Une courbure de l'espace-temps (saison 4)

Chapitre 3 : Cinq ans, huit mois et deux jours

4952 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a 3 mois

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 4, quelques jours avant le début de la Saison 4.


Soundtrack suggérée : Kate Bush - Running up that hill ; Simple Minds - Don't you (forget about me).


TW : référence à des abus de drogue.


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Mardi 10 décembre 2024, 12:16


Je n'ai pas bien dormi, même si le petit studio qu'Allison a installé dans le sous-sol de sa maison est plutôt confortable.


Là, entre la buanderie et les archives des cahiers d'école de Claire, pour des années qui n'ont existé que dans la base de donnée de l'univers, j'ai gardé les yeux ouverts jusqu'à presque 4h du matin : submergée par les sensations de mon corps, et le feu d'artifice des pensées dans mon cerveau. J'ai retourné dans ma tête les destinées des uns et des autres qu'elle m'a retracées. À commencer par la plus choquante et troublante d'entre toutes.


Cinq est mort.


Il a été assassiné, au mois de novembre 2020, de la main d'un inconnu qui n'a jamais été identifié, et encore moins retrouvé. Dans les locaux de la CIA, où il avait récemment été embauché. Il semble qu'il était souvent seul, le soir, travaillant jusqu'à des heures indues. Son corps a été trouvé au matin, dans les wc qui portaient des traces évidentes de lutte acharnée. Même sans ses pouvoirs, je peux deviner que Cinq aurait bataillé jusqu'au bout. Même avec ses dents.


La CIA. Allison pense qu'il n'avait pas que des amis, dans les sphères des nombreuses affaires sur lesquelles il enquêtait. Elle n'était pas plus proche de lui que de la plupart des autres, et il était tenu au secret professionnel le plus complet. L'enquête continue, même après des années. Mais il semble qu'elle soit vouée à ne rien donner.


Je suis triste, je suis même littéralement effondrée. Avec une nouvelle fois cette impression d'avoir raté une marche, et avec presque six années de retard cette fois. Bien sûr, au travers de ces dernières années, j'ai souvent craint la mort - définitive j'entends - de l'un d'entre nous. Mais m'y trouver soudain confrontée me laisse dans un état de choc que je ne saurais pas décrire.


De façon compréhensible, l'annonce de sa disparition et ses funérailles ont eu l’effet d'une onde de choc sur les Hargreeves. Dans les mots d'Allison, j'ai compris que sa mort avait eu un impact colossal sur leur devenir à tous. Ayant peut-être même rebattu les cartes pour certains, je le crois.


Viktor a été troublé et peiné, même s'il l'a exprimé à distance, alors que je sais que leurs relations avaient parfois été tendues. Cinq n'aurait pas hésité à tuer Viktor s'il était devenu dangereux, ce n'était un secret pour personne. Et malgré tout, il a fait le déplacement depuis sla Nouvelle Ecosse, pour assister à son enterrement.


Diego et Lila - qui avaient un moment vu leur couple sérieusement ébranlé par une première année difficile avec leur bébé - semblent s'être épaulés comme jamais dans cette épreuve, et solidement rapprochés de nouveau. Luther - malheureusement - s'est enfoncé dans la dépression qu'il tentait plus ou moins de maîtriser. Mais une nouvelle fois, je tiens tout ça d'Allison, qui tient surtout ses nouvelles de Klaus.


Lui, a connu cet ''électrochoc' dont elle a parlé, à la mort de son frère. Se prenant en main alors qu'il était en train de re-sombrer dans la gnôle et la drogue. Elle ne m'en a pas dit plus, elle ne s'en sent pas légitime. Mais j'ai senti qu'elle avait un brin d'agacement dans la voix, quand elle a exprimé qu'il avait refusé son aide.


Par la fenêtre du bus qui m’amène vers l'ultra-centre, je regarde défiler les rues qui changent de nouveau, des petites maisons aux premiers immeubles bas. De nouveau, les noms des rues redeviennent codifiés, les palissades s'alignent, les périmètres de démolition sont annoncés. Partout, des chantiers de construction de nouveaux complexes immobiliers érigent les nouveaux gratte-ciels de Hargreeves Empire.


