Une courbure de l'espace-temps (saison 4)

Chapitre 8 : Le destin des Aethers

4228 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a 15 jours

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 4, quelques jours avant le début de la Saison 4.


Soundtrack suggérée : Suduya - Patience ; Katie Melua (Sting) - Fields of gold.


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Jeudi 12 décembre 2024, heure indéterminée


Je crois que c’est le bourdonnement de la ventilation qui a d’abord capté mon attention. Un son sourd, régulier, presque apaisant, me rappelant l'époque où je pouvais aussi en sentir l'énergie dans mon système nerveux. Je suis retombée dans la torpeur des vapeurs de ce avec quoi on m'a droguée. Plusieurs fois. Peinant à revenir à la surface, m'accrochant désespérément à ce fond sonore rassurant.


Pourtant, une partie de moi se souvient : j'ai été arrachée à la ruelle. Enlevée. Des fragments de conscience remontent à la surface, puis la douleur prend le dessus. Oui. Maintenant, mon crâne pulse au même rythme que la ventilation, et de chaque battement de mon coeur. Mon corps pèse une tonne, mes bras sont engourdis. Et ce goût âcre dans ma bouche ne passe pas.


Je bouge un peu, constatant que je ne suis pas attachée, ni bâillonnée. Sans mes pouvoirs, je ne représente plus une menace : mes ravisseurs doivent le savoir. Ou alors, il n'a jamais été question de me faire prisonnière.


Je force mes paupières à s’ouvrir, péniblement, et je redresse ma tête, réalisant ce qui s'étend devant moi, lorsque le flou se dissipe. À perte de vue, la ville s'étend, quadrillée de lumières minuscules : celles des avenues, des voitures, des enseignes. Je suis derrière une baie vitrée immense s’ouvrant sur l’abîme nocturne de The City : perchée à un étage vertigineux de l'une des tours futuristes qui dominent la vie des petites gens.


D’autres gratte-ciels, reliés par des passerelles suspendues, dessinent une ville au-dessus de la ville. Ici, les traders ne dorment jamais et le pouvoir s'entretient à toute heure : quelque part dans le monde, il y a toujours quelqu'un pour acheter des actions. Autour de moi, la pièce est toutefois feutrée, luxueuse, faite de bois sombre et d’un mobilier art déco glacial, rehaussé de lignes dorées. L'odeur est celle de la cire à bois et des alcools raffinés. Et à côté de la porte, un boitier domotique clignote, son écran brillant du sobre logo rouge 'HE'.


Hagreeves Tower.


C'est là que je me trouve. J'ai été enlevée par Reginald Hargreeves, et je pourrais presque en rire, si ma tête ne me faisait pas aussi mal. Putain, n'avait-il pas promis de-


"Je n'ai jamais aimé la ville".


Je sursaute, à cette voix inconnue qui n'est pas celle d'Hargreeves. Pas celle de mon ravisseur non plus, même si je n'ai eu que peu de temps pour l'analyser. C'est une femme, au timbre doux, mélancolique et peut-être las.


"Moi, j'aimais les champs d'or qui s'étendaient au-delà des cités. Je les ai contemplés jusqu'au bout".


Je suis trop engourdie pour me méfier comme il le faudrait, alors je tourne la tête. Elle est là, debout, près de la vitre, elle aussi. À une distance calculée : ni trop proche, ni trop distante, dans une robe longue et fluide qui tombe jusqu'à ses chevilles. Ses cheveux encadrent un visage que je distingue à peine dans la pénombre, mais tout en elle trahit une tristesse insondable.


"Lui, par contre, il a toujours aimé la surplomber".


Si j'avais encore eu des doutes, elle vient de les dissiper avant même de tourner son regard trop ancien vers moi.


"Vous êtes..."


J’ai du mal à parler. L’engourdissement est encore là, mais une chose est claire : Oblivion a rendu à Reginald Hargreeves ce qu’il désirait le plus. Celle que j’ai d’abord connue sous le nom de...


"La Cosmologiste. Pourquoi m'avez-vous fait enlever ?"


C’est sous ce nom que je l’ai connue, dans les récits d'Iggy au sujet de la chute de Makȟá Zuȟéča. Je pense au sort de leur planète, ravagée par l’avidité de ses habitants. Voir ce que The City et le monde deviennent sous l'emprise d'Hargreeves me laisse convaincue d'une chose : les formes de vie supposément intelligentes n’apprennent jamais de leurs erreurs.


