Une courbure de l'espace-temps (saison 3)

Chapitre 19 : Ces plaisirs violents

2906 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 20/12/2024 08:55

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 3, à la fin de l'épisode 6 (peu avant qu'Allison apporte à Hargreeves Mansion le corps sans vie d'Harlan).


Soundtrack suggérée : Defying Gravity (Wicked), Glee cast cover.


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05 avril 2019, 18h01


J'ai eu besoin de chercher un endroit familier, quand Chris - épuisé - a dû finir par aller se 'recharger'. De revoir une pièce où je m'étais sentie plus ou moins bien, quand j'avais accepté de rester à Hargreeves Mansion après la mort de Reginald, dans notre 2019 : pour épauler Klaus et lui donner des coups de pieds au cul.


Le 'Salon des enfants'. L'espace de 'convivialité' improvisé dans les soubassements de la demeure, également pourvue d'une cuisine où les enfants prenaient leurs petits déjeuners ordinaires. Le seul endroit à échelle humaine de cette grande baraque, si on oublie les salles de bain et wc. Un espace né de l’agrégation de plusieurs anciens commerces, au rez de chaussée des bâtiments phagocytés par Hargreeves pour l'établissement de son quartier général.


Dans cette réalité, l'endroit n'a clairement pas servi autant : sans doute car son équivalent futuriste a rapidement vu le jour, sur le toit. Pourtant, quelque chose a eu lieu, ici, possiblement dans l'enfance des Sparrows. La cuisine est presque identique, quoique dans un état d'abandon plus avancé, mais le coin qui hébergeait le baby-foot est rempli de la vision que Reginald Hargreeves avait du concept de 'jouets'.


Pragmatique, dénué de sentimentalisme et allant à l'efficace, il avait mis à leur disposition des figures ressemblant plus à des mannequins d'entrainement qu'à des poupées. Des puzzles à complexité variable, des jeux d'échecs, des chronomètres, différents types de cibles et de projectiles. Des bâtons de combat en mousse, des bracelets de force. Et tout un tas de livres, écrits en grec ancien. Sur les murs, je retrouve certains des dessins illustrant des postures de combat, qui 'ornaient' déjà cette pièce et certains couloirs, dans la Demeure que j'ai connue. A chaque fois, il me fend un peu plus le coeur d’imaginer l'enfance que Klaus et les autres ont eue.


Et moi aussi, maintenant, au travers de Chris.


Je ne saurais décrire comment je me sens, depuis qu'il m'a montré ce qui lui est arrivé. Depuis que j'ai compris qu'Hargreeves en était en réalité pleinement responsable, et qu'il l'avait fait en dernier recours, face à une situation à son sens critique. En un genre de compromis : perdre la matérialité de l'un de ses enfants, pour ne pas en voir mourir un autre.


Peut-être pour un motif plus grand encore, en lien avec celle qui a été tuée au cours de cette mission, et dont le nom était Jennifer. Celle qui hante encore les souvenirs flous de Ben, au point de recouvrir ses carnets et ses murs de dessins, un peu comme Klaus exprimait sa souffrance, lui aussi.


J'avais toujours compris que cet 'Incident Jennifer' avait marqué un tournant dans l'histoire des Umbrellas. La perte de Ben a clairement été un déclencheur de la dissolution de l'Académie, autant que des espoirs de Reginald pour ces plans. Pour moi, il a changé de stratégie, à ce moment, comme si d'avoir son 'équipe' au complet avait été indispensable. Comme si Ben, peut-être, avait eu un rôle crucial à jouer.


En nous envoyant dans les années 60 avec sa boucle de rétro-contrôle, il nous a tous évalués, mais s'est aussi informé lui-même du fait que Ben avait été tué. Ainsi, il a tout fait dans cette nouvelle timeline pour empêcher ça, et y est parvenu. Ben est fondamental, dans ses plans, je l'ai compris. J'ignore pourquoi.


Il n'y a pas de café dans cette version du 'Salon des enfants' : seulement quelques bouteilles à la couleur indéfinissable, qui ont peut-être dans le temps contenu des jus de fruits ou du lait. Des tas de boîtes de vitamines, de biscuits secs, et des restes presque fossiles de paquets de céréales aux fibres, consommées par les charançons depuis longtemps.


