Une courbure de l'espace-temps (saison 3)

Chapitre 22 : Le Guerrier

4917 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a 4 mois

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 3, épisode 7, autour de 35:18 (peu après que Reginald ait poussé Klaus à dissiper massivement des fantômes au cimetière).


Soundtrack suggérée : Caravan Palace - Ghosts ; Aurora - Warrior.


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06 avril 2019, 16:55


Je n'étais pas préparée à ce que j'allais voir, sur mon chemin de retour vers l'Hôtel Obsidian. Rien, en réalité, ne pouvait préparer à ça.


Ce qui m'a frappée en premier lieu a été la couleur mandarine du ciel : surnaturelle, anormale, comme il en arrivait parfois à Baja quand le vent soulevait le sable, sauf que ce n'en était pas. C'étaient les reflets des incendies, partout, et des failles ouvertes depuis hier sous les impulsions croissantes du Kugelblitz. La lumière a faibli terriblement vite, le jour et la nuit alternent maintenant de façon anormale. Je me doute qu'à partir de maintenant, nous ne vivrons plus que dans des ténèbres ou une faible lueur orangée, sans cohérence aucune.


Je n'ai pas les capacités d'analyse de Cinq ou de Sloane, mais je sais qu'il ne reste que peu de temps. Deux jours, peut-être un de plus, ou un de moins, mais une chose est sûre : l'anomalie titanesque que nous avons engendrée est en train de tout emporter, et le temps nous est compté.


Chris n'allait pas participer à la 'réunion de familles' convoquée par Ben cet après-midi, pour pouvoir se reposer au maximum dans son alcôve psykronique. Jusqu'au moment où - plus tard - ils tenteront d'enfermer le Kugelblitz dans une Sphère de Dyson. J'en tremble, mais je devais m'éloigner : ne pas accroître encore son instabilité. Alors je suis rentrée à l'hôtel, croisant les flammes et les immeubles effondrés. Marchant lentement, comme si mon cerveau en avait besoin pour admettre l'impossible. Cette fin du monde est - de loin - la plus lente et la plus angoissante que nous ayons connue.


Le long de la Septième avenue presque vide, j'ai regagné l'Hôtel, où même les voituriers ne se trouvent plus. J'ai passé les portes rotatives, comme tant de fois, vers ce lobby coupé du monde, où on pourrait presque ignorer que - dehors - le monde collapse. Pourtant, le silence qui règne depuis la disparition des 'habitués', est oppressant, seulement traversé par la musique du Concierge. Chet, installé derrière la console en forme de fer à cheval du standard téléphonique.


Lui, est encore là : il a été épargné pour l'instant. Je m'approche, à pas lents. De toute façon, qu'ai-je donc d'autre à faire ? Je suis seule ici, à l'écart. Faisant confiance à Chris, à Sloane, à Viktor et Lila. Alors je dois tromper le temps car je sens qu'il va être long, et je viens poser mon coude sur la console, face à lui.


"Je suis désolée pour votre chien", lui dis-je, et il lève les yeux, comme s'il en était étonné.


Je n'aime pas tellement les petits chiens de ce genre, ni toutes les créatures dont il faut s'occuper, à part Klaus, éventuellement. Mais je l'ai vu coller ses affiches après les premières impulsions du Kugelblitz, et je suis désolée pour lui.


"Nous avons tous perdu quelqu'un, maintenant", me dit-il sans réellement afficher d'émotion.


Il ne peut pas savoir que je viens de perdre ma grand-mère une seconde fois, mais il a raison : nous sommes tous dans ce cas, maintenant, possiblement à l'exception des Hargreeves - les miens - qui avaient déjà 'la chance' de n'avoir plus personne ici. Au moins, Chet ne prétend plus que les disparitions relèvent de la théorie du complot ou d'une hystérie générale. Mais à présent, nier cette évidence est devenu impossible, même en ne sortant jamais de l'hôtel comme lui, et n'ayant accès au monde que par l'intermédiaire de sa radio et de sa télé.


