Une courbure de l'espace-temps (saison 3)

Chapitre 23 : Ne sauve pas le monde

4451 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 17/01/2025 11:00

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 3, épisode 8, autour de 12:50 (après le retour de Klaus et Hargreeves à l'Hôtel Obsidian, pendant que Luther demande à Viktor d'être son témoin).


Soundtrack suggérée : Iron Maiden - Brave New World ; REM - This is end of the world as we know it (And I feel fine).


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07 avril 2019, 03h36


J'ai ressenti de l'espoir, cette nuit, et pas seulement parce que David Bowie est un type incroyable, avec lequel j'ai pu discuter presque huit minutes avant que Klaus soit crevé. Je l'ai vu invoquer et matérialiser des morts, et pas seulement des fantômes coincés dans ce cimetière : des revenants, littéralement, conjurés depuis l'au-delà. Je l'ai vu confiant en ce qu'il pouvait faire, croyez-le ou pas.


J'ignore si vous réalisez la portée de ce que ceci représente pour lui. Peu importe ce que cette version d'Hargreeves souhaite, Klaus a littéralement pulvérisé cette nuit sa phobie de son propre pouvoir, tout en domptant une partie des traumas de son enfance. Je ne sais pas si les bénéfices seront durables, mais dans l'instant, il a rarement été aussi heureux.


Et fatigué.


Je n'ai aucune idée de ce que ça fait de se faire percer la rate toute une journée, ou de voir ses os se briser et se ressouder en continu. Je ne suis pas revenue à la vie souvent, mais la dernière fois m'a lessivée. Alors je comprends assez qu'il se soit écroulé - endormi sur son oreiller - après une journée entière de 'bus-ball' et d'invocations, où tout ce qu'il a mangé a été un sandwich de station-service, après notre coup de fil de ce midi.


Hargreeves nous a 'payé' la nuit dans un motel miteux de Lakeshore Hills, le seul établissement avec des lits plus ou moins publics dans le coin, si on exclut l’hôpital et la désintox. L'éclairage urbain a fini par lâcher ici aussi, et revenir en roulant avec Hermès dans les rues chaotiques n'était pas exactement au programme.


Nous étions en train de nous garer sur le parking, lorsque c'est arrivé. Lorsque nous l'avons senti revenir, plus puissant que jamais. Le Kugelblitz. Et j'ai compris deux choses, en cet instant : que la Sphère de Dyson avait lâché, d'une part. Et que par voie de conséquence... Chris avait été anéanti. En tant que cube, en tant que pure énergie, puisque c'est ce qu'il était devenu, et surtout, en tant que personne.


J'ai déjà contemplé ma propre mort, deux fois : cette troisième fois est différente. Je m'étais attachée à Chris, au fond. Je vais regretter ses sarcasmes, même lorsqu'il était très con. Son courage, aussi, celui que moi je ne crois pas avoir. Il a essayé, jusqu'au bout, et l'échec de cette tentative désespérée mais nécessaire est une terrible nouvelle, pour tous. J'espère que ce n'est pas parce qu'il était trop instable à cause de moi. Possiblement, je ne le saurai jamais. Je m'accroche aux derniers mots qu'il a eus pour moi : maintenant, dans cette timeline, je suis tout ce qui reste de lui.


À la différence de Klaus qui est écroulé à dormir comme une pierre dans la chambre 12, je ne peux pas trouver le sommeil. Je reste assise dans le petit salon au mobilier des années 80, à l'orée de l'unique couloir de ce motel rétro de la périphérie de The City. Les lumières peinent à éclairer les vieux coussins brodés, et l'odeur est celle de l'antique machine à café.


Les événements de la journée tournent sans arrêt en moi, accentués par les sons cataclysmiques qui nous parviennent maintenant du dehors. Je sais que de nouvelles failles s'ouvrent, comme si une partie de la ville se faisait absorber. L'apocalypse est à nouveau d'actualité, plus imminente que jamais. Et comme un écho à ce fait, Reginald Hargreeves apparaît au bout du couloir, marchant vers moi sur les tapis élimés. Je soupire. Une conversation avec lui à 3h du matin est à peu près la dernière chose dont j'ai besoin.


"Si vous ne dormez pas, vous ne serez pas opérationnelle et efficace", me dit-il en regardant la machine, et en déplorant qu'elle ne délivre pas de thé digne de ce nom. Et je relève les yeux sans bouger.

"Pourquoi ? Vous avez des projets en particulier pour demain ?"


