Une courbure de l'espace-temps (saison 3)
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 3, épisode 8. Partie 1 : autour de 14:00 (un peu avant que Lila vienne parler à Diego à sa chambre). Partie 2 : autour de 19:30 (pendant l'enterrement de vie de garçon de Luther).
Soundtrack suggérée : Muse - Plug in Baby ; Bill Medley et Jennifer Warnes - (I had) The time of my life.
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07 avril 2019, 12:38
'Faire tout ce que nous avons sur notre liste avant de mourir', en laissant l'apocalypse se produire. Voilà le plan qui est celui de Cinq, maintenant. Tandis que je monte au couloir des chambres, je tourne et retourne cette nouvelle réalité dans ma tête, abasourdie, tant il me semble incroyable que Cinq abandonne.
Nous avons beaucoup parlé, j'ai beaucoup réfléchi. Nous avons une interprétation différente de ce que son lui du futur a voulu dire quand il lui a dit qu'à la fin, 'tout ce qui resterait serait Oblivion'. Il le voit comme une mise en garde. Je le vois comme un conseil. Malheureusement, je comprends aussi le rejet qu'il a de jouer le jeu de Reginald Hargreeves.
Dans chaque timeline qu'il fait naître par ses tentatives d'arrêter l'apocalypse, Cinq offre une nouvelle occasion à son père de tenter de parvenir à ses fins. Ceci, je l'ai vu de mes yeux. Et je me demande. Oui, je me demande si Hargreeves l'a poussé à partir la première fois, par psychologie inversée. S'il ne s'est pas déjà littéralement servi de lui pour multiplier ses chances de succès. Je pense que le 'Fondateur' a vécu assez pour avoir conscience de ça, et mon coeur se serre. L'histoire de Cinq, jusqu'à sa propre mort dont il a été témoin... est aussi une histoire de regrets.
Alors oui, je comprends que tout son être se hérisse contre la dernière mission que son père a pour nous. Une mission suicide, pense-t-il. Je suis triste qu'il considère qu'être avalés par un amas de trous noirs soit préférable à l'idée de le satisfaire une fois encore. Et pourtant, je suis sûre qu'une petite voix dans sa tête - celle de son lui du futur - lui murmure encore le nom d'Oblivion.
En tournant dans le couloir de l'étage, je regarde toutes ces portes : celles des chambres qui sont à présent littéralement toutes à nous. Nous n'en fermons plus aucune à clé, nous dormons littéralement où nous voulons : de toute façon, il n'y a plus que nous, dans cet hôtel. Nous, et Chet, même si en tant qu'androïde, il n'est pas plus humain que Grace.
Hargreeves a investi la Suite du Bison Blanc, qu'il considère comme la sienne, et je crois que Klaus y est présentement avec lui. Je les entends parler par-delà la porte, au fond du couloir, même si je ne peux pas en distinguer les mots.
Depuis notre laborieux retour en voiture, Klaus agit en coach de développement personnel avec son 'père', et tente de l'outiller pour redorer son blason auprès ses frères et soeurs. C'est peine perdue : Hargreeves a les capacités relationnelles d'un radiateur en fonte. Mais Klaus a en quelque sorte promis de l'aider, en échange de tous les progrès qu'il lui a fait accomplir ces derniers jours en retour.
Je n'aime pas les deals de Reginald Hargreeves. Ils ne sont jamais à notre avantage, à la fin. Et j'ai bien compris qu'à partir de maintenant, il adoptait la stratégie de sa réhabilitation auprès des Umbrellas. Oui. Reginald Hargreeves souhaite les rallier à sa cause, comme il l'a fait avec moi. Il entre littéralement en campagne d'image et d'influence, et mon avis est qu'au bout de la route, se trouve Oblivion. Pour ses fins à lui, et pas pour notre bien.
Je m'apprête à aller pousser la porte de la chambre voisine de celle que Viktor occupe à présent seul, Allison s'étant retranchée à l'étage du dessus. Toutefois, quelque chose attire mon regard, dans celle où dormaient au début la plupart des garçons : Diego, assis tout seul contre le canapé, est sombrement en train de faire tourner son couteau.
