Une courbure de l'espace-temps (saison 3)
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 3, épisode 8, autour de 44:22 (pendant le "deal" passé entre Reginald et Allison, dont Cinq - ivre - est témoin).
Soundtrack suggérée : Marilyn Manson - Sweet Dreams (are made of this).
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07 avril 2019, 23:03
Comment ai-je pu être aussi aveugle ?
Tandis que je me téléporte à nouveau dans la version "Ere Taishō" de la suite du Bison Blanc, mon coeur bat à tout rompre, et pas parce que je laisse derrière moi les menaces tranchantes des Gardiens d'Oblivion, qui attendent patiemment la venue de mes camarades d'infortune. Oui, j'ai été aveugle. Aveugle à l'immense souffrance d'Allison. Sans considérer un seul l'instant l'éventualité qu'elle ait été voulue et attisée par Hargreeves.
Sans aucune conscience qu'elle était le point culminant et crucial de la mise en marche de ses plans.
*Crac !*
C'est inutile, je ne gagne sans doute qu'une ou deux secondes en faisant ça, mais je me téléporte par delà l'équivalent de notre pachinko, directement dans le Couloir du Grand Mystère, dont les stries de lumière me font immédiatement plisser les yeux.
Luther, Sloane, Diego... plusieurs d'entre nous portent en eux les lois élémentaires des forces, de la gravité, des trajectoires. De la matière et de l'énergie également, profondément liées à l'espace et au temps, comme Viktor, Cinq ou moi.
J'ai compris que Ben était lié à des créatures d'autres plans, et maintenant que j'ai pu observer le software de la machine Oblivion, je suspecte que ces êtres d'Eldritch sont impliqués dans le nécessaire nettoyage des timelines surnuméraires, que nous aurions créées.
Klaus... Mon avis est que - où qu'il soit - il est le garant que les âmes existent dans l'au-delà ou ailleurs, et qu'elles peuvent être ré-implémentées.
Lila pourrait remplacer n'importe lequel d'entre nous, peut-être plusieurs à la fois.
Mais Allison... Allison est celle capable de donner une direction à ces paramètres. De définir la réalité qui nous attend après le reset, après la mise en marche d'Oblivion. Elle est la pierre angulaire de la réécriture du monde que souhaite Hargreeves : celle dont il avait le plus besoin de cultiver l'esprit de petite fille gâtée.
"Putain".
Dans la lumière sidérale, alors que le temps se distord à nouveau autour de moi, je m'en veux plus que jamais.
Je le sais mieux que quiconque, que la façon dont Hargreeves nous a traités dans notre enfance n'était pas laissée au hasard. Même pour moi, qui ai en apparence été laissée aux bons soins de ma mère et de ma grand-mère. Il a façonné les adultes que nous sommes, tous, dans la douleur, souvent. Et il a patiemment veillé à ce qu'Allison s'habitue à voir ses désirs assouvis, et à ce que le monde tourne autour d'elle.
Elle a toujours eu ce qu'elle voulait. Elle a toujours cherché à lui plaire, également. Il l'a laissée user des Rumeurs pour façonner sa réalité autour d'elle, l'habituant à ce que rien ne lui résiste au point de la voir un jour commettre l’innommable sur ceux qu'elle aimait. Y compris en manipulant sa fille, tout simplement parce qu'elle ne pouvait plus s'en empêcher.
Elle a tenté de lutter contre ça, contre lui. En cessant d'utiliser son pouvoir, en essayant de reconstruire sa vie avec Ray. Et bien sûr, le simple fil déroulé des plans d'Hargreeves lui a repris ceci. L'a mise devant la réalité qu'elle ne retrouverait jamais Claire. Et a réveillé de la façon la plus sauvage et dramatique son désir d'à nouveau dominer ce qui est, de façonner de nouveau le réel.
Jamais la fable du Scorpion et de la Grenouille n'a résonné aussi fort dans le fond de mon esprit, même si Klaus se perdrait de nouveau en essayant de la raconter. Hargreeves a réveillé la nature profonde d'Allison, de façon ardente. Et maintenant, il va l'utiliser. Car malheureusement oui. Oui, l'univers s'apprête bel et bien à tourner autour d'elle, aujourd'hui.