Je ne suis pas stupide. J'ai bien compris qu'il devenait maintenant urgent pour lui que nous activions Oblivion, car très prochainement, nous aurons tous disparu à notre tour. J'en suis terrifiée, mais je pense réellement comme lui. Il ne sourit pas, mais me lance :


"Vos questions rhétoriques sont tout à fait délicieuses, mais vous connaissez la réponse à ceci. Vous savez que mon seul but, à la fin de ces turpitudes, est de sauver ce monde de l'Apocalypse, tout comme mà planète et mon pauvre peuple".


Je recule et me cale au fond du petit canapé défoncé sur lequel je suis assise. Le ton avec lequel Hargreeves vient de prononcer ceci frise le ridicule : plus mal joué encore que dans les pires dramas que regardait Granny. J'ai déjà eu un doute, lorsque je l'ai confronté au sujet de l'alien qu'il était, quant à sa sincérité dans sa volonté de rendre à son peuple ses terres fertiles. Oui. Je pense qu'il y a autre chose derrière ça.


"Pour quelqu'un qui n'a jamais projeté de rester sur cette planète, vous vous êtes terriblement bien installé..."


Je ne fais pas allusion à sa demeure délirante, non. Je me réfère ici au fait que The City ait littéralement été construite autour de l'Hôtel Obsidian qu'il a dressé. A l'emprise économique, et l'influence politique et idéologique qu'il a sur cette mégalopole et ses ramifications. Au projet dont j'avais été missionnée pour détruire les plans, dans le passé, le jour où son Numéro Un de notre timeline m'a tuée. Le projet d'urbanisme et de mégacorporation que Luther a un jour évoqué sous le nom de 'Projet HE', laissant entendre des ambitions plus vastes encore.


"Je suis un homme d'affaires autant qu'un voyageur", dit-il, "c'est dans ma nature".

"Vous êtes un homme de pouvoir".


Il a l'air presque flatté que je lui dise ça, comme s'il avait l'impression que j'étais en train de lui faire des compliments. Vraiment, Hargreeves est aux fraises concernant la psychologie humaine. Mais pour une fois, c'est peut-être ma chance.


"Les sociétés terrestres sont passionnantes, mais immatures et primitives. Je suis en mesure de les tirer vers le haut, et de leur apporter la civilisation".


Putain. Ce discours néocolonialiste alien pourrait me faire gerber, et aurait mis Granny dans un état de furie littérale. Et de toute façon, je ne le gobe pas non plus.


"Vous ne faites pas ça pour les humains, pas plus que vous ne le faites pour ceux de votre espèce qui vous ont suivi ici".

"Mon équipage ?"

Je fronce les sourcils, tandis qu'il ajoute :

"Détrompez-vous, ils étaient précieux. Sans eux, je n'aurais jamais pu voyager jusqu'à la Terre où le Portail se trouve. Je ne les oublie pas : ils y gagneront, à la fin, tout comme vous aussi vous y gagnerez".


Je cligne des yeux, face à lui, parce que je comprends qu'il a manipulé Iggy et les autres, comme il a manipulé ses enfants. Mais je crois que je viens aussi de comprendre autre chose : Reginald Hargreeves est convaincu de ne pas être malfaisant.


Il est assoiffé de pouvoir, ce qu'il veut, c'est clairement une mainmise sur nos sociétés humaines, possiblement faute d'avoir pu l'obtenir du temps de sa planète à lui, mais il le fait en pensant que nous en sortirons tous bénéficiaires au passage. Oui. Il est absolument certain d'être en train d'oeuvrer pour le bien de tous, in fine. Mais à quel prix ?


"Vous croyez que des vies de maltraitance et d'apocalypse, pour nous et pour tous, se trouvent amplement compensées par le fait d'avoir le droit de vivre ensuite dans votre pseudo-utopie technocratique ?"

"Pourquoi ne le serait-elle pas ? Nous allons réécrire la réalité comme nous la voulons. Nous aurons tous le droit de trouver la paix au bout du chemin, dans le meilleur des mondes".


Je cligne des yeux, presque choquée de son fil de pensée, mais qui m'apparaît tellement logique, dans la lumière tamisée de ce motel pourri. Reginald Hargreeves n'a jamais vu où était le problème, dans la maltraitance de ses enfants, car - pour lui - ils auraient tous un jour droit au repos. Quand il aurait eu ce qu'il voulait, lui.


