Une courbure de l'espace-temps (saison 4)

Chapitre 4 : Séance et Spaceboy

5231 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a environ 1 mois

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 4, quelques jours avant le début de la Saison 4.


Soundtrack suggérée : Toto - Rosanna ; U2 - I Still Haven't Found What I'm Looking For


TW: dépression.


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Mardi 10 décembre 2024, 13:01


'Séance'.


En voilà un nom que je n'ai pas souvent entendu, parce que Klaus n'aimait pas beaucoup le prononcer. Pourtant - dans notre version de 2019 - certains se souvenaient encore des pseudonymes sous lesquels étaient désignés les enfants Hargreeves. Plus ou moins grotesques, accordons-nous sur ça. Spaceboy, Kraken, Rumeur, Séance, Horreur... Des noms dignes d'une série de comics, inventés par leur père pour les interactions avec la presse, dont Klaus avait assez légitimement honte, même s'il fanfaronnait face-caméra.


Tandis que je le suis au travers du 'Salon des Enfants', et par delà un rideau de perles, je lève les yeux et regarde autour de moi, reconnaissant le coin à billard et baby-foot du 'Salon des enfants'. Celui qui avait été aménagé dans les soubassements d'Hargreeves Mansion, à partir de l'ancien local d'un boucher-charcutier rassemblé avec un petit laundromat.


Oui, le nom de Séance y est omniprésent : sur des affiches stylisées comme celle des foires foraines du début du XXᵉ siècle, entourées de guirlandes de loupiotes, au milieu de drapés de velours. Des lettres noires s'y enroulent sur fond violet et jaune, semblables aux moustaches de Dali.


Cette portion de pièce a été séparée de la cuisine par une grille couverte de tentures, et aménagée en ce qui sert de façon évidente de salon de spiritisme, avec une table ronde en pièce maîtresse, en son centre. L'ensemble est décoré d'un mélange hétéroclite d'inspirations du monde entier, à mi-chemin entre Salem et Varanasi. Les grands frigos et présentoirs réfrigérés sont toujours là, pleins d'un bric-à-brac occulte de jeux de tarots, d'oracles et de cristaux.


La vitrine et la porte donnant sur Rainshade Square sont toujours recouvertes de coupures de journaux empêchant la vue des passants. Toutefois, certaines ont été décorées avec des yeux dessinés, des mains, ou des symboles dont je n'ai jamais été familière, mais que Klaus adorait déjà quand nous nous sommes rencontrés. Factuellement, il s'est toujours intéressé à tout ça et pratiquait un peu, surtout le tarot, à ses heures.


"Wow", lui dis-je en m'approchant de la vitrine où sont entreposées plusieurs planches de ouija, présentant quelques variations entre elles, et faites de différentes essences de bois.

"Est-ce que je suis vraiment en train de comprendre ce que je crois ?"


Il me regarde et sourit, puis va refermer le soupirail avec lequel il a manifestement abondamment aéré l'endroit. Pas pour le purifier avant sa prochaine conjuration, non : mais pour éliminer les germes aéroportés qui pourraient le clouer au lit.


"Je n'ai pas beaucoup de temps pour t'expliquer, Rinny, elle attend déjà derrière la porte".

"Tu as ouvert un cabinet de spiritisme et de divination ?"


Il se saisit d'un carnet de cuir d'apparence artisanale, et va le poser sur une petite table basse annexe, de part et d'autre de laquelle se font face deux coussins.


"Je préfère me considérer comme un 'professionnel de la médiation en affaires post-mortem'", mais je me reconnais quand même dans ta définition".


Je cligne trois fois des yeux, car il a un petit recoin dédié à la comptabilité, éclairé par deux lampes dépareillées recouvertes de foulards oranges, comme il l'a toujours fait.


"Tu comprends, il n'y a pas grand-chose que je sache faire de mes dix doigts. Je connais bien ce secteur, à la différence de celui de la vente en supérette ou de la livraison de pizzas. Et puis..."