Derrière la porte du pachinko, je me fige une seconde, tremblante. J'ai peur de ce que je vais trouver au-delà. Et s'il n'y avait plus rien ? Et si la distorsion temporelle avait déjà été telle que le Kugelblitz avait déjà tout emporté ? Je serre les poings. Je sais que je peux être de nouveau partie une heure ou un an. Mais qu'ai-je à perdre ? Absolument rien. Dans le doute, je me rends intangible, invisible, comme si ça avait la moindre chance de me sauver si un amas de trous noirs est derrière cette porte.
Et je la passe, en faisant juste un pas. Remplaçant immédiatement le bourdon sourd du tunnel par l'atmosphère apocalyptique que j'ai bien connue ces derniers jours. Un ronronnement terrible, mais au final le signe que l'Hôtel est encore là.
"Les minutes sont comptées, à présent, avant que plus rien ne soit possible. L'Apocalypse est sur nous".
Je reconnais immédiatement cette voix et cet accent, avant même de lever les yeux sur celui qui se tient au milieu de la Suite du Bison Blanc, entre les tapis poilus qui ont déjà vu se dérouler bien trop de drames. Reginald Hargreeves, sous le visage humain que je lui connais.
"Si vous acceptez, le rejeton que vous nommez Claire sera là. En tous points semblable à son occurrence dans la dernière réalité où vous l'avez croisée, je vous l'assure. Tout comme ce professeur de littérature classique en veston, dont vous m'avez parlé".
"Raymond est mort, dans cette timeline".
"Que ces gens soient mort ou pas ne fait pas de différence. Leur empreinte persiste, dans le Vide. Ils seront là si vous les souhaitez être là".
Assise sur l'un des canapés, troublée et entourée de plus de ténèbres que jamais, Allison est assise, ses mains jointes sur ses lèvres, comme si elle voulait s'empêcher de parler, ou même de respirer. Elle est toujours dans la robe de gala qu'elle portait au mariage, plus tôt, et je devine que nous sommes seulement plus tard dans la soirée. Elle lève ses yeux de chat vers Hargreeves, à la fois méfiants et pleins d'un espoir discret.
"Quelle garantie j'ai de ça ? Je dois vous croire sur parole ?"
Digne, dans son costume, sa moustache parfaitement lissée et son monocle bien vissé sur son oeil, Hargreeves la contemple de toute sa hauteur, tandis que je me glisse incognito le long du mur, pour mieux les observer.
"Ceci dépend encore plus de vous que de moi. Dans la version que vous avez connue de moi, vous ai-je déjà trompée ? En tant que Numéro Trois ?"
Le fait est que non. Allison compte parmi les enfants d'Hargreeves que ce dernier a le plus valorisés. Auxquels il a accordé le plus, même s'il a parfois serré la vis sur des points inacceptables à ses yeux. Il a laissé Allison se propulser sur les tapis rouges, il l'a laissée construire sa vie de rêve et de soie. Et même si elle ne le portait pas dans son coeur, elle est obligée de reconnaître ce fait à présent. Elle ne dit rien, mais son silence est lourd de sens.
D'un coup, l'oeil d'Hargreeves glisse sur moi au travers de son monocle, et je devine qu'il sait que je suis là. Cet objet lui a toujours permis de voir le monde tel qu'il était, même mon invisibilité. Il a toute conscience du fait que j'espionne. Et pourtant, il va continuer.
"Vous pourrez également donner à vos frères et soeurs la paix qu'ils méritent. Sans doute avez-vous entendu mon discours, à cet absurde dîner de célébrations nuptiales".
Allison roule des yeux, et moi je me demande si Hargreeves ne s'adresse pas en partie à moi, à ce moment, car il sait très bien que c'est le moment où moi je me suis éclipsée.
