Une courbure de l'espace-temps (saison 4)

Chapitre 6 : Warren et Wanda

5248 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a environ 2 mois

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 4, quelques jours avant le début de la Saison 4. 


Soundtrack suggérée : Sting - Englishman in New York ; David Guetta feat. Sia - Titanium.


TW: 'maladie' affectant un enfant.


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Mercredi 11 décembre 2024


Claire n'a pas connu d'autres résurgences de souvenirs intrusifs, hier soir.


La soirée s'est terminée tranquillement : nous avons dîné, initié la Claire à 'Attack of the Killer Tomatoes' - transmission du patrimoine culturel intemporel oblige - puis elle a été se coucher avec le sourire. Plus joyeuse que les soirs où elle restait en tête à tête avec sa mère, je l'ai bien compris.


Le calme est tombé sur la maison d'Allison, sur les parquets et les tapis. La télé a continué à chuinter tranquillement. Et Klaus et moi avons vraiment réalisé qu'envers et contre tout, nous nous retrouvions pour de bon à nouveau sur le même canapé. 'Déjà', pour moi. 'Enfin', pour lui.


J'ai bien dormi, cette fois. La maison est lumineuse, au matin, même si le café n'est pas bon. De la neige a à nouveau constellé les trottoirs, au grand désespoir de Klaus qui a un moment envisagé d'emprunter les genouillères de roller de Claire. Et puis il a fait son yoga, consulté les oracles avec ses cartes pour sonder la teneur de sa journée, écouté une cassette de développement personnel qu'il a - paradoxalement - lui-même enregistrée… et enfin, il a décidé qu'il allait prendre son courage à deux mains.


Nous avons laissé Claire à la porte jaune du bus scolaire, après que son oncle lui a fait vérifier trois fois qu'elle n'avait pas oublié ses lingettes désinfectantes et son spray anti-agression. Elle lui a jeté au nez qu'il était 'une flipette', puis elle a disparu avec ses amies, sur les sièges du fond.


Nous avons repris le bus de ville, de notre côté, et j'ai encore questionné Klaus sur l'éventualité de la construction d'un métro, dont il n'a jamais entendu parler, alors que des projets d'urbanisme délirants poussent de tous les côtés.


Dans le lointain, sur la skyline déjà encombrée de gratte-ciels comme une forêt, l'une des tours les plus hautes du monde vient d'être livrée. Noire, certainement visible par temps clair depuis le Maine. Hargreeves Tower, comme on la nomme, culmine au-dessus de la mégalopole en mutation, comme une autre ville, verticale et suspendue.


Klaus avait un client à dix heures, pour une séance de ouija. Il a passé ses soieries moutardes et ses pantalons hippies, tracé 'Hello' et 'Goodbye' au feutre sur ses mains, puis a disparu dans son cabinet.


Luther a préparé une chambre pour moi : de nouveau celle qu'occupait autrefois Diego. J'y suis habituée pour y avoir dormi en 2019, j'y suis presque attachée. De longues lézardes courent sur les murs, à présent, mais il a fait de son mieux pour la rendre accueillante, malgré les 'anomalies' que j'ai pu relever ici aussi. Sur le tabouret, il y a des piles de magazines de lucha libre des années 90. Au-dessus de la fenêtre, une fléchette rouillée est plantée dans le mur. Et sous le matelas, j'ai trouvé une liasse de dollars, et un ticket de scores de bowling. Alors que Diego n'a techniquement jamais vraiment dormi ici, dans cette réalité.


En parallèle, Luther a fait le ménage dans l'ancienne chambre de Ben. Ce n'est pas reluisant non plus, mais ce serait sûrement plus confortable que les cellules du centre correctionnel de sécurité minimum d'Avalon.


Et moi ? J'ai téléphoné à Rodrigo. Mon ancien patron, à la quincaillerie. Celui qui est en manque chronique de personnel à payer au black. Celui qui m'a toujours embauchée, en m'ayant oubliée à chaque fois.


