Une courbure de l'espace-temps (saison 4)
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 4, quelques jours avant le début de la Saison 4.
Soundtrack suggérée : Ace of Base - Happy Nation ; Beyoncé - Single Ladies.
TW: Affection mentale affectant une adolescente ; conversation relative à l'éducation sexuelle et au consentement.
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Mardi 10 décembre 2024, 17h38
Le bus fend les quelques flocons qui tombent aujourd'hui, et la radio du conducteur ne diffuse pas de bossa nova aujourd'hui. Un peu grésillante, elle crache la mélodie de Happy Nation d'Ace of Base : ironique, si l'on considère la dystopie que nous traversons littéralement. Un acte de résistance musicale, peut-être.
Mes yeux se portent au défilé des ruelles résidentielles de Greenwood. Je regarde les gens sortir leurs poubelles, ou simplement promener leur chien. Ils essayent de vivre 'comme avant', mais même dans ces quartiers plus éloignés de l'hypercentre, la vie n'est plus la même.
Pour avoir lu le journal de façon extensive ce matin en finissant mon seul café de la journée, j'ai compris qu'Hargreeves était revenu sur un certain nombre de libertés et de droits, au nom de la 'prospérité'. Que l'insécurité explose, et que les Mothers of Agony ont une emprise sans précédent sur tous les bas quartiers. Mon coeur en est serré, mais au fil des timelines, j'ai bien compris ceci : il faut toujours lutter pour ses droits, et ne jamais prendre quoi que ce soit pour éternellement acquis.
"Sur cette ligne, il y a deux ans, un bus a pris feu".
Je n'avais pas réellement soupçonné ce que pouvait être de voyager en bus avec Klaus, depuis qu'il est en pleine conscience de sa mortalité. Quand je pense qu'il s'agit de ce même Klaus qui dansait au son de la cithare sur le toit de Priscilla, sur les longues routes de Baja. Celui qui entrait par les fenêtres arrières des bus de ville à vingt ans - alors que le véhicule était en marche - quand il n'avait pas pu rassembler assez de pièces pour se payer une carte sénior. Celui qui dormait la nuit en dessous de ces engins, contre le moteur, pour se réchauffer. Et aujourd'hui, il déplore qu'il n'y ait pas de ceintures de sécurité.
"C'est arrivé combien de fois, depuis 2019 ?"
"Une seule fois. Mais j'aurais pu être dedans : je prends cette ligne au minimum quatre fois par semaine pour aller chez Allison".
J'ai bien compris qu'il n'était pas utile d'essayer de discuter de statistiques avec lui. Les événements rarissimes lui semblent être démesurément probables, pour le simple fait que leur risque n'est pas nul. Même quand Klaus ignorait être immortel, il avait une forme de conscience empirique du fait que rien n'avait jamais de conséquence pour lui. Ce n'est que rétrospectivement qu'il a compris pourquoi il était encore en vie, et maintenant, chaque micro acte du quotidien lui semble être une prise de risque inconsidérée.
Nous avons fait quelques courses, et il a mis un temps infini à prendre en considération la pyramide alimentaire et les dates de péremption. Il dit que ça ne lui pourrit pas la vie, qu'il fait juste attention, ce qui est objectivement vrai. Mais tout, en revanche, lui demande plus de temps.
"Clairette est rentrée par le bus scolaire de 17h30".
J'hoche la tête. Sans grande surprise, Allison est restée à Cleveland, et plutôt pour une bonne nouvelle : elle a été retenue pour la seconde phase des auditions, pour un soap opéra médical. Un rôle secondaire mais intéressant, d'après elle. Klaus - qui adorait déjà ce genre de dramas du temps où il les regardait par-dessus l'épaule de Granny endormie - est d'avis que les réceptionnistes d'hôpitaux, dans ce genre de sitcoms, crèvent toujours l'écran, et qu'ils sont les premiers à à qui on demande des autographes en conventions.