"Je ne vous ai pas menti, quand je disais que je suis fier de pouvoir vous appeler mes enfants, dans n'importe quelle timeline. Et je vous ai encore moins menti en vous disant que j'espérais que ces péripéties ne seraient que quelques mauvaises herbes dans un jardin autrement verdoyant. Vous avez entre vos mains le pouvoir de donner à votre fratrie une vie ordinaire et délivrée du poids de ces pouvoirs qui vous ont toujours pesé".
Allison fronce les sourcils, et moi aussi.
Même si elle est tombée dans une spirale dangereuse cette semaine, je sais qu'elle n'est pas complètement insensible aux affres qu'ont traversés ses frères et soeurs. Malheureusement, je sais aussi que sa bienveillance - pour Klaus notamment - lui a aussi souvent servi de faire-valoir dans son comportement parfait, ou de moyen pour se sentir utile et indispensable. En tout cas, lui l'a parfois vécu ainsi. Mais j'ai aussi vu Allison, dans les années 60 avec Klaus y compris : je suis convaincue qu'elle a du bon au fond d'elle, derrière tous ces penchants cultivés par son père.
"Vous voulez dire que nous pourrions tous mener des vies tranquilles, sans nos pouvoirs ?"
Hargreeves sourit, sa petite moustache s'étirant d'une façon qui ne veut jamais rien dire de bon. Il sait que j'écoute. Il essaye de me convaincre moi aussi au travers de cette discussion avec Allison. Et je reste immobile et attentive, sur la réserve comme jamais. Je sais qu'il joue ses ultimes manipulations, ses ultimes demi-vérités, faute de jamais pouvoir parler de mensonge avec lui.
"Absolument. J'ai toujours souhaité ceci pour vous tous au bout de la route. Tout ça n'aura été qu'un battement de paupières dans l'histoire de vos vies, et encore plus de l'univers. Nous pouvons aller vers un monde meilleur où nous aurons chacun la place que nous avons bien méritée. Un monde meilleur pour vous, avec ceux que vous aimez. Préservé durablement de toute Apocalypse."
Ses arguments sont terribles, car ils parleraient au coeur de quiconque, surtout ceux qui ont autant souffert de ce qu'ils sont, depuis toujours, et autour desquels le chaos s'est précipité au cours des dernières années.
"Je ne suis pas votre ennemi", souffle-t-il.
Moi-même, j'aspire à me poser, je ne le cache plus. Loin des Apocalypses, même si moi, je ne veux pas d'un border collie comme Klaus. C'est tout ce qui me motive, moi aussi, à vouloir mettre en marche Oblivion. Mais pas avec lui - ennemi ou pas - car je sais ce qu'il...
"Tout ce que j'ai fait, je l'ai fait par amour".
Alors qu'il ajoute ceci, je manque de m'étrangler. Ce mot même, dans sa bouche, sonne comme s'il venait de prononcer une langue qu'il ne parle pas. Si j'avais été tangible, je m'en étoufferais peut-être à force de tousser. Et Allison relève la tête, d'une certaine façon aussi sidérée que moi.
"Par amour ?"
Hargreeves la regarde, toujours debout devant elle, mais son attention également tournée vers moi.
"Vous tous n'êtes pas les seuls à avoir perdu des êtres chers au travers de ces soubresauts. Tout comme vous... Je voudrais retrouver celle que j'ai perdue".
Allison reste muette un instant. En plus de trente années d'existence, jamais elle n'a entendu parler son père d'une quelconque personne à laquelle il aurait été lié, en dehors de Grace, dont le devenir dans toutes les timelines a été singulier.
"Vous... ne parlez pas de Maman, n'est-ce pas...", dit-elle avec une voix qui n'est que le reflet d'une forme d'engourdissement et de décalage dangereux avec son réel immédiat. Oui, Allison est déjà en train de vivre dans la nouvelle réalité qu'Hargreeves lui promet, je le sens. Il n'aurait même pas besoin de continuer : il l'a déjà convaincue.
"Non. Je parle... de mon épouse. Celle qui - avant de mourir de maladie au crépuscule de notre monde - m'a offert la possibilité de la retrouver, et de remettre de l'ordre à cet univers abimé".