D'ici quelques mois, The City ne sera plus qu'une vaste mégalopole d'affaires: une forme de Silicon Valley des Lacs, étendant ses ramifications dans toutes les métropoles du monde, et jusque dans chaque foyer par le contrôle des médias, des programmes scolaires et des financements en recherche et technologie. Même les loisirs portent l’emblème de HE, et ce salopard a des fast-foods à son nom.


Claire m'a prêté un petit lecteur de musique, qui m'aide à me calmer. Tandis que 'Running Up That Hill' tourne en boucle, je m'accroche au sentiment que cette chanson me donne. Une forme de courage, celui de pouvoir dépasser la nervosité que j'éprouve à l'idée de retrouver Klaus, au bout de cette ligne de bus, après tout ce temps, pour lui. Celui de pouvoir - peut-être - compenser un peu du fossé qui s'est forcément créé entre nous.


Non, c'est parfaitement faux. La vérité, c'est que je suis terrifiée. Et si j'ai vraiment l'impression de courir vers le haut de cette colline qui me ramène vers lui, avec pour la première fois un noeud à la gorge.


Il ne sait pas que j'arrive. Je n'ai pas téléphoné. Mais je sais qu'il habite à Hargreeves Mansion, en pleine zone vouée à une démolition l'an prochain. Il semble qu'Hargreeves n'ait aucun scrupule à faire table rase du quartier dans lequel il a passé tant d'années, a élevé des Académies entières au fil des différentes lignes temporelles. Dans lequel il avait investi tant d'argent, aussi.


Rigel Street, Crescent Boulevard, Rainshade Square : ces lieux que j'ai tant fréquentés sont méconnaissables, c'est ce qui me frappe, tandis que je descends du bus dans le froid mordant. Ma musique toujours dans mes oreilles, je contemple les fenêtres murées, les carcasses littérales d'immeubles, à certains endroits, les derniers magasins et cafés qui tentent de résister. Les passants ne sont pas nombreux sur les trottoirs constellés de quelques congères de neige, même si je devine que bon nombre d'appartements sont encore squattés.


Et moi, je resserre mon écharpe, et le col du manteau que Claire m'a prêté. Putain, je rentre dans les fringues d'une gamine, et elles sont même un peu trop grandes pour moi.


Je traverse à l'arrêt de Rainshade Square, comme si souvent dans le temps, et je traverse la place déserte où le kiosque à journaux a depuis longtemps fermé. Hargreeves Mansion et tout le pâté de maisons que Reginald avait acquis pour son Académie et ses activités commerciales sont toujours là, probablement parce qu'Allison n'a pas souhaité entièrement éradiquer cette portion de sa vie.


Il m'est toujours aussi étrange de songer que cette réalité est la sienne. Mais comme je le songeais hier, maintenant, ce qu'on en fait dépend aussi de nous. Et je vois que Luther et Klaus, malgré tout ce qu'ils ont traversé, se sont débattus pour rendre vivable cet endroit où ils ont finalement tous les deux souffert.


Les portes vitrées qui portaient autrefois des vitraux à l'emblème du parapluie ou du moineau ne sont plus faites que de motifs floraux art-nouveau, dont les joints sont récents. La peinture des ferronneries a aussi été refaite. Au milieu de ce quartier en voie d'être rasé, la résistance des occupants d'Hargreeves Mansion à ne pas disparaître de leur réalité est touchante, et elle rejoint les convictions les plus profondes que je puisse porter depuis le Kugelblitz. Oui, nous avons le droit d'exister.


Un peu tremblante, je grimpe les quelques marches, et ma main s'arrête sur le heurtoir. Je prends une ample inspiration, mon souffle s'envolant autour de moi en buée dans la froideur de décembre. Je rouvre les yeux. Je toque, sans obtenir de réponse.


"Putain, ne me fait pas le coup de ne pas être là".


Je toque encore, plus vigoureusement, comme si j'étais en train de supplier cette putain de porte, à en faire trembler le verre. Ma poitrine est serrée, mais je suis prête à m'asseoir là, et à attendre le temps qu'il faudra. Je soupire.


"L'univers a des raisons de m'en vouloir, mais il aurait au moins pu m'accorder ça..."


