Une courbure de l'espace-temps (saison 4)

Chapitre 1 : Le meilleur des mondes

3835 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 13/03/2025 09:01

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 4, quelques jours avant le début de la Saison 4.


Soundtrack suggérée : Beyoncé feat. James Blake - Forward ; Christina Aguilera - Fighter


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« L'expérience, ce n'est pas ce qui arrive à quelqu'un, c'est ce que quelqu'un fait avec ce qui lui arrive, (...) avec ses souvenirs pour toute bibliothèque ».

Aldous Huxley

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*Ding !*


La matière, l'énergie.


L'espace, et avec lui le temps.


Est-ce donc ce que ça fait, que de vivre sans les ressentir en soi ?


L'ascenseur continue son ascension, et je me sens vide, sans ce pouvoir qu'Oblivion vient de me retirer. Épuisée. Incomplète. Comme si je ne sentais soudain plus mon coeur battre, alors que je n'y avais jamais prêté attention jusque-là.


Oui, les limites de ma matérialité et de mon corps, je les ressens d'un coup de façon pratiquement douloureuse, maintenant que l'adrénaline du reset est retombée : comme si j'avais été arrachée à la pure énergie que mon être était au fond de moi.


Impuissante. Sourde et aveugle aux résonances de l'univers.


Mais peut-être est-ce juste ainsi que se sentent ordinairement les gens ? Ceux qui sont nés sans porter les absurdes particules constitutives de la machinerie de l'univers, que j'ai un jour comparés aux fleurs jaunes de marigolds portées par les eaux du Gange.


⊖ - 7 - 6


Des étages défilent, sans que je sache ce qui existe dans ces sous-sols de The City. J'ai toujours entendu dire que le dessous de nos avenues était creusé de tunnels et d’entrepôts, bien au-delà des égouts, et cette ville pourrait bien aussi posséder prochainement un métro, dont je viens d'être témoin de la construction.


J'imagine qu'Hargreeves l'aura obtenu, l’événement de son 'Projet HE', dans cette réécriture du réel. Son empire de puissance et d'influence, son monopole sur les ressources et l'innovation. J'ignore ce que je vais trouver là-haut, en ressortant de cet ascenseur. Mais peu m'importe. À présent, j'ai juste envie de retrouver Klaus, et qu'on aille roupiller dans un coin. Où, vraiment, je m'en fous.


5 - 4 - 3


Comme lors de ma descente, l'ascenseur est soudain pris de chaos : plus forts, cette fois. La lumière vacille, je m’accroche un instant à la paroi, sans vraiment y trouver de prise pour me stabiliser. Si j'avais encore eu mon pouvoir, j'aurais immédiatement pu sentir la nature de ces tumultes. Mais j'en suis incapable, ballotée et impuissante.


"Putain, terminer cette journée coincée dans l'ascenseur ou dans les chiottes est vraiment la dernière chose qu'il me faut", dis-je comme une menace aux augures.


Et les chaos s'arrêtent, la lumière revient, l'ascenseur reprend sa montée.


2 - 1 - O


*Ding !*


Les portes se rouvrent, sur le Mémorial Obsidian, où j'ai laissé descendre les autres il y a quelques instants. De la neige ? Je n'avais pas remarqué, plus tôt, qu'il faisait si froid pour un mois d'avril. Je n'ai pas de manteau : nous étions enfermés depuis bien trop de temps avec l'Hôtel Obsidian pour seul horizon. Alors je serre mes bras contre moi, tandis que j'avance dans le petit jardin baigné de nuit.


Partout autour, au-delà des arbres nus et des lampadaires ambrés, les immeubles sont immenses : encore plus hauts que tous ceux que le quartier d'affaires de The City a historiquement comptés. Ces tours de verre et de métal sont noires, ponctuées de lumières dorées qui ressemblent plus à des mises en garde qu'à des invitations. Elles se détachent sur le ciel d'encre, où cette fois, brille seulement un croissant.


J'étais certaine qu'elle était pleine et brillante, plus tôt, quand nous sommes montés la première fois.


"Klaus ?"


Mon appel reste sans réponse, alors que mes bottes s'enfoncent dans une congère de neige, près du buste de Reginald Hargreeves qui marque le centre de la petite place en étoile du jardin. Je connais bien The City, et le climat de la région des lacs. Oui, je peux l'assurer : ceci n'est pas avril, mais un solide automne, ou le début de l'un de nos hivers rudes. Est-ce que le reset nous a amenés à un autre moment que celui que nous avons quitté ?


"Cinq ?"