Je le regarde attendre près de ces téléphones qui ne sonneront sûrement plus jamais, comme s'il était programmé pour ça. Je me demande ce qu'il est. S'il est comme Hargreeves et Iggy, ou s'il est un humain, qui ne ferait que travailler ici. Non, je sais qu'il y a plus. Chet semble connaître tous les couloirs de cet Hôtel, y compris ses plus secrets. Il me semble faire littéralement partie de cet édifice, au même titre que le bar, le spa ou le grand escalier. Comme s'il en était l'âme. Je n'ai plus rien à perdre, moi non plus, alors je choisis de demander frontalement.


"J'ai aussi perdu un ami que je m'étais fait ici. L'un de ceux qui logeaient au dernier étage. Êtes-vous comme eux, Chet ? Venez-vous de très loin, vous aussi ?"


Il me regarde, ses petits yeux perçants au milieu de son visage en lame de couteau, abimé par le temps. Un instant, sa musique me semble peser une tonne sur mon coeur, car je sais qu'elle ne joue plus que pour lui et moi ici. Et il finit par me répondre :


"Je ne suis ni comme eux, ni comme vous".


Il ne peut pas me dire ce qu'il est. Il ne le sait peut-être même pas, si mes soupçons sont fondés, et si ce monde à la con respecte les lois d'Azimov. Car j'ai déjà eu l'occasion de sentir une partie de la réponse, le jour où j'ai sondé l'entièreté de l'édifice de l'Hôtel, par le biais de l'énergie. Quand j'ai compris que cet endroit était une immense machine, qui en abritait une autre.


Non, Chet n'est pas humain. Il n'est pas non plus l'un des hommes-lézards de Makȟá Zuȟéča. Ce qu'il est se rapproche bien plus de ce qu'est le robot androïd... que certains appellent Grace, et d'autres encore, maman. Il me vient l'idée stupide que Chet Rodo - son nom - puisse n'être rien d'autre que l'anagramme de 'Door Tech'.


"C'est Reginald Hargreeves qui vous a placé ici, n'est-ce pas ?", je lui demande avec tact, et il tire de sa poche un chiffon avec lequel il se met à nettoyer la surface déjà luisante et parfaite de la console.


"Monsieur Reginald va revenir bientôt pour affaires, vous pourrez le lui demander".


Ce n'est pas une réponse, mais cette parole en dit tout de même long. J'ai compris, maintenant, pourquoi la montre que Luther a donnée le jour de notre arrivée a déclenché ici le paiement de tous nos frais de séjour, buffet, pressing et voitures inclus. Parce qu'elle était gravée d'un nom de Hargreeves, en tant que cadeau à son Numéro Un. Il avait toujours été prévu que les enfants de Reginald Hargreeves soient légitimes ici, et pour un fait très simple que la visite de son bureau m'a confirmé :


Cet hôtel lui appartient.


Le passage-même vers Oblivion - par delà le Bison Blanc - est sous son contrôle : le couloir vers la machinerie de l'univers est sien. Depuis 1918 quand il a commandé l'édification de cet hôtel en plein milieu des champs, Reginald Hargreeves a toujours eu comme horizon le reset de l'univers. Dès que les 'conditions' dont il a parlé dans son bureau seraient réunies, celles qui nous impliquent. Dès que-


*Brrring-brrring ! Brrring-brrring !*


Je sursaute presque, parce que je ne m'y attendais pas. L'un des téléphones que je pensais mutiques à jamais est en train de sonner, et Chet décroche, avec la main de celui qui a littéralement toujours fait ça.


"Hôtel Obsidian j'écoute. Mmm. Mmm. Oui, bien sûr Monsieur".

Je fronce les sourcils.

"En effet, elle est là. Je vous la passe".


Mes yeux s'écarquillent. Ce peut-il que... Mais déjà, Chet place entre mes mains le combiné, et s'en retourne faire le ménage de la magnifique pièce de mobilier en fer à cheval, tandis que je porte l'objet à mon oreille. Il a dit 'Monsieur' ? Non, ça ne peut pas être...


"Allo ?", prononce une voix à l'accent british.

Je reconnais le crépitement caractéristique du radiotéléphone recouvert de bois de rose qui se trouve à bord de la Rolls Roys nommée Hermes, et je réponds sobrement :

"Oui".

