Une courbure de l'espace-temps (saison 3)
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 3, épisode 6, à la suite du chapitre précédent, autour de 41:20 (peu avant l'impulsion du Kugelblitz qui emporte Stan).
Soundtrack suggérée : Woodkid - Goliath ; Uzul - Octopus
Attention : ce chapitre comporte des spoilers concernant 'l'Incident Jennifer'. Avant de le lire, il peut être intéressant de revoir la scène à laquelle ce chapitre se réfère, au tout début de l'épisode 4 de la Saison 4. Si vous ne souhaitez pas de spoiler, vous pouvez passer directement au chapitre suivant.
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05 avril 2019, 13h07.
D'où proviennent ces effondrements et ces incendies, qui commencent à avoir lieu un peu partout dans The City ? Tandis que je me tiens sur le toit d'Hargreeves Mansion à contempler cette skyline apocalyptique, je le devine sans mal. Le Kugelblitz a éhontément commencé à absorber la matière inerte, en plus d'absorber la vie. Quelques pétales tombent du cerisier Somei Yoshino qui fleurit malgré la fin du monde, dans le petit jardin de l'espace de convivialité et d'entrainement des Sparrows, et je regarde Chris, qui me rejoint en vibrant de rage.
"Arrête de traiter Ben de trou de balle", lui dis-je. "C'est très dénigrant pour cette partie noble du corps humain".
Il finit par grésiller d'un rire forcé, mais se calme un peu. Quelque part, je lui suis reconnaissante d'avoir pris position en ma faveur contre son frère. Même si maintenant, j'ai mal au ventre comme jamais et que ma mâchoire me fait mal. Je râle un peu, mais je souris faiblement.
"Au moins, toi, tu es débarrassé de toutes ces considérations corporelles".
Je sais que les douleurs de la psyché sont bien pires. Mais au moins, il est débarrassé des douleurs physiques, des maladies, des blessures. Du sentiment d'être dans une matière qui ne lui convient pas, et pour cause : il n'a plus de matière du tout. Recroquevillée sur le muret en béton au pied de l'arbre, je le regarde venir planer à côté de moi, me rappelant la photo de lui que j'ai vue dans le couloir du bureau de Reginald Hargreeves.
"Quel âge tu avais, quand c'est arrivé ?"
Je ne sais de son 'accident' que ce que Reginald Hargreeves m'en a dit. Que Chris a trop cherché à se dématérialiser, qu'il s'est fait pure énergie pour infiltrer le système nerveux d'autrui et prendre possession des gens. Qu'il a perdu le contrôle, et la possibilité d'un retour à sa dimension corporelle. Et sa réponse me brise un peu le coeur.
"Dix-sept ans. Tu étais littéralement un môme".
Je regarde de nouveau vers les effondrements et les incendies. Par delà Argyle Park, on peut entendre les sirènes de la caserne de pompiers, omniprésentes, depuis ce matin. Ils sont probablement impuissants et débordés, car le cataclysme a clairement lieu partout.
Toutefois, quelque chose me ramène de cette triste contemplation. Directement dans mon cerveau troublé, Chris vient d'envoyer une impulsion différente de toutes celles qu'il a émises jusqu'à présent. Comme une demande d'accès, sans m'imposer quoi que ce soit, pour une fois. Une requête à pénétrer mon système nerveux, cette fois toute en retenue, ce qui m'intrigue et m'effraie à la fois.
"Comment ça, tu veux 'me montrer' ?", je lui demande, puisque ce sont les mots qu'il vient de mobiliser.
Mais j'ai compris. J'ai compris que Chris, par l'énergie sillonnant mes synapses et axones, est capable de me faire voir des images et souvenirs, d'une façon plus complexe encore que ce qu'il a fait l'autre jour sur le parvis de l'Hôtel Obsidian pour m'informer de l'acte terrible qu'Harlan avait commis envers Jayme et Alphonso. Je regarde la lumière bleutée, non hostile, qui sillonne son cube psykronique. Et je plisse les yeux.
"Tu ne vas pas en profiter pour remplacer mon énergie vitale à l'intérieur de mon corps et prendre ma place, enfoiré ?"
Il rit doucement - de la façon grésillante qui est la sienne - et je souris. Je sais. Je sais que s'il l'avait voulu, ça serait déjà fait. Et je sais que le corps que je possède ne lui conviendrait de toute façon pas. Alors je décide de lui faire confiance.