Un long frisson remonte le long de mon dos, et ce n'est pas parce que la température est glaciale.

"DIEGO ? VIKTOR ? PUTAIN, il y a quelqu'un ?"


J'attrape mes coudes et serre mes bras contre moi. Je suis seule. Ils sont partis, possiblement depuis longtemps, et un doute m'assaille. Ces soubresauts de l'ascenseur. Je n'ai plus mes Marigolds, je ne ressens plus rien de tout ça, mais une petite voix, au fond de ma raison, me murmure que j'ai traversé une anomalie de l'espace-temps.


"Merde", je murmure, observant la plaque sous l'odieux buste d'Hargreeves.


'OBSIDIAN MEMORIAL PARK - Graciously donated by SIR REGINALD HARGREEVES, this 1st day of October 1989'.


Je suis bien placée pour savoir que cette timeline n'a jamais traversé cette date, et pour une raison simple : tout le réel autour de nous est issu du reset, d'une reprogrammation. Cette plaque - comme tout le reste - est une donnée récemment implémentée : l'une des briques de ce 'Meilleur des mondes', qu'Hargreeves a forgé pour lui-même, à nos dépens. Alors il a eu une pensée anonyme pour nous, ici gravée dans le bronze ? Si je n'avais pas si peur de la situation dans laquelle je me trouve, j'en aurais la nausée.


Je recule, je me hâte dans la première allée, au hasard, quittant le petit square pour une esplanade titanesque aux inspirations architecturales des plus riches heures du totalitarisme mondial. Des fontaines, des lumières, une démonstration écrasante de richesse et de contrôle. Les tours de verre dominent le ciel et les frondaisons d'Argyle Park. Mais à leurs pieds, s'étendent encore les bas quartiers, faits des petits immeubles en briques où grimpent les escaliers d'évacuation incendie. Un phare dans la nuit pour moi, soudain : peut-être parce que ces lieux sont ancrés en moi, pour y avoir grandi.


Je me hâte sur les trottoirs, ne croisant guère de monde à cette heure tardive du soir. Habillée de façon absurdement légère, avec le t-shirt noir et le pantalon sobre que j'avais choisis pour le mariage de Luther et Sloane. Dans une réalité qui n'existe plus, qui a été entièrement reconfigurée. Et à présent, je veux savoir quel jour nous sommes. Il n'y a plus que ça qui m'importe.


Je fouille dans une poubelle, puis dans une autre, à la recherche d'un foutu journal qui m'indiquerait la date. Dans les films, les héros procèdent toujours ainsi pour comprendre où ils ont atterri dans le temps. Mais je ne trouve rien de tout ça. Putain, j'en ai marre de tous ces mythes sur le voyage dans le temps.


Bien sûr, je n'ai pas une thune, comme toujours, quand je me retrouve dans ce genre de situation. Pas d'argent. Plus de pendentif en forme de lotus à mon cou, que j'avais daigné mettre pour ne pas avoir l'air trop débraillée à ce dernier mariage avant la fin du monde. Juste mes pompes, mes fringues et ma personne.


Je regarde autour de moi, je repère directement les distributeurs de clopes, de capotes et de boissons dégueulasses, contre des immeubles encore plus misérables que ceux que j'ai connus par ici. *Vlan !* Un coup d'épaule sec, un angle de la petite poignée tournée de 45 degrés. Klaus m'a appris ça il y a longtemps. Quelques piécettes tombent mornement dans ma main, et je reprends ma route, craignant que ce foutu Reginald ait placé des caméras de surveillance vidéo dans tous les recoins de sa ville.


Je ne peux plus me rendre invisible, je ne peux plus devenir intangible si quelqu'un m'emmerde, ce qui est possible, dans ces ruelles où sévissent les Mothers of Agony. Je n'ai jamais eu peur de les traverser, pour n'avoir jamais vraiment rien risqué. Mais aujourd’hui, j'ai la trouille. Et je me fonds, ombre parmi les ombres, le long des trottoirs où je ne croise qu'une seule personne, me regardant comme si elle craignait que je l'agresse, moi. Mon pas s'accélère, ma respiration aussi. Et je fends la nuit entre des immeubles de plus en plus insalubres, en direction du marché aux tissus de Warden, près duquel j'habitais.


L'état général du quartier ne laissait guère la place à l’illusion. Je ne suis même pas surprise, en constatant que mon ancien immeuble de briques rouges est à présent muré de parpaings, derrière des palissades annonçant la 'réhabilitation' à venir du quartier. C'est là que j'ai grandi. C'est là que Granny sévissait en pilier et figure historique de sa cage d'escalier. Là que Klaus grimpait l'escalier de secours incendie, quand nous avions 19 ans. Pourtant, je ne me sens même pas triste, pas même choquée. Je reste juste un moment sidérée et obscure, sous un lampadaire clignotant. Je serre les poings, et les dents.