Il appuie sur une petite télécommande, et des sons de handpans s'élèvent immédiatement sur une chaîne hifi vintage cachée par un empilement de bols tibétains.


"Il se trouve qu'à la différence de Luther ou d'Allison, mon fond de commerce à moi est toujours là. Crois-moi, la mort est un domaine où le chômage n'existera jamais. Avec un nombre incalculable de gens galérant pour achever leur Grand Passage, et des moyens vieux comme le monde pour les aider à finir de trépasser tranquillement. Même sans mes ex-abilités, j'entends".


Factuellement, les fantômes n'avaient pas attendu Klaus pour exister, et le spiritisme non plus. Il connaît la psychologie et les besoins des défunts errant sans trouver le chemin du Vide mieux que quiconque, pour avoir été forcé de les écouter pendant près de trente-cinq ans. Mais ce qui m'étonne le plus...


"Tu invoques des esprits au quotidien ? Délibérément ?"

"Plus délibérément que jamais. Même si - tu sais - je ne suis pas tellement sûr d'être constitutivement fait pour travailler cinq jours sur sept, avec seulement une heure trente pour manger".


C'est clairement une petite révolution à son échelle, mais qui avait finalement déjà commencé avant Oblivion, lorsqu'il avait conjuré ma mère et David Bowie. Klaus a lutté toute sa vie durant avec son pouvoir, avec ses traumas, il les a surmontés au prix d'efforts incommensurables, et au travers de l'adversité et du deuil. Je ne saurais décrire à quel point cette nouvelle me rend fière de lui, à nouveau. J'avais tellement peur qu'il soit tombé très bas, et que la confiance qu'il avait gagnée en lui-même ait été balayée par la nouvelle donne de cette réalité.


Il n'en est rien. Bien au contraire, même s'il est en train de vérifier que son extincteur est bien armé, au cas où il y aurait un problème avec les bougies. Oui. Klaus a choisi délibérément de lier sa vie aux fantômes, cette fois.


"Allez, allez, va t'asseoir sur le zafu, là-bas au fond, et n'interfère pas, d'accord ? Ciel, heureusement que tu ne peux plus faire tous tes trucs dans l'énergie, tu aurais été pire que l'inspection du travail. Tu peux sortir quand tu veux. Et ne te crame pas avec la sauge qui est en train de brûler dans la coupelle".

"Oh, je-"

"Allez, allez".


Une seconde de plus, et je me retrouve assise sur le petit coussin de méditation, dans l'angle discret de la pièce : coincée entre sa sono, ses registres de compta et l'encensoir. La petite clochette en haut de la porte tinte tandis qu'il l'ouvre, et je l'entends saluer chaleureusement celle qui constitue son rendez-vous de début d'après-midi.


"Caroline ! Quel délice de vous revoir. Si on m'avait dit qu'un jour ça serait vous qui viendriez à ~mon~ cabinet..."


Je fronce les sourcils. 'Caroline' ? Est-ce qu'il a prononcé ce nom ? Et puis je la vois entrer, dans un manteau sobre et noir contrastant avec la flamboyance de soieries et de colliers qui l'accueillent. Elle a près de dix ans de plus que la dernière fois que j'ai été appelée pour recevoir les diagnostics de Klaus, à son bureau de la rehab de Lakeshore Hills. Le Dr Caroline Milligan, pourtant, n'a pas tellement changé dans cette remise à zéro de la réalité, et a toujours ses airs de Charlotte Rampling, avec un regard mûr, puissant et tranquille.


"Ça aurait été contestable, mais vous n'êtes plus mon patient, maintenant", lui dit-elle. "J'espère que votre frère s'adapte à son nouveau traitement".

Klaus soupire.

