Une courbure de l'espace-temps (saison 4)

Chapitre 7 : Lil'Monkeys

4375 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a 22 jours

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 4, quelques jours avant le début de la Saison 4.


Soundtrack suggérée : Pinkfong - Babyshark (désolée) ; A-ha - Take on me.


TW : dépression.


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Jeudi 12 décembre 2024, 15:51


"Si le plan c'est de vivre sans tympans, je n'adhère pas".

"Quoi ?"

"Est-ce que la musique va rester aussi forte ?"


Ses mains sur ses oreilles alors qu'il n'a même pas encore retiré son manteau en tartan violet, Klaus me lance un regard de désarroi, juste avant de devoir esquiver un jet de boule de gomme égarée.


Je regarde l'heure sur l'horloge rudimentaire à cristaux liquides, à côté de la mascotte de la salle de jeu Lil'Monkeys : un petit singe supposé être mignon, mais concrètement effroyable. 15h51 : à peine vingt minutes après la sortie des classes, à l'école de Gracie juste à côté. Je dois partir à 17h au maximum, mais je sens déjà que cette 'fête' va avoir des airs d'éternité.


Il est terrible d'avoir réussi à empêcher tant d'apocalypses, mais de ne pas avoir réussi à éviter ça. Sur ce point, Klaus est sur la même longueur d'onde que moi, et il sert contre lui son cadeau pour Gracie, emballé dans du papier vert et doré.


"Honnêtement, je suis incapable de dire si c'est une surprise party, ou une simulation en conditions réelles de l'ouverture de la porte des Enfers".

"Ça nous change des concerts undergrounds et des raves, c'est certain..."


Il y a des gamins partout, des bulles de savon, des néons de couleurs criardes, des odeurs de friture... et des chansons musicalement proches du bruit de chantier, et pourtant j'aime le heavy métal. Je mets ma main à couper qu'absolument aucun des adultes en présence n'aime être ici. Même ceux qui ont enfanté certaines engeances démoniaques présentes dans la salle. Bon sang, mais pourquoi l'humanité s'inflige ça ?


Malgré tout, je décide de prendre sur moi. La petite Gracie a une vie difficile. Quelque part brisée par nos errances temporelles, avant même d'avoir vraiment commencé. Cette joie, elle y a droit, tout comme d'être célébrée, et si elle aime les requins et les lumières aveuglantes, alors je ne rebrousserai pas chemin. Bon sang. Claire et elle sont vraiment en train de me ramollir, c'en est perturbant.


"Si je dois bousiller mes capacités auditives, j'aimerais autant que ça soit sur un répertoire valable", souffle Klaus. "On ne peut pas suggérer au DJ de remplacer la famille requin par Take on Me de A-ha ? Claire adorait ça, plus jeune, et ça m'empêcherait d'hyperventiler... Attends, est-ce que j'ai pensé à prendre mon sac en papier ?"

Cette dernière lui prend le bras gentiment.

"Relax, Oncle Klaus. C'est juste un anniversaire avec des mômes de six ans".

"Tu as raison. Tu as toujours raison, c'est agaçant. Pose ça sur la table des cadeaux et ne touche à rien de tranchant".


Désinvolte comme une ado, mais plutôt dans son élément - même au milieu de tous ces gens qu'elle ne connaît somme-toute pas bien, Claire récupère nos cadeaux et s'éloigne au milieu de la famille de Lila. Ses cousins de Londres sont arrivés en renfort et resteront jusqu'à Noël : il est incroyable de voir le tissu social qu'elle a reconstitué. Anita - sa maman - me reconnait et m'adresse un petit salut que je lui rends. Diego semble lui aussi complètement inaccessible, occupé à mille choses à la fois, de l'installation de la piñata au déballage des jus de fruit. Et Klaus soupire lourdement.


"Horreur, une piscine à balles. Les balles ont été confrontées à tellement de germes de gastro différents qu'elles ont dû muter et développer une conscience propre".


Je n'ai pas le temps de m'attarder sur les images mentales déroutantes que Klaus vient de me provoquer, car Luther émerge au milieu des boules colorées, tout sourire, faisant crier une petite fille qui tente de s'enfuir en tombant plusieurs fois.


"Fichtre", murmure Klaus. "Cette horde de gamins a réussi à faire de lui l'un des leurs. Si on part maintenant, on a encore une chance de ne pas être nous aussi assimilés".