"Hey", lui dis-je depuis le couloir, consciente que nous avons eu bien peu d'occasions de nous parler, au cours des cinq derniers jours. "Tu as une tête de raton-laveur énervé".
Il souffle ironiquement par le nez. Je vois que lui aussi, cogite dans tous les sens. Et qu'à la différence de Cinq, il n'a pas encore décidé d'abandonner.
Diego est comme ça, je commence à le cerner après tous ces jours, mois, années. Son complexe de super-héros ne s'est jamais complètement éteint, mais depuis que Lila est entrée dans sa vie, je le vois s'entrechoquer avec son désir de stabilité. Au fond de lui, l'ancien Numéro Deux oscille entre son envie de sauver le monde en combi de cuir, de prouver qu'il est méritant... et celle d'une vie plus tranquille, où il aurait des attaches. Et sans doute parce que cette dualité l'angoisse lui-même, il peste :
"Ça me casse les noix que Cinq décide de tout lâcher, alors qu'il sait très bien qu'en bottant quelques culs, il y a peut-être encore un moyen de sauver les nôtres".
Je place mes mains dans mes poches, et je m'approche. Je sais ce dont il parle, parce que Cinq l'a laissé entendre, lorsque nous parlions tous les deux devant l'hôtel : Diego est passé par delà le pachinko. Il est allé encore plus loin que moi en direction d'Oblivion. Et il en a payé le prix. Je baisse les yeux et laisse glisser mon regard sur le pansement qui enserre sa main gauche. Certaines phalanges sont manquantes, je peux le deviner.
Oui. Il sait bien mieux que moi ce que Reginald Hargreeves voulait dire dans ses notes, par 'ATTENTION : système de protection / sécurité'.
"Tu es passé dans Oblivion".
Il lève les yeux vers moi, et son couteau s'arrête de tourner.
"Toi aussi ?"
"Je suis allée moins loin que toi, visiblement".
"J'étais avec Lila. On a littéralement manqué de se faire découper en rondelles".
Il soulève sa main blessée.
"J'essaye de voir le bon côté, je peux encore compter jusqu'à trois".
Je ne commenterai pas quant à ses capacités ordinaires de compter au-delà, mais je lui souris comme je le peux. Malgré sa blessure, son regard brille et je peux sentir tout le rush d'adrénaline qui a été le sien, lorsqu'il est allé voir ce qui se trouvait de l'autre côté du couloir lumineux. Comme un ultime défi pour ses capacités, mais qui le laisse à la fois terrifié. Et pas pour lui.
"Tu as eu peur. Tu as eu peur pour Lila et..."
Je m'arrête. J'ai un doute quant au fait que Diego soit au courant. Tout comme je n'ai rien dit l'autre soir à Lila - avant que nous nous endormions toutes les deux sur le bar - lorsque j'ai pu percevoir cette énergie différente de la sienne, nichée au creux de son abdomen. Mais Diego, lui, perçoit très bien mon temps d'arrêt.
"Tu es aussi au courant pour le bébé..."
Oh non, Diego n'est pas con. Et 'trois' est réellement le seul chiffre qui compte à ses yeux en ce moment, je peux le sentir. Et je soupire.
"J'adore ce bras d'honneur de vie que vous êtes en train de faire face à la fin des temps".
Ce qui - en soit - va tellement bien au chaos qu'est Lila... même si je peux deviner qu'elle doit en être terrifiée. Lila me ressemble beaucoup, sur de nombreux aspects. Je ne suis pas sûre qu'elle se serait projetée dans le fait d'avoir des enfants, même si elle n'entretient peut-être pas pour ces engeances la même réserve viscérale que moi. Pour rester polie. Et Diego murmure :
"Mon seul but, dans l'immédiat, c'est de les mettre à l'abri".
Je me racle la gorge. Oh, je doute que Lila apprécie beaucoup d'entendre ça.
"Personne n'est à l'abri, Diego, c'est tout l'espace-temps qui se fait absorber. Et je doute fort que Lila apprécie de se faire gentiment mettre au placard par un chevalier blanc, alors que - même sans prendre le pouvoir de qui que ce soit - elle tabasse déjà plus fort que toi".