"Okay".
J'appuie mon dos contre le tronc du cerisier, je ferme les yeux.
Et je le laisse entrer.
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Ainsi, Hargreeves Mansion était bien plus proche de celle que j'ai connue, à l'époque : sans cette extension futuriste absurde au sommet, qui défigure passablement le bâtiment. En rouvrant les yeux, je me trouve sur un toit bien plus ordinaire, surplombant The City de la moitié des années 2000. Les tons sont ternes, comme délavés, et pas seulement parce qu'il neige un peu. Et le flou, aux limites de mon champ de vision, me rappelle que ce que je vois n'est qu'une impulsion nerveuse simulée.
Je suis en train de partager les souvenirs de Chris, directement en connexion avec lui par l'énergie. Et je ne ressens plus - plus du tout - de symptômes du paradoxe né de notre proximité.
Il est là, sous les traits exacts que je lui ai vus sur la photo d'Hargreeves, autour de dix-sept ans. Le dernier schéma corporel qu'il ait gardé en mémoire pour lui-même, en vérité : celui par lequel il se visualise encore, sans doute, comme un amputé ressent encore un membre fantôme. Il me ressemble sans être moi. Comme un petit frère l'aurait fait, peut-être. Même s'il porte en réalité littéralement le même patrimoine génétique que moi : simplement imprégné d'hormones différentes, et ayant eu un autre vécu que moi.
Il nous est étrange de nous regarder ainsi par l'intermédiaire de la pensée. Mais je lui suis reconnaissante de me donner la possibilité de faire ça, et je le contemple, dans la veste blazer d'uniforme rouge des Sparrows, dont il a littéralement arraché les manches. Je peux interagir avec lui dans ce souvenir. Oui. Il s'apprête littéralement à m'y guider, et à me montrer ce qu'il faut en retenir.
"Tous ces tatouages...", lui dis-je. "Ton père t'a laissé faire ça ?"
Je lui souris, avisant tous ceux qui recouvrent son bras gauche, comme s'il avait voulu y noyer celui - cerclé - du moineau, au-dessus de son poignet.
"Il n'a jamais pu m'enfermer dans ce foutu manoir".
Bien sûr, il pouvait entrer et sortir comme il voulait, par l'intangibilité ou la téléportation.
Entendre sa voix coïncider avec le mouvement de ses lèvres me provoque un sourire, même si je sais que ce ne sont que des images, des projections de sa conscience qu'il envoie à mon cerveau. Je devine que ce Numéro Sept a réellement toujours été rebelle, insaisissable même lorsqu'il possédait un corps, impossible à faire ployer. Plus encore que moi. En essayant, Hargreeves l'a littéralement poussé jusqu'aux extrêmes de l'insoumission.
"Tu allais faire quoi, à l'extérieur ?"
Il hausse les épaules.
"Je mixais. De la musique. Pour la scène électro. Je n'ai même pas besoin de toucher les platines, et je peux m'occuper à la fois de toute la sono et des spots".
Cet aveu me tire un large sourire. Maintenant, je vois ce qu'Hargreeves voulait dire en laissant entendre que Chris partageait mon obsession pour les machines. Un type bien particulier de machines, liées à la musique, et j'adore cet état de fait.
"Granny ne l'a jamais su... sinon, elle serait venue te voir".
Maman, elle, était sans doute déjà bien trop malade pour ça. Et Chris hausse ses épaules à peine plus larges que les miennes.
"Ces raves étaient illégales, secrètes, elles avaient lieu dans les égouts de The City".
Ma bouche forme un 'oh' de compréhension. Parce que la vérité, c'est que Klaus et moi, nous y sommes déjà allés.
"Ton père le savait, j'imagine..."
"Tu crois qu'il aurait pu m'en empêcher ?"
Non. Non, je ne le pense pas. Rien au monde n'aurait pu empêcher Chris de se dématérialiser et de filer en douce. Il n'était pas comme les autres enfants du Monocle. Chris regarde en direction de la porte de service qui donne sur 'l'escalier rouge', comme s'il attendait que quelque chose se passe, de façon imminente. Quelque chose s'apprête à se produire, dans son souvenir, je peux le deviner. Mais il ajoute :
"Tant que je participais à ses putains de missions, il me laissait de la latitude. C'était donnant-donnant".