Je m'appuie contre la longue table en bois, je me rappelle de ces matins où je descendais ici avant que tout le monde se lève, lorsque tous les Hargreeves s'étaient réunis pour l'éloge funèbre de leur père. Ceci me serre le coeur, mais je le considère presque comme un bon souvenir : y compris le frisson qui montait le long de mon dos lorsque j'entrevoyais l'immense silhouette de Luther.


Et cette fois, je ne sursaute pas non plus en le voyant paraître depuis le couloir mal éclairé, comme s'il était naturel de le trouver dans cet environnement. Naturel ? En fronçant les sourcils, je remarque que Ben ne m'avait pas menti, plus tôt. Face à moi, le Numéro Un des Umbrellas, qui approche, porte bel et bien l'une des combinaisons rouges des Sparrows.


"Alors j'avais bien entendu que tu étais là".


Lui aussi, est venu essayer de retrouver un peu de ce qui était son 'foyer'. J'acquiesce tandis qu'il traverse la cuisine, pour aller regarder l'espace avec les jouets, près des vitrines de l'ancienne boucherie, où s'entassent de très vieux jeux de société peu avenants. Nous avons pu nous parler très peu depuis notre arrivée : la dernière fois que nous l'avons réellement fait était en 1963. Et à le voir ainsi, je me demande si les choses ont à ce point changé.


"Ce n'est pas pour pactiser avec qui que ce soit. J'avais besoin de trouver des réponses ici".


Je ne lui dis pas que Klaus est là, dans un but assez semblable. S'il ne le sait pas déjà, il n'en a probablement pas besoin. Et il sent que ma phrase était quelque peu chargée en sous-entendus.


"Ce n'est pas un pacte, Rin", me dit-il en ramassant un bracelet de force pour enfant, au sol, me faisant comprendre qu'il lui évoque des souvenirs, à lui aussi, même si celui-ci a appartenu à Marcus.

"Je suis juste... de moins en moins le bienvenu auprès de mes frères et soeurs, alors qu'ici j'ai quelqu'un qui m'attend".


J'ai remarqué ces tensions. Avec Viktor, avec Allison, et même avec Diego, alors que les choses allaient mieux, en 1963. Je ne crois pas qu'aucun d'eux voit d'un très bon oeil son coup de foudre éclair pour la dénommée Sloane, et Luther le sait très bien.


"Nous sommes là depuis trois jours, Luther", lui dis-je. Certains d'entre nous souffrent plus que d'autres de la perte de leurs conjoints, de leurs enfants ou... de celles qui auraient pu être leurs mères. Une nouvelle apocalypse est sur nous. Les Sparrows se sont montrés pour le moins belliqueux. Je peux comprendre qu'il ne soit pas aisé pour tous de nous voir nous en rapprocher."


Il relève sa tête bien trop petite par rapport à ses immenses épaules et me regarde.


"Tu t'es rapprochée de qui, toi ?"

Sa question est légitime, même si ma situation est différente de la sienne. Alors je souris vaguement.

"Je sais, ce n'est pas directement très flagrant, mais il se trouve que Christopher est une autre version de moi".


Je m'attendais à une réaction de l'ordre de celle de Klaus, à savoir un large éclat de rire, mais ce n'est pas ce qui vient à Luther, qui se contente de cligner des yeux plus intrigués que surpris.


"J'avoue, vous avez quelques points communs".

"Quoi ?"

"Il est efficace, direct, impulsif, carrément insolent... et très petit".

"Enfoiré".


Je ris doucement, malgré tout, parce qu'il y a une forme de positivisme dans le ton de Luther, qui me fait du bien. Ces derniers jours ont été difficiles, mais je le sens - lui - dans un état d'esprit qui contraste pour le moins avec celui qu'on pourrait attendre de la fin des temps. J'avais un jour dit de lui qu'il était 'dévoué envers et contre tout'. Je ne pense plus qu'il le soit, au contraire : Luther me semble aujourd'hui être celui qui veut le plus se soustraire à l'emprise de son père, au symbole même du Parapluie. Aujourd'hui, je dirais plutôt qu'il veut être 'heureux, envers et contre tout'. Je secoue la tête.


"Pourquoi tu as accepté l'uniforme ? Il n'y a pas besoin de cette horreur pour tisser des liens. À moins de revendiquer clairement une appartenance... mais je ne la comprends pas bien".


