Une courbure de l'espace-temps (saison 3)
Chapitre 17 : Les nombreux visages de Jennifer
4456 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 06/12/2024 08:57
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 3, épisode 6, à la suite du chapitre précédent (pendant que Klaus est inconscient, après avoir été électrocuté par Reginald).
Soundtrack suggérée : Miyavi - Snakes
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05 avril 2019, 12h48
"Fascinant ?"
Répéter ce mot est tout ce que je peux faire, au dessus du corps inerte de Klaus, que Reginald Hargreeves vient d'électrocuter. Je suis redevenue visible et parfaitement tangible, faisant presque sursauter l'homme au monocle, qui vient de commettre le pire. La chose la plus inhumaine que l'on puisse faire à Klaus, à mes yeux.
Et qui n'est pas de le tuer.
Reginald Hargreeves vient de profiter de la figure du père qu'il n'est pas, mais que Klaus voit en lui : celui qu'il aurait tant souhaité satisfaire - enfant et encore aujourd'hui - malgré tous les abus commis envers lui. Celui dont il espère illusoirement des traces d'amour, ce qui me brise le coeur. Reginald Hargreeves a ouvert ses bras, lui promettant une accolade, une marque d'affection, pour finalement le trahir et se servir de ce geste pour l'électrocuter : littéralement dans son dos. Non, tuer Klaus n'est pas le pire qu'on puisse lui faire. C'est profiter de sa déprivation affective, qui l'est.
"Vous venez... de le choquer avec du 220V..."
J'en ai à peine les mots et mes jambes en tremblent, tandis que je peine à le regarder, dans cet état d'arrêt cardio-respiratoire qui est actuellement le sien, face auquel Hargreeves ne fait rien d'autre que de réamorcer son petit générateur, pour l'apprêter à prodiguer un nouveau choc électrique, le moment venu.
"Il a demandé lui-même à mieux comprendre ce qu'il était".
Je cligne des yeux abasourdis.
"Pas de cette façon ! Il vous faisait confiance. Il-"
"Voyons, il ne m'aurait pas laissé faire, si je l'avais prévenu".
Il regarde sa montre, et se baisse finalement pour tâter son pouls, affichant une brève expression de déception, comme s'il jugeait qu'il mettait d'ores-et-déjà trop de temps à revenir, alors que ça ne fait qu'une minute à peine qu'il l'a littéralement assassiné.
"Vous comptez faire comme votre alter-ego de notre timeline ? Le tuer encore et encore pour monitorer la façon dont il reprend connaissance ?"
Il ne me regarde pas, il continue de fixer sa montre.
"Il a babillé quelque chose comme ça, tout à l'heure, en effet. Alors j'ai fait ça ?"
Je fronce les sourcils.
"Il n'était même qu'un gamin, quand vous l'avez fait".
"Plausible, et brillant: les enfants apprennent tout beaucoup plus vite. Ça ne me surprend pas, venant de moi".
Pour un peu, je pourrais en gronder de colère, mais je le vois s'agacer de la 'lenteur' de Klaus à revenir à la vie, et je croise les bras au dessus de lui.
"Il va mettre plus d'une demie-heure à revenir à lui", vous avez le temps de vous faire un thé", lui dis-je de façon sarcastiquement rude, qu'il ne semble pas capable d'appréhender comme étant autre chose qu'un conseil sincère.
Il abandonne le poignet de Klaus qui retombe mollement sur le tapis, sans vie aucune, alors que je reste à genoux à côté de lui, comme si ma présence pouvait changer quoi que ce soit. Hargreeves ne peut pas le savoir, mais même si son énergie vitale est éteinte et son coeur ne pompe plus, je peux sentir ses Marigolds s'agiter en tous sens, et son pouvoir pulser, à l'intérieur de lui. Je sais où il se trouve, en ce moment. Il est quelque part dans un paysage sépia, à subir les commentaires agaçants de la gamine à caractère divin qu'il aime maintenant qualifier de concierge de l'au-delà.
"Une demie-heure, c'est beaucoup trop long", prononce Hargreeves tout en me prenant au mot, et en allant déclencher sa bouilloire, d'une façon passablement détachée quant au geste terrible qu'il vient de commettre.