"Je ne suis pas sûre d'avoir envie de sauver ce monde, si c'est pour qu'il ne soit plus qu'une projection de vos délires mégalomaniaques".


J'étais convaincue du bien-fondé du reset, avant qu'il ne passe dans ce petit salon. Et à présent, tout mon être se hérisse à nouveau, à l'idée d'avoir pu converger vers ses plans. Il plisse les yeux, il me regarde au travers de son monocle. Et parce qu'il sent le vent tourner, peut-être, il redirige comme à chaque fois la conversation.


"Klaus et vous êtes comme les deux chaussettes d'une même paire, n'est-ce pas ?"


Je me fige. Cette fois, ce n'est pas Allison qui demande ceci. Ce n'est pas non plus Lila, avec ses questions frontales. Non, c'est Reginald Hargreeves lui-même. Et je me demande sur quel terrain il est en train d'aller.


"J'imagine que c'est évident...", dis-je prudemment.

Il semble satisfait de cette réponse, ce qui me glace le sang.

"Pourquoi ? En quoi est-ce que ça peut servir vos intérêts ?"


Si j'ai bien compris une chose, c'est que tout ce qu'il faisait ou disait était orienté dans ce sens. Klaus m'a un jour dit qu'il lui était égal que son père ait eu une ingérence ou pas dans notre relation, et que s'il avait au moins apporté ça de bon dans sa vie, alors ça lui convenait. Mais aujourd'hui, j'ai peur. J'ai très peur de la façon dont Reginald pourrait l'utiliser. Et j'ai de nouveau le doute quant au fait qu'il l'ait voulu.


Je ne pense pas qu'il ait organisé notre rencontre en garde à vue, non : ceci me semble bien trop improbable. Tout comme je ne pense pas qu'il ait anticipé l'acte d'Harlan et l'apparition du Kugelblitz. Mais aujourd'hui, Hargreeves tire profit de cette fin du monde pour accélérer la mise en oeuvre du reset, je le vois faire. Et je pense que de la même façon, il a décidé de profiter de nos liens, à Klaus et moi, d'une façon ou d'une autre au bout du chemin. Je ne sais pas comment, et c'est certainement le pire, dans tout ça.


"Vos interprétations sont fascinantes", me dit-il avec une tranquillité ordurière. "Mais vous devriez surtout le rejoindre pour recharger vos batteries".

"Je ne suis pas Christopher".


Je tremble d'avoir prononcé cette parole, ressentant l'omniprésence du Kugelblitz partout autour de nous, plus douloureusement que jamais. Oui. J'ai de nouveau une colère sans nom contre Hargreeves, et pour toute la souffrance qu'il nous a infligée, et encore maintenant. A tous, même à Iggy. Son 'meilleur des mondes', il peut se le mettre où je pense.


"Vous avez bien failli m'avoir", lui dis-je en me levant.

"Mais notre soi-disante 'collaboration' s'arrête là".


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11h51


Nous avons mis presque deux heures à regagner l'hypercentre en cherchant une route au travers des failles et effondrements. Deux heures jusqu'à Hargreeves Mansion - que nous avons trouvée une nouvelle fois écroulée - puis trente minutes de plus jusqu'à notre ultime abri. L'Hôtel Obsidian, au bord du monde, semble se dresser comme un dernier bastion, lorsque tout le reste est en voie d'être emporté.


J'ai eu besoin d'un moment pour contempler les longs filaments de matière que draine à présent le Kugeblitz, comme un immense parasite cosmique en train de se nourrir. J'ai eu besoin de laisser Klaus et Hargreeves entrer seuls, de rester un instant en retrait pour regarder ce monstre en face. Presque comme pour le défier. Car au fond de moi, je ne suis pas encore complètement résignée, car Chris ne l'aurait pas été.


Depuis ma conversation avec Reginald, mon for intérieur gronde de toute ma volonté de ne pas servir ses plans de domination universelle. Mais une petite voix, au fond de moi, me murmure que nous n'avons pas besoin de lui pour mettre en marche ce reset. Que cette solution reste la seule que nous ayons. Et qu'elle doit être mise en marche. Sans lui.


Encore un moment, je me tiens là, près des portes rotatives, non loin du muret derrière lequel Chris s'était caché, à une époque où le Soleil brillait encore et où la lumière n'était pas celle - orangée - de la fin des temps. Et soudain, j'entends quelqu'un passer au dehors. Une présence que je n'avais pas sentie depuis un bon moment.