Deux coups encore, plus faibles, car je me résigne. Peut-être que ce n'était pas le bon moment. Peut-être qu'il vaut mieux que je retourne chez Allison un moment. Pourtant, au moment où je m'apprête à me retourner, j'entends s'arrêter un pas à la fois souple et maladroit derrière moi, que je reconnaîtrais même au milieu d'une foule.


Et mon souffle s'arrête aussi.


Klaus est derrière moi. Je n'ai besoin de sentir ni Marigolds, ni la moindre énergie pour le sentir. Je connais juste sa présence, sa respiration même dans ses silences, et je sais que lui aussi, vient d'en perdre la voix. Je me retourne, lentement, ma main retombant dans le vide au côté de ma cuisse. Alors - enfin - le noir croise le vert, comme si ça faisait littéralement mille ans.


Il a coupé ses cheveux, mais il ne les lisse pas comme autrefois. Il a toujours cet air juvénile, malgré ses quarante ans maintenant. Au fil de nos errances, l'écart d'âge entre nous s'est creusé, inexorablement, alors que nous sommes nés le même jour à la même heure. Peu importe, en réalité, car il est celui que j'ai toujours connu. Celui des cellules, des squats, de l'appart de Granny. De Priscilla aux yourtes, des ashrams aux villas remplies de hippies. Il est cette autre partie de moi. Perdre mes pouvoirs m'amoindrit, mais le perdre lui me tuerait.


"Klaus...", je bredouille en le regardant depuis le haut des marches, pour une fois plus haute que lui.


Il porte un manteau en tartan de laine dans les tons violets, par-dessus ce que je pense être une blouse en soie moutarde aux motifs d'oiseaux de paradis. Je ne sais pas combien de colliers il porte. A bien y regarder, ce sont des mala de méditation: il en a même un enroulé à son poignet, qui tient la bride de sa sacoche contre lui. Il peine à croire ce qu'il voit, il déglutit péniblement. Et il tremble autant que moi, alors je répète, comme je le peux :


"Klaus, je viens juste d'arriver dans cette timeline. Même si je sais que pour toi, ça fait-"

"Cinq ans, huit mois et deux jours".


Une seconde de plus, et son sac de courses est au sol, et je ne peux plus respirer. Je suis toujours plus haute que lui, sur les escaliers, et il se fout bien du fait que je n'ai jamais apprécié les embrassades. En réalité, moi aussi, tout comme en ce jour de 1963 où il est venu me chercher dans la baraque moisie de Wayne Wilson, dans l'hostilité de Dallas, où je m'étais retranchée.


Il sent l'encens et la sauge, la crème hydratante pas chère et le gel hydro-alcoolique. Sur un legging sobre et noir, ses grosses chaussettes turquoise s'enroulent jusqu'à mi-mollet, au-dessus de Caterpillar dont il aurait un jour fustigé le manque de style. Le tout lui donne un air de shaman bohème et fauché, que je contemple lorsqu'il daigne enfin me lâcher.


Je penche la tête, mes yeux humides même si je n'ai pas l'intention de pleurer. Je peux suivre chaque sillon des quelques rides qui semblent pour moi lui être sorties d'un coup. Je sens qu'il fait de même, constatant au contraire à quel point je n'ai pas changé. Moi, je n'ai même pas encore trente-deux ans. Enfin, je crois. Je retourne sa main droite, n'y trouvant pas de 'Hello', tout comme il n'y a plus de Sigil à mon bras.


"Un minuscule reset de l'espace-temps, Rinny, et tu as réussi à te paumer ?"


J'en hoquette, à moitié en riant, alors que lui pleure sans retenue et sans honte, comme il l'a toujours fait. Sa voix est toujours la même, bien que troublée en cet instant par l'émotion. Klaus me l'a dit, juste avant le reset, qu'il aurait toujours confiance dans le fait de me retrouver, même si je disparaissais 'un moment'. Oui : cinq ans, huit mois et deux jours. Et malgré tout, une fraction de seconde a suffi pour les balayer, ces années d'absence.


Oui. Juste un instant lui aura suffi pour que reprenne notre histoire, là où nous l'avions laissée : une chose que j'ai pu dire de très peu de gens, dans ma vie.