Mais je ne souris pas.

"Il a pris une forte dose de médocs en anticipant de tomber sur Allison, n'est-ce pas ?"


Je ne suis pas arrivée depuis longtemps, je ne peux plus avoir accès à l'énergie de tristesse qui sillonne son système nerveux, mais je commence à cerner la détresse silencieuse de Luther, je crois. Quiconque le verrait ainsi pourrait croire qu'il va bien. Malheureusement, ce sourire quasi enfantin qu'il affiche n'est pas le reflet de sa réalité intérieure : ses antidépresseurs sont les seuls responsables de son apparente euphorie. Klaus soupire.


"Oui, et il souffre du fait que Cinq ne soit pas là. Il a pris un ticket pour un petit tour de montagnes russes sur Prozac-coaster. La descente sera possiblement à pic, ce soir ou demain".


Et pour rien, possiblement, car Allison a refusé d'entrer, finalement. Elle nous a déposés - Claire, Klaus et moi - puis est repartie directement. Elle répète que personne ne souhaite la voir, ce qui est partiellement vrai, même si certains - comme Lila - ont passé l'éponge depuis longtemps.


Je ne sais pas si Luther - lui - le pourra jamais : pour l'effacement de Sloane, pour tout ce que 'l'amour' égoïste de sa soeur lui a fait subir à lui. Peu importe quel était son état, entre les murs de l'Hôtel Obsidian : ce qu'elle lui a fait ainsi qu'à Harlan - et par là Viktor, aussi - est impardonnable. Ni le temps ni la souffrance qui a été la sienne depuis ne suffisent à effacer tout ça, je le vois bien. Même si, aujourd'hui, elle ressent ces regrets jusqu'au plus profond de ses os.


"Viktor va venir ?"

"C'est Luther qui l'a eu au téléphone. Il a cédé, semble-t-il, mais ça fait une trotte, depuis sa lointaine Nouvelle Ecosse et-"


Soudain, Klaus se fige. Comme s'il s'était attendu à sentir une présence dans les coins sombres de la salle, il vient de remarquer que des yeux nous scrutaient en silence, sous les néons arc-en-ciel.


"Benny-boy..."


Ben, celui des Sparrows - celui que Luther vient juste d'aller chercher à sa sortie du centre correctionnel d'Avalon - ne nous adresse pas un sourire. Indéchiffrable, une bière à la main. Et Klaus cligne trois fois les yeux face à ce frère qui n'en est pas un.


"Toi... dans ce temple du chaos infantile..."

"Klaus. La dernière fois qu'on s'est vus, je ne sais plus si j'ai discuté avec une bouteille de Gin ou avec toi".


Le ton est sec, presque venimeux. Klaus n'émet même pas un souffle de rire, il ne rit définitivement plus avec ça, et il se contente de poser sa sacoche et de retirer son manteau excentrique en silence.


"Je suis sobre, maintenant", souffle-t-il en toute honnêteté, et peut-être en cherchant une forme de validation de ses efforts. "J’ai pris le gouvernail et évité l'iceberg de justesse. Je ne compte pas, mais ça fera 3 ans le 15 janv-"

"Rin, je pensais que tu avais été effacée en même temps que ma soeur".


Ben n'a même pas écouté Klaus, et moi je retire aussi ma veste pour la poser sur une chaise, regardant à peine cet enfoiré. Oblivion ou pas, cette version de Ben continue de me hérisser, et pourtant, j'ai essayé de l’apprivoiser. Je donne une tape gentille sur l'épaule de Klaus. Il le sait, que moi je suis fière de ce qu'il a accompli. Et je plisse les yeux.


Je me demande ce que Ben a compris du reset duquel nous revenons. S'il a conscience de l'importance de son pouvoir et des créatures d'Eldritch, dans l'élagage nécessaire des timelines, qui a été avorté. S'il sait à quel point il est lié aux anomalies dramatiques de l'espace-temps qui ont lieu à cause de cette incomplétion. Non. Clairement, ce Ben se contrefiche complètement de tout.


"J'ai eu un contretemps", lui dis-je froidement. "Mais on dirait bien que toi aussi. Tu as fait quoi pour te faire coffrer si longtemps ?"


Il me fixe, avec cette hostilité contenue qui lui colle toujours à la peau. Visiblement, son incarcération n'a pas changé ça, au contraire : il m'a l'air encore plus instable et perturbé. Sans surprise, au fond : factuellement, le mitard n'est pas un stage de développement personnel. Et il souffle sarcastiquement par le nez.