"Tu prends l'air tant qu'il en reste encore ?", me demande Cinq, chargé de trois bouteilles de mead brandy fauchées au bar, qu'il entreprend de cacher dans les buissons épineux, derrière le muret.

"Et toi, tu caches tes provisions comme un écureuil, pour picoler en contemplant le néant ?"

"Maintenant que Klaus est revenu, je préfère me méfier. Et je compte bien profiter de mes derniers instants comme il se doit".


Nous nous regardons un moment, puis nous nous asseyons sur le muret tous les deux, face aux filaments apocalyptiques qui emportent tout.


"Qu'est-ce que tu racontes. Ne me dis pas que tu es en train de te résigner ?"


Il n'a même pas encore répondu, qu'il débouche l'une des bouteilles noires, dont l'étiquette porte le dessin d'un cavalier. Son silence en soi est une réponse. Cinq n'a plus l'intention de faire quoi que ce soit, je le devine en un instant. Il... a décidé d'abandonner.


"Peut-être parce que je m'échine au prix de ma santé physique et mentale, depuis un mois, et qu'à chaque fois, j'obtiens pire encore".


Les échelles de temps de Cinq sont toujours démesurées par rapport aux miennes. Soit bien trop grandes, comme lorsqu'il est resté coincé des décennies dans le futur, soit bien trop courtes, comme ici en songeant que mes trois dernières années se résument à une poignée de jours pour lui. Il boit de nouveau.


"Tu connais, Rin, l'histoire de Nasreddine le Fou et de son âne qui pète".

J'hausse un sourcil, et Cinq s'afflige de mon ignorance.

"Un devin lui a prédit que le jour de sa mort serait quand son âne pèterait trois fois. Un jour, alors qu'il avait mangé trop de fèves, son âne s'est mis à péter".

Il boit.

"Une fois. Deux fois. Tu peux imaginer ce que Nasreddine a fait".

"Il s'est téléporté pour s'empêcher lui-même de nourrir son âne avec des fèves comme un abruti, et a splitté la timeline en deux ?"

"Presque. Il lui a bouché le rectum avec un petit bâton".

Je fronce le nez. Je ne crois pas que cette histoire va bien se finir.

"L'âne a pété".

"Correct. Le bâton propulsé s'est planté droit entre les deux yeux de Nasreddine le Fou".


Mes épaules tombent un peu, car je comprends la parabole, et Cinq soupire.


"Tout à l'heure, Viktor s'est demandé si nous n'étions pas finalement la cause de tout ça. Je te confesse qu'une partie de moi commence à penser que c'est effectivement le cas".


C'est terrible de l'entendre dire ça, et ce d'autant que - d'entre nous tous - il est celui qui s'est le plus débattu pour mettre un terme à tout ça.


"Cinq, ça n'est pas possible. Je ne peux pas croire que tu n'aies pas un plan. Putain, c'est de toi qu'il s'agit".

"Justement".


Son regard est distant, et sa mine fermée. Je peux le sentir calme, comme jamais, lui qui est toujours en train de courir, encore et encore. Tout d'un coup, comme une horloge brisée, il semble soudain s'être arrêté.


"J'ai assisté à la mort de mon moi de cent ans à la Commission, Rin. Commission que j'ai fondée - s'il te plaît, ne rie pas".


Trop tard, j'avoue. C'est nerveux. Mais au fond, ceci ne m'étonne pas. J'ai eu cette impression bizarre, en ouvrant l'une des mallettes de la Commission : qu'elles avaient été designées pour mimer technologiquement les sauts spatio-temporels de Cinq, et qu'elles avaient été conçues par quelqu'un qui 'le connaissait très bien'.


"Ton toi de cent ans..."

"Ratatiné, impotent, suffocant. Plus une machine qu'un homme".

"Oh tu sais, moi j'ai fini enfermée dans une mini-sphère de Dyson cubique, dans une certaine timeline, alors je ne juge pas".


Cinq ne rit pas. Il reste diablement sérieux, et je le redeviens aussi :


"Si tu vieillis assez pour arriver jusqu'à cent ans... alors ça veut dire que l'une ou l'autre version de toi s'apprête bel et bien à échapper à ce Kugelblitz".

Il acquiesce.

"Vraisemblablement en sautant de nouveau dans le temps plus loin encore en arrière que la dernière fois. J'ai clairement fondé la Commission dans les années cinquante. Mais ça n'a plus d'importance, maintenant, car il m'a dit..."

Il prend une grande inspiration.