Et puis - machinalement - je décide de revenir sur mes pas.


Sans réfléchir, je remonte Warden Avenue, puis je tourne dans College Street, qui ne porte plus ce nom, sans doute parce que l'Université a disparu. À la place, se trouve un vaste complexe biotechnologique, dont les néons crachent des lignes verticales et horizontales formant les lettres 'HE'.


Pourtant, l'endroit que je cherche est toujours là, au numéro 505. Éclairé faiblement, mais bruissant de vie, le Nexus Bar se pose encore comme une oasis de résistance, au milieu de bas quartiers prêts à être rasés pour que poussent d'autres buildings. Je prends une grande inspiration... et j'en pousse les portes comme on aurait cherché asile au milieu d'une bataille insensée.


D'un coup, la lumière se fait d'or, l'odeur de tapas et de bourbon. Je pourrais presque en pleurer, tant les souvenirs me reviennent. Mais je n'en ai pas le temps. Derrière le comptoir, le barman hipster dont la barbe soigneusement taillée surplombe des tatouages d'hirondelles, me regarde. Je comprends qu'il ne s'attendait plus à de la clientèle, à cette heure : pas pour le bar en tout cas. Et je sais que j'ai l'air affolé et frigorifié, même si je ne donne sûrement pas non plus l'impression d'être en état de vagabondage.


"C'est la fermeture, l'amie", me dit-il tout en bouclant sa caisse enregistreuse, dans le décor incroyable de ce bar que j'ai tant fréquenté avec Klaus, aux boiseries et alignements de bouteilles dignes d'une oeuvre de Gaudi.

"Je veux juste... téléphoner et pisser..."


Je tente de reprendre mon souffle, regardant en direction du petit couloir que je connais si bien, près duquel un petit arbre de Noël clignote.


"Tu comprends le concept de fermeture ?"


Je déglutis avec peine, je pose mes mains sur le zinc et regarde ce type qui ne me reconnaît pas. Et alors, comme une bouteille à la mer, je prononce deux mots qui ont été souvent mon sésame - ici - pour accéder aux concerts endiablés que dissimule Le Nexus. Dans sa vaste cave, accessible seulement par un minuscule escalier.


"Backstage Zero..."


Un mot de passe, un sésame. Celui qui me donnait autrefois accès aux concerts secrets se déroulant dans la cave. Je tremble, comptant entièrement sur le fait qu'Allison n'ait reparamétré que certains points du réel, demandant à l'univers de laisser tout le reste comme il avait été. Il s'écoule une seconde, puis deux. Et - enfin - reprenant son rangement et son nettoyage comme si de rien n'était, le barman me dit :


"Deuxième porte à gauche dans le couloir du fond, pour les toilettes et le téléphone. Pour la suite, ce sera 'en bas'".


Pour un peu, je pourrai le prendre dans mes bras, alors que je ne fais jamais ça avec personne. Je prends une grande inspiration, je me redresse en essayant de me rendre un peu plus digne, dans ce corps qui semble toujours m'encombrer de toute part, alors qu'il est objectivement minuscule.


Je remercie, à bout de forces.


Et puis je disparais dans le petit couloir, pour rapidement pousser la porte des wc.


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Mon t-shirt noir s'écrase au sol, et tant pis s'il est dégueulasse.


Je n'avais pas vraiment envie de pisser. De toute façon, je n'ai encore rien mangé et rien bu depuis ma réintégration dans cette timeline, alors je pense que la question est non pertinente. Non, je suis allée aux toilettes pour regarder mon dos dans le miroir, et vérifier ce que je suspectais depuis que j'avais constaté que le tatouage du Sigil n'était plus à mon bras.


Dans le creux de mes reins, à la place de la mention 'Never mind the bollocks' que j'avais fait tatouer dans ma jeunesse rebelle, il n'y a plus que de la peau intacte, comme si ces regrets-là avaient été balayés. Plus douloureusement, le lotus qui s'ouvrait entre mes omoplates n'existe pas non plus. Celui que j'avais fait encrer pour affirmer désespérément mon lien de filiation avec ma mère et ma grand-mère, sans qu'elles l'aient jamais véritablement compris.