"Ma jeune amie, j'ai besoin de votre contribution p-"

"Je m'appelle Rin. Je ne suis pas votre amie".

"Peu importe. J'ai ici une problématique avec l'individu autoproclamé Klaus Hargreeves".


Tiens donc. Je laisse échapper un rire narquois, mais je m'inquiète, en réalité.


"Ah finalement, ça me regarde, ce qui arrive à Klaus ?"

"Voyez-vous, il n'accepte de procéder à la dernière phase de sa guérison qu'à la condition que vous soyez-là".


Je me tais. Dans son bureau, hier, juste avant de l'électrocuter, Hargreeves a mentionné l'expérimentation comme étant la première phase de la 'guérison' de Klaus. Je n'y avais pas tellement prêté attention, alors, mais je comprends maintenant que ce n'était comme toujours pas une parole à la légère. Sa guérison de quoi ? Des traumas que son autre lui lui avait infligés ? Par le biais de quoi ? D'autres traumas ?


"Qu'est-ce que vous lui faites, après l'avoir fait passer sous des bus ? S'il vous dit non, vous devez arrêter, ça n'est pas parce qu'il vous a sollicité en premier lieu qu'il-"

"Grand Cimetière de Lakeshore Hills, la mausolée au bout de l'allée Nord. Si vous traînez, vous nous ferez perdre à tous un temps précieux".

"Je-"


*Tuuut-tuuut-tuuut*


Cet enfoiré a déjà raccroché. Il sait très bien que s'il ne me laisse pas comprendre ce qui se passe, je vais bien évidemment redoubler d'inquiétude et rappliquer. Ceci n'est qu'à l'image de tout le reste : je sais que je suis manipulée, et pourtant je vais faire ce qu'il désire. En mon âme et conscience à moi.


"Merde", je laisse échapper avec une forme de rage, sous l'oeil impassible de Chet qui continue de faire luire la console au point que je me vois dedans.


Je sais que Klaus ne risque rien physiquement, je sais que sa vie n'est pas en jeu à moyen terme, même s'il y passe à court terme plusieurs fois. Non, ce qui m'inquiète, c'est ce qu'il peut lui faire psychologiquement, car il a déjà prouvé qu'il pouvait lui causer des dommages irrémédiables, de ce point de vue là.


Ô, comme le temps où l'on m'appelait pour venir sortir le cul de Klaus des ronces ne m'avait pas manqué. Cette fois, toutefois, la chose est différente. Ce n'est pas le commissariat qui a appelé, ce ne sont pas les urgences, ni la désintox, ni le centre de traitement des déchets. et c'est lui, qui a délibérément demandé à ce que je sois là.


"Il reste une trace ici, Chet", dis-je en désignant l'endroit de la console où mon avant-bras était appuyé.


Et en un instant : Crac !, je disparais du lobby où il reste : seul capitaine à bord de ce vaisseau dans la nuit.


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18h50


J'avais sous-estimé ce que pouvait être la traversée d'une ville de la taille de The City, en l'absence de transports en commun et de taxi, lorsqu'on ne peut se téléporter qu'une dizaine de fois avant d'être à court de carburant, malgré plusieurs cafés.


Passer par Argyle Park était une mauvaise idée. Il semble que cette situation apocalyptique convienne à certains, notamment au gang des Mothers of Agony, qui se sert des allées du parc comme de brasiers à ciel ouvert, et de lieu de stockage pour les trésors glanés lors de pillages. Je me demande ce qu'ils espèrent : leur nombre aussi se réduit comme peau de chagrin. Bientôt, il ne restera plus rien d'eux non plus. Je les traverse, invisible, intangible, regardant partout autour de moi dans les lueurs dansantes des feux et des lampes de fortune. Ils sont tous bourrés comme des parpaings, avec la gnôle qu'ils ont lootée dans les épiceries du coin. Je ne m'attarde pas, je me téléporte encore une fois : juste à l'extérieur opposé du parc, où 'j'emprunte' un vélo, de toute façon abandonné là.