Non. En fait, je ne peux dire ça que de lui.


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12h42


"Ne t’assois pas sur les banquettes sous la galerie: il faut qu’on la consolide et les poutres n’ont pas signé de clause de non-agression".


Dans le salon de réception d'Hargreeves Mansion, je m'installe avec une forme de prudence sur les canapés centraux, tandis que Klaus va me chercher une kombucha qu'il fait fermenter maison derrière ce qui était autrefois un bar bien rempli.


"Ça s'est déjà effondré ?"


Je devine que l'endroit devait être une vraie ruine, il y a quelques années, et que les efforts faits ont déjà été colossaux. Klaus revient et place entre mes doigts une petite bouteille étiquetée de sa main. 'Épinards, pomme, graines de chia'. La vache, quel combo.


"Non", dit-il. "Mais si ça arrivait, ça nous tuerait tous les deux sur le coup. Sans backup, sans replay. Ça va ? Le conducteur de ton bus était prudent ? Parfois, ces divas sont de vrais chauffards, avec leur bossa nova à fond. Et certains sont bourrés".

J'hausse légèrement les épaules.

"Pas pire que ceux que j'ai toujours connus, en tout cas".


Je continue de l'observer, alors qu'il va et vient, retournant finalement à son sac de courses dont il sort un paquet de fruits secs variés, qui reposait au côté de légumes et d'un pain aux graines de lin. Clairement, ses habitudes alimentaires ont changé. Il presse sur le piston d'un gros bidon de gel hydro-alcoolique, se frotte les mains, puis ouvre le sachet dont il verse le contenu dans une assiette en acacia. Et je plisse un oeil curieux.


"Toi, tu as arrêté de bouffer les donuts trouvés au fond des poubelles", lui dis-je avec un demi-sourire, qui lui provoque un air horrifié.

"Ciel, tu plaisantes? Je ne mange déjà plus de yaourts après la date de péremption".

"Parce que tu manges des yaourts ?"


Par une forme d'ironie de l'existence, Klaus - autrement presque immortel à moins de le hacher menu - était jusque-là mis au tapis des toilettes par une cuillère de produits laitiers. Cette conversation est un brin surréaliste, mais elle nous fait un bien fou, à tous les deux.


"Crois-le ou non, avoir été remis à zéro ne m'a pas seulement débarrassé des harceleurs spectraux. J'ai aussi... récupéré une tolérance au lactose acceptable. Non. Non, vraiment, crois-moi. Je ne me suis jamais senti aussi bien que depuis que je peux mourir au hasard, à cause du tétanos sur le moindre clou. Ne touche pas ce fauteuil, d'ailleurs".


Effectivement, des clous, il y en a qui dépassent de partout, dans cette grande baraque pourrie que Luther et lui s'échinent à rénover. Malgré son genre de kimono en soie jaune, digne d'un fumoir à opium, il ne marche plus pieds nus : il porte même d'épais mojaris de cuir. Il a touché le couvercle de la poubelle en utilisant un petit mouchoir. Et il s'est déjà lavé les mains trois fois.


"Ça te stresse ?"

"Les yaourts ? Un peu, mais moins que la crème glacée".

"Non. De mourir".


Ma question directe le pousse à s'asseoir à côté de moi, et il boit finalement lui aussi un peu de kombucha. Son expression en dit long, tout comme le silence qui suit. Mais en réalité, il n'a même pas besoin de me le confirmer.


Klaus a vécu de la façon la plus précaire, voire périlleuse qui soit, dans sa vie. Dans les pires squats, on fond des bennes à ordures, résistants à toutes les overdoses, toutes les MST et toutes les hypothermies. Il est mort des dizaines de fois, sans même en avoir eu vraiment conscience. Et à peine deux jours après avoir compris qu'il était plus ou moins immortel... il s'est vu retirer la seule raison qu'il était encore en vie après tout ça. Il se racle la gorge, un peu nerveusement.


"Tu ne peux pas imaginer - statistiquement - les risques qu'on prend chaque jour sans même le réaliser. J'ai eu beaucoup de temps pour lire à ce sujet, pendant le Covid".