Mes sourcils se pincent un peu douloureusement. Klaus a souffert de ces missions, même s'il n'en parle jamais, ou alors lorsqu'il est vraiment bourré comme un coing. Je sais que la ville de The City a toujours eu un statut à part, dans la gestion de la criminalité, by-passant la loi du pays pour permettre les agissements de l'Académie.
Hargreeves avait ce délire d'entraîner ses enfants à agir en héros, avec abnégation, quitte à les faire terminer littéralement en miettes dans l'aile médicale de la demeure, à quatorze ans. Pour les 'préparer', comme il affirme le faire à nouveau aujourd'hui avec Klaus. Pour les rendre efficaces. Pas pour le bien de la ville, non. Mais en vue d'un plan plus grand, dont j'effleure les contours à présent.
"Il te faisait espionner ou saboter ? Infiltrer des bâtiments ou des machines ? Voler des documents ou des objets ?"
Chris sourit vaguement, car il devine que - tout ça - moi aussi je l'ai fait.
"Oui. Mais pas que".
Mon regard se fait interrogateur.
"Il me faisait aussi entrer dans la tête de cibles. Planter des idées dans leur esprit. Les faire changer d'avis. Les pousser à se discréditer ou à agir contre leur volonté. Les faire souffrir physiquement".
"Tu entrais dans leur cerveau ?"
"Je les remplaçais littéralement, parfois".
Cette fois, mon expression est sombre et fermée. Hargreeves m'a dit que Chris avait causé sa perte en infiltrant son énergie dans le corps des gens dont il prenait possession ? Je réalise maintenant que c'est lui qui l'a poussé à faire ça.
"Tu aurais pu... refuser".
Un silence passe, puis Chris lâche :
"J'aimais faire ça. Tu ne peux pas imaginer comme c'est grisant. Et addictif. De ressentir toutes les émotions de ces gens de l'intérieur. De comprendre tout ce qu'ils sont, tout ce qu'ils veulent... et d'en faire ce que tu veux.".
Une forme d'empathie - à l'origine - que je peux comprendre, car moi aussi j'aime comprendre et analyser les gens. Mais poussée ici dans sa forme la plus extrême, et utilisée à mauvais escient. Là, s'arrêtent mes similitudes avec Chris, et jusqu'où je peux aller dans ma volonté de le comprendre. Il est clairement dangereux, et il s'est perdu. Par la faute d'Hargreeves.
"Jusqu'à ce que tu ne puisses plus revenir..."
Il penche la tête de côté, au milieu de ses cheveux plus longs et effilés que les miens, aux influences Cyberpunk. Et il soupire, tandis que l'alarme du bâtiment se déclenche soudain. C'est ce qu'il attendait depuis tout à l'heure. C'est ce qu'il veut me montrer.
"Tu vas voir".
Il se lève, il rejoint la porte de service, comme en ce jour d'octobre 2006 dont il est en train de me partager la mémoire. Et je le suis dans l'escalier rouge, regardant autour de moi, tandis que l'alarme, hurle et rougeoie, comme dans une caserne de pompiers. Ce que toutes les Académies ont entendu bien souvent, à toute heure du jour ou de la nuit, au déclenchement d'une mission.
"Les enfants, remuez-vous. Une mission nous attend".
Là en bas, dans le couloir des chambres, je peux deviner tout le monde s'agiter. Et Reginald Hargreeves, navigant entre les quartiers plus ou moins privés de ses enfants, supervise les opérations de rassemblement tout en donnant l'impression de déléguer cette fonction.
"Numéro Un, rassemblez tout le monde".
Au bout du couloir, je devine la silhouette de Ben : plus jeune - lui aussi - du haut de ses dix-sept ans. Comme je l'ai compris sous ses aboiements énervés un peu plus tôt, c'était alors lui, Numéro Un, à cette époque. Et à ce titre, il tape dans ses mains pour rassembler ses frères et soeurs.
Octobre 2006... Je ne suis pas très forte pour retracer notre chronologie complexe, mais je pense pouvoir situer autour de ce moment la mort de Ben dans notre timeline à nous. Celle dont je ne sais rien au delà de la rare et lacunaire évocation par Klaus de 'l'Incident Jennifer'.
"On se bouge le cul", clame-t-il. "Allez, on se prépare ! Mon pote, Marcus."