"... de ne pas sauver le monde. Parce que maintenant, on ne peut plus enrayer ce qui s'apprête à arriver".


Ma gorge est nouée, et il me regarde, car il sait que j'ai bien compris le fondement des divergences de timelines.


"Quoi qu'on fasse, cette timeline où est né le Kugelblitz existe, maintenant ?

"Oui. Une fois que ce monstre en aura fini avec cette timeline-ci, il engloutira les autres, et tout l'espace-temps"


Je comprends qu'il est des raisons de vouloir une dernière cuite avant la fin du monde, car cette réalisation doit cogner dur, pour lui.


"Le Kugelblitz... est comme une erreur fatale de la machine".

Il rit sans humour, à ma comparaison.

"En quelque sorte, oui. Malheureusement, la cause en est notre passage dans les années soixante, et le Paradoxe du Grand-père provoqué par le dommage collatéral Harlan Cooper".

Mes sourcils sont pincés.

"Ton toi du futur a fondé la Commission... pour nous empêcher d'arriver jusque dans les années 60. pour nous y arrêter si nous y parvenions".


Tout s'éclaire, maintenant. C'est au moment où Viktor a transmis une partie de son pouvoir à Harlan que la naissance du Kugelblitz a été scellée. C'est pour cette raison que la Commission a tant lutté pour empêcher la première apocalypse de 2019 d'arriver, au point d'avoir développé des unités d'élite, comme celles qui nous ont tiré dessus au théâtre Icarus : pour nous empêcher de fuir vers les années 60 où le destin de l'espace-temps serait scellé.


Et je comprends à la fois pourquoi la Commission n'en a plus rien à faire de nos existences, dans cette timeline-ci. Parce que c'est déjà trop tard.


"Mon futur moi a eu le mérite d'essayer", souffle Cinq, "mais il a compris que c'était vain".

Et je secoue vivement la tête.

"Il y a une issue", lui dis-je, "moi je le pense".


Toute machine, même en erreur fatale, peut subir un hard-reboot. Mon estomac est serré, en lui avouant ceci. Mais lentement, ma main se porte à mon avant-bras et en relève la manche, avant que mes doigts viennent glisser sur le Sigil dont l'encre noire aux reflets bleutés brille dans les lueurs du Kugelblitz.


Cinq le regarde, il fronce d'un coup les sourcils. Je comprends immédiatement qu'il reconnaît ce motif. Et alors, d'une façon qui me surprend au point de me faire écarquiller les yeux, il déboutonne sa chemise et me montre un motif similaire, tatoué à l'intérieur d'une représentation du pachinko de la suite du Bison Blanc, au dessous de l’emblème des Mothers of Agony.


"Tu as compris... pour le Projet Oblivion de Papa", souffle-t-il, et je cligne des yeux.

"Toi aussi. C'est ton toi de cent ans qui..."

"Qui portait ce tatouage, lui aussi. Il m'a prévenu qu'à la fin, 'tout ce qui restera sera Oblivion'".


Nous nous fixons, car nous avons clairement convergé, même si nous n'avons pas pris le même chemin. Je ne sais pas avec quel niveau de détail le Fondateur l'a mis au courant, ni si Cinq sait - en fin de compte - quel est le but de la Machine Oblivion ou l'ingérence de son père dans ces affaires de l'univers.


"Papa veut encore empêcher l'apocalypse, il veut encore nous utiliser pour ça. 'Ut Malum Pluvia', jusqu'au bout. Et moi, je vais suivre mon propre conseil : je ne sauverai plus le monde".


Mes sourcils sont froncés. Le Fondateur a dit à Cinq que 'tout ce qui restera sera Oblivion' ? Cette phrase, moi, je l'interprète autrement. Je pense, au contraire, qu'il lui a demandé de ne pas tenter à nouveau de sauter dans le temps pour sauver le monde avec la Commission comme lui l'a fait, car la machine Oblivion... est la seule issue. Tout ce qui restera, oui. Vraiment, quel dommage que les gens soient toujours aussi évasifs et mystérieux, au moment de mourir.


"Oblivion, ce n'est pas sauver ce monde", lui dis-je. "C'est le rem-"

"Je m'en fiche, Rin. Pour moi, c'est terminé".


Il secoue la tête, fermé à toute proposition. Et pourtant, par ce reset, il est possible de redéfinir une réalité désirable et sereine, pour peu de ne ~ pas ~ le faire avec Reginald Hargreeves.