"Le quoi ?"

"Peu importe. Tout est sous contrôle, je te jure que ça va. Ça ne me pourrit pas l'existence. Je fais attention, c'est tout".


Je penche la tête.


"Alors, tu ne bois plus du tout ? Et... tu ne prends plus rien ?"


Il regarde au fond de sa kombucha. Il a toujours été sincère avec moi à ce sujet, et ça ne changera pas.


"Allison t'a sûrement raconté... qu'au début, je suis tombé du wagon".


Je ne dis rien. Je le laisse continuer.


"C'était trop pour moi, Rinny. Tous ces changements. Être vulnérable - je veux dire physiquement - mentalement j'ai toujours été une serpillère. Tout ce silence..."


Aurais-je imaginé un seul instant que le silence laissé dans sa tête par les fantômes - tant espéré - l'ait finalement angoissé, car laissé tout seul avec ses pensées ? Je ne suis pas étonnée, car il a toujours eu cette tendance à se laisser dépasser par l'arborescence de son esprit, entrant en collision avec son fond anxieux. Il ferme les yeux, et il ajoute :


"Et puis il y avait toi, qui ne revenait pas".


Il me fait mal d'entendre ça, car je comprends dans quel état il a pu se retrouver, aussi à cause de moi. À cause de ma foutue curiosité qui m'a fait appuyer sur le bouton de ce métro, qui ne semble même pas exister.


"Tu as pris quoi ?"

Ses sourcils se pincent douloureusement et il secoue la tête.

"Pas mal d'herbe, des médocs et de la gnôle. Allison le sait, elle m'avait pris chez elle en disant que la dépression de Luther ne m'aidait pas."


Putain, elle est gonflée. Pour ce que j'en sais, le fait qu'elle n'ait pas réimplémenté Sloane de ce côté du reset est largement la cause de l'effondrement Luther. Et Klaus est de toute façon assez lucide, y compris sur le fait qu'Allison a toujours aimé le porter à bout de bras, pour se sentir elle-même mieux.


"Être infantilisé ne m'aidait pas. J'étais sur le point de faire d'énormes conneries, je te jure. J'avais même racheté des jolis cristaux en sachet, auprès de Viper Vince et Quinn".

"Putain !"


Cette exclamation m'échappe malgré moi, parce que - vraiment - tout le passif avec ces connards des Mothers of Agony quand nous avions vingt ans ne lui a pas suffi ? Il me regarde en silence, son expression m'implorant pratiquement de m'arrêter, parce qu'il sait très bien dans quelle spirale tout ça aurait pu l'entraîner. Mais factuellement, ça n'est pas arrivé. Et il ajoute :


"Et puis..."

Il a du mal à le dire, mais il se doute que - de ça aussi - Allison m'aura parlée, alors je complète :

"Et puis Cinq a été tué ?"


Il hoche la tête, traversé d'une immense douleur, au simple fait de l'évoquer. Alors je demande, moi-même sans force :


"On ne sait pas qui a fait ça ?"

"Pas un indice, pas une trace. Entré par effraction dans les locaux de la CIA. Son assassin était quelqu'un de rudement qualifié, si tu veux mon avis".


Il passe une main sur ses yeux.


"Moi... j'ai frôlé l'overdose, quand je l'ai appris, Rin, et pas une comme toutes les autres, dans le temps. La vie, c'est fragile : c'est du putain de papier à cigarette qu'on aurait trop léché : je me le suis pris dans la face de tous les côtés à la fois. Cinq... a été trucidé alors qu'il était allé pisser. Et moi, j'ai failli crever pour avoir avalé un truc pas plus gros qu'une miette de pain".


Nos mains à tous les deux sont serrées sur nos flacons d'infâme thé vert fermenté aux fruits et légumes. Et Klaus ne me regarde plus.


"J'ai jeté la meth et le shit aux chiottes. Et tout ce qui restait de Gin. Je suis allé aux Alcooliques anonymes, à Lakeshore Hills, et j'ai retrouvé le Dr Milligan".

Je relève vivement les yeux.

"De toi-même ?"