"Quelques transactions mal interprétées, et des investisseurs rétrogrades en termes de diversification d'actifs. Les crypto monnaies, ça monte, ça descend... et parfois ça t'envoie dans le mur, ça s'appelle vivre avec le risque".

"Oh, de l'argent virtuel..."

Klaus n'a même pas l'air surpris.

"Moi aussi, une fois, j'ai vendu des billets pour un concert qui n'existait pas. Mais j'étais personnellement convaincu qu'il était réel, alors je te comprends".


Quelque part, je ne suis pas étonnée que Ben ait pris ce chemin, à son arrivée dans cette nouvelle réalité. Déjà, du temps des Sparrows, il voyait la vie et même ses relations familiales comme une forme de marché boursier à haute compétition. Toujours en train de maximiser ses gains, d'éliminer la concurrence et de chercher le meilleur retour sur investissement, pour asseoir sa position illusoire de Numéro Un. Il avait construit toute sa vie avec les Sparrows pour seul horizon, mais je ne suis pas étonnée qu'il ait eu les capacités de rebondir, en tombant dans l'excès. En utilisant les alignements de chiffres et les sommes astronomiques, en alternative des pouvoirs et des gnons.


"T’aurais peut-être dû 'short' tes propres décisions".

Il me regarde avec mépris, pour cette plaisanterie.

"Tu veux savoir le plus ironique ? C'est le Bureau d'Investigations de Papa qui m'a fait coffrer".


Je ne dis rien. Malgré le reset, je continue de me méfier des actions d'Hargreeves : de penser qu'il continue de ne rien faire au hasard. Qu'il a toujours enfermé ses enfants, avec un but, un dessein. Mais je chasse de nouveau cette pensée.


"Tu as pris combien ?"

"Cinq ans. Moins six mois pour bonne conduite. J'aurais préféré crever plutôt que de leur donner une raison de me garder plus longtemps".


Il boit de sa bière, et lorgne sur Klaus qui vérifie deux fois que son manteau bien plié ne touche pas le sol. En dessous, il porte un gilet cuivré en velours texturé, à col montant et deux rangées de boutons dorés. Définitivement flamboyant, bien que très 'habillé' en comparaison de ses standards d'antan. Je pourrais sourire de la façon dont il a maintenu son style, tout en veillant à ne jamais 'prendre froid'. Et il secoue ses courtes mais indomptables boucles, tout en regardant de nouveau Ben.


"Tu sais que la version de toi qui se trouve dans l'au-delà n'est pas fière de ce que tu as fait ?"


Quoi ? Qu'est-ce qu'il vient de dire ? Subitement, je tourne vers Klaus des yeux surpris, mais Ben aboie immédiatement :


"Pauvre andouille. Je sais très bien que tu n'as pas plus de pouvoir que moi, maintenant. Même si c'était vrai, je n'en ai rien à foutre de 'opinion d'un ectoplasme, à moins qu'il puisse répondre à ma place aux appels de mon superviseur pour la liberté conditionnelle. Tu donnes aussi dans les horoscopes et les amulettes à la con ?"


Peu importe qu'il se fasse insulter, Klaus penche la tête et sourit un peu mystérieusement, et avec une forme de douceur qui n'est que l'expression de son affection pour ce frère composite, placé par l'espace-temps face à la contradiction de la mort et de la vie.


"Si nous n'étions pas nés le même jour à la même heure, je dirais que tu es Balance ascendant Odieux, et quel bonheur. C'est tellement agréable de te retrouver, Benerino".

"Benjamin"

"Oh. Benjamin... J'adore que tu m'autorises enfin. Tellement smart, on dirait un prénom de procureur".

"Va te faire foutre".


Nimbé d'une aura d'agacement, Ben s'éloigne en direction du bar pour adultes chargé de nombreuses options de picole que Klaus ne regardera même pas. Et sans aucune rancoeur, ce dernier glousse, et se tourne vers moi.


"Cette petite boule de ténèbres m'avait manqué".


Je le fixe, au milieu du déferlement d'enfants et de bulles de savon. À mes yeux, Ben est toujours un enfoiré, mais ce n'est pas ce qui capte mon attention en ce moment, alors je l'entraîne vers une table ronde, sur le côté.


"Klaus, tu..."

