Une courbure de l'espace-temps (saison 4)
Chapitre 2 : L'insoutenable tragédie des désirs satisfaits
5329 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour il y a environ 2 mois
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 4, quelques jours avant le début de la Saison 4.
Soundtrack suggérée : Philipo Pigaiani - Entrust ; Mike Oldfield feat. Maggie Reilly - Moonlight Shadow ; Shakira - Whenever, Wherever.
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Lundi 09 décembre 2024 - 21:04
Il est inhabituel pour moi de ne pas me sentir en sécurité, même dans des lieux que je ne connais pas, même en présence de gens qui font usuellement changer de trottoir les passants. Je n'ai jamais eu de problème à traverser les quartiers les plus obscurs de The City, pour aller récupérer Klaus dans les endroits les plus craignos où il se soit retrouvé. Un clin d'oeil, et je pouvais me rendre invisible, et intangible, en cas de besoin.
Ce soir, au contraire, j'ai attendu le dernier moment pour sortir du Nexus Bar. Je n'ai parlé à personne, pas même au barman qui se demandait pourquoi je ne descendais finalement pas profiter du concert. Il a fini par se poser avec son livre dans la pénombre de la salle déserte et nocturne - comme il le faisait autrefois - accueillant seulement les quelques punks qui arrivaient encore, et murmuraient à leur tour le mot de passe 'Backstage Zero'.
On ne sait jamais vraiment qui on est, avant de perdre une partie de soi, je le crains. De nouveau, tandis que j'attendais, je me suis sentie assaillie, écrasée par le poids d'être tangible et visible. Vulnérable. Assaillie par mes propres dysphories. Alors j'ai juste attendu Allison en essayant de respirer. Encore et encore. Une inspiration et une expiration après l'autre.
Je ne pense pas qu'il arrive souvent que de longues BMW anthracites se garent devant le Nexus, surtout maintenant que le quartier est devenu une zone d'expropriation et de démolition à ciel ouvert. J'ai immédiatement deviné que c'était Allison, me demandant quel était son niveau de vie aujourd'hui. Je suis sortie avec un au-revoir poli, remontant illusoirement le col de mon t-shirt noir, comme s'il pouvait me protéger de quoi que ce soit.
Elle a baissé la vitre électrique, du côté passager, et ses yeux de chat m'ont scrutée un instant en silence. Je sais ce qu'elle a vu de moi : ni plus ni moins celle qu'elle avait laissé en arrière entre les murs décorés de la salle de réception de l'Hôtel Obsidian. Peut-être plus perdue, anxieuse et épuisée, mais sinon identique, et pour cause : cela ne fait que quelques heures, pour moi, que tout ça s'est produit.
Elle, a en revanche changé : je le remarque tandis qu'elle fait redémarrer la voiture, après que je me sois installée. Je ne saurais pas dire si sa dépression est moins grande - paradoxalement, pour quelqu'un qui a accédé à ses désirs, et à quel prix. En est-elle plus heureuse ? Les premières secondes de silence à ces retrouvailles sont surtout gênées, même si je peux éprouver le confort du siège en cuir, capable de faire chauffer le cul.
"Merci d'être venue me chercher", lui dis-je rapidement tout en bouclant ma ceinture, dans la pénombre de la nuit.
Elle secoue la tête pour signifier qu'il n'y a pas de problème, les yeux sur la route, pour ne pas écraser une jeune punk qui aurait pu être moi, autrefois.
La dernière fois que quelqu'un est venu me récupérer en bagnole après un saut dans le temps malencontreux, c'était Klaus : avec sa stupide barbe tressée et ses tenues de hippies, en 1961. Allison porte une veste sobre, un col roulé et un jean noir fatigué. Point d'effusions, cette fois, pas même de joie. Je pense qu'elle se demande surtout si je vais la fustiger.
Et j'en aurais des raisons.