Abigail Hargreeves pense la même chose au sujet de l'Empire de son époux : je le vois à sa manière de regarder la ville : pleine de regrets. Elle met plusieurs secondes à réagir au nom que j’ai prononcé. Et ne répond soigneusement pas à ma question.


"Parfois... on croit apporter le bien... et on ne fait que faire déferler le pire".


Je la fixe, les yeux plissés. Au gré de nos turpitudes et de toutes les apocalypses, il y a effectivement une chose que j'ai comprise : Reginald Hargreeves est convaincu d'oeuvrer pour le bien commun, en plus de sa prospérité. Dans une optique néo-colonialiste dont il n'a même pas conscience. Il pense même avoir agi pour notre bien, et nous avoir permis de marcher sans nos pouvoirs au sein de sa dystopie.


"Votre 'Grand Explorateur'..."

Je choisis mes mots. Je ne souhaite pas céder à la colère maintenant.

"... a fait souffrir la population entière de cette planète, encore et encore, dans toutes les directions de l'espace-temps. Et en premier lieu ses enfants".


Je pense à eux tous, y compris à Klaus, y compris à Chris, qui est une autre version de moi. Douloureusement. Je suffoque face à toutes ces souffrances, au jour d'Oblivion et avant. L'homme au monocle - peu importe qu'il soit capable de l'aimer, elle - n'est rien d'autre qu'un tortionnaire à mes yeux.


Abigail pourrait le défendre. Elle pourrait s’indigner. Mais elle ne fait que me regarder, avec une tristesse infinie et peut-être de la rancoeur.


"Je ne parlais pas de lui", murmure-t-elle, plus peinée que jamais. "Je parlais de moi."

Je reste figée sur la banquette, dans le bourdonnement de la ventilation, et j'essaye de comprendre.

"Parce que vous lui avez donné le savoir dont il avait besoin, au sujet d'Oblivion ? Parce que vous lui avez permis de commettre tout ça ?"


Mon ton n’est pas agressif : je ne crois pas qu’elle me veuille du mal. Au contraire : elle a cette façon de me regarder que ma mère avait aussi, quand je lui fendais le coeur, et qu'elle n'y pouvait plus rien.


"Pire encore", murmure-t-elle. "Parce que c'est moi qui ai enclenché tout ça".


Mes sourcils se froncent, à présent revenue pleinement à moi. J'ai l'impression d'être au bord d'une conversation importante, comme si j'allais toucher du doigt des briques du puzzle qui m'avaient toujours manquées.


"Ce monde n'avait rien demandé", lui dis-je. "~Nous~ n'avions rien demandé. C’est lui qui est venu nous chercher, nous contrôler, nous dresser, qui a fait de nous les plug-ins de la foutue machinerie de l'univers."

Je tremble à mes propres mots.

"Rien de tout ça ne serait arrivé sans lui. Pas d’apocalypse. Pas d’expériences. Ce n’est pas vous".


Elle me regarde de nouveau. Tellement peinée. Tellement usée.


"Si", souffle-t-elle, les yeux fermés. "La remise à zéro de l'univers, et votre souffrance... Tout ça ne date pas d'Oblivion, ni même de votre adoption. Tout ça a été scellé avant même votre naissance... au jour où j'ai synthétisé les Aethers et les ai portés à l'Univers".

"Les Aethers ?"


Ce mot m'est inconnu, et elle ne s'en étonne pas, comme s'il s'agissait-là de l'un des secrets les mieux gardés du cosmos.


"Les particules élémentaires de la mécanique de l'univers. Celles qui en régissent les lois, les forces, les paramètres et qui ressemblent-"

Je l'arrête, tremblante.

"A des particules dorées. A des fleurs de marigolds, emportées sur les eaux du Gange, pour moi".


Elle rouvre les yeux. Elle a compris que je sais de quoi il s'agit, que je les ai contemplés, et peu importe le nom que je leur donne.


"La libération des Aethers est un point de non retour, pour l'univers. Une fois qu'ils sont synthétisés, ils trouvent toujours un moyen de se disperser".

D'un coup, elle m'a l'ai encore plus sage et ancienne, comme une créature mystique.