"En situation de combat, tout se déroule très vite, une demi-heure est une réelle éternité, pendant laquelle la plupart des situations se trouvent déjà résolues. Et pas en votre faveur, si votre encéphalogramme est plat".
"C'est des conneries", je marmonne. "A part pour le jour des soldes, Klaus ne se met jamais en situation de combat".
Je le retourne, car il était face contre terre, j'essaye d'estimer si je pourrais au moins le tracter sur le canapé où il vient de déballer toute sa vie. Klaus ne paye pas de mine, mais il pèse plus lourd que ce que vous imaginez. Alors je serre son bras inerte, je décide de procéder autrement et de bien viser.
*Crac !*
Tandis qu'il retombe mollement sur le divan, je m'enfonce dans les coussins de façon périlleuse, et je peste en silence. Hargreeves s'en contrefiche : sa bouilloire, chuinte, et tout en préparant un sachet d'Earl Grey, il me lance sans un regard :
"Nous sommes dans un contexte de fin du monde, qui sait ce qui sera bientôt requis".
Je plisse les yeux, et il ajoute :
"Nous ne savons pas ce dont nous sommes vraiment capables, avant d'être confrontés à notre propre extinction."
Je me méfie de ses mots, mais cette fois ils sonnent de façon moins énigmatique que par le passé. Oui. Maintenant que je connais le sort de Makȟá Zuȟéča, maintenant que j'ai compris qu'il a promis aux siens de la leur restituer, j'interprète cette phrase à sa juste valeur, et le mot 'extinction' cogne dur.
"Vous savez de quoi vous parlez", lui dis-je, sentant ma colère gronder à l'intérieur de moi. "Je sais ce que vous espérez. Vous voulez mettre en marche..."
Mes yeux se tournent brièvement vers son carnet de notes, dans lequel je viens d'espionner.
"... Vous voulez mettre en marche la Machine Oblivion".
Il se retourne vivement, dans le sifflement de sa bouilloire. Toutefois, je réalise qu'il ne s'apprête pas à s'emporter, ni tonner que je mets mon nez dans ce qui ne me regarde pas. Non, au contraire : il est impassible, comme si ça allait de soi. Comme si j'avais juste parfaitement suivi ses conseils, prodigués dans le tiki bar hébergeant ses 'dîners légers'. En ce jour pas si lointain où il m'a recommandé de persévérer dans mon intérêt pour les machineries et électroniques complexes. Ce que j'ai clairement fait malgré moi.
"Alors, vous êtes arrivée jusqu'à cette conclusion...", me dit-il tout en prenant sa bouilloire de laquelle s'élève un nuage de vapeur blanche. Il ne confirme pas, mais n'infirme pas, ce qui est certainement fort habile, et je voudrais qu'il soit clair que j'ai compris qui il est.
"Vous êtes le Grand Explorateur, vous êtes... l'un des seuls survivants d'une planète éteinte que vous voulez restaurer".
Il y a du défi dans ma voix, comme si je le confrontais, et le regard qu'il m'adresse en retour au travers de son monocle est tout aussi brillant. J'ai toujours autant de mal à cerner l'énergie qu'il déplace : la langue même de son système nerveux n'est pas non plus celle des humains. Non. Tout comme Iggy, je ne peux pas le décrypter.
"A quelques subtilités près, vous touchez du doigt la vérité, ma jeune amie. Mais la seule question valable, par delà les espoirs fous d'un être trop vieux est : à ma place, le feriez-vous ?"
Je reste immobile, assise sur le bord du canapé où Klaus ne respire toujours pas, mais où son pouvoir pourrait sembler aveuglant, par le prisme du mien qui le perçoit dans l'énergie. Je n'ai aucun doute quant au fait qu'il reviendra, cette fois, et la question d'Hargreeves me trouble bien plus. Est-ce que je cautionne ce qu'il fait, et son désir de sauver son peuple ?
Je reste méfiante. J'ai l'impression qu'il vient de se saisir au vol de ma supposition, comme s'il tentait de l'utiliser pour m'attendrir, au point que je me demande un instant s'il n'a pas d'autres motifs, qu'il maquille en ambitions louables. Je ne veux pas croire qu'il me manipule sur ça. Quel être serait assez pervers et égoïste pour utiliser le naufrage de tout son peuple, pour servir ses propres desseins ?