Comme il l'a dit, je suis franche, et il soupire.


"C'est surtout pour convaincre Sloane de ma loyauté envers elle. Nous essayons de... dépasser un peu de la méfiance qui reste envers nos familles respectives, alors qu'elles ne sont pas nous".


Je ne sais pas si c'est le bon moyen, je crois surtout que Luther va jeter de l'huile sur le feu en faisant ça, surtout avec Allison, qui ne laisse rien passer en ce moment, et qui avait un attachement très fort à lui, pour rester dans des termes allusifs. Je ne veux pas savoir où cette problématique en est : je suis - pour ma part - plutôt contente pour Luther qu'il se réalise affectivement, car c'est tout ce qu'on peut souhaiter.


"J'imagine que ce qui surprend ta famille, Luther, c'est que c'est très rapide", lui dis-je. "Et que plus rien d'autre ne semble exister".

"C'est le cas, je l'admets. Mais je n'ai jamais ressenti ça, Rin. C'est une attraction... qui défie pour de bon la gravité".


Ce qu'il dit me fait plisser les yeux, car ainsi sont les pouvoirs de Luther et de Sloane. Tous les deux en lien avec ces forces fondamentales de l'univers. C'est un amour du genre big-bang, né de façon explosive au milieu de l'adversité, comme d'autres en ont connu. Un genre de remake moins élisabéthain de Romeo et Juliette, avec plus de latex, mais pas vraiment moins de sang.


"Tu sais ce que dit Friar Laurence à Romeo", lui dis-je, car je sais que leur père les a obligés à bouquiner Shakespeare, avant d'aller se laver les dents.

"Il lui dit que ces plaisirs violents..."

"... ont des fins violentes, je sais".


Je cligne des yeux en le regarder jeter le bracelet de force au milieu des poupées d'entrainement. Le frère Laurent espère réellement réunir les Montaigu et les Capulet, il marie secrètement Romeo et Juliette, il va jusqu'à aider cette dernière à simuler sa mort. Et pourtant, il a conscience des risques, et du fait que de telles passions écrasantes s'éteignent souvent aussi vite qu'elles sont nées. Klaus en sait quelque chose, malheureusement, et je ne souhaite pas à Luther de connaître semblable douleur.


Maintenant que je les contemple en connaissant mieux Luther et même s'ils restent deux personnes très différentes, je ne peux m'empêcher de penser que Klaus et lui sont plus semblables que ce que j'aurais longtemps cru.


Luther - lui aussi - est mort à cause des ambitions et actions de son père, et en est revenu changé. Lui aussi a voulu plus que tout lui donner satisfaction, même s'il fait aujourd'hui le chemin inverse de celui que Klaus est en train de faire pour s'en rapprocher. Luther aussi, a été enfermé par la main-même dont il aurait espéré un signe de valorisation : pas dans un Mausolée, certes. En isolement sur la Lune. Lui aussi, a été traité comme une déception, et comme une gène, et plus d'ennuis que de bénéfices.


Et me voilà, à réaliser que, au fil des ans et des apocalypses... je me suis attachée à Luther. Et que je constate que - de nous tous, même de moi - il est possiblement celui sur lequel son père a le moins d'emprise à présent. A moins que...


"J'espère que tout ça n'a pas été souhaité par d'autres", lui dis-je, parce que ce risque existe bel et bien, dès lors que l'on touche de près ou de loin à une Académie ou une autre. Reginald Hargreeves pourrait très bien avoir souhaité ce rapprochement entre les deux familles.

"J'aimerais mieux m'étrangler avec un bretzel que ça".


Je m'avance au milieu des jouets, et je me penche. Là, sur le sol, il y a des jouets qui ne ressemblent pas aux autres : des poupées mannequins plus typiques des jouets que cette société inflige souvent aux petites filles, et qui vont sous les diminutifs acidulés de Barbara et de Kenneth. Sur la doublure, figure une inscription, au feutre noir, contrastant avec le rose de la jupe élimée. Et celle-ci est : 'SLOANE ONLY'. Mes lèvres se pincent.


"Je pense que ton père avait besoin de vous fédérer, pour ses plans. En tant qu'Umbrella Academy. Et que maintenant, il a besoin de nous fédérer tous".