Son couteau se remet à tourner.
"Je ne peux pas rester assis là, et surtout pas aller jeter du riz et lâcher des colombes pour le mariage de Luther, alors qu'il y a peut-être encore une chance d'enrayer ça. Et ce n'est même pas une discussion : elle et le bébé restent là".
Mes yeux s'écarquillent. Je comprends que Diego serait prêt à retourner dans Oblivion, y compris tout seul, à affronter ses 'protections' létales, dans une tentative désespérée de protéger sa cellule familiale fragile, littéralement née de l'apocalypse.
Il y a peu, j'aurais été enchantée d'avoir du renfort pour aller explorer plus avant de l'autre côté du pachinko. Mais maintenant que je sais quel danger s'y trouve, je ne vois plus cette incursion du même oeil. Mes sourcils se froncent. Et je demande, lorsque je relève les yeux :
"A quoi ressemble ce qui t'a fait ça ?"
A partir des notes d'Hargreeves, je n'en ai aucune idée. J'ai bien compris que la Machine Oblivion était singulière, qu'elle disposait d'une interface qui n'est pas celle d'un écran, mais plutôt d'une forme de réalité augmentée capable de nous englober physiquement. Alors je me demande quel aspect tangible prend son littéral 'Firewall'.
"C'étaient un genre de Gardien. Avec une faucille - ou une hache - quelque chose de tranchant, au bout d'une chaîne. Je ne l'ai pas bien vu, les lumières sont passées en mode 'feutré et cosy' pour saluer son arrivée. On a surtout couru pour ne pas finir en salami".
Je cligne des yeux. Je comprends qu'il ne soit pas possible de remettre à zéro l'univers sur un coup de tête, comme on lancerait le programme 'tissus délicats' de son lave-linge. Il me semble évident qu'Oblivion ait cette sécurité. Que n'importe qui ne puisse pas juste ouvrir le pachinko, et aller caricaturalement appuyer sur le gros bouton rouge.
"Vous ne l'avez pas combattu".
Ceci me semble raisonnable, étant donné l'ordinaire enthousiasme de Diego à la baston, et il ajoute :
"Je ne pense pas... qu'il soit possible d'affronter de telles choses en étant pris par surprise comme nous l'étions. Même à deux, même si Lila avait copié mon pouvoir, je ne sais pas si nous aurions pu".
Je crains de comprendre, maintenant, pourquoi Hargreeves a entrainé les Umbrellas et les Sparrows au combat, sous couvert d'en faire de prétendus super-héros. Pourquoi il a toujours espéré qu'ils sachent se battre en équipe. Et ma gorge se serre. Oui, ceci fait clairement partie de la raison pour laquelle le Monocle a été contraint d'adopter tous ces enfants, lui qui les déteste encore plus que moi : pour avoir une chance de vaincre ce ou ces gardiens... et lui ouvrir une voie sûre vers les commandes d'Oblivion, peu importe la forme qu'elles aient. Diego secoue la tête, sans fierté.
"Ce n'était pas quelque chose d'ordinaire, Rin. Ce n'était pas humain. C'était... quelque chose hors du monde. En plus, ma main pissait le sang comme un soda trop secoué".
Mes lèvres se pincent. Je connais sa phobie du sang, et je l'ai déjà vu tomber dans les pommes pour un millième de ça. Clairement, non, il n'aurait pas pu se battre.
"Je suis désolée. C'est très important pour toi, les doigts".
Un silence gênant passe, et je me rattrape aux branches.
"Pour lancer tes couteaux. Je ne voulais rien dire d'autre".
Mais Diego ne me regarde pas. Il soupire, parce que j'ai raison : il se sent comme un pianiste se voyant privé d'une partie de sa virtuosité. Et il murmure, se parlant à lui-même.
"Ces derniers mois, la seule trajectoire qui soit encore mon truc, c'est la spirale vers le bas. Je dois me ressaisir. Et protéger ce qui compte. J'ai une famille, maintenant".
"La trajectoire..."
Je viens de me figer, lorsqu'il a prononcé ce mot.