Mais le regard que lui rend son frère n'est pas cordial. Il est rempli de frustration et de compétitivité. Il conteste clairement sa légitimité à leur donner des ordres, et garde ses bras croisés, contre le mur du couloir, alors qu'il est déjà prêt.
"Mon cul et moi, on est toujours prêts", lui dit-il, mais Ben n'écoute pas. Il est déjà en train de mettre en marche Feï, Alphonso et Jayme, tandis que Sloane les rejoint, lissant son impeccable combinaison de cuir rouge, puis ses cheveux.
"Allez, on se bouge. Allez !"
Cette interjection, cette fois, s'adresse à nous, qui descendons par l'escalier depuis le toit où nous étions réfugiés. A nous ? A Chris, en réalité, ses mains dans les poches de sa veste blazer aux manches arrachées, ses cheveux effilés en bataille et son regard indifférent à ce tintamarre.
"Pourquoi t'es pas en tenue ?"
Le visage de Ben est inflexible, mais il a clairement l'habitude de devoir lutter avec Chris au nom de son père. Et devant moi, il confirme son manque d'enthousiasme pour cette énième mission :
"Parce que j'viens pas".
"Mais il nous manquera quelqu'un".
Je sens bien que parfois, Chris est même introuvable lorsque l'alarme retentit : qu'il est quelque part dans les égouts de The City, en train de s’enivrer d'électro. Il hausse les épaules.
"Relax. Tu as déjà de la chance que je sois là".
Ben n'essaye pas d'argumenter et se tourne directement vers le couloir, pour faire appel à la figure d'autorité qu'est son père.
"Papa !"
"Balance".
Imperturbable et rebelle, Chris passe devant Ben et entre dans sa chambre. Haute de plafond comme toutes les autres, à l'emplacement de celle où se trouvait dans le temps celle de Viktor, avant qu'elle ne soit annexée pour agrandir celle de Klaus. Sur les murs de plâtre et de brique, sont accrochés des posters de groupes de musique. De punk, de visual rock, de métal, d'électro. Et au dessus de son lit, une grande affiche Metallica. Ce poster dont l'absence dans ce qui avait été ma chambre avait en quelque sorte symbolisé mon effacement dans cette version de 2019, le jour de notre arrivée.
Je suis Chris à l'intérieur de la chambre, invisible aux yeux de tous les autres, et pour cause : je suis dans un souvenir, et non dans une situation réelle. Chris m'abreuve des perceptions qu'il a eues ce jour là, et je dois faire attention, je le devine : ce n'est peut-être pas le reflet exact de ce qui s'est réellement passé. Mais tout de suite, Reginald Hargreeves paraît.
Il est un peu plus jeune et je sais aujourd'hui pourquoi : comme Iggy, sa longévité est immense. Sa moustache rebique de façon parfaitement travaillée, sous son monocle qui scrute Chris de façon critique. Hargreeves n'a pas d'emprise sur ce môme-là, il le sait. Mais comme d'habitude, il va encore essayer.
"Numéro Sept, pourquoi n'êtes-vous pas en tenue ?"
"Il dit qu'il vient pas".
Ben s'impatiente, encore plus que son père - peut-être parce que son frère ne lui a pas obéi - et Hargreeves reste immobile, les rides sur son front marquées. Je sens que cette mission n'est pas ordinaire. Que quelque chose de lourd est en jeu.
"Ce n'est pas une option, Numéro Sept. Vous faites partie des Sparrows, et vous allez immédiatement vous mettre en tenue".
"Qu'est-ce que j'ai à gagner à faire ça, autrement que pour vous faire plaisir à vous, ce dont je n'ai littéralement rien à foutre ?"
J'hoquète de rire, ce que le souvenir de Chris remarque, avant de m'adresser un sourire en coin. Vraiment, je n'aurais pas répondu mieux, dans mon insolence adolescente. Mais Hargreeves n'est pas du genre à céder.
"C'est une mission délicate, qui pourrait bien requérir vos capacités particulières. Et il serait fort dommage que l'urbanisme de The City décide de combler le secteur des égouts abandonnés d'Argyle Ouest, où vous aimez vous 'évader'".
Chris grince des dents, il sait que son père le ferait, tirant les ficelles d'à peu près tout ce qui concerne cette ville. Il peste, il marmonne des mots peu polis que son père n'entend heureusement pas. Et sans enthousiasme, il va ouvrir son armoire dont il tire sa combinaison, qu'il passe en rechignant.