Il me fixe de nouveau, et la force qu'il met dans ce regard en soi est un assentiment. C'est la toute première fois qu'il fait ça : se rendre volontairement à un endroit offrant de l'aide pour ses addictions. Une révolution, à son échelle, bien au-delà de l'électrochoc dont Allison a parlé.


Cette fois, Klaus l'a fait pour lui-même. Pour s'en sortir. Pas pour retrouver Dave, pas pour me faire plaisir à moi. Pas pour passer l'hiver au chaud, ou ne pas se faire emmerder par les services sociaux. Il l'a fait pour vivre, à un moment où tout aurait pu pour de bon s'arrêter. Oui. Il l'a fait par choix d'exister.


"Toutes ces années... je m'assommais ou je fuyais en avant, parce que j'avais peur de la mort. Et de la vie. J'ai toujours la trouille, regarde moi. Mais au moins, j'ai le contrôle, maintenant".

Il referme sa kombucha et la pose.

"Oui, j'ai un peu de contrôle".


Je lui souris, parce que cette phrase-là aussi est inédite.


"Je suis fière de toi, Klaus, tu n'imagines pas à quel point. Tu peux l'être aussi. La vraie force et les vrais pouvoirs ne sont vraiment pas là où on les croit".


Je vois bien qu'il est touché, mais ce qui me plaît encore plus, c'est d'entrevoir qu'il est content de lui-même, derrière la modestie qu'il a longtemps ensevelie sous sa flamboyance. Nombreux sont ceux qui l'ont historiquement cru narcissique. Non, Klaus ne faisait que maquiller le fait qu'il ne s'aimait pas.


"Je suis revenu ici", dit-il en caressant le tissu de sa tunique. "J'ai essayé de remuer les miches de Luther, qui ne faisait plus qu'aller en boîte, se goinfrer et s'endormir au Valium. On a commencé à rénover cette vieille baraque inchauffable, parce qu'il en avait envie. Extreme Makeover, en version low-cost."


Il regarde en direction de l'entrée.


"L'urbanisme nous rappelle toutes les semaines qu'on se fera raser avec tout le quartier, si on refuse de se faire expulser. Mais c'est tout ce qui lui reste, à Luther, Rin. Tout ce qui lui reste 'd'avant'".


Luther a tout perdu. Tout ce qu'il avait construit avec Sloane, en cinq ou six longues et magnifiques journées. Je ne dis rien. Je devine à quel point il doit souffrir. Luther et Klaus s'étaient grandement rapprochés, depuis notre retour des années soixante, et je vois qu'ils ont continué. C'est une bonne chose, clairement, pour l'un comme pour l'autre, je le crois. Et pour la première fois, Klaus découvre ce que c'est que de s'occuper de quelqu'un qui ne va pas bien.


"Il est ici ?"


"Oh, il dort. C'est lui qui voit le Dr Milligan, maintenant. Elle dit que c'est une réaction normale de son corps. Il y a très peu de chances qu'il se lève avant midi".


Il regarde un instant vers la grande horloge du salon. Je suis triste pour Luther, mais je perçois à la fois ses efforts, au travers de la rénovation de ce lieu qu'il a entrepris. Les meubles ont été soigneusement chinés pour ressembler le plus possible au style pseudo-mauresque qu'Hargreeves affectionnait, certains ont été simplement rénovés. Klaus y a aussi introduit sa patte, je le vois aussi de façon criante : avec des couleurs et des matières plus chatoyantes, qui me rappellent les routes mexicaines et les ruelles de Delhi. Plus que jamais, Hargreeves Mansion me semble avoir une âme. J'ai hâte de voir jusqu'où ils l'auront transformée.


"Et toi, alors..."

Il soulève ses paumes exemptes de tatouages, en incompréhension.

"Tu as mis quasi six ans pour aller jeter un oeil vite fait à une station de métro. Avoue que c'est pire que quand j'ai finalement passé la nuit avec le torréfacteur, en allant te racheter du café".

"Tu me dois toujours ce paquet de Nicaragua".


Il se redresse sur son siège, feignant un air réprobateur.