Allison aurait objectivement pu reprogrammer sa carrière dans Oblivion : obtenir tout ça voire mieux, sans effort. Depuis que je la connais et malgré de multiples 'rechutes' je peux sentir son désir de mériter ce qu'elle a. Elle me semble de nouveau décidée à lutter contre elle-même, à donner à Claire une vie confortable, aussi, à la sueur de son front. Mais au détriment manifeste du temps passé avec elle.
Ce soir, comme si souvent, Claire est seule.
Allison nous a demandé de venir 'lui tenir compagnie', même si à son âge, elle pourrait clairement se débrouiller. Parce que la solitude ne fait du bien à aucun enfant, elle en a bien conscience, et elle s'en veut. Factuellement, si Klaus n'était pas aussi impliqué, cette gamine aurait clairement été élevée par son poste de télé.
"Quand je peux, j'essaye d'aller la chercher à l'arrêt de bus, parce qu'on ne sait jamais sur quel détraqué on peut tomber. Mais quand j'ai un client à 16h, je n'y arrive pas".
"Je suis sûre qu'elle est déjà tranquillement à la maison, Klaus. Elle a quatorze ans".
"Oui, oui, tu as raison".
Il est nerveux de ne pas contrôler pleinement la situation, alors je tapote gentiment son genou. Sa relation à Claire est admirable, et ce d'autant qu'il est le seul des Hargreeves à l'avoir développée. Ça ne m'étonne pas : cet attachement familial, Klaus en a toujours rêvé, en vain. Alors je compte sur Allison - cette fois - pour le considérer comme plus qu'une nounou à bas coût. Utilisé, une fois de plus.
"Allison m'a parlé des souvenirs parasites de Claire", dis-je avec précaution. "Du fait qu'elle voyait des fragments lunaires s'écraser sur la Terre".
Ceci, en soi, me préoccupe bien plus que l'éventualité d'une combustion spontanée du bus dans lequel nous nous trouvons, ou de croiser Dexter au coin de la rue. En 2019, Allison n'a pas pu être aux côtés de sa fille lors de la funeste première Apocalypse. Et alors que cette timeline a été reprogrammée pour être supposément heureuse et parfaite, les stigmates des précédentes réalités s'y infiltrent insidieusement.
"Elle en a moins que Ray. Mais ces visions de la Lune ne sont pas le plus difficile à vivre pour Allison".
"Il y a pire que ça ?"
Klaus serre contre son manteau en laine violette le sac à commission qui contient finalement du poulet, des pommes de terre et des brocolis. Nous approchons bientôt de notre destination, et il soupire.
"Clairette... évoque souvent l'époque où Allison la forçait à dormir, ou à manger. La contraignait à ne pas bouger de sa chaise, ou à se taire au supermarché. Elle a de la rancoeur contre elle, alors qu'elle n'a pas elle-même vécu tout ça".
Je comprends mieux la tension palpable que j'ai pu sentir entre elles, hier, qui ne relève pas seulement de la crise d'adolescence. Dire qu'Allison espérait repartir à zéro, un nouveau départ avec Claire, où aucune des Rumeurs qu'elle a utilisées sur elle dans sa petite enfance n'aurait existé. Et ce n'est visiblement pas tout, car Klaus secoue la tête tristement.
"Elle avait aussi une distance anormale avec Raymond. Elle ne l'intégrait pas comme son Papa. Sans doute parce que..."
"Parce que c'était Patrick".
Recomposer le présent à partir de morceaux du passé a des conséquences. Nos actes antérieurs aussi. Toute ceci, Allison l'a compris dans la douleur, et Klaus baisse les yeux.
"Tu sais, je lui en ai voulu, au début. De ne pas avoir ramené Dave, comme elle l'a fait pour Ray".
Je cligne des yeux. J'ai pensé à ça, moi aussi, hier soir dans son salon. Je lui en ai même voulu pour ça, pendant la phase finale d'Oblivion. Mais Klaus secoue la tête lentement.