'Forces / Gravité / Trajectoires'... D'un coup, l'écriture manuscrite de Reginald Hargreeves se réimprime dans mon cerveau, même si je n'ai eu que peu de temps pour la photographier mentalement. Ces mots sont les premiers de la liste des paramètres - ou plug-ins - d'Oblivion.
"Quoi ? Tu fais un AVC ?"
"Non, c'est rien, je..."
Luther, Sloane, Diego. Forces, gravité, trajectoires. Leurs pouvoirs couvrent littéralement ces trois mécanismes fondamentaux de l'univers, et mon cerveau s'agite immédiatement en tout sens. 'Matière-Energie / Espace-temps / Plans', tels étaient les mots suivants, ce qui ne m'étonne guère, car je me sens très concernée. Tout comme Cinq. Mes yeux clignent dans le vide.
'Vies et âmes / Psyché / Perception'. J'en reste blême. Nous sommes plus qu'une poignée de prétendus combattants, peut-être capables de passer le Firewall des Gardiens. Nous sommes plus profondément liés à Oblivion. Nos pouvoirs sont en relation directe et intime... avec les plug-ins nécessaires à faire fonctionner la machine.
Diego ne comprend pas ce qui m'arrive. Je me lève, sous ses yeux médusés. Il est toujours assis au sol, son couteau à présent figé dans sa main valide. Le mot 'plans' m'échappe, mais en revanche, je vois très bien ce que peut vouloir dire 'Utiliser les modules flexibles universels si disponibles'. Lila. Lila répond parfaitement à cette description.
"Je... Je dois parler à Cinq".
Je bredouille cette phrase, je fais un pas en arrière. Et juste avant que je disparaisse, Diego me dit, en se remettant à faire tournoyer sa lame :
"Rin, putain, t'es encore plus paumée que Klaus, il y a des moments".
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13h01
Je me sens idiote. Idiote de ne pas avoir compris plus tôt, à l'instant-même où j'ai lu les mots sur le carnet d'Hargreeves, tant le lien que nos pouvoirs ont avec la Machine Oblivion me semblent à présent évidents. Ils sont liés à ces rouages qui régissent le fonctionnement de l'univers, comme si nous étions littéralement nés de cette immense mécanique. Comme si nous en faisions partie.
À mon bras, le tatouage du Sigil a un tout autre sens, maintenant. Pour l'avoir dessiné encore et encore maintes fois, je savais qu'il comprenait sept 'slots'. Oui, sept slots principaux, et des éléments satellites, reliés entre eux par les lignes d'un 'circuit imprimé'. Oui, je me sens idiote. Si idiote de ne pas avoir connecté plus tôt ce nombre avec celui d'enfants qu'Hargreeves a cru bon d'adopter. Dans notre timeline et les autres.
Tandis que je remonte en direction de la galerie des billards qui surplombe l'Obsidian Bar, je marmonne. Cinq m'a littéralement envoyée sur les roses. Il ne veut pas m'écouter, il ne veut plus entendre prononcer le nom d'Oblivion, ou de quoi que ce soit d'autre qui ne soit pas inclus dans les ingrédients d'une margarita. Et à présent, il est là, en bas, à s'époumoner en karaoké avec Klaus sur 'The time of my life'.
'I've had the time of my life
No, I never felt this way before
Yes, I swear, it's the truth
And I owe it all to you.'
Il ne pouvait certainement pas lui faire plus plaisir, même si moi, je suis bien contente d'avoir été cataloguée sous l'étiquette des 'filles' et d'avoir été exclue de cet enterrement de vie de garçon improvisé, sur la base de mon genre assigné. Ce n'est vraiment pas grave, au contraire. Et ça me rappelle que j'ai été contrainte de voir 'Dirty Dancing' quelque chose comme trente fois avec Klaus dans le passé, quand il dormait avec la cassette vidéo dans son sac à dos. Celui dont il se servait aussi comme oreiller. Et très franchement, je suis bien contente que toute la catégorie professionnelle des strip-teasers ait déjà été éradiquée par le Kugelblitz.
''Cause I've had the time of my life
And I've searched through every open door
'Til I found the truth
And I owe it all to you.'