Mais je n'y peux rien. Mon empathie résonne de façon puissante avec son histoire. Avec celle d'Iggy. Et aujourd'hui, alors que ceux de mon espèce à moi disparaissent par dizaines de milliers toutes les trois heures, suis-je vraiment dans une position si différente de celle qu'il a vécue ?
"Je n'ai pas toujours aimé mes semblables", lui dis-je en toute franchise. "Mais... ces dernières années... m'ont certainement fait changer d'avis".
Je fronce les sourcils et je baisse les yeux.
Depuis le Celestial Theater ; depuis que j'ai vu de mes yeux le Kugelblitz emporter une personne sur deux, et leurs proches s'effondrer ; depuis que Granny a de nouveau été emportée, tout mon être gronde pour empêcher la Fin, de la même façon que Cinq. Nous avons évité toutes ces apocalypses. Ce ne peut pas être pour qu'une de plus emporte tout. Oui. L'évidence est devant moi et je ne la nierai pas, alors je réponds avec franchise :
"Oui, moi aussi, je le ferais certainement..."
"Parfait !"
Sur le bord du canapé, je tremble un peu. Je crains d'avoir compris ce qu'Hargreeves avait voulu dire en 1963 en envisageant une future 'collaboration' avec moi. L'odeur de l'Earl Grey a envahi le bureau, et il en revient à Klaus en passant devant moi, sondant de nouveau son absence de pouls. Je cligne des yeux, car de nouvelles pièces s'emboîtent pour moi.
"Vous attendez que je vous aide à activer cette machine, n'est-ce pas..."
Je suis terrifiée par cette idée. Par la réalisation que mes désirs vont dans le sens des siens. Mais comme s'il sentait ce soudain conflit intérieur, il écarte soudainement ma question.
"Pour l'instant, tout ça est terriblement prématuré. De nombreuses conditions doivent être réunies, et certains ici n'ont pas encore les moyens de faire face, comme ce jeune-homme qui est venu solliciter mon aide pour mieux se comprendre lui-même, ce matin".
Il me tire par le bras, me force à me lever du canapé, et je comprends qu'il s'apprête à me chasser purement et simplement de son bureau pour rester seul avec Klaus. Peut-être parce que j'ai exprimé une forme d'adhésion, je ne suis clairement pas sa priorité.
"Qu'est-ce que vous allez faire...", je balbutie, "l'électrocuter encore et encore ?"
"Est-ce que ça vous regarde ? C'est une affaire entre lui, moi, et ce père que je ne suis pas... mais au sujet duquel je peux très certainement l'éclairer. Oui. Ce ne sont plus vos affaires".
D'être soudain ainsi évincée de ce qui concerne la vie de Klaus provoque une pointe à mon coeur, et je reste abasourdie de l'aplomb avec lequel il est en train de me chasser. Mais au fond : il a raison, encore. Klaus est ici parce qu'il la souhaité, pour de bonnes et mauvaises raisons, mais qui lui appartiennent et que j'ai décidé de soutenir. Je n'ai littéralement aucune légitimité à interférer.
"En quoi faisons-nous partie des 'conditions' qui doivent être réunies ?" je lui demande tandis qu'il me pousse vers la porte, sans que j'oppose de résistance toutefois. "En quoi Klaus est-"
"Des questions, des questions ! La curiosité est parfaite, mais nous avons du travail ici, si vous le voulez bien, alors oust !"
En une seconde, je suis dans le couloir, sur les dalles noires et blanches qui font résonner mes bottes.
"Ne lui faites pas de mal..."
Cette demande est certainement pathétique, mais c'est tout ce que je réussis à dire, dans la hâte et l'anxiété que plus de traumatismes viennent se sur-imprimer à tous ceux qui dévorent déjà Klaus au quotidien.
"Oh ne vous inquiétez pas pour ça", me dit-il avec une forme de garantie qui est loin d'en être une. "Avec une bonne formation accélérée, vous le retrouverez avec plus de confiance en lui que ce qu'il a construit en trente ans".