"Ray n'allait pas bien, tu sais. Son inconscient avait... des interférences sur la ligne, qui le détruisaient".
J'acquiesce, parce qu'Allison me l'a expliqué.
"Il savait au fond de lui qu'il n'appartenait pas à cette époque, au point de voir sa santé mentale s'effriter comme un cookie rassi".
Il prend une grande inspiration, alors que le bus nous secoue, sur les chaos de la chaussée abimée.
"Les vies et les histoires des gens... ne sont pas des couvertures en patchwork qu'on peut se permettre de rapiécer, Rinny. Et aujourd'hui je suis soulagé, très soulagé, de ne pas avoir imposé à Dave un sort comme celui de Ray".
Mes épaules sont basses, j'en aurais presque la nausée. Peut-être parce qu'au delà de Dave, j'avais aussi espéré retrouver Granny, et maman. Mais Klaus a raison, douloureusement.
"Je comprends".
Sa sagesse me transperce, pour tout dire, comme à chaque fois qu'il exprime vouloir conserver son vécu avec Dave intacte, avec ses souvenirs comme seule bibliothèque, comme l'écrivait Huxley. Il appuie sur le bouton pour demander l'arrêt car le bus a déjà tourné dans Strathmore Boulevard, et nous descendons sur le trottoir glacé.
"Luther m'a parlé de groupes de gens qui traquent les anomalies temporelles, ce matin", lui dis-je. "Des complotistes illuminés. Est-ce que tu penses que la compagne du Dr Milligan était proche d'eux ?"
Il vérifie ses chaussures à légers crampons.
"Pas forcément. Sans être des activistes, beaucoup de gens ont remarqué que la matrice était buguée. Même des fantômes".
Nous chuchotons, mais il n'y a plus personne autour de nous : seulement un chat frigorifié qui nous regarde depuis le haut d'un muret. Et de toute façon, qui y comprendrait quelque chose à part nous ? Je referme mon manteau. J'ignore si Klaus a compris pourquoi nous en étions arrivé là.
"Le pouvoir de Ben", lui dis-je. "C'est lui qui aurait dû élaguer les timelines à la fin d'Oblivion, et-"
"Et Allison a fait démarrer la bagnole en arrachant la pompe, avant que le plein soit fini. J'ai pigé. Elle ne savait pas ce qu'elle faisait, aucun de nous ne le savait".
Malgré ses chaussures suréquipées, il a peur de se casser la gueule, alors je prends son bras. Nous avançons sur le trottoir verglacé, en direction de la maison où Claire nous attend. Et en s'accrochant en retour, il me confie :
"J'essaye d'être rassurant avec Claire, avec mes clients aussi. Mais en vérité, tout ça me fait encore plus flipper que l'aspartame, ou les ondes du wifi".
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18h57
'Up in the club, we just broke up
I'm doing my own little thing'
"Les mains sur tes hanches et les coudes en arrière, comme si tu avais des ailes de cygne féroce. Et tu remues les hanches. Comme ça".
'Decided to dip and now you wanna trip
Cause another brother noticed me'
"Ce n'est pas si facile, Oncle Klaus. En plus, le prof de sport nous a fait faire des abdos, ce matin".
'I'm up on him, he up on me
Don't pay him any attention'
"Enfin, Clairette, tu es souple, moi, mon dos est une planche et j'y arrive quand même. Paumes vers le ciel, maintenant ! Au-dessus de ta tête - attention à ne pas te prendre les pieds dans le tapis".
Depuis le canapé, je regarde Klaus essayer d'apprendre à Claire la chorégraphie, à la fois ravie de voir un peu de joie dans cette maison, et épatée par ses talents pédagogiques. J'ai refusé de participer. Je n'ai pas besoin d'être consciente de mon corps, le simple fait de le sentir exister est déjà assez pénible comme ça.