Soudain, le souvenir se distord, devient flou, et - l'instant d'après - je me trouve dans le salon d'Hargreeves Mansion, là où tous les Sparrows sont alignés sur le canapé, face à Reginald Hargreeves qui explique le plan d'action. Tous, sauf Chris, qui est assis derrière, sur le bar, une jambe se balançant dans le vide, écoutant avec un désintérêt à peine feint. Hargreeves a le visage tendu et grave, et je me hisse pour m'asseoir sur le bar moi aussi, sans perdre une miette de ce qui se passe autour de moi.
"Ton père a l'air de prendre cette mission au sérieux", je souffle à mon alter-ego qui regarde finalement son père et acquiesce.
"Il ne nous briefait que très rarement avec autant de détails et de mise en garde. Quelque chose de crucial était en jeu".
Et Hargreeves tapote son tableau où se trouvent des plans et des photos.
"Un trafiquant d'armes moldave a mis la main sur une nouvelle arme meurtrière. Elle est actuellement stockée dans un conteneur en attendant un acheteur. Votre mission consiste à trouver et détruire cette arme avant que la transaction ait lieu. Numéro Un prendra la tête des opérations".
Ben acquiesce, et Marcus interjecte immédiatement, à la façon dont Diego l'aurait peut-être fait envers Luther.
"Et moi, alors ? Je fais quoi ?"
"Arrêtez de poser des questions".
Cette réponse sèche d'Hargreeves ravit Ben, qui gonfle presque le torse comme un coq : légitimisé sans rien faire, en tant que Numéro Un. Mais Hargreeves a plus important à faire que de gérer ces querelles.
"Ecoutez-moi bien, les enfants. Quoi qu'il se passe, il est impératif que l'arme reste enfermée. Surtout, vous ne devez ouvrir le conteneur sous aucun prétexte. Est-ce que c'est compris ?"
Je plisse les yeux sous cette lourde insistance. Hargreeves est réellement nerveux, comme si de ce jour dépendaient tous ses plans. Ses enfants acquiescent, même Chris, en silence. Et avec une étrange forme d'émotion, leur père déclare :
"C'est parfait. C'est l'heure, les enfants".
De nouveau, le souvenir s'efface, les objets et impressions se fondent. Je crois entendre la voix de Pogo, aux commandes du vaisseau Minerva, demander aux enfants de boucler leur ceinture. La destination m'est incertaine. Une zone portuaire, des docks, peut-être près d'une raffinerie. Des entrepôts, en tout cas, baignés dans la nuit. Des rangées innombrables de caisses et de conteneurs, au milieu desquels les Sparrows marchent en file indienne, à la lueur de leurs torches.
Ben ouvre la marche. Alphonso a le rôle du guet que Klaus a souvent tenu. Même si je sais que je ne suis pas réellement présente, tout mon être réagit par réflexe en cherchant à se rendre invisible et intangible, ce que Chris - lui - n'a pas fait. Il marche avec désinvolture, légèrement en retrait de Feï. Tous sont toutefois prudents : de l'autre côté du hangar, les discussions indistinctes de vigiles peuvent être entendues.
Un long frisson remonte mon dos, lorsque nous arrivons près du conteneur que les Sparrows cherchaient, éclairé par leurs torches. Il est sombre, fuselé, bien moins grand que je ne l'aurais imaginé, et ne peut s'ouvrir que par une seule écoutille munie d'une roue de manoeuvre, sur le dessus. Peu importe, de toute façon : Reginald Hargreeves a bien insisté quant au fait de ne l'ouvrir sous aucun prétexte.
"C'est celui-là. Allez, c'est parti".
Avec une rapidité clairement régie par l'habitude de ce genre de situation, Jayme ouvre un petit coffret contenant une rangée de dispositifs que j'identifie comme des mines explosives, même si leur aspect ne m'est pas familier. Elles relèvent probablement de l'une ou l'autre technologie possédée par Hargreeves, et je ne peux pas en sonder leur mécanique, me trouvant ici seulement dans un souvenir. Alors je me contente d'observer les Sparrows commencer à les installer sur leur cible, habilement, jusqu'à ce que...
"Attention".