Ce sont des quartiers que je connais très mal, à l'exception du centre de désintox de Lakeshore Hills, où je suis venue trop de fois. Un quartier fait d'immeubles bas, comme autour du marché aux tissus de Warden où j'ai grandi. Je passe un square que je reconnais, celui qui se trouve sur le côté de l'hôpital dont la rehab fait partie. Je continue. Je sais que le cimetière se trouve au bout de l'avenue.


Il y a quelques instants, j'ai senti le bourdonnement qui était tenace à mes oreilles depuis des jours s'arrêter. Celui que j'avais associé à une forme de bruit de fond énergétique : celui du Kugelblitz qui grandissait encore et encore. Nul doute, il s'est tut, et je me demande. Je me demande si c'est parce que Chris et les autres ont réussi à l'enfermer. Je ne veux pas me faire de faux espoirs, je ne veux pas y penser. Je ferme les yeux quelques secondes, et j’appuie un peu plus fort sur les pédales, pour monter la côte, dans la nuit.


L'éclairage urbain fonctionne encore dans ce quartier. Dans le cimetière, toutefois, des ténèbres épaisses se tissent au-dessus des pelouses et sous les arbres anciens. J'ai abandonné mon vélo contre les grilles ouvertes, et à présent je cherche dans les allées noires la direction à prendre, en me servant de la faible lueur des Marigolds de Klaus que je ressens. Et enfin, je le devine, ce mausolée où - quelque part - le calvaire de sa vie a vraiment commencé.


Je n'ai su que très tard ce que le père de Klaus lui avait fait. Je l'ai su par Viktor, quelques jours avant la première apocalypse qu'il a provoquée. Je m'étais toutefois doutée de la teneur de l'enfance de Klaus, sans pour autant l'avoir jamais forcé à raconter ce que lui-même noyait dans les narcotiques depuis aussi longtemps que les spectres. Pendant nos voyages, dans les années soixante, il a parfois réussi à glisser quelques rares paroles à ce sujet, et j'ai reconstitué peu à peu un puzzle que j'aurais préféré ne jamais avoir à contempler.


Il y a très longtemps, Klaus m'a dit que son pouvoir s'était manifesté pour la première fois par ce qu'il pensait être des cauchemars. Qu'il était 'surtout un gamin qui faisait de très mauvaises nuits', qui voyait des monstres dans le placard, et sous le lit. Sauf que - dans son cas - ils y étaient vraiment. Il m'a dit aussi que Grace, sa 'mère' avait été programmée pour ne pas venir quand il appelait. Et ce qu'Hargreeves a fait par la suite n'était que dans la lignée de ceci.


Tandis que j'arrive au pied de l'édifice, seulement éclairé par les faibles lueurs du ciel nocturne orangé, ma poitrine se serre. Hargreeves n'a pas aidé Klaus à se comprendre, à dompter sa peur pour interagir sereinement avec les fantômes. S'il l'avait fait, il aurait éventuellement pu obtenir d'eux ce qu'il voulait pour ses missions, avant de les libérer en remerciement. Non. Toutes ses interactions se sont faites dans la terreur et le chaos. En l'exposant de façon violente et répétée à ce pouvoir qui le terrifiait, il l'a rendu incapable de gérer ce qu'il était constitutivement. Il l'a littéralement forcé à ne plus supporter sa propre peau.


Ici, il a trainé un môme sans défense et terrifié dans la nuit, pour le balancer dans une de ces tombes humides, pleines de spectres. Il a refusé d'écouter quand il implorait, lui aussi. Et pire encore, il l'a délibérément laissé en crever, pour savoir en combien de temps il revenait.


Je contourne le mausolée, je peux percevoir que tous les deux sont de l'autre côté. Et dans la longue Rolls garée là, j’entrevois une faible lueur, brillant dans l'habitacle où Klaus s'est retranché. Hargreeves est resté dehors, les bras croisés, et il attend en consultant sa montre. Comme si Klaus allait enfin revenir à la raison.


"Enfin !" s'exclame-t-il, à la fois satisfait de me voir, et plein de reproches quant au fait que je ne serais de toute façon jamais arrivée assez vite à son goût.