"Oh vous savez comment c'est. Il oscille. Un instant, il est pris d'une énergie euphorique, il ponce et vernit tout l'escalier, et l'instant d'après, il pleure devant un paquet de nachos vide. Mais c'est de vous qu'il s'agit aujourd'hui - oh ! Je vous présente Rin. C'est ma... stagiaire, pour un moment".


S'il ne se trouvait pas en situation professionnelle et qu'il n'était pas devenu mortel, je pense que je pourrais l'étrangler. Mais je salue poliment, d'un signe de tête. Caroline Milligan ne me reconnaît pas, bien sûr : dans cette réalité, Klaus ne m'a jamais désignée comme représentante de ses proches, et je n’ai jamais eu à subir les appels anxiogènes de la désintox.


"Asseyez-vous, j'ai préparé le carnet. Comme je vous l'ai dit, je pense que l'écriture spontanée est appropriée pour ce premier contact, mais je veux être certain d'avoir bien cerné la situation avec votre regrettée Susanna".

"Rosanna. Ça va faire un an maintenant".

"Oh, 'I can see your face still shining through the window on the other side, Rosanna, Rosanna'.


Tout en chantonnant Toto, Klaus cherche dans un tiroir, pour en tirer un stylo à encre fluide qui semble spécial à ses yeux.


"Je suis tellement désolé. Vous étiez ensemble depuis longtemps ?"

"1968".

"Oh. Quelle année. Oui. Je comprends".


Il l'aide à s'installer sur les coussins au ras du sol qui encadrent la table basse, et moi, j'observe en silence. J'avais deviné pourquoi le Dr Milligan était particulièrement ouverte et attentive, envers l'ensemble de ses patients, quelles que soient leurs histoires de vie, leur identité de genre et leurs attractions. Il m'est étrange de me voir propulsée d'un coup dans sa sphère privée. Pour moi, elle était sa thérapeute avant tout.


"Vous m'avez dit qu'elle était en permanence autour de vous, qu'elle cherchait à entrer en contact par le biais des journaux et de la télé ?"


Klaus s'installe face à elle en tailleur, touche légèrement ses colliers d'améthyste et de tourmaline noire, et je ne bouge pas. Outre le cas de cette femme qui - somme toute - est venue chercher de l'aide ici, je réalise que je le vois pour la première fois en train de travailler. Je veux dire, autrement qu'après-coup, pour venir le récupérer après qu'ils se soit fait arnaquer voire maltraiter, pour 'd'autres types' de services rendus. Et Milligan explique.


"Exactement. La télé s'allume sur des faits divers. Elle déchire des coupures dans mon abonnement à The City Daily. Elle continue de faire - finalement - ce qu'elle a toujours fait. Elle n'en démord pas".

"Vous pensez que c'est une tâche inachevée ?"

Caroline Milligan prend un moment pour choisir ses mots.

"Une conviction non démontrée, plutôt. Rosanna... était persuadée que nous vivions dans une ligne temporelle abimée".


Je fronce les sourcils, mais Klaus n'a pas l'air étonné. J'ai l'impression que des personnes dans cette situation, il en voit défiler régulièrement dans ce 'cabinet'.


"Elle avait des souvenirs intrusifs ?", demande-t-il, et je comprends que parmi sa clientèle, il y a aussi des gens qui essayent de se débarrasser de ça, en pensant à tort que ça a peut-être un lien avec l'au-delà.

"Non. Son frère en avait. Et elle... elle avait été confrontée à des apparitions de livres anormaux, en tant que bibliothécaire à la librairie d'Argyle".


Je repense aux 'anomalies' temporelles dont Allison m'a parlées. À ces immeubles dont la construction revenait en arrière. Alors, il y a aussi des objets, qui apparaissent de façon impromptue ? Et Milligan soupire.