Un long frisson me saisit. Hargreeves a déjà essayé de me manipuler en agitant sous mes yeux sa supposée volonté de rendre à Iggy et aux siens les Terres fertiles de sa planète, que je connais sous le nom de Makȟá Zuȟéča. Je ne l'ai pas cru. J'ai compris qu'il avait d'autres motifs, par-delà, et qu'il était prêt à utiliser l'extinction de son peuple pour y parvenir. Mais aurais-je pu penser qu'il y avait là derrière son espoir de retrouver son épouse décédée ?
Ma main se porte au Sigil, sur mon bras. Dans l'énergie autour d'Hargreeves, je ne décèle aucune tromperie, aucun filtre. Il me fait vraiment chier de l'avouer, mais je pense qu'il est absolument et parfaitement sincère, quand il dit que son ambition est de la retrouver. Mais vient-il de dire qu'elle lui avait offert la possibilité de remettre de l'ordre à cet univers abimé ?
Dans ma tête, résonne un nom, prononcé par Iggy, lorsqu'il m'a raconté la chute de Makȟá Zuȟéča. Lorsqu'il a évoqué la façon dont son peuple a essayé de lutter, jusqu'au dernier jour. Lorsqu'il m'a parlé de l'une d'entre eux, qui a essayé de restaurer leur planète à son état premier, en étudiant les composants les plus élémentaires de l'univers. À ceci non plus, je n'avais pas fait tant attention à l'époque. Mais à présent, je peux recoller les morceaux : cette femme pour laquelle Le Grand Explorateur vient d'utiliser le mot "amour" n'est autre que celle qu'Iggy a nommée...
"Elle s'appelait Abigail".
'La Cosmologiste'. Celle qui a étudié la grande machinerie de l'univers dans l'espoir d'en reconfigurer les paramètres pour sauver sa planète et son peuple. Celle qui a mis Hargreeves - Le Grand Explorateur qui la complétait si bien - sur la piste de la porte menant à Oblivion... sur la route de la Terre, avec son équipage. Et maintenant, il s'apprête à achever son oeuvre... dans le simple but de la retrouver, elle, plus encore que sa planète ?
"Ses notes m'ont permis d'étudier la machine qui permet de restaurer nos vies : celle qui est nommée Oblivion. Je sais théoriquement la faire fonctionner de manière optimale, pour peu d'y accéder. Mieux que n'importe qui".
Il vient de me fixer au travers de son monocle, en prononçant ceci, et je me sens offensée. Je suis certaine que c'est faux. Il a peut-être beaucoup étudié, mais moi j'ai une connexion intuitive avec cet engin, par la matière, l'énergie, et l'espace-temps. Je l'ai encore senti quand j'ai pu l'approcher, il y a quelques instants. Il se croit indispensable ? Non, je ne crois pas qu'il le soit. Mais il dit :
"Je ne demande pas grand-chose en échange".
Nous y sommes donc. Au moment où après avoir fait métaphoriquement sonner les violons et promis la Lune, il s'apprête à décliner sa part du contrat. Avant de croiser les bras, je ne peux retenir un petit geste impoli. Et j'espère bien qu'il le voit, avec son foutu Monocle à deux ronds.
"Qu'est-ce que vous voulez".
La voix d'Allison est monocorde, fatiguée, mais pleine d'une résolution et d'un espoir latents, qui achèvent de me faire comprendre que sa décision d'accepter est déjà prise.
"Je demande juste à ce que vous me la rameniez comme vous allez ramener Claire et Ray. Dans l'état où elle se trouve préservée sur la face cachée de la Lune actuellement, et où il n'a pas toujours été aisé de la protéger, y compris de vous".