'Just cried my tears, for three good years
Ya can't be mad at me'
Dans le temps, il aurait mis des talons aiguilles. Mais maintenant, il a trop peur de se tordre la cheville, ou de s'ouvrir l'arcade sur la table basse.
'Cause if you liked it then you should have put a ring on it
If you liked it then you shoulda put a ring on it'
Malgré tout, tandis qu'il se déhanche et montre dramatiquement le dos de sa main dénuée de toute bague - il a toujours détesté ça - il me semble être plus lui-même que jamais.
'Don't be mad once you see that he want it
If you liked it then you shoulda put a ring on it'
Peut-être parce qu'il porte un crop-top emprunté à sa nièce au-dessus de son pantalon en velours violet. Peut-être parce qu'elle l'a maquillé juste avant. Peut-être parce qu'il vient de taper sur sa fesse et que - elle - vient de refuser de le faire. Et moi, je glousse sous cape.
'Oh, oh, oh, oh, oh, oh, oh, o-ohh
Oh, oh, oh, oh, oh, oh, oh, o-ohh'
"Tend un bras vers le bas, et puis l'autre. Non, pas celui-là : le bras opposé au genou que tu avances".
'Cause if you liked it then you should have put a ring on it
If you liked it then you shoulda put a ring on it'
"Tu es mal placé pour critiquer ma coordination des mouvements, Oncle Klaus: tu es aussi empoté qu'un chaton aveugle".
'Don't be mad once you see that he want it
If you liked it then you shoulda put a ring on it'
"PAS quand il s'agit de Beyoncé.
'Oh, oh, oh, oh, oh, oh, oh, o-ohh
Oh, oh, oh, oh, oh, oh, oh, o-ohh'
La cocotte-minute se met à siffler dans la cuisine, et il baisse le son de la musique avant de trottiner jusqu'à ses brocolis et pommes de terre, pour en vérifier la cuisson. Claire s'écroule sur le canapé à côté de moi, essoufflée, mais clairement de bonne humeur, malgré le sérieux ordinaire de ses expressions.
"Oncle Klaus ne rigole pas avec 'Single Ladies'".
Je ris doucement.
"Cette chanson fait partie de ses besoins vitaux. Si tu l'en prives trop longtemps, il devient ratatiné comme une plante que tu oublies d'arroser".
Elle s'étire. Visiblement, cette petite session de danse l'a aussi aidée à mettre derrière elle une journée compliquée d'école, comme en ont toujours les ados. Elle me regarde avec curiosité, comme si elle m'étudiait, une chose qu'Allison a aussi faite par le passé.
"Tu es comme Tante Lila, n'est-ce pas ?"
Elle n'a pas posé la question, hier soir, mais ça la travaille légitimement. Au fond de moi, il m'a fait plaisir qu'Allison me désigne comme 'Tante Rin', alors je lui souris tandis qu'elle remet ses grosses chaussettes en laine beige.
"J'imagine que la famille de coeur vaut au moins autant que celle des certificats de naissance".
Elle cligne des yeux longuement, puis attrape son thé glacé sur la table basse qui avait été poussée pour pouvoir augmenter l'espace pour danser.
"Il a toujours parlé de toi. Oncle Klaus. Il savait que tu allais revenir".
Je lui souris un peu tristement, puis je bois moi aussi.
"J'ai fait le plus vite que j'ai pu, il le sait".
Dans la cuisine, il continue à chantonner et se dandine en cuisant ses escalopes de poulet, dans un tablier le protégeant des projections d'huile. Avec également des gants de cuisine - des deux côtés - remontant jusqu'à la moitié de ses avant-bras. Il est hors norme pour moi de voir Klaus cuisiner, en crop top ou pas : de notre temps, il avait déjà du mal à ne pas oublier l'heure de la soupe populaire. Mais pour s'occuper de Claire et possiblement de Luther, il a manifestement appris.