"Je voudrais qu'elle trouve la paix, qu'elle laisse tout ça derrière elle. Mais je la connais : elle se serait battue jusqu'au bout pour comprendre, si elle n'avait pas fait cet AVC. Et je suis terrifiée, Klaus. Ses manifestations sont terriblement violentes. Angoissantes. Et elles ont toujours lieu la nuit".


Le silence se fait un instant, dans la musique apaisante et hippie qu'il a choisi de diffuser.


"Les fantômes ne contrôlent pas l'intensité de leur harcèlement, et ils nous atteignent mieux la nuit quand le reste du monde est silencieux. C'est une pulsion pour eux, comme l'envie de boire sur un gosier desséché".

Mes yeux se plissent un court instant, en l'entendant délivrer ces mots avec autant de calme.

"Si elle se manifeste à vous, c'est qu'elle vous fait confiance : vous êtes sa lumière, son ancrage, son espoir d'être écoutée".


Mes doigts se serrent, sous une forme d'émotion. Klaus a fait du chemin, oui. Peut-être qu'être délivré des voix spectrales lui a permis de réfléchir, et à regarder en arrière sans peur et sans haine. Si quelqu'un peut véritablement aider les fantômes à cheminer tranquillement vers l'au-delà, c'est probablement lui. Tout comme accompagner les vivants dans leur ultime accompagnement de leurs proches défunts.


"J'ai beaucoup nié que tout ce que Rosanna pressentait puisse être vrai. Nous nous sommes parfois disputées à ce sujet. Elle est partie, dans l’angoisse d’un espace-temps fissuré. D'un monde où les choses n’étaient pas à leur place, comme elle disait. J'ai essayé de la rassurer, de lui dire que tout allait bien, mais elle était convaincue du contraire, et elle est morte en se croyant ignorée".


Elle secoue la tête avec une peine immense, dans les fumées de sauge, de myrrhe et d'oliban. La douleur de Caroline Milligan est aussi grande que celle de Rosanna, sûrement. En vérité, je pense qu'il n'y a possiblement pas assez de sauge en ce monde pour l’apaiser. Et elle murmure :


"Aujourd'hui, quand je vois l’afflux de patients qui sont dans le même cas - même si les médias n'en parlent pas... je ne peux regretter qu'on en ait pas au moins discuté sereinement".

Klaus penche la tête.

"Peut-être que ça lui suffirait. Peut-être que ce n'est pas l'explication de ces anomalies, qu'elle veut, mais simplement être en paix avec vous, et avoir un signe du fait que vous la croyez".


Je suis touchée de l'attention avec laquelle il lui parle, tout comme de l'empathie qu'il déploie. Il sait de quoi il parle. Dave, en son temps, n'avait jamais eu la preuve du fait que les fantômes étaient réels, mais avait juste intégré cette partie de lui sans la juger. Sans doute, Rosanna aurait simplement souhaité ça, elle aussi, et ce d'autant qu'une part de ses 'croyances' était possiblement fondée. Oui. Chaque heure que je passe dans cette timeline me laisse un peu plus entrevoir à quel point elle est effectivement abimée, et quelle est l'étendue des dommages provoqués par l'incomplétude d'Oblivion.


"Je vais arrêter la musique, maintenant", murmure Klaus à Caroline Milligan tout en allumant trois bougies, dont il entoure le carnet sur la table basse. À l'intérieur, les pages n'ont pas de lignes : elles sont faites pour le laisser écrire en totale liberté.

"S'il vous plaît, ne renversez pas les bougies".

"Ça mettrait en colère Rosanna ?"

Il se racle la gorge.

"Non, le tapis n'est pas ignifugé".

"Oh. Bien sûr".


Milligan place ses mains sous la table et les croise sur ses genoux, visiblement tendue.


"D'abord, est-ce que vous êtes certaine de vouloir faire ça ? Pour certaines personnes, c'est une expérience troublante".

"J'ai bien réfléchi, oui".


Il remonte ses manches de soie jaune, et les attache avec un petit cordon.