Il sort un petit sachet de lingettes désinfectantes et passe 'un coup rapide' sur la surface colorée.

"Tu es en contact avec Ben ? Je veux dire : le nôtre ? Je pensais que c'était impossible, puisqu'une version de lui est vivante dans cette timeline".


De la même façon qu'il n'a jamais pu entrer en contact avec le fantôme de Dave à notre arrivée dans la timeline des Sparrows, parce que nos actions l'avaient sauvé en 1963. Il laisse la lingette bien pliée dans le cendrier.


"Rinny, je sais que tu n'as passé qu'une seule nuit à Hargreeves Mansion... mais tu t'es peut-être rendue compte que cette grande baraque est une immense anomalie temporelle, vaste comme un pâté de maisons".


Je visualise tout de suite la pile de magazine de lucha libre dans la chambre de Diego, les pots de beurre de cacahuète dans le placard au-dessus de l'évier, et toutes les autres bizarreries que j'ai pu relever. Oui, je me doutais que Luther ne les avait pas chinés par nostalgie.


"Je m'en étais rendue compte, oui", lui dis-je. Je n'en étais même pas vraiment étonnée".


En y songeant, c'est à cet endroit que Viktor a provoqué sa première onde de choc d'envergure. Là où Cinq a fait ses premiers essais de sauts. C'est à cet endroit que le Kugelblitz est apparu... et que la plupart des timelines ont possiblement divergé. Oui, j'imagine facilement comment l'Académie est devenue l'un des points les plus fragiles de l'espace-temps.


"L'esprit de Ben fait partie des anomalies", souffle Klaus assez bas. "En tout cas, je le crois. Le fait est qu'une version de lui proche de celle qui me collait comme un stalker à capuche hante la maison : je suis tombé sur lui directement en installant mon cabinet. Et - oui - il espionne toujours dans la douche".


Je cligne trois fois des yeux, ne pouvant retenir un sourire, et peut-être même de la joie au milieu des hurlements provenant des trampolines. Au fond de moi, j'avais de l'affection pour Ben - celui avec lequel j'avais tissé des liens en onze ans : indirects d'abord, puis plus tangibles au travers de l'énergie. Celui qui m'a parfois agacée pour sa fureur de vivre un brin égoïste, mais qui était somme toute aussi follement attachant.


"Tu lui as parlé ? Vous discutez ?"

Il me regarde de biais, volontairement mystérieux.

"Souvent", dit-il avant de rendre les armes et d'avouer : "Tous les jours".


Soudain, s'élève un synthétiseur cristallin, une mélodie ascendante, rapide, électrisante, quasi futuriste : celle de 'Take on me'. Plus loin, Claire nous fait un petit signe : bien sûr, elle est à l'origine de ce changement de playlist, temporaire au moins. Cette gamine est incroyable, je suis d'accord avec Klaus. Quel dommage qu'Allison ne le voie pas. Klaus lui sourit, articule silencieusement 'merci Clairette', puis il redevient sérieux.


"Ce n'est pas pareil, Rinny. Communiquer avec un ouija qui met une heure entière pour transcrire une conversation, c'est comme de se parler par pigeon voyageur. Et encore: avec un pigeon asthmatique, et en hypoglycémie".

Il suit avec son doigt la couture de son veston.

"Ce n'est pas du tout comme de sentir en permanence sa présence grincheuse dans mon dos et de subir ses commentaires délicieux. Il est là sans être là. Et aussi..."


Mes sourcils se pincent, car je sens que ce qu'il s'apprête à dire va me peiner.


"À Dallas, Ben a permis à Viktor de revenir, de continuer à vivre, comme nous tous, en empêchant cette apocalypse nucléaire. Après avoir pris possession de moi un moment et éprouvé mes splendides déhanchés, il a aussi compris qu'il ne serait plus jamais vivant. Que sa tâche inachevée, c'était d'admettre qu'il était mort".

Il relève les yeux.

"Il avait réussi à faire ce chemin, à partir en paix, mais ce Ben qui est à Hargreeves Mansion actuellement... il n'a pas fait ce chemin-là."

J'hoche la tête, je comprends. Je réalise que même les fantômes, d'une certaine façon, sont victimes des souffrances de notre reset incomplet. Mais je reste surtout subjuguée par la maturité avec laquelle Klaus manipule aujourd'hui toutes ces affaires de l'au-delà. Comme s'il avait lui aussi avait grandi, et trouvé sa propre voie.