Elle a conclu un pacte avec son père, à nos dépens à tous. Elle a lancé une Rumeur qui a scellé mon enfermement en tant que processeur d'Oblivion. Pour son désir irrépressible de retrouver Claire et Ray - par égoïsme pur et simple, somme-toute - elle nous a tous empêchés de planifier un autre reset que celui-ci, plus concerté. Et lorsqu'elle a eu des regrets, elle les a exprimés en avortant le processus qu'elle avait elle-même permis. Avant qu'il soit complet. Mettant tout bonnement en péril l'existence même de l'univers.
J'en ai presque encore mal dans ma chair, de voir le dernier slot des plug-ins d'Oblivion pulser, vide, en attente de validation. L'élagage final des timelines n'a pas eu lieu, par son action. et j'ai très peur, aujourd'hui, de ce que pourraient en être les conséquences.
Malgré tout, au fond de moi, je sais qu'elle regrette, tout comme j'ai conscience qu'elle est malade. Malade de tristesse et de deuil. Malade d'un égoïsme soigneusement entretenu. Oui, malade d'avoir été façonnée par Hargreeves pour avoir la conviction que l'univers tournait autour d'elle, avec Oblivion au bout du chemin.
"Comment ça se fait que tu as mis des années à arriver ?", me demande-t-elle assez bas.
La BMW tourne dans l'avenue qui longe Argyle Park, dense et noir.
"Je n'en sais rien. Je suis juste descendue voir le métro en construction".
Je cherche mes mots, je ne sais moi-même pas vraiment ce qui a pu se passer. Et au léger froncement de sourcils d'Allison, je comprends qu'elle n'a jamais entendu parler d'un projet de transports souterrains.
"Quand je suis remontée, il y a eu comme un problème avec l'ascenseur. Je pense que quelque chose d'anormal s'est passé, mais je ne peux plus - je n'arrive plus - à sentir quoi que ce soit en rapport avec l'énergie ou l'espace-temps".
Pourquoi ? Parce qu'à nouveau, Allison l'a souhaité. Je ne suis pas sûre que - moi - j'aurais voulu me voir arracher mon pouvoir. Je me sens amputée, amoindrie, presque faible. J'aurais voulu être au moins consultée. Elle ne dit rien. La voiture file, à présent, en direction du Nord. Mais elle finit par hocher la tête :
"Il y a des anomalies, ici".
Je fronce les sourcils.
"La semaine dernière, les journaux ont rapporté un immeuble en construction qui est revenu six mois en arrière, par rapport à l'avancée des travaux. Il y a eu d'autres cas similaires, il y a deux ans. Et beaucoup de gens..."
Elle passe une main sur ses yeux, comme si elle était concernée de près.
"Beaucoup de gens ont des souvenirs de choses qu'ils ne sont pas supposés avoir vécues".
Je serre les poings, réalisant que j'ai clairement été victime d'une telle anomalie. Je me demandais quelles pouvaient être les conséquences de l'avortement de l'élagage temporel, à la fin d'Oblivion ? J'ai une partie de la réponse devant moi, car j'en ai très clairement fait les frais. Je regarde au-dehors, une large zone où tous les immeubles d'un quartier autrefois plein de boutiques et de petits cafés ont été abattus.
"Tout ça... ce n'est pas une anomalie, n'est-ce pas..."
Elle tourne la tête, aussi peinée que moi.
"Non. C'est la mégalopole d'affaires en devenir, de l'empire financier de Papa. Comme il est en train de le faire à Washington, Londres et Tokyo".
Pour un peu, les yeux m'en sortiraient de la tête. Avoir eu conscience des ambitions d'Hargreeves était une chose, les voir se concrétiser aux dépens de la vie de tous les gens qui habitaient et aimaient ces quartiers en est une autre. Tandis que la voiture roule, je peux voir des taudis, presque des bidonvilles, autour des zones de démolition. Pour moi, il s'agit d'une apocalypse, bien réelle, au nom de la finance et du pouvoir. Sous les lettres 'HE' en néons rougeoyants, pour 'Hargreeves Empire'.