Je pense que ce n'est plus un mystère pour personne : je déteste rester longtemps sans travailler. Sous toutes les Apocalypses, au travers de toutes les époques, j'ai toujours cherché à gagner ma vie, peut-être pour la formidable pulsion d'indépendance qui fait partie de moi. Peut-être aussi parce que de chercher du travail a toujours été un moyen pour moi de m'insérer très vite dans les nouvelles timelines où je me voyais projetée. Celle-ci ne fera pas exception.


J'ai obtenu un entretien d'embauche pour demain, en fin d'après-midi. C'est parfait, car je pourrai ainsi aller à l'anniversaire de la petite Gracie, née en décembre 2019. Cette môme qui a été conçue deux timelines en arrière, dans les années 60, à Dallas, et que je n'ai connue que brièvement, comme une petite lumière d'énergie dans le creux de l'abdomen de Lila.


Klaus est stressé à l'idée d'y aller. C'est la première fois que Diego et Lila organisent son anniversaire en y conviant toute la famille, et il craint 'l'implosion des non-dits, l'accumulation de boissons alcoolisées, les jugements et les virus en milieu confiné'. 'L'aller simple pour Trigger-town', dans ses mots. Moi, je crois que c'est un pas énorme en avant, étant donné qu'ils n'ont pas été tous au même endroit depuis l'enterrement de Cinq.


Bon sang. Je n'arrive pas à intégrer ce fait là.


Luther a vendu la mèche quant au fait que j'étais revenue. Lila m'a appelée à Hargreeves Mansion ce matin, avec un enthousiasme touchant dans son accent british et sa voix, alors que nous nous sommes littéralement parlées trois fois. J'ai décroché pour cette journée de déjeuner chez eux, et Diego me ramènera à Hargreeves Mansion ce soir, dans ce que j'ai compris être à la fois son véhicule et l'une de ses plus grandes fiertés.


Une nouvelle fois, je me retrouve à être à la fois heureuse, et à avoir la trouille de ce que je vais trouver. Mais j'irai, oui, j'irai.


Quelques jours à peine, et eux aussi m'ont manqué.


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13h07


"Kha, Rin, tū̃ bilkul patlī aĩ!"


Je ne comprends pas le pendjabi, et pourtant, je souris à Anita, la maman de Lila, qui est en train de me servir avec à la fois gentillesse et jugement. Elle a l'air de penser que je suis dénutrie, et au fond elle a peut-être raison : je ne sais pas à quand remonte mon dernier repas décent. Au mariage de Luther et Sloane, sûrement.


Je remercie, mes yeux balayant la longue tablée installée dans la salle à manger de Diego et Lila, dans leur petite maison d'Oakwood Avenue. Me retrouver ainsi propulsée dans un déjeuner de famille est quelque chose qui m'a toujours été étrange, comme à mon premier jour à Hargreeves Mansion. Et Diego, lui, m'émerveille, par le fait que - lui - a appris le pendjabi.


Au centre de la table, trônent des plats de dal tadka doré mijoté à la perfection, d'aloo gobi de pomme de terre et dechou-fleurr, et du raita aussi frais qu'il l'était lors de nos voyages avec les 'Enfants'. Je pourrais me lover dans ces parfums de cumin, d'ail et de cardamome. Et, factuellement, tout le monde m'a accueillie à bras ouverts, sans me poser aucune question.


"Tante Rin ! De l'eau !"


Ciel. Elle aussi m'appelle comme ça. Il n'a pas fallu longtemps à la petite Grace pour m'étiqueter comme le maillon faible de cette histoire. Les enfants sont comme les chats : ils repèrent les gens qui les aiment le moins, et les collent comme pour les rallier à leur cause. Elle a des yeux immenses, comme s'ils avaient déjà beaucoup vécu. Et elle a cet affront qu'on peut avoir à cinq ans.


"De l'eau S'IL-TE-PLAÎT. Carajo, Gracie!"