Je comprends. Je comprends à présent l'obsession d'Hargreeves pour la Lune, dans notre version de 2019, et la catastrophe qu'a été pour lui la destruction du satellite naturel de la Terre, dans la première Apocalypse provoquée par Viktor. Je comprends aussi pourquoi il a mobilisé Luther là-haut. Si longtemps, Luther a cru que c'était pour rien. Pour avoir été évincé. C'était faux. Il protégeait en réalité ce que son père avait de plus cher. Les éléments s'imbriquent, à une vitesse qui me dépasse, mais Hargreeves n'en a pas fini.
"Et à titre de reconnaissance gracieuse pour vous avoir tous entrainés et amenés vivants jusque-là, je demande l'achèvement du projet HE, dont les documents ont été perdus dans le regrettable échec de la mission de l'hôtel de ville, en 2006".
La nuit dernière, Hargreeves ne me l'a pas caché, qu'il avait toujours ces ambitions en vue. Mais alors, dans cette réalité aussi, son projet mégalomaniaque a été compromis ? Celui que Luther m'a un jour décrit comme une mégalopole de gratte-ciels, dans lesquels il imaginait un jour installer des entreprises qu'il était en train de fonder. Dans la finance, la construction, l'immobilier, la recherche médicale. Luther avait mentionné que pendant des années, son bureau n'était rempli que de ça, mais qu'il avait aussi beaucoup d'ennemis. Maintenant, il veut se voir offrir cette domination et cette influence, sur le plateau de la réécriture de la réalité ? Et visiblement, Allison aussi s'en souvient, de ses plans tracés jusqu'à l'obsession.
"Vous voulez votre Empire. Votre Abigail. Et après, vous nous laisserez vivre en paix, sans plus rien nous demander, jamais ?"
"Je m'y engage, sur l'honneur qui est le mien. Hésiter encore un jour de plus nous propulserait dans le néant, ne prenez pas le risque de laisser passer cette chance inestimable qui s'offre encore à vous. A nous tous".
Un silence long, très long, passe sur la suite du Bison Blanc, et il pèse une tonne sur mon coeur. Je vois bien que pour Allison, ce compromis semble acceptable. Qu'elle se voit dans cette nouvelle réalité avec Claire, avec Ray, libre des Rumeurs comme elle l'a toujours souhaité.
Ayant soulagé Viktor de ces ondes sonores qui frottent en permanence la matière autour de lui, aux limites de la fission et des déferlements énergétiques. Ayant libéré les uns et les autres de tout ce qui a toujours consumé leurs vies, y compris des attentes et des responsabilités liées à ces pouvoirs. Ayant délivré Luther de ce corps dont il souffre, Diego de son syndrome du super-héro, Cinq des Apocalypses... et Klaus des fantômes.
"Comment ça marche", demande-t-elle sombrement, et Hargreeves fait un pas vers elle.
"Il vous suffit d'être proche de la machine : d'être l'une des sept cloches à la faire sonner. Vos représentations mentales sont la clé".
Je tremble, en l'entendant prononcer ceci.
"Vous êtes la voix et les mots qui façonnent le réel", murmure-t-il. "Il vous suffit de la désirer, cette réalité semblable mais différente".
C'est terrible, mais je peux le sentir, qu'Allison porte déjà en elle ce schéma de construction, pour le monde futur qui peut sortir d'Oblivion. Et Hargreeves est habile, diaboliquement. Il la flatte, il lui donne de l'importance.
Plus encore : il ne lui laisse pas le temps de réfléchir à ce qu'elle souhaite réellement pour ce nouveau monde, en dehors de ce qui lui est évident. Elle aurait eu une vie pour le préparer. Pour que cette nouvelle réalité soit juste pour tous, et un monde meilleur, réellement. Mais elle est prise au dépourvu. Choisissant et décidant au pire moment de sa vie, tremblante de colère et de chagrin. Allant à l'essentiel. Se contentant de reproduire le réel, en y injectant ce qui lui manque le plus, et en donnant à Hargreeves ce qu'il veut. Une formule minimale née de son désespoir... mais qui sert parfaitement les plans de son père.
Elle se tait, elle tremble, tandis qu'au-dehors, les grondements du Kugelblitz nous rappellent que chaque seconde nous rapproche plus du grand Oubli final, empêché par la machine Oblivion. Hargreeves fait un pas de plus, il s'impatiente, et elle se lève, face à lui, le fixant dans les yeux.