"Il a eu ce qu'il voulait", lui dis-je, et le sous-entendu est lourd, car c'est littéralement Allison qui le lui a offert. Je la fixe, le regard sans doute plus dur que ce que je voudrais.
"Nous aurions pu nous débrouiller sans lui".
Je ne peux plus sentir l'énergie en elle, mais il n'y en a pas besoin pour percevoir sa peine, ses regrets, car ils l'assaillent presque à la gorge, comme à l'époque où elle ne pouvait plus parler.
"C'était toi, n'est-ce pas ?" me dit-elle. "Dans la console. C'était bien toi".
Elle se souvient de la façon dont j'ai tenté d’interagir avec elle. De ce gros bouton rouge désespéré que je lui ai tendu en dernier recours, alors que l'alimentation d'Oblivion se tarissait et que l'univers menaçait tout bonnement d'extinction.
"Oui. Et c'est toi qui m'y a envoyée. J'étais invisible, pendant ton pacte, à la suite du Bison Blanc. Et toi tu as accordé à Hargreeves de souhaiter 'que le processeur d'Oblivion rejoigne sa place sans encombre'".
Elle en tremble presque sur son volant, se remémorant à la fois la façon dont l'énergie vitale de ses frères et soeurs se consumait lentement, en nourrissant le système.
"Tu aurais pu faire fonctionner la machine, toi..."
"Si j'avais eu plus de temps pour l'étudier. Si nous avions décidé tous ensemble de ce que nous devions réimplémenter ou pas. Si nous avions eu plus de temps que juste quelques heures, après trente ans, putain".
Je suis en train de m'énerver, mais au fond, ce n'est pas contre elle. Hargreeves. Hargreeves a tout fait pour qu'il en ait été ainsi, et pour être resté le seul opérateur d'Oblivion. Je soupire. Je n'ai pas envie de m'énerver contre elle, alors qu'elle est venue me chercher. Alors qu'elle souffre, elle aussi, de ce qui s'est passé. Pour elle, il y a plus de cinq ans.
"Tu as interrompu la machine avant qu'elle aille au bout de l'algorithme", lui dis-je, me demandant si elle va comprendre ce mot, mais c'est le cas, et elle enclenche le cligno de la voiture, assez sombrement.
"Je ne savais pas. Papa était en train de les tuer".
"Tu les avais déjà réimplémentés dans la nouvelle réalité".
"Je sais... Je ne pouvais juste pas regarder ça".
Sa voix se brise. Je peux comprendre qu'il lui ait été terrible d'assister à ça. Le fonctionnement d'Oblivion est impitoyable : celui d'une machine autosuffisante et autoalimentée ; à opération unique à partir du moment où elle lancée. Consommant ses propres plug-ins, avant d'être rebootée. Mes doigts se serrent sur mes genoux, mais elle ajoute :
"Papa sait ce que j'en pense, je lui ai tout jeté à la figure après notre arrivée ici".
Je fronce les sourcils.
"Toi au moins, tu as retrouvé ceux que tu aimes", lui dis-je, car je sais qu'elle n'a pas fait de même pour quiconque.
Elle aurait pu ramener Sissy. Dave. Comme elle l'a fait pour la femme d'Hargreeves. Elle aurait même pu donner corps à Delores, si elle l'avait voulu. Mais elle n'y a même pas pensé. Seule Lila a copié son pouvoir, et en a profité pour récupérer ses parents, je l'ai vu dans le flux des données. Et je sais même autre chose. Par jalousie, et pour punir Luther... Allison a délibérément choisi de ne pas ramener Sloane.
"Je vis avec ça tous les jours, Rin", dit-elle, sans force. "Et avec tout ce que j'ai fait dans ma vie".