Sur cette parole, il ferme la porte sur mon nez, et je me retiens - vivement - de me téléporter de nouveau à l'intérieur. Mais je ne le dois pas, non. Même si je me sens sonnée et arrachée. Klaus doit gérer ça seul, au risque de se planter.
Je soupire, dans ce couloir du bureau de leur père où aucun des Hargreeves n'a jamais aimé marcher. Plus loin sur le mur, s'alignent des photographies : celles des plus jeunes années de la Sparrow Academy. Je m'approche, je me penche, forçant mon regard à leur surface. Chris est là, probablement sous testostérone depuis une année ou deux, pas encore cubique. Bon sang. Je ressemble... il ressemble à un jeune Miyavi, customisant son uniforme rouge. Et je soupire.
D'un coup, je me sens abattue face à ce que je viens de découvrir sur la machine Oblivion et ses plug-ins. Face à ce qu'Hargreeves est en train de faire à Klaus une nouvelle fois. Face à ce qui est arrivé à Chris. Je me sens presque mal, en cet instant. Impuissante. J'ai besoin de retrouver les idées claires et de faire passer la nausée qui m'a saisie.
*Crac !*
Une seule téléportation me propulse dans la salle de bain de l'étage, que j'ai fréquentée bien plus que de raison. Où j'ai des souvenirs terribles, comme au retour de Klaus du Vietnam, mais aussi quelque-un de bons. Je pose mes deux mains sur la faïence du lavabo, dans lequel je fais couler de l'onde claire. J'en passe sur mon visage.
Tout au fond de moi, il y a cette idée qu'Hargreeves a fait de moi ce qu'il voulait : subtilement, en utilisant mon empathie et mes aspirations profondes. Celles que j'ai cultivées en pensant qu'elles étaient miennes, justement parce qu'il ne m'a pas élevée, et je-
"Qu'est-ce que tu fais là ?"
Alors que mon visage ruisselle, je relève les yeux, laissant encore couler l'eau dans le lavabo. Je connais cette voix, pour lui avoir permis maintes fois de se matérialiser en ondes sonores, là où ses cordes vocales spectrales ne parvenaient plus à sonner. Dans une chemise grise et noire aux motifs semblables à de la peau de calamar, Ben - celui des Sparrows, avec sa coupe de cheveux de trou de balle prétentieux, et en train de me regarder, un carnet de croquis à la main. Et il ajoute :
"Je ne pensais pas que de revoir un jour le visage de Chris me donnerait autant envie de lui botter le cul".
Je cligne des yeux, je repasse encore de l'eau sur mon visage, puis je referme le robinet et attrappe une serviette au hasard. Cette version de Ben connaît mon pouvoir mieux que beaucoup. Il sait sans doute que s'il essayait vraiment de me violenter pour me jeter dehors, il me passerait tout simplement au travers, et que Chris - lui - lui aurait sans doute fait bien pire. Alors je le regarde calmement. Après ce que je viens de vivre ce matin, de toute façon, son caractère merdique ne m'effleure même pas.
"Je ne suis pas Chris", lui dis-je, mais je sais que - pour lui - l'expérience est déroutante. "Autant que toi, tu n'es pas notre Ben".
J'ai vu la réaction de mes camarades envers lui depuis notre arrivée. Celle de Klaus, évidemment. Lui qui vient de perdre son frère pour la seconde fois... a été particulièrement troublé, et en quelque sorte heureux, d'illusoirement le retrouver. Mais - pour vivre la même chose de l'intérieur avec Chris - je sais que nous sommes à des années lumières d'être les mêmes personnes.
"~Notre~ Ben ? Excuse-moi, mais je pense que tu as besoin de savoir que le gorille musculeux que vous nommez Luther porte à présent la combinaison des Sparrows, et qu'il a clairement indiqué que tu étais une pièce rapportée".
Mes sourcils se pincent, et ce n'est pas parce que Luther fricote avec la dénommée Sloane, non. J'ai toujours lutté pour être extérieure aux Hargreeves, c'est un fait, mais voilà que je me sens presque blessée? C'était clairement l'intention de Ben, d'ailleurs, et il m'agace qu'il ait réussi.