Je soupire. J'en sais à présent trop, et pas assez. Je pense que nous sommes en mesure d'activer Oblivion, que nous sommes même les seuls à pouvoir le faire. Et je pense aussi qu'il n'y a jamais eu besoin de Reginald Hargreeves pour procéder au reset. Oui. Je dois en savoir plus : approcher les commandes de la machine de plus près, comprendre comment elle marche, pour convaincre les autres. Et je peux le faire seule : intangible. Peu importent les dangers qui s'y trouvent, moi je ne risque rien.
'So, we'll just let it go
Don't be afraid to lose control, no
Yes, I know what's on your mind
When you say, "Stay with me tonight"'
Je ne veux pas qu'Hargreeves sache que je m'apprête à faire ça : il essaierait encore de tirer la chose à son avantage. Le fait est qu'il occupe à présent la Suite du Bison Blanc, et y reste enfermé depuis son arrivée en se faisant plaindre, affirmant que 'personne ne veut de lui' ici. Je vais rester à l'affût de toute opportunité. Oui. Je me sens résolue.
Plus loin, appuyé sur la rambarde, Ben contemple les festivités dont - lui - a carrément été exclu. Parce qu'il est un Sparrow. Parce que Luther n'a réellement aucune affinité avec lui. Le fait est qu'il ronge son frein. Autour de lui, l'énergie bouillonne de frustration. Je pourrais presque en rire. Mais soudain, je sens le coussin à côté du mien sur la banquette s'enfoncer... et Lila, avec une voix rieuse, prononce à ma place l'évidence :
"En voilà un qui croit qu'on peut se comporter en trou du cul à l'apéro et ensuite venir râler de ne pas avoir de dessert".
Je ne retiens pas un souffle amusé tandis qu'elle grimpe pour s'asseoir sur le dossier, mais finalement je soupire.
"Ça me fait un peu mal au coeur de voir que Klaus a tant envie de s'en rapprocher".
Lila me regarde en contrebas avec ses yeux, grands et noirs. Je ne sais pas exactement ce qu'elle sait, au sujet du frère que Diego a perdu, et de toute façon, elle est trop désinvolte pour en avoir réellement quelque chose à faire.
"Ne le prends pas mal, mais Klaus essaye de se rapprocher des ficus, dans le couloir du 1er".
Je lui souris un peu tristement, parce qu'elle n'a pas tort. Depuis que nous sommes arrivés, il a plus besoin que jamais de renforcer ses attaches, même si elles sont presque toutes illusoires. Sa mère. Puis son père. Ben, maintenant. Et - là en bas - il chante à tue-tête en montant dans les aigus, clairement heureux de cette forme de rassemblement familial heureux avant la fin du monde, tel qu'il n'en a jamais connu à l'époque où ils vivaient pourtant tous sous le même toit.
"Il les aime, tu sais", lui dis-je tandis que la forme entourée de ténèbres d'Allison disparaît dans l'ascenseur, au bout du lobby.
"Il est certainement celui qui l'exprime le plus facilement, d'ailleurs. En ces termes, même, même s'il ne reçoit jamais la réciproque en retour".
Lila me tape sur l'épaule gentiment, avant d'étirer ses jambes dans le vide.
"Diego est nul pour exprimer ses émotions autrement qu'hormonalement. Mais je te jure qu'il ferait à peu près tout pour Klaus".
"Je m'en rends compte", lui dis-je, et je suis contente qu'elle le voie aussi. "Ces gens-là m'ont complètement fait revoir aussi le concept de famille".
Les Sparrows donnaient une illusion d'unité, et n'étaient qu'un nid de vipères, à l'intérieur de leur prétendue famille. Les Umbrellas sont tous l'inverse. En apparence dysfonctionnels au possible, mais éprouvant en réalité une forme confuse et bordélique d'amour les uns pour les autres. Pour moi - bien au-delà de l'union de Luther et Sloane - c'est ceci qu'il s'apprêtent à célébrer. Une dernière fois. Fugacement. Avant que le monde ne soit peut-être plus. Et je regarde Lila.