"Cinq, Oblivion, c'est-"

"C'est un voyage sans retour, Rin. Si j'ai compris une chose, c'est que Papa entrainait les Sparrows - et sans doute nous aussi - en prévoyant que nous n'en reviendrions jamais".

Je me fige, en entendant ceci.

"Quoi ?"

"Oblivion est une mission suicide. Diego est passé de l'autre côté, il a vu les Gardiens qui protègent ce qui s'y trouve. Il est absolument hors de question que moi ou aucun d'entre nous voie encore sa vie pariée, pour le bon plaisir et le confort de Papa".


Des gardiens... Je n'avais pas un seul instant soupesé cet aspect de la nature dangereuse d'Oblivion. Et pourtant, Chris m'avait mise en garde, contre le fait que nous n'étions que des 'pions sacrifiables'. Je l'ai de plus lu de mes yeux dans les notes de Reginald, dans son bureau, lorsqu'il a écrit en larges lettres sur son carnet les mots 'ATTENTION : système de protection / sécurité'. Je déglutis avec peine.


"Tu es prêt à ce que l'univers s'arrête plutôt que de nous voir subir l'ultime abus de ce connard..."


Je suis touchée de voir cette capacité que Cinq a - au fond - à nous protéger et sans doute quelque part à nous aimer. Mais il se trompe.


"Tu te trompes, Cinq, en pensant que notre effacement pur et simple est l'issue à donner à une vie entière de maltraitance. Et tu te trompes aussi quant au conseil de papi-Five. Ce qu'il t'a dit, c'est au contraire qu'Oblivion est notre seul salut maintenant".


Un silence passe. Lourd, dans l'atmosphère apocalyptique. Je sens que quelque chose vacille en lui, qu'il ravale de nouveau. Mais finalement, il rebouche sa bouteille et la cache de nouveau.


"C'est sans moi, n'insiste pas. Pas de plan C, ni B, ni même A, et tu devrais faire la même chose : profiter de tes chansons de métal préférées, de Klaus et d'un bon café".


Il m'irrite que Cinq me connaisse aussi bien, en seulement vingt-huit jours de sa vie à lui. Mais je suis figée, assise sur le muret, retournant ses paroles dans tous les sens. Depuis ce matin, toutes mes certitudes se trouvent chamboulées. Et il fait un pas en direction des portes rotatives, pour retourner dans le lobby.


"Luther et Sloane se marient à 18h", me lance-t-il avec une forme d'exaspération résignée et heureuse à la fois, et je manque presque de m'en étrangler, d'un rire nerveux.

"Tu m'en diras tant".


Et à la fois, faut-il que je m'en étonne ? Si de toute façon la fin du monde est au bout des heures qui nous restent, alors ils vont clairement vouloir accélérer les choses drastiquement, et vivre à fond leur histoire shakespearienne, jusqu'au bout. Tragique, qu'on la trouve belle ou pas. Réunissant leurs deux familles, les faisant en quelque sorte fusionner pour de bon aux portes d'Oblivion, Lila et moi à la fois. Sous le monocle d'Hargreeves, qui tentera clairement de mettre ceci à profit.


"J'espère que tu apprécies l'ambiance rom-com", souffle-t-il de façon désillusionnée, tout en faisant un pas de plus, prêt à disparaître.

"Parce qu'ils vont demander à Klaus d'officier".


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Notes :


C'est un chapitre qui met en place bon nombre d'éléments, tant pour la fin de cette saison 3 que pour le futur. Je souhaitais développer ici les motivations de Cinq en tant que Fondateur, pour avoir créé la Commission, car elles sont clairement bien trop peu explicitées dans la série. J'espère que - comme moi - vous aurez l'impression de mieux les comprendre à présent.


J'avais aussi besoin de planter une graine dans la tête de Cinq. Dans la série, le fil causal qui le pousse - cette fois - à ne pas aller fonder la Commission (une fois son bras coupé) n'est pas clair. Pourquoi il se résout à finalement mettre en marche Oblivion, au dernier moment. Je souhaitais ici que Rin puisse l'avoir fait réfléchir.


Il m'intéressait de développer qu'Hargreeves est - de son côté - convaincu de faire le bien, tout en menant ses projets mégalos. Rin l'a bien compris. Elle se trouve aujourd'hui tiraillée, aux portes d'Oblivion. Mais une chose est sûre : elle ne souhaite plus se faire manipuler.


Tout commentaire fera ma journée ! ♡

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