"Inévitablement, ils allaient converger vers la planète abritant la machine : cette planète. Ils allaient s'incarner, se révéler, gagner en puissance, puis converger vers Oblivion. Inévitablement dans le chaos, et la ramification du temps".


J'en suis sans voix, car j'ai l'impression qu'elle raconte l'histoire de nos vies, et elle regarde de nouveau l'horizon nocturne.


"Les apocalypses sont un effet secondaire de vos existences. Inexorables, une fois le processus de remise à zéro lancé en vous créant. Et ce n'est pas Reginald qui l'a mis en marche, mais bel et bien moi".


Je la fixe en silence. Je comprends pourquoi elle a ce regard quasi-maternel et triste, envers moi. Parce que quelque part au fond d'elle, elle a le sentiment de nous avoir engendrés, et de le regretter. Pour ce que son mari a infligé à l'univers en son nom à elle, plus encore qu'en celui de Makȟá Zuȟéča.


"Vous auriez préféré que nous ne venions jamais au monde..."

Je ressens une colère sourde, en prononçant ces mots, et elle répond sans répondre :

"Je n'avais pas pleinement conscience du destin qui serait le vôtre, ni de celui de l'espace-temps".


J'en tremble de colère. Si cette vie m'a appris quelque chose, c'est de faire un bon doigt d'honneur aux chaînes de causalités.


"J'emmerde le principe-même de destin, Abigail", lui dis-je en utilisant pour la première fois son nom. "Nous ne sommes pas seulement des amas de particules élémentaires, nous sommes des humains. Et nous aurions pu mettre en marche Oblivion nous-même, sans putain de dictateur pour tirer la couverture à lui. Le faire bien, en vous restituant même vos champs d'or".


Sa main se porte à ses yeux, et elle les essuie en me prouvant que même des hommes-lézards parasitant l'enveloppe corporelle des humains peuvent pleurer. Ce que je lui dis la touche, mais ne la convainc pas.


"Les humains sont hautement faillibles : Reginald n'a jamais su les comprendre et composer avec leur complexité. Il vous croyait dociles, mais vous vous êtes aussi avérés compétiteurs, égoïstes, fragiles, bornés, arrogants, colériques, chaotiques..."


Je nous reconnais tous dans cette énumération : presque dans cet ordre. Luther, Diego, Allison, Klaus... Ben, Viktor et Lila.


"Certains sont aussi diablement entêtés", lui dis-je en parlant en quelque sorte de moi-même. "Et moi, je suis convaincue qu'une autre issue aurait été possible, si les délires mégalos de votre cher et tendre n'avaient pas tout gâché".


Ses yeux sont brillants, et ses lèvres hésitent à me dire quelque chose de plus douloureux encore, je le sens.


"Une fois le processus lancé - et en dehors des paradoxes comme le Kugelblitz - des issues possibles... il n'y en a que deux".


Deux ? Moi comme le Fondateur de la Commission, nous étions convaincus que la seule issue était Oblivion. Mais alors, il y aurait une seconde option ?


"Quoi ? Laquelle ?"


Soudain, un bruit se fait entendre, dans le couloir derrière nous, et elle s'avance en hâte vers moi, annulant soudain la distance qui nous séparait. Me faisant réaliser que je m'étais levée de la banquette sans le réaliser.


"Si le reparamétrage volontaire par Oblivion tarde à se produire, les Aethers..."

Elle me fixe, les yeux incandescents.

"Certains d'entre eux sont conçus pour-"

"Ma chère amie. Qui vous a autorisée à quitter nos quartiers ?"


Je sursaute. Cette voix qui nous interromp, je la reconnaîtrais dans un orchestre : avec le timbre de l'âge, et cet accent anglais. Plus encore, je frémis de la réaction de la Cosmologiste, qui s'apparente à de la peur. Et je remarque dans l'instant une chose qui ne m'avait pas encore frappée.


Abigail Hargreeves, celle pour laquelle Reginald a sacrifié tant de vies, porte à son cou un collier qui n'est pas un bijou. Possiblement électronique ou électrique : clairement destiné à la contrôler elle aussi.


Ma tête me lance encore, mais je fixe durement celui qui vient d'apparaître, et qui me regarde au travers de son monocle.


"Ce n'est pas elle qui m'a fait enlever... c'est vous".