J'ai compris que cette timeline avait été créée de toutes pièces, littéralement redéfinie et réimplémentée. Et me voici comme après une seconde naissance, mon corps ne portant plus rien des marques de ce qui avait été mon ancienne vie.


Sur le côté du miroir, un graffiti assez frais, parmi tous les autres, mentionne que 'Violette aime Jonas', avec un petit dessin douteux, peut-être un coeur, ou pas. Et en dessous, se trouve une date, en septembre 2024. J'ai vu le petit sapin, dans la salle du Nexus. J'ai aussi croisé plusieurs boutiques minables vaguement ornées de guirlandes, au fil de mon trajet jusque-là. La météo est très plausible pour cette période, et l'évidence est face à moi.


Nous sommes en Décembre 2024.


Ma petite descente en ascenseur aura coûté plus de cinq ans de ma vie, presque six.


Lentement, les mains tremblantes, je ramasse mon t-shirt et le remets. Cinq ans. Un chiffre qui m'en donne soudain le vertige, tandis que je passe de l'eau sur mes yeux, dans cette salle d'eau exiguë. Je me revois perdue dans les rues peu familières de Dallas, en 1961, réalisant peu à peu que Klaus était possiblement arrivé avant moi. Un an, finalement, alors que nous avions déjà été séparés dix mois de sa vie à lui. Mais cinq ans me semblent soudain être une vie entière. Et j'ai peur - très peur - de tout ce qui a pu arriver entretemps.


Mon cerveau est presque vide, comme dans le déni du fait que quelques instants se sont passés pour moi, et des années ici, je quitte les toilettes pour rejoindre le téléphone à pièce accroché dans le couloir. Autour de moi, tous les murs pulsent sous le coup des basses de la musique du concert illicite, au sous-sol, dont la mélodie ne me parvient pas. J'attrape l'annuaire, sur la tablette en dessous, et l'ouvre en cherchant directement à la lettre H.


Il n'y a aucun particulier référencé sous le nom d'Hargreeves, dans tout The City.


Je devine aisément que Reginald ne vit plus à Hargreeves Mansion, mais je ne trouve ni Luther, ni Viktor, et encore moins Klaus, qui pourrait plausiblement squatter n'importe où. Je ne connais pas le nom de famille de Lila, et j'ignore de toute façon si nous avons tous les uns et les autres une réalité légale, à l'état-civil de cette réalité. Après tout, dans la timeline des Sparrows, nous n'en avions déjà pas. Je cherche aussi Granny, en vain. Je soupire, prête à abandonner. Et puis soudain... me revient le nom de Ray.


'Chestnut'.


Allison a souhaité le retrouver, à l'issue du reset, je sais qu'elle l'a reparamétré, j'ai senti les données de son existence couler à travers moi, dans un temps qui me semble se perdre dans la nuit des temps, alors que c'était il y a une heure et demie. Alors je remonte le gros annuaire, et mon doigt trace les colonnes à rebours de l'ordre alphabétique.


Pas de Raymond. Une certaine Roseline.

Et 'Allison Chestnut'.


Oui. Allison Chestnut habite dans le quartier résidentiel périphérique de Greenwood, où des petites maisons coquettes mais modestes s'alignent visiblement encore.


"Bon sang..."


Je décroche immédiatement le combiné, tandis que mon autre main fouille dans ma poche pour en tirer mes pièces durement récoltées. J'espère qu'elles ne se coinceront pas dans cet engin : je n'ai plus aucun moyen de m'infiltrer dans sa mécanique pour le débloquer. Mais la tonalité se fait entendre, et je compose le numéro, mes doigts tremblants et ma gorge nouée.


Presque six ans. Pour elle, le reset pourrait presque être de l'histoire ancienne. Pour tous. Mon appelle sonne, là bas, quelque part à Greenwood. Ils ont probablement reconstruit leurs vies. Et je-


"Allo ?"


Les mots peinent à passer mes lèvres, alors qu'il y a encore quelques heures, j'aurais été capable de crier au visage d'Allison ce que je pensais de ses pactes égoïstes avec Hargreeves. Et elle répète :


"Allo ? Si c'est un canular, je-"

"Allison. Allison, c'est Rin".


Cette fois, c'est elle qui se tait un instant. Au milieu des basses du concert underground du Nexus, j'entends de son côté qu'il y a de la musique derrière elle. Possiblement Fighter de Christina Aguillera, ce qui m'en donne des frissons, car Klaus y puisait toujours du courage.


"Rin...", bredouille-t-elle. "Rin, tu... CLAIRE, arrête ta musique, je suis au téléphone. Rin tu... Où est-ce que tu... Quand est-ce que..."