Quand je l'ai rencontrée en 2019, Allison était déjà pleine de ces remords-là. D'avoir tout obtenu sans mérite, de sa carrière à ses amours, et possiblement son enfant. Je sais qu'elle a été capable d'aller très loin dans ses usages des Rumeurs, à un point qui aurait relevé du domaine pénal, si la loi avait encadré ce que nous sommes. Et elle a re-sombré dans les mêmes travers sans pouvoir s'en empêcher : la fable incarnée du Scorpion et de la Grenouille, jusqu'au bout.
"Si je le pouvais, je ferais tout autrement..."
Je souffle avec un peu d'ironie. Oui, j'ai du mal à la croire et à la plaindre. Et pourtant, bien malgré moi... je serai toujours convaincue que les gens peuvent changer, même elle. Alors je passe une main sur mes yeux, tandis qu'au dehors, des maisons remplacent progressivement les immeubles.
"Comment l'ont vécu les autres ?"
Cette question me serre la poitrine. Je me demande où ils sont, ce qui leur est arrivé. Où est Klaus. S'il va bien. Et mon coeur bat sans doute trop vite par rapport à ce qu'il devrait.
"On ne se parle pas tellement", murmure-t-elle. "Sauf avec Klaus. Oui. Sauf lui".
Je tourne la tête. Klaus n'a de rancoeur pour personne, jamais. Quoi qu'on lui fasse, même le plus grand mal mental et physique. Allison a toujours eu une forme de bonté envers lui, même s'il lui servait aussi à renvoyer une image positive d'elle-même. Et il n'a pas tellement écouté mes explications et mises en garde, au moment d'Oblivion.
"Est-ce que... Est-ce qu'il va bien ?"
Au fond, c'est la question que j'aurais voulu lui poser en premier, lorsque je me suis installée dans ce foutu siège chauffant. Allison s'en doute, elle change de vitesse, avant de s'engager dans la première rue que nous croisons à porter un nom et non un code issu de la dystopie d'Hargreeves.
Elle sait quel pourrait être pour moi le poids de ce qu'elle va dire, après plus de cinq ans d'absence. Je la vois soupeser ses mots, ne plus vouloir prendre de risques, surtout avec moi. Alors finalement, elle me souffle, avant de se garer devant une coquette maison de classe-moyenne :
"Je pense qu'il va aussi bien qu'il puisse aller".
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21:37
Une entrée peinte en bleu pervenche, des boiseries blanches, des tapis soignés sur un plancher de bois blond. Tout en retirant mes bottes, je regarde partout autour de moi dans l'entrée de la maison d'Allison. Elle se trouve sur Strathmore Boulevard, presque à l'angle de Monarch Park Avenue. Un quartier où il n'est pas impossible de posséder une grosse bagnole comme la sienne, mais souvent au prix d'efforts conséquents.
J'ai tout de suite compris qu'elle n'avait pas récupéré la carrière Hollywoodienne qui avait été la sienne par le passé, probablement car elle a souhaité la mériter, cette fois. Quelque part, c'est à son honneur, mais je devine aussi, en regardant les factures entassées près de la corbeille à clés, qu'il n'est pas non plus facile de joindre les deux bouts tous les mois.
Je me redresse tandis qu'elle enlève son manteau. À l'étage, j'entends de nouveau la musique de celle que je suppose être Claire. Claire, que je l'ai vue chercher en vain toutes ces années, et qui a probablement autour de quatorze ans. Claire, dont le nom a toujours été accompagné de larmes. Claire, dont les goûts musicaux ne sont définitivement pas ceux d'une ado standard, car la voix pure de Maggie Reilly distille les paroles à la fois sirupeuses et troublantes de Moonlight Shadow.
"Elle a ton sérieux, mais pas tes yeux de chats", dis-je en me penchant vers les cadres qui décorent chacun des meubles de l'entrée.
De façon omniprésente, Claire figure sur ces clichés : à tous les âges, enlaçant sa mère, alors que je suis bien placée pour savoir que ces années ensemble, elles ne les ont en réalité jamais vécues. On dirait qu'Allison veut forcer le réel à s'ancrer, mais je n'en dirai rien. Je sais qu'Allison en a conscience, et que ça lui fait mal : d'une façon à la fois différente et similaire de celle qui m'a brisée, lorsque j'ai recroisé Granny sans pour autant la retrouver.