Alphonso, en tant que guet, est en train de donner l'alerte, car les vigiles ont repéré leur point d'entrée par effraction. Tous se mettent sur le qui-vive, prêts à aller régler la situation sur place, mais Ben reste penché au-dessus du coffret qui ne contient plus qu'une mine, celle portant le détonateur de l'ensemble du dispositif.
"Allez-y, je gère".
"T'es sûr, Ben ?"
Marcus vient de demander ceci, mais je devine qu'en tant que Numéro Deux, il n'attend qu'une chose, c'est de pouvoir prendre le lead sur le reste de leur escouade.
"Oui, je gère".
"Okay. Alphonso, Jayme, Sloane, Fei, Chris, avec moi. On y va".
Déjà, Marcus entraine ses frères et soeur entre deux rangées de caisses emballées.
Je reste sur les talons de Chris, car c'est là que son souvenir m'entraine. Entre les caisses, sur quelques pas, derrière les autres. Je m'imagine déjà assister à une branlée de vigiles en bonne et due forme. Mais à la place... une main gantée l'intercepte et le tire à couvert, juste avant qu'il ne se rende intangible pour se dégager violemment, avant de se figer.
Là, dans l'ombre, se trouve son père, supposé être resté à bord du vaisseau Minerva.
Reginald Hargreeves a les traits tirés tandis qu'il contemple Ben, et je comprends qu'il tenait à superviser personnellement cette partie de la mission. Comme s'il se méfiait de ce que Ben allait faire. Comme s'il savait qu'il avait déjà commis une erreur par le passé, ou qu'il était évident que ceci se produirait. Je le sens prêt à réagir très vite en cas de nécessité, et Chris l'a aussi senti. Plus loin, Ben fixe la dernière mine. Mais des coups étouffés se font entendre, de l'intérieur du conteneur. Et immédiatement, Ben arrête le détonateur.
"Est-ce qu'il y a quelqu'un là-dedans ?", demande-t-il d'une voix blême, et deux coups lui répondent, comme s'ils étaient délibérés.
"Qu'est-ce qu'il y a réellement là-dedans, Papa ?" demande Chris, ses sourcils froncés, mais Hargreeves ne bouge pas.
Car déjà, Ben grimpe à l'échelle qui monte à l'écoutille.
"Putain, il est en train de l'ouvrir, ce con".
"Malheureusement, il ne peut pas s'en empêcher"
Cette fois, Hargreeves vient de répondre à Chris comme s'il se parlait à lui-même, et je comprends que - malgré son statut de Numéro Un et son désir de suivre les ordres, Ben est attiré par ce qui se trouve à l'intérieur comme un moucheron dans la lumière des phares. Dans cette timeline, probablement comme dans les autres. Inexorablement.
"Numéro Sept, vous allez prendre possession du système nerveux de Numéro Un, et lui faire achever sa mission", prononce Hargreeves tout en replaçant sa main gantée sur l'épaule de Chris - redevenu tangible - qui le regarde en écarquillant ses yeux noirs plus maquillés que les miens.
"Quoi ? C'est une plaisanterie, j'espère, c'est de Ben qu'il s'ag-"
"Faites ce que je vous dis. Il ne doit pas entrer en contact avec ce qui se trouve à l'intérieur, et le détruire".
"Mais..."
"Maintenant".
Le ton d'Hargreeves est tranchant comme un rasoir. Je peux sentir son urgence et presque sa peur : il est évident que - des événements en cours - dépendent bien plus que ses propres plans. Comme si quelque chose d'irréversible et de terrible avait une chance de se produire. Ben, sans que je puisse entendre ce qu'il dit, est en train de parler à quiconque se trouve là-dedans. Chris fait un pas, hésitant encore à procéder à l'intrusion violente et invasive que son père lui demande de commettre sur son frère.
"MAINTENANT !"
J'ignorais qu'il était possible de crier tout en chuchotant. Mais *Crac !* Un battement de paupière, et je me trouve avec Chris derrière Ben au sommet du conteneur, tandis que ce dernier murmure :
"Tout va bien. Attends, je vais t'aider. Comment tu t'appelles ?"
"Cette arme, qu'est-ce que c'était ?", je demande à Chris au travers du souvenir, et il me regarde pour la dernière fois.
"Je ne sais pas. Nous ne l'avons jamais su. Tout ce que j'ai entendu, c'est qu'elle se nommait-"
"Jennifer".