Le petite se ressaisit, soudainement désolée.

"De l'eau s'il-te-plaît-carajo, tante Rin".


Je ris doucement en la servant, et je me penche vers son père tandis qu'elle emporte son verre d'eau.


"Tu jures en castillan, toi, maintenant ? Ta diction est parfaite".


Le fait est que Diego parle initialement aussi peu cette langue que le pendjabi. Il a été élevé par un père à l'accent londonien, que je soupçonne avoir adopté cette couverture britannique pour mieux camoufler qu'il était un alien en Amérique du Nord, à l'instar de Sting dans Englishman in New-York. Mais Diego lisse sa petite moustache.


"Je suis dans mon élément, dans ce quartier latino. Il faut croire que mes instincts ont pris le dessus. C'est très bon pour mes affaires. On a de bons rapports de voisinage, même si mon nom sur la boîte aux lettres est Pitts-Gill pour ne pas attirer l'attention".


Factuellement, le nom Hargreeves ne doit pas être facile à porter, dans cette version de The City.


J'ai été impressionnée de découvrir les activités de Diego et Lila, avant le déjeuner. Diego exerce le métier de détective privé indépendant, ce pourquoi je suis convaincue qu'il excelle. Il a essentiellement une clientèle de quartier, se présentant pour des affaires de familles, ou de litiges professionnels. Ses contrats l'occupent sur l'équivalent d'un mi-temps. Et l'autre moitié de son temps… m'a encore plus épatée.


Accolée à leur maison modeste mais coquette, se trouve un hangar assez vaste, qu'ils ont racheté en 2021. L-dedans, ils ont ouvert ce que je pourrais qualifier d'académie de self défense, donnant dans des disciplines aussi variées qu'efficaces.


"Tu faisais quoi, comme boulot, avant de devenir Privé, et El Maestro de tout le quartier ?"


J'ai vu les ados défiler devant le hangar, et même les gamins en kimono. Les cours vont du karaté au krav maga, en passant par le hand-to-hand, l'aikido, l'hapkido et le jujitsu. Lila, elle, donne dans le systema, le sambo et le muay Thai, en y mêlant des techniques de gymnastique ultra souples et bourrines. Quand la petite Gracie est sortie de son cours, j'ai regretté de ne plus pouvoir me téléporter. Et tristement - dans le monde qu'est en train de lui construire Hargreeves - tout ça pourrait bien lui servir. Diego prend une grande cuillère de dal.


"J'étais coursier pour une société de livraison de colis, mais j'étais à deux doigts de me faire recruter par la CIA. A deux doigts".

Mes sourcils se pincent un peu douloureusement.

"Par l'entremise de Cinq?"

Il hoche la tête.

"J'ai toutes les compétences. Il devait leur faire passer mon CV. Il me l'avait déjà promis trois fois. Mais tu sais ce qui est arrivé".


J'acquiesce tristement, et une ombre passe sous ses sourcils. Pourtant, il finit par secouer la tête, tandis que le reste de la famille commente les infos qui passent à la télé. Je n'ai pas le temps d'écouter, mais il semble que l'arbre centenaire d'Argyle Park - foudroyé depuis vingt ans - a soudainement repoussé.


"Ça nous a secoués", admet Diego, "Et nous n'allions pas bien, à l'époque. Gracie… C'est dur, les mômes, tu sais. Encore plus les deux premières années. Et quand je dis dur, j'entends par là que tu as envie de t'enfermer dans les wc - parfois - juste pour être tout seul. Ou pour crier".


Il regarde en direction de sa fille, qui est en train de jouer plus loin à donner des coups de pieds dans les coussins du canapé.


"Gracie ! Tu sais que tu ne peux taper sans tes protections !"

Il peste un peu, puis en revient à moi.

"On était au bout, Lila et moi. Je ne sais vraiment pas combien de temps on aurait tenu avant d'imploser, ou avant qu'elle retombe enceinte dans l'espoir que ça arrangerait quoi que ce soit. Mais finalement, ce qui est arrivé à Cinq…"


Je relève les yeux de mon raita.


