

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