"Après ce dont nous avons parlé, ce serait de la folie d'attendre. Le temps est compté. Je n'y arriverai pas sans vous".
Il vient de lui dire ceci avec une flatterie qui - malheureusement - est aussi le reflet de la réalité. Mais il y a plus. Il a aussi levé, brièvement mais distinctement, les yeux vers moi.
"Marché conclu ?"
Il tend sa main vers elle. Une seconde passe, où mon souffle semble suspendu à ce 'deal'. Et elle la saisit, scellant sans un mot le destin de l'univers.
À une condition près.
J'ai regardé au coeur de la machine Oblivion. J'ai compris qu'elle avait besoin de plug-ins. J'ai vu les Gardiens, qui attendaient de les mettre à l'épreuve pour vérifier leur validité. Si Allison est seule, elle ne peut rien faire : il va falloir convaincre les autres, les engager d'une façon ou d'une autre en direction d'Oblivion, et je ne vois pas comment ce peut être autrement que délibérément. À moins que...
"Utiliserez-vous les Rumeurs pour convaincre vos camarades du caractère indispensable de cette dernière mission ? J'ai ouï dire que vous n'en aviez même plus besoin".
Mes sourcils se pincent douloureusement. Chaque pion qu'avance Hargreeves, je suis un peu plus accablée par la robustesse de ses plans. Ici, il est en train de finaliser l'oeuvre amorcée par une version de lui issue d'une autre timeline : celle que notre Hargreeves a commencé à dessiner le jour-même où il a adopté Allison.
Luther m'a dit un jour qu'il pensait que son père savait quels seraient nos pouvoirs, avant de nous adopter. Je pense que son Monocle lui permet réellement d'en savoir bien plus que ce qu'il y paraît. Il savait où nous trouver, il a décidé très tôt qui adopter ou pas. En premier lot, en second lot. Qui sait ceux qui se seraient trouvés dans les suivants, pour peu d'avoir survécu à leur pouvoir dans leurs jeunes années. Il n'a pas choisi son premier lot au hasard, non. Les Umbrellas comportent les plug-ins essentiels au fonctionnement d'Oblivion, et les Sparrows une garantie d'éliminer les Gardiens une fois leur tâche accomplie.
Allison est un pion précieux, mais à présent elle le regarde avec une supériorité rebelle, en toute conscience qu'il a dit vrai, en affirmant qu'il ne pouvait pas accomplir ceci sans elle. Il a besoin d'elle, elle a le champ libre pour imposer d'autres parts du contrat. Et avec un aplomb défensif de ses frères et soeurs que j'aurais souhaité lui voir plus souvent au cours de cette semaine, elle répond :
"C'est absolument hors de question. Si vous les voulez, il faudra les convaincre autrement".
Dans ma tête, tourne l'idée que je dois leur parler avant qu'il le fasse. Que j'aurais déjà dû le faire. Que nous devons nous organiser pour mettre en marche la machine, en le laissant derrière nous. Et il s'agace :
"De telles négociations vont encore nous faire perdre un temps précieux".
Dans l'énergie, je sens qu'elle a dit vrai : Allison n'utilisera plus les Rumeurs sur un seul de ses frères et soeurs. Plus jamais. Toute sa volonté est inflexible, à ce sujet, elle irradie autour d'elle, et Hargreeves le sent sûrement.
"Je leur parlerai, mais sans Rumeur. Je fais déjà largement ma part du contrat, je crois", lâche-t-elle entre ses dents, mais elle s'attend bien sûr à ce qu'il réajuste sa proposition.
"Soit, soit", dit-il en recalant son monocle. "Alors je vous en demande juste une, qui ne concerne pas vos frères et soeurs".
Allison plisse les yeux. Et moi aussi.
"Je vous demande juste d'énoncer que le Processeur de cette machine s'insère à sa place sans encombre. Un détail purement technique, mais essentiel".