Il s'avance dans la pièce et fait signe à son chef de la sécurité de venir ramener son épouse aux appartements suspendus qu'elle n'aurait pas dû quitter. Pogo, que je n'ai pas vu depuis des années : depuis les boiseries d'Hargreeves Mansion, où il avait pour la première fois prononcé face à moi le nom d'Omega. Il la tire par le bras, il rajuste le collier destiné à lui infliger un choc électrique ou chimique, si elle se rebelle. Abigail Hargreeves n'est pas plus libre qu'aucun de nous, que Reginald considère qu'il l'aime, ou pas.


Mes yeux s'accrochent aux siens tandis qu'elle se fait emmener, une dernière fois. Je me sens vide, en colère, triste, mais je me sens résolue.


Face à la Cosmologiste en comparaison de laquelle le Grand Explorateur n'est rien.


Face à elle qui regrette notre existence, après nous l'avoir donnée.


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* Shhhhh *

"Pardonnez cette rencontre indésirable. Ce n'était pas supposé arriver".


Derrière Reginald Hargreeves, la porte automatique vient de se refermer. Il fait un pas - jusqu'à une petite console sobre et noire bordée d'un liseré doré - et elle s'ouvre en trois parties, alors qu'il n'a fait que l'effleurer. Un set à whisky finement ciselé se surélève, les verres brillant comme des diamants dans la lumière tamisée.


"Vous aviez promis de nous foutre la paix", lui dis-je. "De ne plus nous chercher. Vous vous y étiez engagé auprès d'Allison".


Ma voix est rude : je suis soudain incapable de contrôler cette rage que j'ai refoulée à l'issue d'Oblivion. Après que ce crevard m'ait enfermée dans la console de contrôle. Après qu'il nous ait utilisés et littéralement consumés.


"Vous étiez sensé nous laisser reconstruire nos vies, dans votre putain de réalité de pourri".

Il ignore mon regard : il se sert juste un whisky.

"C'est ce que j'aurais fait, si le processus avait été complet et ~parfait~".


Oh, je l'ai bien compris, qu'Oblivion avait merdé parce qu'Allison lui avait tranché la tête en deux. J'ai eu le loisir de payer le prix fort de cet espace-temps foireux.


"Il ne l'a pas été. Parce que vous avez été une sombre merde avec vos enfants toute leur vie. Parce que vous les avez détruits soigneusement en cherchant à parvenir à vos fins. Parce qu'on ne brise pas des gens en s'attendant à ce que le retour de bâton - ou de hache en l’occurrence - ne vous frappe pas en pleine face tôt ou tard".


Ce qu'Allison a littéralement fait. Mes poings sont serrés, à mes côtés, et je ne me retiens de le frapper que parce que je sais que Pogo n'est certainement pas le seul à assurer sa sécurité ici. Et parce que Klaus - dans sa non-violence assumée - n'aurait pas cautionné.


"Nous n'avons plus le temps pour de la psychologie de comptoir, Omega".

"Rin, je m'appelle Rin, et si vous m'appelez encore une fois Omega, je vous fourre votre monocle dans le-"

"Les noms n'ont pas d'importance : nous devons relancer Oblivion, et les jours sont comptés. Votre petit contretemps a déjà été assez fâcheux comme ça".


Je m'arrête, je le fixe. Ardente, mais ni surprise ni étonnée : même sans pouvoir, il ne m'est plus difficile de le cerner. Il est ordurièrement prévisible et logique, quand il s'agit de ses plans.


"Votre bien-aimée ne vous convient pas, finalement ? Elle vous a envoyé au visage ses regrets et vous a confronté à tous vos méfaits égoïstes ? Aux tortures que vous avez infligées à ceux que vous osiez appeler vos 'enfants' ? Vous voulez la reprogrammer bien proprement une dernière fois, pour avoir définitivement ce que vous voulez ? Un nouvel androïde vous conviendrait peut-être bien mieux".

"Taisez-vous. Vous ne savez rien de ce dont vous parlez".


Je vibre de rage, d'une façon qui aurait probablement fait crépiter jusqu'aux néons rouges de son enseigne 'HE', si j'avais encore eu mes pouvoirs. Mais il sert un second whisky, et me regarde enfin.


"Si vous êtes là, c'est parce que le réel s’apprête une nouvelle fois à collapser".