"Je viens juste de remonter par l'ascenseur. Allison. Je suis arrivée après vous".


Pour avoir elle aussi vécu nos arrivées en différé dans les années soixante, elle ne cherche pas plus loin, et je la devine agrippée à son propre combiné, la réalisation du fait que je suis bel et bien de retour s'inscrivant progressivement à sa conscience. Nos dernières interactions avant la mise en marche d'Oblivion n'ont pas été simples, pour ne pas dire dramatiques. Et dans le nouveau silence qui traverse les câbles des télécoms de The City - à présent sans que je puisse les scruter - il y a de l'inconfort, de la gêne. Et de la honte, de son côté.


"Où est-ce que tu es, maintenant ?" est tout ce qu'elle me demande, et je ferme les yeux un instant.


Combien de fois, par le passé, ai-je été celle à poser cette question à Klaus, quand il m'appelait à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit, pour que j'aille le récupérer après l'une ou l'autre infortune ?


"Je suis au Nexus Bar, sur ce qui était avant College Street, et maintenant..."

"L'axe HE 42-52. Papa a renommé toute la voirie de l'ultra-centre en 2020".


J'ai deviné, même dans la nuit, qu'il ne resterait bientôt plus rien des quartiers entourant Argyle Park, remplacés par toujours plus d'annexes de sa mégacorporation. Que bon nombre de riverains ont été expropriés au cours de ces années que j'ai manquées, et que les endroits comme Le Nexus, se réduisent eux aussi comme peau de chagrin. Je ne sais pas de quoi d'autre est fait ce 'Meilleur des Mondes', mais je vois de mes yeux Hargreeves effacer l'ancien, petit à petit.


"Je n'ai plus beaucoup de crédits dans le téléphone, je n'avais pas de fric, et-"

"Je viens te chercher. Soit devant dans vingt minutes".


Je ne sais pas quoi dire. Je devrais en vouloir à Allison, être en train de gronder de colère pour ses pactes, ses actions et ses mots. Et je suis là, tremblante au bout du fil, m'accrochant au son de sa voix comme à une ligne de vie ?


"Est-ce que Klaus est chez toi ?"

"CLAIRE, ARRÊTE LA MUSIQUE, POUR LA DERNIÈRE FOIS, JE N'ENTENDS PAS CE QUE RIN ME DIT".

"Qui c'est, Rin ?", dit une voix juvénile derrière elle.

"J'arrive, Rin, okay ? Vingt minutes. À tout à l'heure".


Elle vient de raccrocher, et je replace lentement le combiné à sa place, moi aussi. D'un coup, les pulsations des basses du concert ré-envahissent mon environnement et ma conscience. Ou peut-être est-ce mon pouls ?


Je prends une large inspiration, je m'appuie contre le mur du recoin où est installé le téléphone, tandis que trois punks qui auraient pu être moi dans une autre vie sortent de l'escalier secret pour rejoindre les toilettes. Je me cache, tout mon être cirant un désir d'invisibilité qu'il ne peut plus assouvir.


Cinq ans et demi. Presque six, oui.

Une éternité.


Alors je pose ma tête en arrière sur la tapisserie usée, je regarde les lumières ténues du plafond. Malgré tout l'espoir que me donne la musique que la jeune Claire était en train d'écouter, ma poitrine se creuse de douleur, tandis que la fatigue prend le dessus.


J'aimerais dire que tout ça m'a rendue plus forte, plus sage, que ma peau est devenue épaisse et dure, pourtant, il n'en est rien. Non, je ne suis pas invisible, je me sens même plus exposée que jamais, et les punks en penseront bien ce qu'ils voudront. Car la première chose que j'aurai faite dans ce Meilleur des Monde aura été de serrer les dents.


Et finalement de pleurer.


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Notes :


Une nouvelle fois, c'est une arrivée difficile pour Rin dans sa nouvelle réalité. De nouveau, elle a été séparée de Klaus dans le temps, et - cette fois - ce n'est pas pour quelques mois. Elle ignore tout de ce qui s'est passé entretemps, et de la nature de l'étrange distorsion temporelle qui l'a menée dans ce mauvais pas.


Aurait-elle cru ressentir tant de soulagement à entendre la voix d'Allison ? Certainement pas.


En tout cas, nous voilà à présent au coeur de l'empire de Reginald Hargreeves, où les inégalités semblent plus terribles que jamais, et où l'ancien monde s'efface petit à petit... tout en entrant en collision avec lui.


En route pour une nouvelle courbure de l'espace-temps...


Tout commentaire fera ma journée ♡

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