"Et toi, tu devrais arrêter les excitants. Tu fais augmenter ta pression artérielle, l'acidité de ton estomac, ton métabolisme en prend un coup aussi. Pense à l’ostéoporose, et-"

"Je suis effondrée de l'admettre, Klaus, mais je crois que l'expresso qu'Allison m'a préparé hier soir a aussi contribué à m'empêcher de dormir. Alors, tu as peut-être raison".

"Ah tu vois !"


Autrefois, mon pouvoir était amplement alimenté par ma consommation de café. Je crois que mon organisme le brûlait littéralement, tout comme à peu près tout ce que je consommais. C'est un cataclysme pour moi, mais je crois que je ne vais plus pouvoir en boire autant qu'avant. Klaus vérifie de nouveau l'heure, puis attrape un gros marqueur noir, qu'il débouche, en fronçant son nez à l'odeur de l'alcool.


"J'ai rencontré Claire, hier soir", lui dis-je tandis que je le regarde tracer sur sa paume droite le mot 'Hello'. "Elle a l'air de t'adorer".


Je plisse un oeil curieux, mais je ne le questionne pas. Il change le feutre de main, et plus maladroitement, il entame d'écrire également 'Goodbye' sur sa paume gauche.


"Clairette... c'est une gamine futée. Très futée. Prudente: plus du tout le genre à grimper partout, heureusement, sinon je ne la garderais pas autant, même si ça arrondit les fins de mois. Autonome quand sa mère lui lâche la grappe, effrontée, mais ni punk ni anarchiste".


"Je ne vois pas à qui tu fais référence".


Il rit doucement et continue son énumération.


"Excellents choix musicaux pour quatorze ans, forte résistance aux chaînes infos - je sais, je les regarde trop quand je suis là-bas -, aime la nourriture mexicaine, mais aussi les shawarmas. Habitudes vestimentaires ternes, mais en tissus de qualité. Très forte pour cacher ses amourettes à sa mère. N'a jamais fumé".


Il referme son feutre et contemple le résultat, sur ses mains. Il a porté ces tatouages trente-quatre ans : il pourrait réellement les retracer les yeux fermés.


"Pourquoi tu ne te les refais pas tatouer, s'ils te manquent ?"


Je souris, mais je devine déjà pourquoi.


"Tu connais comme moi le niveau d'hygiène, dans les salons de tatouage de The City... Ça n'est pas grave, c'est comme un uniforme de travail. Et d'ailleurs, il est l'heure, si ça ne te dérange pas".


Je regarde moi aussi la grosse horloge qu'il surveillait. L'heure ? L'heure de quoi ? Et... un uniforme de travail. Bon sang. Mais oui.


"Allison... a dit que tu avais un business, et des revenus décents ?"


Il se lève, rajuste les perles de ses nombreux colliers, prend une pose que lui seul peut ne pas rendre ridicule. Et avec son look improbable de hipster boho s'habillant chez Oxfam, il me tire vers l'ascenseur qui descend dans les soubassements d'Hargreeves Mansion et me dit :


"Il se trouve qu'à mes heures, on m'appelle de nouveau 'Séance'. Et j'ai même une carte de fidélité".


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Notes:


À présent, vous avez compris que la mort de Cinq, dans cette timeline, a largement fait dévier les trajectoires des uns et des autres, à partir du même point de départ que dans la Saison 4 portée à l'écran. Certains ont été plus impactés que d'autres, mais tous ayant retrouvé une forme de balance à mes yeux.


J'aime l'idée de reprendre des éléments de la Saison 4, et de voir ce qu’il est possible d’obtenir en les utilisant autrement.


J'ai toujours trouvé logique cette trajectoire germaphobe de Klaus. J'apprécie aussi énormément le fait qu'il ait fini par aller aux alcooliques anonymes - malheureusement dans une scène coupée. Ce ne sont pas des points que j'aurais souhaités écarter de son histoire de vie, mais j'aime aussi que cette version de lui se soit pris en main plus tôt, et nous livre un Klaus moins perdu, moins impuissant et somme toute moins caricatural. Klaus avait lutté pour prendre confiance en lui, dans la Saison 3. Je souhaite qu'il garde cette force, dans ma Saison 4.


Bientôt, vous recevrez votre premier tampon, sur la carte de fidélité de Séance.


Tout commentaire fera ma journée ! ♡

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