La suite du souvenir est extrêmement confuse, car je ne la vois qu'au travers de la mémoire que Chris en a gardée, au travers de l'énergie pure qu'il est devenu. Il a infiltré le système nerveux de Ben, il l'a fait reculer et presque se crasher au bas du conteneur, près du détonateur qu'il a déclenché sans attendre.
La suite se perd dans un chaos insensé, au travers duquel je peux ressentir une énergie colossale mobilisée, et pas seulement pour les charges explosives pulvérisant le caisson et ce qui s'y trouvait.
Ce jour-là, quelque chose est revenu en Ben, quelque chose que j'aurais pu associer à des Marigolds, s'ils n'avaient pas sonné dans l'énergie de façon si différente. Un instant, j'ai eu le sentiment, au travers des sens de Chris, que Ben redevenait entier, complet, dès lors que l'entité nommée Jennifer a été détruite.
Mais j'ai aussi compris que, sous le contre-coup de l'immense déflagration énergétique engendrée - bien que brève - Chris, qui se trouvait en Ben, a perdu toute possibilité de revenir un jour à sa matérialité.
Klaus a un jour utilisé le terme 'bribe de souvenir', pour ces fragments qui nous hantent. La dernière 'bribe de souvenir' de Chris, en cet instant, est la douleur ressentie par Ben lorsque la crosse du pistolet d'Hargreeves l'a assommé par derrière, remplaçant la lumière énergétique par le néant.
Ni Ben ni Chris ne se souviennent réellement de ce qui s'est produit, j'en ai bien conscience. Et l'ensemble des Sparrows pensent simplement que Reginald a dû achever la mission par lui-même, car Ben a échoué, lui valant un portrait au-dessus de la 'cheminée de la honte'. L'ascension de Marcus en tant que Numéro Un en a découlé. Et un immense secret autour de cette mission, aujourd'hui bien gardé.
Tandis que le souvenir se dissipe, je rouvre les yeux, sur les pétales du Somei Yoshino, et sur les effondrements ardents provoqués par le Kugelblitz, qui ponctuent la fin du monde sur The City.
"Il aurait tué Ben en cas d'échec. Il vous aurait tués tous les deux".
Face à moi, le cube qu'est aujourd'hui Chris grésille faiblement en approbation, et je répète ses mots :
"Tu as raison. Nous ne sommes littéralement que des pions sacrifiables, dans ses plans".
La première pensée qui me vient est que je suis soulagée que Klaus ne risque finalement pas réellement de mourir, entre ses mains. Je ne pense même pas à moi, non. En réalité, je m'en fous.
Hargreeves a retrouvé une forme de contrôle physique sur Chris, après ça, puisqu'il ne pouvait plus se dématérialiser ou se téléporter. Il est devenu dépendant de lui, technologiquement parlant. Et je comprends qu'il n'a pas eu de scrupules à agir, le jour où Pogo s'est révolté, le jour où ils ont - collégialement - décidé de commencer à droguer leur père. Non, les Sparrows ne sont pas des anges. Mais ils ont souffert et souffrent encore, tout comme les Umbrellas.
Est-ce que, dans notre timeline, Ben est allé encore plus loin, et est entré en contact avec celle qu'il dessine aujourd'hui jusqu'à l'obsession ? Est-ce qu'il en est mort ? Je l'ignore.
Chris et moi restons silencieux : une nouvelle vague de Kugelblitz arrive, nous pouvons la sentir au plus profond de l'énergie. Je reste près de lui, comme si je lui étais encore connectée. Et avant que l'impulsion nous frappe, me parlant littéralement à moi-même, je murmure :
"Je te remercie de m'avoir montré tout ça".
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Notes :
L''Incident Jennifer' tel que vécu dans la timeline des Sparrows n'est jamais portée à l'écran, pas même dans la Saison 4 qui la montre pourtant dans la timeline des Umbrellas et partiellement celle des Phoenix. J'ai souhaité compenser ce vide, qui s'entremêle ici au destin de Christopher.
J'espère avoir pu donner à ce personnage wtf un peu de la backstory qu'il aurait mérité. De mon côté, je crois qu'au fond, je m'y suis attachée.
En tout cas, depuis le début de cette saison, j'associe une bande-son électro aux chapitres de Chris. Maintenant, sans doute, vous comprenez pourquoi !
Tout commentaire fera ma journée ! ♡