Je le regarde, et j'ajoute :

"Et je pense qu'il est capable d'aller très loin pour ça".


Après tout, la dernière fois qu'il a voulu rassembler ses enfants au même endroit, il l'a fait en se suicidant. Oui, définitivement, Reginald Hargreeves est capable de n'importe quoi, et dans toutes les lignes temporelles, je n'en doute pas.


"Je m'en fiche complètement", murmure Luther tandis qu'un bruit de voiture se fait entendre par le soupirail, au milieu des sons des sirènes de pompiers et des explosions qui ne se sont jamais arrêtées. Il se redresse, avec une forme de défi envers le futur et le destin.

"Oui, je m'en cogne, tant que je peux être avec Sloane. Et s'il a servi au moins à ça dans ma vie, alors j'achète".


Je reste figée, car Klaus a un jour prononcé presque la même phrase. Une phrase qui m'avait fait réaliser que les plans d'Hargreeves pouvaient aussi être tournés à notre avantage, au bout du compte : en quelque sorte en tirant profit de celui qui croit manipuler. Je n'ai pas changé de position sur ça. Alors j'hoche la tête, et je souris à Luther.


Dans la rue, par delà les anciennes vitrines recouvertes d'affiches pour les obstruer, il est maintenant clair que le véhicule qui vient de se garer a pour destination Hargreeves Mansion. Et Luther fronce les sourcils.


"Je dois aller voir", me dit-il, et j'acquiesce, lui adressant seulement :

"Merci, Luther. Ça m'a fait du bien de te parler".


Il me fait un petit signe, il remonte en hâte l'escalier dans lequel je peux entendre Sloane qui le cherche. Pour ma part, je ne monterai pas, mais je suis intriguée, alors je m'approche de l'ancienne vitrine, et je regarde par les interstices laissés par les journaux placardés.


Là, dans la rue mouillée de pluie - fort mal garée par rapport au trottoir d'une façon qui ne jure pas par rapport au chaos ambiant de la ville ni vis-à-vis de son aura ténébreuse - Allison descend de ce que je reconnais être l'une des voitures d'emprunt de l'Hôtel Obsidian.


Son air est indescriptible, comme si elle n'était plus vraiment elle-même, mais simplement un vaisseau incontrôlable de toute la tristesse qu'elle transporte. L'alliance de son mariage avec Ray est à son cou, tout comme la bague qu'elle avait reçue à la naissance de Claire, brillant dans les lampadaires de la rue, comme des symboles de douleur.


Elle contourne la voiture près de laquelle Ben et Feï se sont approchés, elle ouvre le coffre d'un seul geste, et je tends l'oreille.


"Vous avez ce que vous vouliez", leur dit-elle. "Alors on s'arrête là".


Mes yeux s'écarquillent. Je ne peux pas distinguer ce qui se trouve dans le coffre, mais je crains fort que ceci ne soit terrible. Ben m'a dit espérer qu'elle leur livrerait Harlan, et je ne peux imaginer qu'elle ait commis quoi que ce soit de terrible. Et pourtant, l'énergie qui s'agite en elle est un vortex chaotique, qui me confirme en soi que c'est bel et bien ce qui s'est produit.


Je reste comme pétrifiée contre la vitrine, me rendant invisible par réflexe tandis qu'elle approche de l'escalier d'Hargreeves Mansion pour y entrer, et sort de mon champ de vision. Je n'imaginais pas qu'un jour Allison me provoquerait une telle réaction d'effroi, comme si elle était - littéralement - devenue capable de n'importe quoi.


Je reste là un moment, dans cet endroit où - oui - je m'étais sentie bien. Mais aujourd'hui, réellement, j'ignore complètement vers quoi nous allons.


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Notes :


Je suis heureuse d'avoir enfin pu donner de la place à Luther dans cette saison, et exprimer mes réflexions autour de son évolution, et de son histoire avec Sloane.


Il apportera une forme de lumière candide dans les prochains chapitres, avec ce 'dernier mariage avant la fin du monde'. En fort contraste avec les ténèbres qui se sont saisies d'Allison. Rin ignore l'impardonnable qu'Allison a commis envers lui, et c'est mieux ainsi.


Bientôt, Rin aura sans doute l'occasion de rencontrer Sloane à son tour.


Tout commentaire fera ma journée ! ♡

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