"Ça nous a rapprochés. J'ai plaqué mon boulot et je me suis aussi lancé comme Privé. On a craqué les économies, on a racheté le hangar en ruine, à côté. On a commencé petit, et on l'a rénové et équipé à mesure que les élèves s'inscrivaient et que mes contrats s'installaient. Ça nous a sauvé, oui. J'aurais juste préféré que cet enfoiré ne se fasse pas butter, pour pouvoir être témoin de tout ça".


Mon regard se perd quelque part sur le poignet de Lila, où elle porte un bracelet de larges perles, semblable à celui qui symbolisait déjà sa relation à Diego avant le reset. Oui, ils me semblent plus soudés que jamais.


"J'admire ce que vous avez construit", lui dis-je. "Vous avez toute votre place dans ce quartier, et je suis sûre que vous faites beaucoup de bien aux gamins du coin".

Peut-être que j'aurais eu besoin de ça, moi aussi, quand j'étais ado.

"Stan. Stan se défoulait beaucoup comme ça. 'Cobra Kaï style'".


Je souris à Diego. Même s'il a compris que ce môme n'avait jamais été son fils, il le porte toujours dans son coeur, lui qu'il a vu de ses yeux se faire emporter par le Kugelblitz. Et si j'ai bien compris, il a donné à Gracie son second prénom en souvenir de lui.


"Être père, ça te va bien aussi", lui dis-je gentiment, ce que je pensais en réalité déjà, entre les murs de l'Hôtel Obsidian.


Diego est ainsi, surprenant par son côté solitaire, mais également épanoui en meute. Il a cette fibre protectrice, cette bienveillance, cette affection, tout en étant capable de poser des limites fermes. Il attache de l'importance à la justice, et ses valeurs sont honnêtes même s'il est entêté et enflammé. Je n'ai pas d'expérience en la matière, mais il me semble réunir beaucoup des ingrédients qui ont manqué à Hargreeves, mais dont il a fait bénéficier Klaus, d'une certaine façon. Ses yeux se plissent de façon indéchiffrable.


"C'est plus difficile que ce que je croyais", dit-il avec une douleur qui attire mon attention. Mais il décide que l'humour est la meilleure façon de traiter ça. "Un seul de ces monstres suffit amplement. Imagine : tu fais le second, et ce sont des jumeaux".


Tout le monde rit, autour de la table, comme si c'était absurde, tandis que - dans le salon - Gracie accomplit un double coup de coude retourné à une peluche géante de requin.


"Gracie ! C'est le bras que tu t'es cassé l'an dernier !"


Malgré tout, je peux sentir qu'ils ont trouvé un équilibre, une forme de paix dans laquelle ils m'entraînent sans effort, juste en m'ayant invitée. On m’inclut dans les derniers préparatifs pour la journée d'anniversaire de la môme, demain, comme si j'avais toujours été dans le paysage. On me questionne sur ma propre enfance, et sur mon installation en cours à Hargreeves Mansion.


Le dessert est du phirni au safran et aux amandes, servi par Anita dans un grand bol en terre cuite. Je le rapproche du kheer que je mangeais à Varanasi, la saveur discrète de l'eau de rose me transportant en des temps et des lieux qui n'existent plus.


Je me surprends à être profondément heureuse d'être avec eux tous, constatant que nous pouvons effectivement finir par nous installer quelque part et y trouver une forme de 'bonheur'. Je refoule l'idée que ceci puisse être menacé par la culmination d'Hargreeves Towerau-dessuss de The City, ou par les anomalies spatio-temporelles égrainées par la télé.


Je profite juste de ce repas, et je m'autorise à aller bien.


Et tant pis si ça ne doit pas durer.


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18h06


"On se voit demain", me dit Lila sur le pas de la porte, tout en plaçant entre mes mains un tupperware rempli de restes du repas.