"L'écriture automatique permet à l'entité, ici Rosetta-"

"Rosanna".

"Elle va permettre à Rosanna de communiquer avec vous, au travers de l'écriture manuscrite d'une personne réceptive. En l’occurrence, c'est plutôt moi".


Je peux lire sur le visage de Milligan qu'elle n'a longtemps pas cru à tout ceci, dans sa grande rationalité. Qu'elle se sent un peu ridicule et honteuse d'être aujourd'hui assise face à Klaus. Et lui, la rassure encore, avec une gentillesse et une patience infinie : en miroir certainement de ce qu'elle a fait un jour pour lui, quand il est venu chercher de l'aide pour gérer les addictions dans lesquelles il se sentait inlassablement re-sombrer.


Lorsqu'il a la certitude de son adhésion à la démarche, il place à côté des bougies un cristal de quartz clair, puis fait tranquillement sonner l'un de ses bols tibétain, signifiant par là à quiconque en présence que la séance a débuté. Alors, il saisit alors son stylo, et appuie la tranche de sa main sur le carnet où la pointe fait un petit point noir, avant une ample respiration.


Je sais ce qu'il fait, à présent, je l'ai vu s'y adonner des centaines de fois, depuis les ashrams de Rishikesh. Il se place dans un état semi-méditatif, profond, en tout cas. Une transe légère, qui ouvre la porte au contact, à présent. Des paroles inaudibles passent sur ses lèvres, en tout cas pour tout autre que lui-même et Rosanna. Le silence tombe, concentré. Et puis, d'un coup, il se laisse aller, ses muscles se relâchant comme s'il n'était qu'une marionnette de chiffon, attendant que ses fils soient tirés.


Je ne peux plus sentir l'énergie de la pièce, pas plus que quiconque en tout cas. Mais par sa posture, par ce que transporte l'air autour de nous, et peut-être par ces échanges non-verbaux dont les êtres sont toujours capables entre eux, je sens que quelque chose, dans la pièce, a changé. Il n'y a plus aucun pouvoir, là-derrière, pas plus, en tout cas, que celui d'autres médiums qui ont un jour exercé en ce monde. Peut-être doués de façon innée, mais surtout dédiés aux autres, vivants ou morts.


Klaus aime les gens, il a toujours été fort pour les comprendre, leur parler, les inspirer, c'était également criant du temps des 'Enfants'. Les manipuler, aussi, un peu, soit, mais il a de qui tenir.


Aujourd'hui, il est extrêmement sobre, en pleine possession de ses moyens, et je le vois réaliser un potentiel qui avait toujours été latent : celui d'aider les autres. Je l'admire, sans un mot. Et s'il gagne sa vie ainsi - même s'il ne déclare très certainement pas cette activité au fisc - je pense que ce n'est pas de l'argent malhonnêtement glané.


Lentement, sa main se met à bouger, traçant un premier mot que je ne pourrai bien sûr pas lire. Un second, un troisième, et toute une phrase, qui porte des larmes aux yeux du Dr Milligan. Je décide que ce qui va suivre est trop intime pour que j'en sois témoin, alors je me lève en silence.


Je salue cette femme qui ne me connaît pas, mais à qui je dois pourtant tellement. Je passe le rideau de perles, je fais un pas dans la demi-pénombre entre les tentures épaisses qui me ramèneront à la cuisine du 'Salon des Enfants'.


Je souris, dans l'odeur résiduelle de la sauge que portent mes vêtements.


Et dans ma poitrine, pour celui que l'on nomme ici 'Séance', s'entrechoquent toute mon affection, et tout mon respect.


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13h21


Je me souviens qu'à mon premier séjour à Hargreeves Mansion - dans la première version de 2019 que j'ai connue - la cuisine du 'Salon des Enfants' m'était apparue comme un havre de paix et de café, où je m'étais fréquemment retranchée quand le chaos des Hargreeves devenait trop présent. J'y avais pris des moments pour moi seule, et j'avais progressivement rencontré ici la plupart de ceux qui allaient être mes compagnons de route, pour longtemps.