"Je te déconseille de jouer aux jugements de valeur", lui dis-je sêchement. "J'ai vu ton portrait au dessus de la cheminée du salon, et je sais ce que ça veut dire".
Toute personne saine d'esprit croirait que les tableaux qu'affiche Reginald Hargreeves à la vue permanente de ses autres enfants le sont pour la gloire ou la mémoire des sujets représentés. Cinq, dans notre timeline. Ben, dans celle-ci. Mais ce n'est pas le cas, non. Ces portraits sont un mur de la honte : un rappel de ceux qui ont failli, un exemple à ne pas suivre, l'expression criante, permanente et odieuse d'une accusation d'échec et de déception. Ben le sait mieux que personne, et il fulmine en face de moi, son carnet à dessin dans sa main.
"Vermine, je vais te changer en énergie fossile".
Wow. Ce Ben est nettement plus nerveux que l'ancien, et il essaye directement de me prendre à la gorge pour me coller contre le mur. Mais *Crac !* je réapparais dans son dos. Il se heurte contre le mur, lâchant son carnet de dessins qui laisse s'envoler une nuée de croquis autour de nous. Des portraits aux pastels à l'huile, monochromes. Représentant tous le même portrait de femme, assez naïvement tracé, dans des postures variées. Chaque page, dans la même couleur, est accompagnée du prénom Jennifer, qui me fait plisser les yeux.
"Je le répète, je ne suis pas Chris", lui dis-je, "garde tes coups de poing pour tes chamailleries avec ton frangin cubique".
Si j'ai bien compris quelque chose, depuis que nous sommes arrivés, c'est que - si j'ai cru au départ que les Sparrows étaient unis - je me trompais. Certes, ils travaillent en équipe. Mais ce ne sont qu'un assemblage de fortes têtes, en permanence en compétition, ne collaborant pas réellement non plus. Encore une belle réussite de parentalité, au crédit de l'extraterrestre ayant choisi d'élever des petits humains. Mais d'ailleurs, l'a-t-il réellement choisi ? J'en viens à me poser la question. J'ai parfois l'impression étrange qu'il l'a fait par nécessité et pas par choix.
"Pourquoi t'es venue trainer ton t-shirt Metallica ici", aboit Ben tout en se mettant à ramasser ses dessins un par un. Il enrage clairement de ne pas avoir de moyen de pression physique envers moi, et j'hausse les épaules.
"Pour des actions non violentes. Mais toi ? Pourquoi tu as entraîné ta clique à l'Hôtel Obsidian, hier, hein ?"
En provoquant la perte de deux d'entre eux, ce que je ne prononcerai pas à voix haute, mais que je pense douloureusement. Il n'a pas besoin que je le lui dise, de toute façon, il en souffre déjà clairement assez, ce qui le rend encore plus prompt à exploser.
"Votre Numéro Trois nous a garanti que vous déteniez Marcus, en échange d'une valise que nous n'avons même pas... alors que cette foutue boule de foudre à la cave l'avait déjà emporté".
Viktor m'avait dit qu'Allison et lui tentaient de négocier pour récupérer la mallette, j'ignorais en revanche avec quels arguments. La mallette-même avec laquelle Cinq s'est ensuite présenté nonchalamment à mon boulot. Alors, il y a eu deux morts hier... pour un coup de bluff mal placé ? Allison et Viktor sont tous deux désespérés de retrouver leurs êtres aimés. Décidemment, le chagrin d'Allison peut la faire aller beaucoup trop loin.
Ben est comme Chris à présent : il a perdu la moitié de ses frères et soeurs. Mais cette fois, je ne m'excuserai pas pour ce que les Hargreeves ont fait. Je me baisse, et je l'aide à ramasser ses dessins. D'autres visages de Jennifer, portant des expressions variées, mais surtout de la tristesse.
"Je ne suis pas responsable des mauvais choix d'Allison".
"Oh ne t'inquiète pas. Elle a une chance de se rattraper. Si elle nous livre le vieux qui vous accompagne et qui a butté Jayme et Alphonso".