"Il m'a souvent raconté vos voyages. Je n'arrive pas à croire qu'il dormait dehors ou s'est baigné dans l'eau du Gange. Maintenant, il désinfecte la baignoire avant de prendre sa douche".
"La vie est pleine de surprises".
Claire comme moi rions doucement, et je me rends compte que je me sens bien, ici, avec eux deux : pour la première fois depuis mon arrivée. Claire approche son thé glacé de ses lèvres.
"Il m'a aussi dit comment vous arpentiez The City, quand vous étiez ados. Il dit que tu lui as toujours 'sorti le cul des ronces', même quand il était désespérant".
"Tout ça est vrai".
"Y compris le fait qu'il était désespérant ?".
"Oui. Et je n'étais pas toujours facile non plus".
"Est-ce que c'est vrai qu'il s'infiltrait tout le temps par ta fenêtre ?"
Je souris, parce que je trouve touchant, quelque part, que Klaus ait évoqué ceci avec Claire comme un souvenir précieux, au cours des cinq années où il ne savait même pas où j'étais. Quand je pense que je lui ai pris la tête pour dix mois passés au Vietnam, alors que ce n'étaient que deux jours pour moi. J'hoche la tête.
"Il faisait ça quand il n'avait nulle part où aller, c'est-à-dire assez souvent. J'habitais avec ma grand-mère, ça la rendait complètement dingue".
"J'imagine. Maman me tuerait si j'infiltrais mon copain ici".
J'arque un sourcil avec un demi-sourire. Je commenterais bien sur le fait que nous n'avions pas quatorze ans mais dix-neuf, mais le fait est que je faisais des conneries bien plus dangereuses à son âge, à commencer par me téléporter dehors à deux heures du mat pour aller zoner avec des punks défoncés.
Le fait est que j'ai bien compris qu'Allison n'est pas au courant du fait que Claire a 'un copain', alors que Klaus oui. Je la vois bien, leur dynamique familiale à nouveau 'fonctionnellement dysfonctionnelle': je ne sais pas si c'est triste ou si c'est beau.
"J'aurais préféré m'étrangler que de le considérer comme mon 'copain'", lui dis-je en secouant vaguement la tête, vérifiant qu'il n'écoute pas. "Danser des slows merdiques, s'effleurer les doigts et se bécoter dans les coins, ce n'est pas mon truc. Ni avec lui, ni avec personne".
"Tu n'as jamais embrassé personne ?"
Je n'arrive pas à croire que j'ai cette conversation en écoutant du Beyoncé et en buvant du thé glacé. J'ai l'impression d'avoir à nouveau quatorze ans moi aussi, et d'être en pleine soirée pyjama. Mais Claire est clairement en train de s'engouffrer dans l'opportunité de trouver écoute et conseils auprès de moi.
"Oh si, je l'ai fait", lui dis-je gentiment. "Avec des gars comme des filles. Je me suis même forcée, en essayant de me convaincre qu'il le fallait. Je te jure : ne fais pas ça si tu ne le sens pas. Je confirme que je n'aime pas ça. Je n'aime même pas vraiment être touchée, pour être honnête. Ça me donne envie de casser la gueule aux gens".
Elle sourit, mais elle ne me juge pas, peut-être parce qu'elle a toujours eu cette licorne qu'est son oncle dans le paysage. Et elle a cet éclair d'intelligence dans les yeux, qu'elle tient en partie d'Allison.
"Tu ne cassais pas la gueule à Oncle Klaus quand il venait dormir avec toi".
Elle est maline - très maline - mais elle a quatorze ans, et elle n'obtiendra rien de croustillant de moi. Toutefois, il est sûrement bon que cette gosse sache que des modèles relationnels variés existent, dans cette timeline ou les autres.
"Ça m'agace, mais ton oncle a toujours eu le don de me ramollir", je lui concède. "Et je déteste me faire cajoler, mais je peux prendre soin des gens à l'occasion, et il en avait vraiment besoin".
"Il n'a jamais... demandé des choses que tu ne voulais pas faire ?"