Je me fige.

"Quoi ?"


Est-ce qu'Hargreeves est en train de brandir sous mon nez la menace de la Fin, encore une fois ? C'est arrivé tellement souvent que - pour moi - ceci ne pourrait légitimement n'être plus que du bruit. Et pourtant... quelque chose dans ma poitrine vient de se serrer.


"Le tissu de l'espace-temps est une ressource limitée", dit-il. Les timelines sont trop nombreuses, elles entrent en collision, s'entrechoquent. Vous savez déjà que c'est vrai".


Je me rassoie lentement, car mes jambes sont en train de céder sous moi. Oui, je le sais comme je sais ce qui arrive à Claire, Ray, Gracie - et tant de gens - qui souffrent de distorsions de leur mémoire. De l'apparition soudaine d'objets, venus d'autres lieux et d'autres temps. Des anomalies de plus en plus dramatiques, concernant des lieux entiers. Tout ce que les 'Gardiens' et Diego ont qualifié 'd'Effet Umbrella'.


"L'espace-temps se déchire, comme un mouchoir détrempé sur lequel on ne cesserait de tirer, et vous savez pourquoi".


Oui. Je l'ai bien cerné, que le reset avait été interrompu avant l'entrée en scène des créatures d'Eldritch conjurées d'autres plans par le pouvoir de Ben. Que l'élagage final des timelines n'avait pas eu lieu, résultant en l'immense pelote de merde dans laquelle nous nous trouvons. J'ai compris ceci par Abigail : une fois les Aethers portés au monde et dispersés, il faut aller au bout. Ce que nous n'avons pas fait. Alors je murmure :


"Vous voulez... relancer Oblivion. Ou utiliser l'autre issue que votre épouse a mentionnée, même si je n'ai pas bien compris ce dont-"

"Oblivion est la seule option".


Je fronce les sourcils, tandis qu'il marche vers moi avec les deux whiskies et pose l'un d'eux devant moi.


"C'est un développement terrible, pour moi. Pour elle. Mais malheureusement, ma douce Abigail..."

Il s’assoit face à moi, après avoir tiré sur son pantalon.

"... souffre profondément et terriblement de la démence de l'espace-temps. D'une façon dangereuse. Pour elle et pour nous tous".


Je n'ai pas eu le sentiment qu'elle était délirante. Au contraire : j'ai eu l'impression qu'elle savait parfaitement de quoi elle parlait. Mais peu importe, de toute façon.


"Nous ne pouvons pas recommencer", dis-je lentement. "Nous n'avons plus de pouvoirs. Aucun d'entre nous".


Il ne dit d'abord rien. Il se contente de poser son verre de whisky sur la table basse rétro-éclairée, et de porter lentement sa main à sa poche. Sans trembler, il en tire une petite boîte noire et mate.


"C'est un problème qui peut être réglé. Nous n'avons pas le temps de tergiverser, chaque jour que nous perdons ici nous met en péril un peu plus".


Il ouvre la petite boîte. Dedans, sur un morceau de feutre semblable à une sorte d'écrin, se trouve une unique gélule, qui brille de reflets dorés et mouvants. Un frisson me parcourt, d'une façon que je saurais décrire. Comme si elle entrait en résonance avec ma chair et mon être.


"Qu'est-ce que c'est..."

Par-delà cette attraction viscérale, je ressens de l'appréhension, si ce n'est de la peur.

"Ce sont vos Aethers. J'imagine qu'Abigail aura utilisé ce mot. Nous verrons plus tard pour vos camarades, mais - pour vous - le choix est imminent".


Je secoue la tête, repoussant la pulsion qui me ferait immédiatement les avaler.


"Tout est toujours simpliste, pour vous".


Retrouver nos pouvoirs n'est pas juste un 'problème à régler', non. Moi, mon corps brûle de retrouver ce pour quoi il était fait. Mais pour mes compagnons d'infortune, la question est toute autre.


"Vos 'enfants' n'ont pas compris ce qu'était Oblivion. Ils ne savent même pas ce qu'ils sont au regard de la machinerie de l'univers. Ils n'ont fait que souffrir des explications que vous n'avez jamais données, de vos tortures, et de ces pouvoirs que vous avez laissé les bousiller".