"T'as pas la trouille ?", je lui demande avec une précaution immense, mon menton faisant un bref signe en direction de son bas-ventre, qui se trouve présentement derrière les avant-bras qu'elle a croisés sur ses genoux. Elle comprend tout de suite que je sais, elle regarde au sol sur la moquette usée, autour du billard, et elle me dit :
"Je serais terrifiée. Si ça avait une chance d'aller jusqu'au bout".
Je penche la tête, repensant aux mots de Diego. A son envie de les protéger, elle et ce bébé en devenir, au risque d'affronter encore des dangers qui lui ont coûté deux de ses doigts. Mes sourcils se pincent.
"S'il y avait encore une chance de contrer la fin de l'espace-temps, toi, tu ne la saisirais pas ?"
Elle me regarde, alors qu'en bas, tous ont rejoint Klaus et Cinq pour chanter en coeur, de façon plus ou moins dissonante mais outrageusement joyeuse. Heureuse, de façon inespérée.
"Si. Je foncerais dans le tas directement. Peut-être même que je ferais tout pour la tirer à mon avantage encore une fois".
Lila me fait sourire. Je sais qu'elle en serait capable. Et pourtant elle soupire.
"Mais Cinq a dit que rien ne pouvait plus contrer le Poodlebits, et j'ai une tendance déplorable à faire confiance à ce petit bureaucrate en mocassins vernis".
Lila a beaucoup de respect pour Cinq, même si elle essayait encore il y a quelques jours par tous les moyens de le tuer, et même s'ils se charrient mutuellement dès qu'ils en ont l'occasion. Oh, elle préfèrera s'étrangler plutôt que de l'admettre. Mais moi, je peux sentir qu'elle l'aime bien. Elle penche la tête, elle se balance au risque de faire basculer le banc.
"Et toi ?"
Je le regarde, battant malgré moi le rythme de la chanson avec mon pied, même si le Glee Club improvisé, en bas, me casse à moitié les oreilles.
"Moi..."
Je déglutis, puis je souris.
"Tu sais, ma mère m'a donné le nom du lotus blanc, un symbole de résilience, une fleur capable de fleurir après avoir réussi à percer les fonds boueux. Elle aurait mieux fait de m'appeler 'petit cafard', car je crois qu'au final je suis encore plus difficile à éradiquer qu'eux. Oui. Je m'échinerai jusqu'au bout".
Lila rit en montrant toutes ses dents.
"Tu sais ce qu'on dit, qu'ils sont les seuls capables de survivre aux apocalypses".
Je regarde en direction des hauts piliers du lobby, brillant de lumière bleue, en résonance avec ce qui reste de l'univers. En entendant les Hargreeves chanter comme des casseroles, avec cette joie de vivre insolente, avant qu'il ne reste plus rien, je me dis que je fais le bon choix.
"Quoi que tu prétendes", me dit-elle, "moi je crois que tu as une très bonne raison de vouloir sauver ce merdier, et qu'il est en train sérieusement casser les pieds au fantôme de Patrick Swayze."
Lila a raison. Au Celestial Theatre, j'ai ressenti l'envie de préserver l'humanité, et que 'tout ce jazz' puisse continuer. Aujourd'hui, alors que nous sommes possiblement seuls, j'ai conscience que je me trompais. Je suis peut-être comme Hargreeves, égoïste et auto-centrée, et en cette heure, je m'en fous : j'ai envie de les préserver, eux, avec qui moi aussi j'ai vécu ma meilleure vie.
Le final de la chanson explose, et la machine à karaoké sature. Klaus est parfait, dans le timbre de Jennifer Warnes, et il y met à présent tout son coeur.
Et - oui - j'ai envie de le préserver, lui.
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Notes :
Le temps est à présent compté, avant le reset. Rin touche plus que jamais du doigt la compréhension de ce qu'ils sont, tout comme les motivations qui la poussent à encore vouloir continuer.
J'ai aimé mettre en parallèle les interventions de Diego et de Lila, dans ce chapitre, et leurs tiraillements de futurs parents, aux portes de l'apocalypse.
Au fond, c'est par amour que tous font leurs choix, dans ces derniers instants de l'espace-temps. Même Hargreeves, à sa façon à lui...
Tout commentaire fera ma journée ! ♡