Au contraire des étages, celui-ci n'est pas tellement plus délabré, dans cette timeline : peut-être parce que c'est ici qu'Allison avait les souvenirs les plus heureux ? Bien sûr, il y a toute la partie à présent close pour héberger le 'cabinet' de Klaus, mais la cuisine, elle, est presque intacte.


Tandis que le percolateur fume, je laisse traîner mes yeux sur les murs hérités de l'ancienne boucherie, les placards et la longue table. Maintenant, un plan de travail entier est consacré aux fermentations de kombucha de Klaus, et le matériel de vaisselle, de nettoyage et de ménage me semble avoir triplé. Le frigo sent le vinaigre de framboise, tellement propre qu'on pourrait manger directement dedans. Et une petite étiquette signale de faire attention au tiroir contenant les objets tranchants.


Dans l'un des placards, j'ai trouvé une rangée de pots de beurre de cacahuète hors d'âge, dont la date de péremption était en 2002. Ils n'ont vraisemblablement été placés là ni par Luther, ni par Klaus, pas plus que l'étui à violon près du frigo, rempli de partitions. Ceci m'intrigue, et je me demande si ce sont des anomalies, comme les livres apparus à Argyle Library, découverts par Rosanna. Mais préfère chercher le calme, plutôt que les questions. Alors je m'assois à la grande table, mon café devant moi, avant de tirer le journal du matin qui a été laissé là.


Outre de minuscules lignes de faits-divers relatant sobrement la réalité du quotidien des habitants de The City - certainement soigneusement filtrée - tout le reste n'est qu'une immense ode au 'progrès' et à l'entreprenariat, magnifiant la puissance d'Hargreeves Empire, comme une vitrine pour le reste du monde. Je repousse cette infâme feuille de chou, et je plonge le nez dans ma tasse.


Juste avant d'entendre le bruit d'un mug se briser au sol, derrière moi.


Je me retourne en hâte, et j'avise celui qui se trouve là, un plateau littéralement recouvert de toutes ses tasses sales de la semaine, qui s'accumulait possiblement dans sa chambre.


Il est habillé avec une robe de chambre gris-bleu, et un pantalon de pyjama qui a un jour été blanc. Il n'est plus colossal, même s'il est toujours grand. Luther, ses cheveux ébouriffés comme au saut du lit, vient clairement de se lever à 13h passées, et de manquer l'attaque cardiaque en me découvrant à la table de son 'petit déjeuner'.


"T... toi !"


Il se précipite pour poser son plateau à côté de l'évier, le contenu de ses mugs frôlant l'incident fongique, qui fera possiblement hurler Klaus au scandale sanitaire. Il se précipite à la table, en fait le tour pour me regarder sous tous les angles comme s'il s'assurait que je suis bien réelle. Il est agité. Je devine qu'il est dans l'un de ces jours où ses antidépresseurs lui donnent l'énergie de déplacer des montagnes, même s'il passera peut-être la journée de demain au fond du lit.


"Je viens d'arriver", lui dis-je en buvant de façon impassible. Je commence à avoir l'habitude d'expliquer la situation.

"Mais ça fait des années !"

"Je sais. Cinq ans, huit mois et deux jours, Klaus a compté".

Il me fixe, alors j'ajoute en déformant à peine la réalité :

"J'ai eu un problème d'ascenseur".


Cette explication lui semble acceptable, alors il hoche la tête et s’assoit à côté de moi, tournant sa chaise dans ma direction.


"C'est incroyable. C'est inespéré. Klaus... Il a passé des mois à te chercher".