"Je t'admire, Klaus", lui dis-je de façon inédite, mais avec sincérité, pour tout ce qu'il est devenu.

"Oh, Rinny, si j'avais reçu un nickel à chaque fois qu'on m'a dit ça..."


Il baisse les yeux, il secoue la tête doucement dans un gloussement discret. Et puis il dit tout en évitant un jet de serpentin :


"Et bien j'aurais un nickel depuis aujourd'hui, et grâce à toi".


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17h01


J'ai croisé Viktor dans le sas d'entrée de ce lieu maudit qu'est Lil'Monkeys, au moment où je partais pour mon entretien d'embauche chez Rodrigo. Habillé comme un homme du nord avec un jean épais et un manteau fourré, les joues usées par trop de jours de grand froid, mais l'assurance tranquille de celui qui a enfin trouvé sa place quelque part. Simplement inquiet - peut-être - de mettre cet équilibre en péril au cours de cette réunion de famille.


Nous n'avons pas eu le temps de parler beaucoup, mais il a évoqué rapidement le plaisir qu'il avait à tenir ce bar, au milieu de rien, en bord de route. À se sentir utile et intégré dans sa communauté. À vivre une vie ordinaire et simple, au milieu de gens qui ont absolument besoin de lui, même si c'est pour picoler, se réchauffer et se restaurer.


Il aime les longues marches dans les forêts d'hiver, et le silence, autour de lui autant qu'en lui. Libéré par son absence de pouvoir, plus encore que Klaus, je crois. Il ne pratique plus du tout le violon. Mais il en écoute encore parfois. Il est juste attristé de voir les bois, autour de chez lui, disparaître de jour en jour, sous le coup de 'l'effet Umbrella'.


Nous n'avons pas eu le temps d'échanger plus, je l'ai laissé se faire avaler par l'horreur de la fête d'anniversaire de Gracie où le gâteau venait d'être servi. Un gâteau plein de crème immonde, décoré avec des animaux de la jungle, mais qui l'a faite couiner de joie. Et moi, je sors maintenant de ce temple de l'absurdité parentale en refermant ma veste, foulant la neige en me perdant un peu dans mes pensées.


Depuis plusieurs jours, je contemple les Hargreeves, et la façon dont ils apprennent tous à composer avec leurs nouvelles vies, avec leur absence de pouvoirs. À se reconstruire, parfois péniblement, parfois de façon épanouie : très loin - en tout cas - du contexte où ils ont été élevés. Ici, maintenant. Dans cette nouvelle réalité rude et bancale, mais qui leur a offert un nouveau départ malgré tout.


Je foule la neige accumulée, dans la nuit, sous les néons extérieurs de la salle de jeu, et la domination lointaine d'Hargreeves Tower. La playlist est revenue à la famille requin, qui me parvient de façon étouffée. Heureusement que je m'en vais. Klaus avait sorti ses bouchons intra-auriculaires en mousse, quand j'ai mis les voiles, et il buvait sa propre kombucha.


Je presse le pas en direction de l'arrêt de bus, pour être sûre d'attraper celui de de 17h10. En direction de la 125ᵉ avenue, dont j'ignore le nom de code, dans l'empire d'Hargreeves. Je me sens inspirée par leur courage à tous : moi aussi, j'ai envie maintenant de trouver un peu de répit ici, et d'aller de l'avant. Oui, retrouver mon travail sera une nouvelle fois une étape cruciale pour moi, et je-


"Rin ?"


Je me fige, mon coin de trottoir seulement éclairé par un lampadaire misérable. La silhouette est obscure, et la voix étouffée par un masque, ou un foulard, je ne sais pas. Mon sang ne fait qu'un tour, et - dans mes veines - je sens l'adrénaline affluer soudain.


Mon cerveau file à mille à l'heure, passant instinctivement en revue tous les gens qui pourraient connaître mon nom, et qui ne se trouveraient pas à l'intérieur de Lil'Monkeys. À part Allison : personne. Enfin. Presque. Mais celui qui s'approche ne me semble pas avoir la stature de Reginald Hargreeves, qui ne s'abaisserait de toute façon pas à venir me trouver.


"Qu'est-ce que vous voulez", je demande en tentant de rester solide, alors que je suis terrifiée.