"Que veux-tu", me dit-elle avec une forme de déni. "Elle est aussi la fille de Ray".
C'est faux, et Allison le sait aussi, tandis que je la regarde. Claire était la fille de Patrick. Nous avons toujours tous eu des doutes quant au fait que ce gars ait même donné son consentement pour la concevoir, mais à ce stade, il n'est plus réellement utile de revenir sur ça. Il y a une montagne de sens, dans le silence qui suit ses paroles. Elle sait que je ne suis pas dupe. Et j'en reviens aux clichés encadrés.
"Ray n'est sur aucune de ces photos..."
Je la suis à travers le salon, au-dessus de la cheminée duquel un écran plat de télévision démesuré semble être devenu le centre du monde. Les meubles encastrés ont des airs de colonnades de marbre, et ni les profonds canapés, ni les plantes exotiques en pot ne parviennent à me faire me sentir réellement bien.
Je sens que quelque chose ne va pas, de ce côté. Dans le placard, les seuls vêtements que j'ai vus me semblaient résolument être ceux d'Allison et ceux de son ado. Rien, dans cet intérieur à la fois accueillant et impersonnel, ne me rappelle le chaleureux érudit, professeur de lettres classiques. Jamais il n'aurait mis au mur ces affreux tableaux abstraits aux couleurs de glace, non. Cet intérieur aurait été vivant, feutré comme un jazz rétro accompagné d'un bon whisky.
"Rin..."
Sur une console, Allison attrape une cigarette électronique, qu'elle entreprend de recharger.
"Même si j'ai eu ce que j'ai voulu... la suite ne s'est pas forcément passée comme je l'aurais espéré".
Il ne faut qu'un instant avant qu'une vapeur odorante l’entoure, accompagnant ses pas jusque dans une cuisine donnant sur un petit jardin, tout comme le salon. Par expérience - je pourrais même dire que je suis surentraînée en la matière - je peux affirmer qu'il n'y a pas que du tabac là-dedans, et je plisse les yeux.
"Est-ce qu'il lui est arrivé quelque chose ?"
Je pose la question avec tact tandis qu'elle s'approche d'une petite machine à café en dosettes pour me préparer une tasse. Au moins, il semble qu'elle se soit historiquement assez 'intéressée' à moi pour avoir cerné mes goûts. Et elle soupire.
"Ray..."
Les mots ne sont pas faciles à venir, et je ne la pousserai pas.
"Plusieurs choses se sont combinées".
Ce n'est jamais simple. Il n'y a jamais une seule cause, je le sais. Mais il a été réimplémenté dans cette timeline tel qu'elle l'a voulu, alors je me demande quelle dérive a pu avoir lieu. La machine bourdonne, perce la capsule, puis le liquide noir se met à couler : mon premier café après la remise à zéro de la réalité. J'espère qu'il aura toujours le même goût, même si je ne m'attends pas à des merveilles de la part d'une Nespresso.
"La première année, en Californie..."
Le liquide noir achève de couler, et elle place la tasse entre mes mains.
"J'ai beaucoup travaillé. Énormément. C'est toujours le cas, mais je... J'ai essayé de reconstruire ma vie, tu comprends ? A la sueur de mon front".
Je sens qu'elle en a fait une valeur absolue. D'être digne de tout ce qu'elle aurait maintenant, en dehors de son couple et de sa fille. Et pourtant, je devine que ça les a métaphoriquement tués.
"Il s'est beaucoup occupé de Claire tout seul. Nous étions heureux de nous croiser, le soir, mais..."
Elle secoue la tête.
"Les choses ont rapidement commencé à dégénérer".
Si nos errances dans l'espace-temps et les foutues causalités de Cinq m'ont bien appris une chose, c'est que peu importe le point de départ : ce que nous en faisons compte autant. Allison s'est de nouveau bercée de tant d'illusions, sans penser que même une remise à zéro de sa vie ne ferait pas tout.