Je suis insensible à ce qu'il pense de moi, je le regarde durement, parce qu'après m'avoir évincée de tout ce qui avait à voir avec Klaus, il me juge maintenant indispensable, à présent qu'un grain de sable s'est glissé dans ses plans.


"Il doit achever ce qu'il a comm-"

"Je me fous de ce que vous avez à dire, Reginald. C'est lui qui va me raconter".


Je passe devant lui, je marche jusqu'à la voiture sur l'herbe qui ploie sous mon pas. J'ouvre la portière arrière, là où Klaus me regarde déjà en silence depuis que j'ai tourné au coin du mausolée. Il est dans le noir, dans un cimetière : c'est certainement ce qu'on peut lui faire de pire. Hargeeves ouvre rageusement ses notes, il s'écarte un peu. Et à la faible lueur de sa petite lampe torche, il se met à vider ses analyses et réflexions sur le papier.


"J'imagine que si tu es là, c'est que tu as réussi à réduire le chrono de tes résurrections, suffisamment à son goût".

Klaus cligne des yeux, ce qui en soi est une confirmation.

"Je suis maintenant aussi rapide à revenir qu'un moustique quand tu éteins la lumière. Papa est très content".

"Tu penses toujours qu'il est plus 'gentil' que l'ancien..."

"Oh oui, c'est un délice, en comparaison, c'est juste que..."


Je soupire, mais je suis soulagée de voir que Klaus ne va pas aussi mal que ce que j'avais craint. Il est fier de ce qu'il a accompli sur la route, je peux le sentir. Mais il continue.


"... après, il a voulu venir ~ici~".

Je plisse les yeux en direction d'Hargreeves, appuyé contre le mausolée, et qui écrit en patientant de façon contrite.

"Après m'avoir prouvé que je ne risquais pas de mourir le visage sucé par les fantômes... il a voulu me démontrer que j'étais capable de les terrasser. Ce qui est attentionné, mais non merci".


Par l'énergie, je peux la sentir partout, ici, cette énergie spectrale qui sommeille. Sous les tombes de chacune des personnes enterrées là, ayant des tâches inachevées. D'autres tombes sont plus paisibles : celles où cette rancoeur et cette avidité ne sont pas perceptibles, celles où reposent des gens qui sont passés tranquillement dans l'au-delà. Les autres attendent une libération qui ne vient jamais, condamnés à regarder leur propre frustration et impuissance.


"Les terrasser..."

Ce mot me fait mal, et il me regarde avec quelque chose de brillant dans ses yeux étonnamment sombres dans la pénombre de la voiture. Ils sont réellement à géométrie variable. Dans les ténèbres, ils ont toujours l'air plus foncés.

"Les détruire. Les pulvériser comme un paquet de chips au fond d'un sac à dos, en mode boule à plasma".


Je sais ce que les fantômes attendent de Klaus, à présent. Je sais ce qu'ils lui demandent en hurlant, quand ils cherchent à l'atteindre. Ils veulent qu'il leur accorde cette paix, ce passage tranquille vers l'au-delà. Je ne pense plus qu'ils souhaitent revenir à la vie, non, même si possiblement Klaus pourrait aussi faire ça. Je pense qu'ils veulent juste s'en aller, là où leur vision très personnelle du 'paradis' les attend. Avec la même paix que Wayne Wilson, à Dallas, le jour où ses graines ont enfin été plantées.


"Il m'a... il m'a qualifié de miracle. Et de guerrier".


Dans la bouche de Klaus, ce mot a un sens particulier, car c'est aussi celui que lui hurlait son supérieur au Vietnam, à chaque fois qu'il exprimait ses réticences quant au fait de tuer, le plus souvent avant de recevoir des coups de bottes, ou de crosse d'arme à feu dans les côtes. Je connais sa non-violence, il n'y a pas besoin d'avoir été hippie avec lui pour la deviner, et elle est ancrée dans sa nature, elle aussi.


"J'apprécie son dévouement à me tuer pour mon bien, aujourd'hui, mais ça... je ne peux pas, Rinny. Tu étais là. Tu les as vus, toi aussi, ces esprits qui accomplissaient paisiblement leur Grand Passage sur les eaux du Gange, à Varanasi. Même si Papa est un chou à la crème, je refuse. Je refuse de refaire ça. Il doit y avoir une autre façon".