"Pas la peine d'apporter un cadeau, hein, on ne sait déjà pas où mettre les jouets. Si une seule peluche de plus passe cette porte : j'y fous le feu".


Je m'amuse beaucoup de la voir en tant que maman. Elle est objectivement crevée, et ce d'autant que ses journées de boulot sont intenses, mais Lila a toujours eu cette énergie quasi-sauvage, qu'elle me semble bien canaliser dans la dualité de sa nouvelle vie, entre baston et canapé.


"Ok, ok", lui dis-je en faisant un pas vers le van de Diego, qu'il est en train de faire chauffer sur la route enneigée. "De toute façon, je suis fauchée, tu sais, je viens d'arriver. Je devrai partir tôt, demain soir, j'ai un entretien d'embauche juste après, j'espère que ça ne-"


"Aucune importance. Si tu as survécu à une horde d'enfants dans une salle de jeu, à te nourrir principalement de Skittles et de pâte à sucre, tu vas déchirer pour obtenir ce boulot".


Je souris, très franchement émue d'avoir passé cette journée avec eux, ce que Lila remarque peut-être, car elle me donne une tape solide sur l'épaule.


"Salue Luther, et fais une grattouille derrière les oreilles de Klaus. Bon sang, ce qu'il doit être content que tu sois revenue. Dis-lui que s'il ne vient pas demain, je lui expédie des colis piégés aux mouchoirs sales de la gamine.


J'acquiesce.


"Il va venir. Allison nous déposera avec Claire…"


Sur mon visage, Lila peut lire que je doute qu'Allison entre pour les saluer, et elle a l'air déçu. Je sais qu'elle l'a appelée, pour organiser cet anniversaire, qu'Allison n'a pas répondu et l'a laissée enregistrer un message sur le répondeur automatique.


"Elle est gonflante", dit-elle. "Tout le monde s'en fout, maintenant. Moi, je m'en fous".


Je ne pense pas que Luther le vive aussi bien. Mais de tous, Lila est sans doute - après Klaus - celle qui a le moins de chance d'avoir tenu rigueur à Allison de quoi que ce soit. Elle-même a historiquement déchaîné un tel chaos qu'elle tient rarement rigueur à quiconque pour quoi que ce soit. Et enfin, il faut bien l'avouer, elle a amplement profité de ce reset pour elle aussi 'vivre sa vie'.


"Soyez à l'heure", me crie-t-elle tandis que je m'éloigne, "c'est l'enfer pour se garer, là-bas. DIS A KLAUS QU'IL Y AURA UNE PIÑATA !"


Je ris en me retournant pour lui faire un petit salut, alors que je rejoins Diego dans la lumière des phares de son van. Un modèle antique de Volkswagen Vanagon T3 blanc, orange et bleu qu'il a rénové jusqu'à le faire lustrer, et sur lequel il a collé de nombreux stickers de lucha libre.


L'arrière comporte une place pour Gracie, et tout un équipement lui permettant d'aller enseigner les arts martiaux de façon itinérante, jusque dans les quartiers les plus défavorisés. J'admire réellement son engagement, et il s'en doute sûrement, tandis que je me glisse sur le siège passager à côté de lui.


"Il y a des mômes qui ne peuvent se déplacer jusqu'à Warren", dit-il, et je penche la tête en bouclant ma ceinture.

"Warren ?"

"Warren the Warehouse, c'est le nom de notre dojo. En l'honneur de Warren Worthington III a.k.a Archangel. Et le van s'appelle Wanda. Pour la Sorcière Rouge. Ça agace Lila, mais je ne changerai pas".


Warren et Wanda... J'éclate de rire. J'avais remarqué, dans son salon, que Diego passe le fric de ses loisirs dans les comics Marvel et les jeux de fléchettes. Après tout, Klaus appelait bien notre bus Priscilla. Nous faisons un dernier au revoir à Lila et ses parents, qui nous saluent depuis le perron.