Je fronce un peu les sourcils, mais le demi-sourire de Claire me rassure quant au fait que sa question ne fasse pas référence à une expérience personnelle douloureuse, de son côté. Elle a juste la curiosité légitime de son âge. Ciel. Si un jour on m'avait dit que je servirais de référente en éducation sentimentale et sexuelle à une ado à deux doigts de m'appeler 'Tata', je m'en serais étouffée.
"Bien sûr qu'il l'a fait".
Il ne sera pas nécessaire de lui raconter que, pendant longtemps, son oncle - qui a maintenant peur des bactéries sur les opercules des yaourts et de se percer le tympan en s'enfonçant un coton-tige dans l'oreille - avait une collection entière de jouets colorés de seconde main, et douze mètres de cordelette rouge, dans un sac à commissions.
"J'ai dit non, il l'a accepté, fin de l'histoire. C'est un concept élémentaire qui s'appelle le consentement".
Elle n'a pas non plus besoin de savoir qu'il était en général tellement défoncé qu'il oubliait souvent avoir déjà demandé, mais le fait est que Klaus a toujours été exemplaire quand il s'agissait de ne pas dépasser mes limites. Je me sens empotée, dans cette conversation, mais Claire boit de nouveau de son thé glacé, une expression indescriptible de soulagement sur son visage sérieux.
"Quand toi tu me parles de tout ça, ça sonne vachement moins angoissant que quand c'est maman".
Je soupire. Parce que je pense qu'Allison n'a pas toujours été du bon côté de l'histoire, au niveau du consentement, qu'elle a des regrets immenses, et qu'elle a paradoxalement très peur pour sa fille, maintenant.
"Ta maman... a eu une vie compliquée. Elle essaye de faire de son mieux avec toi".
Claire triture son pull, dont les manches trop longues ont avalé ses mains. Partout autour de nous, les photos d'elle avec Allison sonnent de nouveau tellement faux. Elle-même le ressent, je crois.
"Je sais... J'aurais juste voulu faire des trucs avec elle, de temps en temps. Et qu'elle essaye moins de contrôler tout ce que je dois faire ou ne pas faire. Je veux dire, je sais qu'elle fait ça pour me protéger, mais elle est mal placée pour me dire tout ça étant donné qu'elle n'est juste pas là. Et souvent... elle se comporte comme si elle ne me faisait pas confiance du tout".
Est-ce que cette crise de confiance et d'émancipation-dépendance est ce qu'on appelle la crise d'adolescence ? Je me suis demandée, hier soir, laquelle de Claire ou d'Allison était 'en crise', et je me pose à présent de nouveau la question. Claire est une bonne gamine. Elle a besoin d'être accompagnée, pas bridée. Et elle a vraiment besoin de parler.
"Genre, comme je te disais, si elle savait pour mon copain, elle pèterait les plombs. Je ne peux pas sortir comme je veux, les trois-quarts du temps, Oncle Klaus vient même me chercher à la sortie du bus scolaire. Tu te rends compte ? La HONTE".
Je me racle la gorge, parce que - sur le point de la sécurité routière - j'ai bien compris que c'était lui qui était flippé. Et - dans la cuisine - je l'entends couiner en évitant la vapeur à l'ouverture de la cocote.
"Je ne peux pas organiser de fêtes pour mon anniversaire ailleurs qu'à la salle de jeu. Comme Gracie après-demain à Lil'Monkeys, sauf que je n'ai plus cinq ans. Elle ne me laisse même pas partir en camp d'été".
Allison tisse encore des relations complexes avec le contrôle de sa vie et de ses proches. Même en étant absente le plus souvent. Cette fois, il s'agit de problématiques 'ordinaires', comme de nombreuses mères célibataires en rencontrent à l'adolescence de leur fille. Oui, je me revois en cet instant, au moment où ma propre mère a senti qu'elle perdait le contrôle de ce que j'étais. De façon exacerbée en raison de mes pouvoirs et de ma révolte, certes.