Allison souffle ironiquement, elle croise les bras en direction de la porte entrouverte de la Suite du Bison Blanc, prête à tourner les talons.
"Il y a intérêt à ce que vous disparaissiez de ma vie après tout ça", murmure-t-elle en marchant vers le couloir. Et avant de disparaître, elle prononce distinctement :
"J'ai entendu une rumeur : que le Processeur d'Oblivion s'insérait à sa place sans encombre".
Immédiatement, mes yeux s'écarquillent, car je sens toute l'énergie ployer, autour de moi, dans mon système nerveux autant que mes Marigolds. Je me sens tomber à genoux en même temps que je redeviens tangible, en face d'Hargreeves, mes yeux se perdant là dans l'encadrement de la porte où Allison a disparu. Il se place devant moi, son air plus satisfait que jamais.
Et je comprends, d'instinct, ce qu'il a fait.
D'un coup, je l'envisage autrement, ce lien que j'ai toujours senti avec les machines en général, puis avec Oblivion. Au travers de leur matière, et de l'énergie qui les met en oeuvre. Faisant frémir l'espace-temps, et scintiller son tissu à mes yeux en sillons dorés.
Je réalise également l'importance de mon lien avec mes camarades de naissance, mes compagnons d'infortune et d'errances entre les timelines, avec qui j'ai toujours ressenti des liens empathiques puissants.
Nous ne sommes que des rouages de la machinerie de l'Univers, des composants, des plug-ins permettant sa réinitialisation. Et ce 'Processeur' dont il parle, capable de mettre en musique l'ensemble pour donner corps au programme défini par Allison... c'est moi. Et je comprends une dernière ligne des notes d'Hargreeves, que mon esprit avait choisi d'ignorer : 'Aucune activation possible sans processeur'.
Je voudrais l'insulter, je ne le peux même pas. Il me relève en me tirant par le bras, il ouvre la porte du Pachinko. Sa force est impressionnante, bien plus que celle du modeste papi dont il à l'air, je sens même d'étranges appendices écailleux s'enrouler autour de mon poignet pour mieux me tracter.
"Ne vous inquiétez pas pour Klaus", me dit-il, "Je lui dirai que votre petite exploration a eu une fin funeste, mais que vous êtes en sécurité dans l'au-delà".
Et avant que la lumière irréelle du tunnel ne nous avale, celui pour qui les terres fertiles de Makȟá Zuȟéča n'ont certainement pas plus d'importance que nos vies me dit :
"Si vous aviez coopéré dans l'une ou l'autre timeline, je n'aurais pas eu besoin d'avoir recours à ceci".
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Notes :
Le moment du "deal" entre Reginald et Allison constitue un réel vide, dans la série, que je souhaitais combler un peu. Me permettant de mieux montrer le processus de conviction / manipulation d'Hargreeves, mais aussi le cheminement d'Allison, dont le rôle reste extrêmement difficile et délicat à gérer, dans cette Saison.
Au spa Oasis, par la suite, elle évoque à demi-mots auprès de Viktor sa conviction que quelque chose de bon pour eux tous sortira d'Oblivion. Je voulais rendre ceci plus tangible ici, tout en éclaircissant son rôle dans Oblivion.
De façon frappante et malgré son deal avec Hargreeves, Allison n'utilisera jamais plus les rumeurs sur ses frères et soeurs, pour le convaincre de participer à Oblivion notamment. Possiblement en lien avec ce qu'elle a fait à Luther, même si ce lien causal n'est pas souligné. Je voulais également souligner ceci, et préparer l'idée qu'elle finira par s'opposer et interrompre Hargreeves au moment d'accomplir Oblivion, en voyant sa famille souffrir.
A présent, le rôle de Rin est clair, dans cette grande machinerie du reset, dont elle est le processeur. Un arc qui se tisse depuis la Saison 1. Reginald s'apprête à mentir à Klaus sur son sort, une raison de plus pour lui de vouloir rester dans le Vide.
Je suis tellement désolée pour eux. Mais tout commentaire fera ma journée ! ♡