"Vous passez beaucoup de temps avec Anita et Ronnie, n'est-ce pas ?"


Je viens de demander ceci avec précaution, parce que je ne sais pas s'il est aisé ou non de composer avec une présence aussi forte des beaux-parents. Je sais de quelle façon ils sont revenus, au moment où Lila a copié le pouvoir d'Allison pour les réimplémenter près d'elle dans la réalité née d'Oblivion. Elle qui avait été arrachée à eux, enfant. Diego hoche la tête.


"Depuis que les affaires marchent bien, ils n'habitent plus chez nous, mais un peu plus loin dans la rue. Ils s'occupent beaucoup de Gracie quand nous, on bosse, mais on a nos espaces, tu vois. C'est beaucoup mieux comme ça. Ça évite… de devenir complètement cinglé".


Je peux sentir que ça n'a pas été facile, et que - malheureusement - une fois de plus la mort de Cinq a été un tournant. Un mal pour un bien, littéralement, même si la peine de tous est encore à vif. Toutefois, j'ai bien conscience que Anita et Ronnie ont aussi été 'forcés' dans cette réalité, à partir de souvenirs lointains de Lila, alors je demande avec prudence :


"Ils vont bien ? Je veux dire…"

"Est-ce que leur mémoire pète les plombs ?"

J'acquiesce, et le regard qu'il me rend est une réponse en soi.

"Oui. Il y a des jours où c'est très dur".

Diego ne dit rien pendant un instant, puis il ajoute, très bas :

"Mais il n 'y a pas qu'eux".


Je tourne la tête, interrogative, comprenant tout de suite que quelque chose ne va pas, derrière l'apparente joie que j'ai ressentie aujourd'hui.


"Gracie...."

Mon estomac se pince, mais Diego continue.

"Elle souffre elle aussi d'une forme de mal de l'espace-temps. Qui n'est pas lié à ces anomalies, nous le pensons… mais au fait qu'elle a été conçue en 1963".


J'y ai pensé, en la voyant : au fait que sa gestation avait connu le voyage vers 2019, puis une réimplémentation dans le reset, en tant que passager clandestin de Lila. Je crois que j'avais chassé la question de mon esprit, que j'avais voulu croire que cette naissance hors-norme n'aurait pas de conséquences. Mais elle en a, et de nouveau, c'est le résultat de nos actions.


"Quels problèmes ça lui pose ?"

Diego secoue la tête.

"Des problèmes de femme de soixante ans. L'âge qu'elle aurait en réalité aujourd'hui. De l'hypertension, des os fragiles, une thyroïde en vrac. Le sport qu'elle fait l'aide beaucoup, il est crucial pour elle. Mais on se doute bien que tôt ou tard ça va nous péter entre les doigts. Possiblement avant même ses dix ans".


Je baisse les yeux, je ne dis rien. Ce qui arrive à Claire et à Gracie me crible de peine, et je me dis, moi aussi, que cet espace-temps abimé est un fléau.


"Je suis contente d'être là pour son anniversaire, demain", lui dis-je parce que plutôt que d'attendre la mort, je crois que ce dont tout le monde a besoin est de faire comme eux aujourd'hui et demain : de célébrer la vie.

"Nous aussi", me dit-il en souriant.

"Et de continuer ce qu'on fait de mieux, chez nous : botter des culs".


Nous rions doucement, cherchant à nous faire du bien mutuellement par là, et Diego tourne de nouveau les yeux vers moi brièvement, avant de refixer la route. Quelque chose lui brûle les lèvres, sous sa fine moustache. Et il finit par le lâcher.


"A ce sujet, tu sais, Rin... Les cours de karaté ne sont pas exactement la seule activité qui ait lieu à l'intérieur de Warren the Warehouse".

Je souris en coin.

"Ah bon ?"

"Tu vois, Lila et moi..."


Il change de piste sur l'autoradio, pour arrêter la playlist insupportable de Gracie et mettre la sienne, commençant par Titanium, de David Guetta et Sia.