Son expression a une gentillesse nouvelle, celle de quelqu'un qui a traversé une épreuve et qui cherche à s'en sortir, au contact des autres. Luther me fait mal au coeur, alors qu'il ne m'a encore presque rien dit, mais ce qu'il vient de prononcer me peine encore plus.


"Il m'a cherchée..."

Il hoche la tête.

"Nous sommes allés tous les jours à l'ascenseur du Mémorial Obsidian, autour de l'heure où nous étions arrivés, pendant un an. Il a fini par se demander s'il n'avait pas rêvé de t'avoir vue dans l'ascenseur, après Oblivion".


Je m'en veux. Tellement. Malgré le comportement comme toujours solaire de Klaus ce matin, malgré le fait qu'il semble avoir oublié en un instant la peine qui lui a duré plus de cinq ans, j'ai compris que la pente dangereuse sur laquelle il a glissé après son arrivée ici était en partie liée à ma disparition. Jusqu'à un point qui aurait pu lui coûter très cher, si le meurtre de Cinq n'avait pas rebattu les cartes.


Je suis reconnaissante envers Luther, d'avoir tenté de prendre soin de lui, malgré son propre chagrin. Je ne réagirai pas comme Allison, qui semblait considérer qu'il l'avait encore plus enfoncé. Et il y a une chose sur laquelle je veux être sincère.


"Luther, je suis désolée pour Sloane".


Je sais ce qu'il ressent aussi aujourd'hui, en me voyant reparaître. Il est heureux pour Klaus, de façon claire et pure. Mais il porte à la fois douloureusement la conscience que Sloane, elle, ne s'apprête pas à en faire autant.


"Je sais que pour elle, il n'y a pas d'espoir", dit-il en regardant au sol bien lustré. "J'ai bien compris par l'oeuvre de qui elle a été effacée".


Il s'est redressé sur sa chaise, mais ses épaules sont encore affaissées. Il a travaillé avec le Dr Milligan, je peux le sentir. Il est triste, mais il est capable d'en parler sans s'effondrer. Et il a toute conscience que si celle qu'il a épousée lui a été arrachée, c'est parce qu'Allison a - par un acte de jalousie inconsidéré - décidé de tout simplement ne pas la réimplémenter.


Je ne lui dirai pas qu'elle regrette, qu'elle vit chaque jour sans respirer à cause de ça. Ce n'est pas mon rôle. Et surtout, ça ne ramènera pas Sloane. Alors je me penche, et je fais une chose que je ne faisais jamais avant : je pose une main aimable sur son bras.


"Elle va me manquer, à moi aussi".


C'est vrai. Sloane était brillante, derrière ses côtés fleur-bleue, et elle était formidable avec Christopher, je l'ai vu, je lui en serai reconnaissante à jamais. Et je n'oublie pas que ce n'est pas le seul deuil auquel Luther a eu à faire face ces dernières années.


"Et Cinq aussi".

Luther hoche la tête, tristement.

"Aucun de nous ne s'y attendait. Lui non plus, je crois. Il était très secret sur son travail, il n'avait pas le droit d'en parler, même si je sais... qu'il enquêtait sur les anomalies temporelles qui fleurissent un peu partout. Plus ou moins contre l'avis de son chef : il en a parlé, une fois où on est allés boire des margaritas".


Je ne suis pas étonnée qu'il se soit intéressé à ceci. Moi aussi, ces phénomènes m'intriguent autant qu'ils m'inquiètent, et ce d'autant que je sais ce qui les a provoqués.


"Il était en mauvais termes avec son chef ?"

"Oh il a un alibi en béton : il était en séminaire à Washington à ce moment. Et pourquoi son chef aurait fait ça ? Non. Moi, j'aurais plutôt cherché du côté des groupuscules sectaires de desperate house-people et geeks pro implosion du continuum espace-temps, qu'il tentait d'infiltrer".

"Putain, ça existe, ça ?"

"Des tarés. Mais depuis un moment, Cinq les avait flairés".