"Il est parti à cause de la distance qui s'installait entre vous ?"
Une seconde passe, encore une autre, tandis que j'entends dans l'escalier les pas assez lourds d'une ado en chaussettes, comme nous en avons tous été. Allison regarde dans la direction par laquelle nous sommes arrivées, et juste avant que nous ne soyons plus seules, elle me répond en me fixant :
"Oui, mais pas seulement".
Je penche la tête, essayant de comprendre. Mais déjà, dans mon champ de vision, entre celle qui est déjà plus grande que moi, de façon presque insultante. Claire a un regard intelligent et une peau de caramel sous des cheveux bouclés. Elle a la désinvolture de son âge et un brin de défiance, même dans la façon dont elle ouvre le frigo pour y fouiller. Les manches de son pull sont trop grandes, mais ça ne semble pas la gêner.
"B'soir".
Au moins, elle est plus ou moins polie. Moi, j'aurais fait un doigt d'honneur pour peu d'avoir été regardée trop longtemps. À l'étage, sa musique s'égosille sans elle, cette fois distinctement avec du Shakira.
"Bonsoir".
Après tout ce temps, il me fait quelque chose, à moi aussi, de la rencontrer. Peu importe qu'elle ait été intégrée à cet univers par une suite de zéros et de uns. Finalement : moi aussi, et je ne me sens pas moins réelle. Philosophiquement, ça me fait réfléchir, mais mon esprit fatigué préfère s'ancrer dans ma nouvelle situation à moi aussi. Je bois, retrouvant avec soulagement l'arôme torréfié.
"Tu te laisses lourdement influencer par ton oncle, au niveau playlist...", lui dis-je.
Elle attrape quelques restes de tacos qui trainent dans une boîte. Bigre. Visiblement, alimentairement aussi. Mais elle finit par daigner me regarder, comme si - tout d'un coup - je devenais digne d'intérêt, car elle savait exactement de quel oncle je veux parler.
"Tu connais Oncle Klaus ?"
Je lui souris tristement, mais Allison attrape au vol la situation.
"Claire, chérie. Tu ne l'as jamais vue, mais... ceci... est ta tante Rin".
Putain. Je pourrais en avaler de travers, et j'accroche mon regard à Allison un instant, même si elle n'en démord pas. Claire ouvre négligemment sa boîte, et abandonne le couvercle sur l’îlot central, sans la moindre intention de le mettre ne serait-ce que dans l'évier.
"Cool", dit-elle en avalant la moitié de son taco d'un coup.
Visiblement, une tante ou un oncle de plus ou de moins ne lui fait aucune différence : elle en a déjà tellement.
"Maman, je n'ai bientôt plus de gummies pour dormir".
"Je t'en rachèterai demain, ma puce".
"Tu n'as pas signé mon contrôle de maths"
"Laisse-le moi sur la commode du couloir".
"Mercredi dernier, il y est resté non signé. La prof pense que je ne te le montre pas. Et elle veut savoir si tu seras là à la réunion parents-profs demain".
"Je vais rentrer tard. Tu sais bien que je vais à Cleveland pour-"
"Pour trois auditions, je sais. J'imagine que j'ai déjà du bol de te croiser".
Son ton n'est pas agressif, mais il est lourd d'accusations. Clairement, Allison travaille autant qu'à l'époque où sa trajectoire a divergé de celle de Ray, peut-être plus encore, car maintenant elle est mère célibataire. Claire a l'habitude de ne pas la voir. Et factuellement, dans cette réalité qu'elle a forgée pour la récupérer, Allison ne l'élève pas vraiment non plus.
"Écoute, je fais ce que je peux, je n'ai pas non plus à me justifier. Ce soir, je n'ai pas besoin d'un de tes dramas".