En cet instant, les racines de ma haine envers lui s'enfoncent profondément dans tout ce qu'il a fait à Klaus, bien avant de penser à moi. Dans son enfance, en l'enfermant, le tuant, le brisant. Et toute sa vie durant, en exploitant son besoin d'attachement et d'affection. Hargreeves ne bouge pas, et je murmure :


"Certains ont vécu la disparition de leurs pouvoirs comme une libération".

Il secoue la tête.

"S'ils comprennent ce dont il s'agit - ce dont il s'agit ~vraiment~ maintenant - ils accepteront de les retrouver, tout comme vous".

Je souffle par le nez, ironique.

"Et vous allez faire quoi ? M'enfermer de nouveau contre mon gré dans votre putain de console Omega ?"

Il ajuste son monocle, et il me sonde.

"Il est possible de travailler tous ensemble. Et de réussir, cette fois".


Je ne le crois pas. Je ne crois pas un instant que Reginald Hargreeves soit capable de la moindre humanité et de la moindre éthique, dans une nouvelle remise à zéro de l'univers. De collaborer. Je me tiens droite : je ne me laisserai pas manipuler, cette fois, même par cette gélule qui semble murmurer mon nom.


"J'ai confiance en nous tous. Mais ça ne peut pas être avec vous".


Il se recale au fond de son siège, il fait tourner son verre de whisky, puis regarde brièvement derrière moi, en direction de la porte. Je viens d'y sentir une présence - une personne - à qui il fait signe de la tête, pour l'autoriser à entrer.


"J'avais prévu que vous me diriez ça", concède-t-il tandis que je me retourne.


Là, en contre-jour sur la lumière dorée du couloir qui se déverse dans ce salon dominant la ville infinie, se détache une silhouette à peine plus haute que la mienne, mince et drapée dans les vêtements de voyage que j'avais comparés à ceux des fremens, lorsqu'il m'a enlevée.


Ses cheveux noirs ne sont pas coiffés, ils sont ébouriffés et négligés comme je ne les ai jamais connus. Son visage pointu me semble avoir connu trop de jours de vent et de peine. Ses yeux portent de la détermination, comme il n'en avait plus avant Oblivion. Et son bras gauche - à présent bien visible - est remplacé par une prothèse compliquée. Une mécanique de métal, de tubes et de cuir, lui permettant une préhension aussi fine que celle qu'il avait autrefois.


Cinq.


Debout face à moi, il me regarde avec une émotion qu'il n'essaye même pas de cacher, comme s'il avait vécu mille vies, en cinq ou six ans. Comme s'il avait de nouveau traversé l'enfer. Bien vivant, alors que je sais avec quelle douleur toute sa famille l'a pleuré.


Hargreeves ne contemple même pas l'échange de regards qui est le nôtre, en cet instant où le temps semble suspendu. Mais il prononce, buvant enfin une belle gorgée de whisky au-dessus des lumières de The City :


"Je n'imaginais pas pouvoir vous convaincre. Mais je sais que ~ lui ~ le fera".


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Notes :


J'ai choisi de donner aux 'Marigolds' un nom technique : les 'Aethers'. Dans la série, il n'y a en effet aucune raison qu'Abigail et Reginald les désignent en tant que "Marigolds", purement issus de l'imaginaire d'Harlan (ici via Rin).


La saison 4 balaye Oblivion, alors qu'il est canon que sa mise en oeuvre intégrale et le reset sont prévus par l'Univers pour être la solution. Vous verrez ici de quelle façon nous articulerons tout ça.


Abigail Hargreeves est un personnage important dans la série. J'aime qu'elle y regrette d'avoir synthétisé les Aethers, qu'elle juge durement les actes de Reginald, et qu'elle veuille "tout réparer"... d'une façon finalement aussi dévastatrice et totalitaire que ce qu'aurait fait son mari. À mon sens, l'Umbrella Academy aurait dû se retrouver à lutter contre leurs plans à eux deux : unis, cette fois pour sauver l'espace-temps, tout en défendant leur propre droit à la vie. En six épisodes, toutefois, c'était objectivement impossible.


Vous comprendrez bientôt comment l'histoire de cette timeline a pris un autre chemin par rapport à celui du canon. Et vous devinerez sans doute... que Cinq en est une nouvelle fois la clé.


Tout commentaire fera ma journée ♡

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