"On a fédéré quelques volontaires pour mettre en place une escouade de vigilantes de quartier".


Factuellement, je n'en suis pas étonnée. Le complexe de super-héro de Diego a toujours été bien au-delà de ses pouvoirs, et ses activités de Privé ne suffisent certainement pas à le défouler pleinement. Je sais qu'il est contestable de faire justice soi-même, mais je me doute que celle de l'Empire d'Hargreeves doit être corrompue jusqu'à sa moelle. Je me recale dans mon siège, dans la pénombre de Wanda et les lumières de la ville qui défilent.


"Vous avez des dossiers croustillants, dans ce petit quartier ?"


Il hausse un sourcil, à la fois mystérieux, sérieux et préoccupé. Et je réalise, alors, qu'il ne me parle pas de ça juste en tant que conversation de fin de soirée. Wanda accélère.


"Nous surveillons depuis un moment des groupuscules de parole à connotation sectaire, que nous infiltrons. Qui viennent pour partager leurs témoignages de souvenirs intrusifs, d'apparitions ou disparitions de lieux… ou d'objets qui seraient des preuves de l'existence de timelines multiples, et abimées".


Les basses de la musique, sur l'autoradio, font trembler les vitres de Wanda.


"Cinq aussi enquêtait sur eux... Luther m'a parlé de ça".

Diego me regarde brièvement.

"Ils sont tous rattachés à un courant pro-apocalypse qu'ils désignent entre eux sous le nom des 'Gardiens'".


Je prends une grande inspiration, essayant de rassembler les morceaux. Si tous ces phénomènes sont aussi fréquents qu'ils semblent l'être, alors il n'est pas si étonnant que la chose attire l'attention. Mais dans les mots de Luther, j'ai eu l'impression que ces groupuscules étaient capables d'aller très loin.


"Pro-apocalypse..."

Diego acquiesce, dans la lumière des phares de voitures qui passent sur l'autre voie.

"Les Gardiens sont dévots et prosélytes, ils n'attendent pas seulement la Fin du Monde : ils la voient comme un phénomène naturel purificateur. Une vision tordue d'un prétendu équilibre".


A ce mot, un long frisson remonte mon dos. Je regarde de nouveau la route qui défile, au milieu des immeubles abandonnés ou encore occupés. Voilà qui me semble moins candide, quelque part, que le culte sexuel de Klaus. Dans ma tête, les pensées se bousculent au même rythme que nous passons les lampadaires.


"Tu penses… qu'ils ont tort ? Qu'une apocalypse ne pourrait pas arriver ? Après tout ce que nous avons traversé, Diego, est-ce qu'il est vraiment raisonnable de balayer cette éventualité ?"


Il me fixe, un peu trop longuement sans doute, par rapport au fait qu'il conduit.


"Peut-être. La merde n'a jamais cessé d'arriver. Ce que je sais, c'est qu'ils sont organisés en mafia et violents, et que même s'ils ne sont pas très développés, leur noyau dur est prêt à commettre des actions extrêmes, voire létales, pour favoriser tout événement qu'ils jugeraient annonciateur de la fin des temps".


Des illuminés dangereux sur la forme, même s'ils ont peut-être raison sur le fond. Je comprends, maintenant, pourquoi leur milice Vigilante les surveille de loin. Et je repense aux soupçons de Luther.


"Ils ont fait le lien avec vous tous ?"

"Oui. Des traces de nous sont apparues partout. Au point qu'ils les nomment, ainsi que toutes les anomalies… 'L'effet Umbrella'".


J'imagine effectivement que le risque était élevé pour qu'un certain nombre des fameux artefacts anachroniques concerne notre passage dans les différentes timelines. Et Diego soupire.


"En dehors d'Allison qui est réapparue en Californie, nous sommes supposés avoir grandi dans cette époque aux bons soins du 'Foyer Hargreeves pour garçons égarés', financé par les 'oeuvres de charité' des élites".