"Oh s'teuplait, MES dramas ? Parce que c’est totalement abusé de vouloir que ma mère signe un papier ou assiste à un événement qui parle - tu sais - de moi au lieu de toi ?"
La vache. Cette gamine ne tire pas à blanc, sous des airs un peu sage. Je pourrais presque m'en amuser. Allison ferme brièvement les yeux, cherchant une patience qu’elle a déjà consumée dans sa journée.
"Je t’ai dit que je fais ce que je peux".
Claire roule des yeux.
"Oui, et moi je fais avec, ou plutôt sans. Si Oncle Klaus ne m'avait pas acheté à manger avant que tu rentres, je n'aurais même pas dîné.
Elle termine son taco de façon un peu agacée, et avant même d'avoir fini de mâcher, pioche une pomme dans le panier à fruits.
"Claire, demain..."
"Oui, demain. Ou après-demain. Non, mais t’inquiète, c’est bon, j'ai compris".
Elle pousse un soupir magistral, comme savent le faire les ados, mais je me demande un instant laquelle de la mère ou de la fille est en crise, et laquelle a la tête sur les épaules. Un dernier soupir, un froissement de chaussettes. Et en un instant, la jeune-fille s'en retourne à Shakira.
Le silence tombe sur la cuisine, lourd, presque pénible. Je me sens mal à l'aise, face à cette insoutenable tragédie : celle d'avoir obtenu ce qu'on veut. Et je finis par me râcler la gorge.
"Claire... Claire prend des trucs pour dormir ?"
Nerveusement, Allison tire sur sa cigarette électronique, et je vois que ses mains tremblent.
"Elle a..."
Elle cherche ses mots, elle ne sait pas comment le formuler.
"... des pensées intrusives, comme beaucoup de gens, je te le disais. Il lui arrive... de voir des fragments de la Lune s'écraser à l'horizon".
Elle m'entraîne au salon dont les jolis abat-jours sont allumés, et s’assoit lentement sur l'un des canapés, ce que je me permets de faire également. Je fais immédiatement le lien avec ce qu'elle a dit plus tôt dans la voiture : qu'il était commun, dans cette timeline, d'avoir des souvenirs de choses n'ayant pas été vécues. Et dans un nuage de vapeur, elle ajoute :
"Ray, en souffrait plus que quiconque. Au cours de l'année que nous avons passée ensemble en Californie... il revivait littéralement notre vie des années 60, nos luttes pour les droits sociaux aussi. Il ne savait parfois même pas où et quand il était".
Mes doigts sont serrés sur la anse du mug blanc qu'elle m'a donné. Je ne pensais pas si bien dire, quand j'évoquais une tragédie. Cette nouvelle me fend le coeur, parce que - pour de bon - j'adorais Ray. Oui, l'incomplétion d'Oblivion a des conséquences terribles. Certainement d'autant plus grandes pour quelqu'un comme Ray, qui a été littéralement 'importé' depuis une autre époque. Allison n'est que souffrance, face à moi, et regrets. Oui, je la crois maintenant : si elle le pouvait, elle ne referait rien de tout ça.
"Où est-ce qu'il est, actuellement ?", je lui demande avec prudence, car je crains la réponse.
"Comme je travaille beaucoup... il était factuellement le plus souvent seul, dans cette vie qui lui semblait être celle d'un autre".
Allison regarde au tapis et secoue la tête lentement.
"Il ne supportait plus tout ça. Il est parti. Pour Dallas. Je n'ai eu de nouvelles qu'une fois. Nous avons... déménagé ici, Claire et moi. Je ne sais même pas ce que je m'attendais à trouver".
Je me sens vide, en entendant le récit d'Allison : plus affectée que ce que j'aurais cru. Et à l'ironie dans sa voix, je sens qu'elle est malgré tout très isolée, ici.
"Tu as voulu te rapprocher de la famille..."
Elle ferme les yeux un instant.
"Viktor est parti dans le Nord pour reprendre un bar de bord de route. Diego et Lila sont très pris par la famille. Je ne pense pas que Ben aurait gardé contact avec quiconque, s'il n'avait pas été en prison".