Fut un temps où j'aurais répondu de façon insolente, sans peur ni réserve, pour le fait d'avoir le parachute de l'intangibilité et de l'invisibilité. L'assurance de toujours sauver ma peau, qu'aujourd'hui je n'ai plus.


"J'ai besoin que tu viennes avec moi, et que tu ne poses pas de questions pour un moment".

Cette voix me trouble, mais je décide de chasser toute interrogation, et un rire sarcastique me vient, malgré moi.

"Certainement pas. J'ai un entretien d'embauche, de toute façon".

"C'est important".


Je fais un nouveau pas en direction de l'arrêt de bus désert et venteux, mais ma rencontre indésirable s'intercale, me faisant réaliser que cette personne est à peine plus grande que moi. Il porte des vêtements de voyage anthracites, peut-être gris. Usés. Semblant fait pour des environnements difficiles. La seule comparaison que j'ai, ce sont les tenues du désert des frémens dans Dune, je ne saurais dire pourquoi. Mais je n'ai pas le temps d'analyser.


"Dégage", lui dis-je en abandonnant toute forme de politesse, mais en ressentant au fond de moi ni plus ni moins de la panique.


Il pourrait m'arriver n'importe quoi, dans cette rue vide, et j'ai bien compris que les rues périphériques de The City n'étaient même plus sillonnées par la police, mais abandonnées aux milices, et au gang des Mothers of Agony. S'il m'arrive quoi que ce soit, qu'est-ce que les autres en sauront ? Le bus arrive dans le lointain, tout au bout de l'interminable avenue, mais il mettra encore une solide minute à arriver.


Ainsi sont les ironies de l'espace-temps : parfois, une minute, c'est beaucoup trop. Je voudrais me téléporter, je le voudrais tellement. Tout mon être se tend vers ce mouvement, que j'ai fait tant de fois, mais mon système nerveux ne peut plus répondre à ça. Alors je recule d'un pas, le coeur battant contre mes côtes, me sentant comme un oiseau piégé. Peut-être, finalement, que l'issue est de retourner à la salle de jeu, pour m'y réfugier.


"Je vais devoir ne pas te donner le choix", dit l'ombre avant de laisser un silence entrecoupé d’un souffle mesuré.


Loin des pulsations erratiques de la panique, loin de la nervosité désordonnée d’un voleur de bas étage. Ce n’est pas un amateur qui se trouve face à moi : c'est une personne entraînée, et qui connaît mon nom.


"Si c'est Reginald Hargreeves qui t'envoie, tu peux lui dire qu'il peut se mettre ses invitations dans le-"


Il ne faut qu'un battement de paupières pour que son bras s'enroule autour de moi, sa prise aussi ferme que si elle avait été faite de métal. Impitoyablement, me retenant captive sans que je puisse me dégager. Mon corps se débat, mon coude frappe dans le vide, mes ongles cherchent une prise, mais l’étau ne cède pas.


Soudain l'odeur âcre d'un tissu imbibé envahit ma sphère olfactive, et mes muscles se relâchent malgré moi : lourds, plus étrangers à mon être que jamais. Le monde se plie autour de moi, s’éloigne, s’étire, s’embrume. Le contrôle de mon être m'échappe, plus terriblement que jamais.


"Sombre crevard", dis-je avec la dernière étincelle de lucidité qui me reste. Et dans les ténèbres qui me saisissent, je l'entends à peine me répondre :

"J'ai toujours adoré faire le sale boulot".


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Notes :


La série est explicitement située dans le temps en 2024. Étant née en décembre 2019 (Lila était 3-4 mois de grossesse en avril 2019), Gracie devrait fêter son 5ème anniversaire, pas le 6ème, mais - comme pour Claire - les showrunners ont pris le parti de glisser un décalage d'un an, pour des raisons pratiques, certainement. J'assume de ne pas corriger cette incohérence ici, mais plutôt de la souligner.


J'ai aimé plus développer Ben, ici. Dans la série, la Saison 4 abandonne complètement sa relation avec Klaus, pourtant si importante au fil de toutes les autres saisons, même la saison 3. Je n'ai pas l'intention de laisser de côté cette dimension, ici, bien au contraire. Ben vous fera même possiblement... voir double.


Il semble que - cette fois - Viktor ne soit pas celui qui se fasse enlever le jour de l'anniversaire de Gracie... Non, Rin ne se fera jamais réembaucher par Rodrigo. Et à présent, cette saison va prendre un tournant...


Tout commentaire fera ma journée ♡

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