"Allison... a eu très peur de te perdre, par le passé".
Je n'aurais peut-être pas dû dire ça: Claire n'est pas supposée le savoir. Je l'ai prononcé malgré moi, et elle me regarde soudain avec quelque chose d'ardent dans son regard bien trop mûr pour son âge.
"Je sais pourquoi", me dit-elle, et je relève les yeux vers elle de façon interrogative et prudente. Une seconde passe. Une autre. Et puis sa réponse vient faire couler au fond de moi un long filet d'eau glacée.
"C'est à cause du temps où je n'existais plus, où je flottais dans le Vide".
"Quoi ?"
Mes épaules, d'un coup, me semblent peser une tonne. C'est une chose que d'entendre parler de ces bribes de mémoire intrusives, c'en est une autre que de les voir en direct remonter à la surface d'une jeune âme qui n'aurait pas dû eu avoir à les endurer.
Claire porte au fond d'elle l'entrechoquement des timelines. Sa courte existence est déjà abimée par toutes les vies et toutes les catastrophes que d'autres versions d'elle ont vécues. Comme Ray, comme l'aurait possiblement été Dave s'il avait été ramené. Comme tant de gens ici. Claire est entièrement immobile, maintenant. Et ses yeux bruns plantés dans les miens sans trembler, elle me dit :
"Tout était noir, et silencieux, et brisé. Je l'appelais, et papa aussi. Personne n'entendait, pas même Oncle Klaus".
Je déglutis avec peine. Je me demande l'étendue de ce qu'elle sait, de ce qu'elle a compris. Je me sens vide, face à elle, simplement certaine que de lui dire la vérité ferait plus de mal encore.
"Claire, rien de ça ne t'est arrivé à toi..."
C'est à la fois vrai et faux, et elle me fixe, son verre figé dans sa main.
"Pourtant, je sais que si. Je me rappelle de cette peur et de cette solitude. Comment tu peux affirmer que ce n'est pas arrivé, alors que je m'en rappelle aussi clairement que je te vois, toi, maintenant ? Ou alors, rien n'est réel du tout".
Je reste bloquée, assise face à elle sur le canapé, alors que le refrain de 'Single Ladies' reprend pour la énième fois, sur son rythme effréné. Je ne sais pas quoi lui répondre, pas sans lui faire encore plus de mal, en tout cas.
'Just cried my tears, for three good years
Ya can't be mad at me'
"Claire, c'est..."
'Cause if you liked it then you should have put a ring on it
If you liked it then you shoulda put a ring on it'
Mes doigts se crispent... Jusqu'à ce Klaus apparaisse depuis la cuisine et me regarde dans son tablier 'Kiss the Cook', sa cocotte fumante en main et son regard transparent sur le fait qu'il écoutait depuis plusieurs secondes maintenant.
"Tante Rin a raison, Clairette. C'est l'heure pour toi de mettre en marche la Sainte Trinité post-Beyoncé".
'Oh, oh, oh, oh, oh, oh, oh, o-ohh
Oh, oh, oh, oh, oh, oh, oh, o-ohh'
"Brocolis. Bain moussant. Berceuse".
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Notes :
Il est à la fois beau et difficile d'écrire Claire, un personnage que j'avais réellement envie d'étoffer, en lui donnant une dimension bien supérieure à ce qu'elle peut avoir dans la série.
Comme Ray, elle incarne pour moi toute la douleur de l'effet Umbrella, et de l'érosion des timelines résultant de leur multiplication et de leur entrechoquement. Avec ceci de plus qu'elle est une ado, qui devrait avoir toute la vie devant elle, sans être rongée par un passé qu'elle n'a pas vécu.
Et à la fois, elle a cette candeur qui fait que je suis déjà attachée à elle, moi aussi. Elle est très importante pour Klaus, elle lui a clairement donné une raison d'exister.
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