Il m'attriste encore plus de penser que ça ait pu se finir comme ça pour Cinq, mais quelque chose me semble clocher. Oui. Klaus a dit que, pour infiltrer la CIA de cette façon et pour les méthodes employées, la personne qui a commis ce meurtre devait être un assassin entraîné. Pas un tocard illuminé s'ennuyant dans son canapé.


Pensive, je prends une gorgée de café, et Luther finit par attraper un planning qui reposait sur la table à côté du journal. Un tableau représentant la semaine, bien organisé. Écrit de la main de Klaus, que je reconnaîtrais entre mille, même si elle est moins tremblante que lorsqu'il était défoncé.


"La vie doit continuer", dit-il en avisant les colonnes, où sont inscrits les jours où il a des rendez-vous médicaux, des activités de bien-être ou des petits boulots, et je lui souris.

"Tu as raison. Je vois que tu fais vraiment de ton mieux".


Il fait des déménagements, et de la manutention pour un magasin de plâtre et de béton. Il voit le Dr Milligan deux fois par semaine, et prend aussi des cours de danse de salon, le jeudi soir, après la musculation. Oh, et de pole-dance le vendredi. De pole dance ? Je relis deux fois, mais je crois que j'ai bien lu. En rouge, Klaus a écrit tous les matins : 'Spaceboy, n'oublie pas ta carte de bus', ce qui me fait sourire, et me rend à la fois triste.


"Être avec Klaus m'aide beaucoup", dit-il avec un sourire que j'aurais pu trouver adorable, si je n'avais pas eu si longtemps peur de lui.


Luther a toujours eu besoin d'une figure de père, de substitution au moins. Quand il l'a perdu en Hargreeves, il l'a cherché en Jack Ruby. Il s'est ensuite focalisé sur Sloane, pour quelques longues journées, je l'ai cru sauvé de ce point de vue. Mais le revoilà à ses errances et à son besoin d'être pris en charge, avec Klaus qui veille au grain. Sur lui, comme sur Claire, je l'ai bien compris, baby-sittant en quelque sorte les deux à temps partiel, en plus de ses activités de 'professionnel de la médiation en affaires post-mortem'.


"Il n'y a pas que du mauvais. Physiquement, je me sens... beaucoup mieux, oui. Incomparablement mieux. J'aurais juste voulu que la famille soit plus soudée. Le fait est que ça ne s'est pas fait : même les enterrements ne nous rassemblent plus vraiment".


Il se lève finalement pour aller se chercher lui aussi un café, et prendre ses médicaments. Puis il se tourne légèrement.


"Je serais super content que tu crèches avec nous dans ce palais, Rin. Il est truffé d'anomalies temporelles, il fait froit hiver comme été, mais on a ici..."

Je souris.

"Quarante-deux pièces, je sais. Et j'avais remarqué, pour les anomalies. Il en faut plus que ça pour m'effrayer".


Il en devient radieux, sans doute à la perspective qu'on rafistole une piaule de plus pour que je puisse y rester. Et, à ma grande surprise et sa plus grande joie, il ajoute :


"Et après-demain, nous serons quatre. Crois-le ou non, Ben a été autorisé à sortir de prison".


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Notes :


De nouveau, à partir du même point de départ que les Hargreeves de la Saison 4 de la série, ceux-ci ont divergé. Il me soulage de voir Klaus se réaliser, en quelque sorte, même si ce n'est pas non plus une vie aisée.


Luther ne va objectivement pas très bien, et à la fois, j'aime laisser que son apparente euphorie de la Saison 4 officielle puisse être le résultat d'une prise de médicaments. Quoi qu'il en soit, Sloane me semble trop facilement oubliée, dans le matériel d'origine, et la rancoeur contre Allison trop aisément balayée.


En toile de fond, s'épaissit le mystère relatif à la mort de Cinq. Les Gardiens pourraient-ils être impliqués ? :3


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