J'ai vu cette inscription, à Hargreeves Mansion. Je la comprends, maintenant.


"Nous portons officiellement ce nom en tant que 'Pupilles de la Megacorpo', mais de fait, il n'est pas très difficile de remonter jusqu'à nous. C'est aussi l'une des raisons pour lesquelles nous tenons ces enfoirés à l'oeil : il est hors de question qu'ils nous emmerdent. Ou pire : Gracie ou Claire".


D'un coup, l'absence du nom Hargreeves sur la boîte aux lettres prend une nouvelle dimension. J'en tremble d'effroi. Diego change de voie, surveillant la sortie qu'il ne doit pas rater. Il n'est pas retourné depuis longtemps à Hargreeves Mansion, je peux le deviner, même s'il n'a pas perdu le contact avec Luther. Et il murmure assez bas :


"Si Cinq était encore là… il aurait possiblement cessé de dormir, pour infiltrer nuit et jour leur QG".


Diego est triste, je peux le sentir, même sans avoir accès à l'énergie qui transporte ses émotions. La perte de son frère, pour la seconde fois, est une blessure qui ne se résorbe pas, même après des années.


"Il aurait carburé au café et au beurre de cacahuète", lui dis-je avec un sourire, que j'aimerais être réconfortant.

Il ne bouge pas, ses mains sur son volant.

"Tu sais, c'est moi qui suis allé identifier son corps, après qu'il ait été trouvé".


Je reste un instant immobile et silencieuse, réalisant pleinement quelle douleur, quelle horreur a été la sienne.


"Je suis tellement désolée, Diego".


Son immobilité me fend le coeur, car je sens que cette vision hante encore parfois ses nuits. Alors je passe une main sur mon front, et je lui dis :


"Toi, tu penses que c'est plausible qu'un membre des 'Gardiens' ait fait ça ?"

"Je ne sais pas, mais on ne les lâchera pas avant d'avoir tiré ça au clair, Lila et moi".


Il quitte la voie rapide, et tourne dans Crescent Boulevard, où les anciens music-halls sont maintenant murés. Nous croisons un camion de salage rouillé, en prévision d'un nouvel épisode de verglas cette nuit.


"Je ne suis plus bullet-proof, Rin, mais je m'y connais encore en objets tranchants. Le connard qui l'a buté n'a jamais été retrouvé. Il n'a laissé aucune trace, c'était un pro. Mais moi, j'ai vu ce qu'il lui a fait".


Il irradie de colère.


"Je sais que c'est par une frénésie de dix coups qu'il a été tué. Avec une lame courte, extrêmement mince et perforante : un genre d'estoc fin comme un dard, mais pas très bien affuté". 


Il tourne ses yeux noirs et ardents vers moi, et ajoute tandis que Wanda se gare sous les fenêtres de la bâtisse où il a grandi :


"Crois-moi, si un jour je mets la main sur celui qui a fait ça à mon frangin, je lui ferai regretter d'être né".


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Notes :


En allant à la rencontre de Diego, Lila et leur famille, je continue dans ce chapitre à prendre les mêmes cartes initiales que la série, et les redistribuer : leurs trajectoires déviées par la mort de Cinq. Certains éléments s'imbriquent, de Wanda le van aux Gardiens, que Lila et Diego espionnent en tandem, cette fois.


Comme Klaus, Diego et Lila se réalisent à leur façon, malgré les difficultés rencontrées avec la petite Gracie, et 'l'Effet Umbrella' qui affecte les parents de Lila. La série n'a jamais exploré les potentielles conséquences de la grossesse spatio-temporellement hors-normes de Lila. Et Gracie est si peu exploitée dans la saison 4 que j'ai le champ relativement libre à son sujet.


Je sais, c'est doux-amer. Mais c'est que l'Umbrella Academy a toujours été.


Bientôt, nous célèbrerons son anniversaire, car elle est pleine de vie.


Tout commentaire fera ma journée ♡

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