Mes yeux se ferment un instant. Oui, je m'en souviens, c'est même gravé au fond de moi, jusqu'à ce que l'univers s'éteigne. J'ai vu que cette paix pour les morts était possible, et je comprends que Klaus ne puisse pas se résoudre à éliminer purement et simplement ceux qui sont déjà coincés à mi-chemin de l'au-delà. Je reste quelques secondes silencieuse, avant de parler de nouveau.


"Même si je crois toujours que tu sous-estimes ses intentions, il a raison sur au moins un point".

Il me regarde fixement.

"Ce qui est un miracle, c'est qu'au travers de tout ce que tu as vécu, de tout ce que tu as subi y compris ici, tu aies conservé cette bonté, envers et contre tout. Alors oui, tu es peut-être bien un guerrier. Simplement, pas celui qu'il croit".


Ce mot ne le fait pas trembler, lorsqu'il est prononcé par moi, et je sais qu'une cloche sonne en lui quelque part. Il est en train de comprendre ce que lui veulent les fantômes, lui aussi. D'admettre qu'il ne risque rien, et que ce qu'il craignait, au fond, ce n'était pas eux, mais ce que son père lui faisait.


"Ces enfoirés spectraux sont en nombre infini", souffle-t-il. "Les aider serait un boulot à temps plein, le jour comme la nuit, et moi, j'ai déjà assez prouvé que je n'arrivais même pas à tenir un quart-temps de réinsertion à la pizzeria".

Je ris doucement. En étouffant son pouvoir, il s'était construit une cage où se cacher, mais maintenant, il est en train de lui-même l'ouvrir. Je comprends que ça soit aussi exaltant qu'effrayant.

"Ils sentaient ta vulnérabilité. Je suis sûre qu'ils ne se comporteront plus de la même façon, maintenant".


J'en ai déjà la preuve dans l'énergie, en vérité. De la même façon que la lampe torche d'Hargreeves suffit à tenir à distance les fantômes, la confiance en lui que Klaus est en train de gagner et qui irradie autour de lui suffit déjà à les tenir en respect. Et tout en touchant ses dog-tags, il regarde Hargreeves en train de trépigner.


"Quand il t'a appelée, c'est parce que j'ai refusé la dernière étape de ce qu'il dit être ma 'guérison'".

"Qu'est-ce que c'était ?"

Il cligne longuement des yeux.

"Conjurer quelqu'un. Le faire revenir du backstage éternel et le matérialiser un moment. Il voudrait que je sois capable de faire ça sur nos familles, le plus rapidement possible, si jamais quelqu'un calanchait au combat".


Klaus a toujours été capable de conjurer les morts, avec plus ou moins de fiabilité. Les matérialiser est une chose récente, en revanche, à l'échelle de sa vie. Une aptitude qui est apparue quand il s'est sevré brutalement, en souhaitant avec tant de ferveur serrer de nouveau Dave dans ses bras. Avant que le tourbillon du temps nous emporte dans une timeline où il ne le trouve plus dans l'Au-delà, sans doute parce qu'il est finalement encore en vie.


Lorsqu'il a matérialisé Ben au théâtre Icarus, plus tard lorsqu'il m'a conjurée moi, Klaus l'a fait brillamment, et entièrement. Il nous a ramenés sous forme de 'fantômes matériels', avec nos pouvoirs, avec nos Marigolds : permettant aux tentacules de Ben de s'abattre sur nos assaillants, et à moi de reconvertir mon énergie spectrale en énergie vivante. Bien sûr, cette capacité intéresse Hargreeves, plus que tout. Et ce qui m'inquiète, c'est qu'il a de nouveau évoqué un combat imminent.


"J'ai souvent pensé à ça pendant nos parties de Donjons et Dragons, tu sais ? En me disant que je devinais pourquoi ton père avait fait une telle fixation sur toi. Pourquoi il avait tant d'attentes et d'espoirs envers toi.