Je cligne trois fois des yeux, mais au fond, en suis-je étonnée ? Allison fume à nouveau.
"Luther... c'est très compliqué. Avec tous, en fait. Je sais qu'ils jugent encore ce qu'il s'est passé, et ils ont raison. Je te l'ai dit : il n'y a que Klaus".
Je souris, parce que maintenant, en haut, Claire chante sur 'Whenever, wherever'. Je crains quelque peu la façon dont Klaus aura vécu la perte de ses pouvoirs, sans doute entre le soulagement d'être délivré des spectres, et le choc de son retour à la mortalité. Au fond, je suis soulagée d'entendre Allison parler de lui en ces termes. Même si je suis terrifiée à l'idée que pour lui, ça ne fait pas deux heures, mais plus de cinq ans.
"Est-ce qu'il vit ici ?"
Ça ne m'étonnerait pas. Factuellement, Klaus n'a jamais vraiment pu vivre tout seul, et pas seulement pour les fantômes qui l'assaillaient autrefois la nuit. Il s'est toujours tourné vers Allison, quand il n'avait pas d'autre choix, même dans les années soixante, au moment où la situation était explosive chez moi, avec Lloyd. Elle l'a toujours aidé, quoique pas toujours pour les bonnes raisons. Et elle sourit tristement.
"Il est souvent ici. Il babysitte beaucoup Claire".
'Babysitte' ? Est-ce que j'ai bien entendu ? Je ne sais pas ce qui m'étonne le plus, l'idée que Klaus ait assez la tête sur les épaules pour surveiller un autre être humain, ou le fait qu'Allison utilise ce mot, alors que sa fille a quinze ans.
"Il aurait pu vivre ici, oui, je le lui avais proposé. Il a eu dix-huit mois difficiles, au début, mais..."
Elle prend une ample inspiration et me regarde enfin.
"Ce qui s'est passé avec Cinq semble lui avoir donné l'électrochoc dont il avait besoin. Il cohabite avec Luther dans ce qui reste de l'Académie : son business lui donne des revenus surprenamment décents".
C'est une bonne nouvelle, mais je fronce les sourcils. 'Ce qui s'est passé avec Cinq' ? Dans tout ce qu'Allison vient de me raconter, elle évoque ce dernier pour la première fois, et je vois que son visage est triste. Si triste.
Un long frisson remonte le long de mon dos.
"Comment ça ?", je demande pâlement, parce qu'au fond de moi, j'ai déjà compris.
Allison tire une dernière fois sur sa clope électronique, dont je ne sens ni la mécanique ni l'énergie. Et tandis que mon café noir et abandonné repose sur mes genoux, elle m'avoue avec autant de précautions que de peine :
"Rin..."
Elle déglutit, sans plus me regarder.
"Cinq a été assassiné, fin 2020".
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Notes:
Dans la saison 4 de la série, la question de l'étendue de l'empire financier d'Hargreeves est complètement balayée, ce qui à mon sens est un problème réel. Je n'ai pas l'intention de laisser ce thème inabordé. J'en profite pour montrer une autre forme d'apocalypse, celle résultant de la mégalomanie-même d'Hargreeves, qui transforme les villes et les sociétés après ce reset tant convoité.
Je souhaite réellement travailler l'arc de rédemption d'Allison, dans cette saison. C'est un personnage complexe, j'espère que j'y arriverai.
Progressivement, nous découvrons les anomalies temporelles de cette nouvelle timeline, et le triste 'Effet Umbrella' qui affecte une partie de la population. Il me semblait évident que Ray et Claire auraient été les premiers à en souffrir, et il me plaît de développer un peu plus ce qui leur est arrivé (le départ de Ray, dans la série, est tout simplement balayé).
Je sais, la chute de ce chapitre est rude. Et vous l'aurez compris : cette timeline n'est pas celle qui nous a été montrée...
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