Des attentes qu'il n'exprimait qu'en le traitant en permanence de déception - façon Reginald - convaincu que cette parole serait une motivation. Entre ses boucles désordonnées par le passage de trop de pneus, Klaus me fixe sans comprendre, et je penche la tête.


"Dans nos groupes à D&D, on veillait toujours à ce qu'il y ait des classes et des pouvoirs qui se complètent, tu te rappelles ? Des combattants, des magiciens, des roublards. On était tous utiles. Quand on arrivait à jouer sérieusement".


Ces souvenirs de parties dans les squats - à la lumière de quelques bougies, avec des types qu'on n'a jamais revus après - semblent se perdre dans un passé lointain, mais que nous chérissons tous les deux.


"Si tu es un guerrier, ce n'est pas au sens de D&D. Tu sais bien quel type de perso on essayait toujours de stuffer en premier..."

Il cligne des yeux et murmure :

"Le soigneur. Parce qu'il pouvait relever les autres".


J'hoche la tête. Même s'il n'est pas rôliste, Hargreeves n'est pas con, dans cette timeline ou une autre : il a pertinemment conscience de ça. Il voulait que Klaus fasse tenir le groupe plus longtemps. Ramène les autres, encore et encore. Et je me penche vers lui un peu plus.


"Pourquoi tu as refusé et demandé à me voir, alors que tu sais que tu peux le faire, quand tu arrêtes de picoler ?"


Il me regarde, il laisse échapper un rire discret, sa main 'Hello' se retournant simplement - paume vers le haut - tandis qu'il regarde de nouveau vers le mausolée. Je relève la tête, je regarde à travers le pare-brise d'Hermès. Là-bas, un grand fantôme aux yeux maquillés de façon aussi asymétrique que ses pupilles se penche pour lorgner sur les notes de Reginald, dans des collants constellés d'étoiles.


Je suis figée sur le siège en cuir, à la fois sidérée, émerveillée et intimidée, tandis que le spectre - tout à fait matériel - s'appuie nonchalamment sur l'épaule de l'homme au monocle et à la petite casquette rétro. Hargreeves sursaute... même si je mets ma main au feu qu'il n'a aucune idée de l'honneur que représente une telle rencontre.


Avec David Bowie.


Je donne une petite vague d'épaule reconnaissante à Klaus, qui me la rend en gloussant. Treize ans, que nous plaisantons à ce sujet, et qu'il n'en a jamais été capable, pour les entraves qu'il se posait à lui-même. Et aujourd'hui, grâce à lui-même avant tout, il le peut : en allant encore plus loin. En cet instant, je me fous à nouveau que ceci serve les plans de Reginald. Je suis fière de lui. Mais il n'a besoin de l'approbation de personne, j'espère qu'il le comprendra au bout du chemin.


"Tu sais, je l'aime bien, cette nouvelle version de Papa, mais..."


Il prend une grande inspiration, celle d'une libération pure et simple des dernières entraves qui le retenaient encore. Et il achève avec une espièglerie fatiguée mais en quelque sorte affectueuse :


"... je voulais que ce retour au business de la conjuration soit pour toi".


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Notes


La question de ce qu'est réellement Chet n'est jamais posée dans la série, même si l'on comprend qu'il est proche de Reginald, et officie pour lui. On se demande pourquoi il reste jusqu'au bout, alors que le Kugelblitz a tout emporté. Je propose ici qu'il est en réalité un robot de même nature que Grace, et qu'il est en quelque sorte l'interface client de l'Hôtel Obsidian, dont il fait littéralement partie.


J'ai toujours trouvé que le geste de destruction des fantômes que Reginald force Klaus à commettre est en contradiction avec la personne que Klaus est. Le visage qu'il affiche après l'avoir fait n'est d'ailleurs pas celui de l'émerveillement, mais d'une forme de sidération choquée. Ici, se termine en tout cas réellement l'arc de Varanasi.


J'ai également laissé entendre que ce qui est montré à l'écran n'est pas la fin de l'entrainement de Klaus prévu par Reginald ce jour là... et que le Grand Explorateur avait bien sûr des motifs ultimes plus intéressés, en lien avec Oblivion.


Tout commentaire fera ma journée ! ♡

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