Je déglutis avec peine tout en empilant les dessins. Je me doute de ce qu'ils feront à ce pauvre Harlan, qui n'a rien demandé et s'est retrouvé propulsé dans tout ça il y a cinquante-six ans, alors qu'il n'était qu'un gamin. Parfois, j'ai l'impression que notre passage où que ce soit ne fait qu'abimer la vie des gens, et semer les apocalypses. Et ce 'vieux qui était un gamin avant', comme Klaus l'a nommé, n'avait vraiment pas demandé ce destin.
"Il y a nettement plus urgent que de commettre des actes de vengeance, Ben", lui dis-je en utilisant pour la première fois ce diminutif, ce qui lui fait faire un nouveau pas menaçant dans ma direction et arracher les dessins de mes mains. Alors je me reprends.
"Benjamin. Excuse-moi. Mais le sous-sol de cette maison abrite un monstre où collisionnent des trous noirs, se nourrissant de la réalité, de la matière et de l'énergie. Ces querelles n'ont aucun sens, elles ne font que retarder le moment où nous pourrions sauver ce qui peut encore l'êt-"
Je m'arrête. Dans le bureau de Reginald Hargreeves, je viens de percevoir l'énergie vitale de Klaus revenir, et je chasse l'angoisse de savoir à quel moment elle s'éteindra de nouveau. Mais Ben me bouscule, pour attraper un autre dessin et le ranger en dessous des autres.
"Chris et toi chantez la même chanson, et je m'en occupe. J'ai bien l'intention de convoquer tout le monde à ce sujet. Tout le monde. En Numéro Un digne de ce nom".
Oh, Reginald Hargreeves sera très certainement très heureux, s'il parvient à obtenir une telle fédération. Ben n'a pas idée du chaos de l'équipe qu'il s'apprête à réunir, c'est un fait, ni même du fait qu'il joue certainement encore le jeu de son père. Je ne pense toujours pas qu'un leader est ce dont les Hargreeves ont besoin. Mais Ben vient pratiquement de me crier cette parole, tout en serrant son carnet contre lui, et il ajoute :
"C'est l'occasion parfaite de prouver à Papa que je ne méritais pas d'être rétrogradé Numéro Deux".
Alors il s'agit de ça. Je cligne des yeux, immobile, consciente que Ben vient quelque part d'oublier que je n'étais pas Chris, et qu'il n'a rien à me prouver, à moi.
Les numéros attribués par Hargreeves ne sont pas un ordre de valeur ou de mérite, non. Luther, lui, l'a douloureusement réalisé. Il sont le reflet de sa capacité à contrôler ses enfants, ce que ce Ben enflammé et compétiteur ne semble pas avoir compris.
Mais ainsi, il a été Numéro Un, et a été déchu. Je ne sais pas ce qu'il a fait, pour perdre son statut. Mais c'était assez grave pour avoir droit à un portrait encadré, au dessus de la 'cheminée de la honte'. Je fais un nouveau pas jusqu'au pied d'une lampe où un dernier dessin égaré a volé, au fusain noir cette fois. Le visage de Jennifer y semble terrifié.
"Qui est-ce ?"
Ma question n'est pas complètement innocente, car - parfois - Klaus a évoqué la mort de son frère dans ce qu'il qualifie 'd'Incident Jennifer'. Une mission, je l'ai bien compris, qui a mal tourné. Je ne pense pas qu'il y ait ici une coïncidence. Je pense juste que par la bifurcation des timelines, cet 'incident' n'a pas eu la même issue, ici.
"Ça ne te regarde pas", me dit-il, et je lui rends son dessin avant qu'il ne l'arrache aussi de mes mains.
"Tu penses beaucoup à elle, visiblement".
"ÇA NE TE REGARDE PAS, PUTAIN".
Je n'aurais pas dû toucher à ça. Avant même que j'ai le temps de réagir en me téléportant ou me dématérialisant, son poing est déjà parti dans ma mâchoire, me projetant en arrière contre la tapisserie anthracite du couloir. Tout se passe alors très vite, d'une façon que seule une terrible crampe à mon estomac me permet de comprendre.
Je ne sais pas depuis combien de temps Chris sondait ce qui était en train de se passer, et surveillait. Depuis ma nausée de tout à l'heure, peut-être. Ce que je sais, c'est qu'il est sur lui en un quart de secondes, toute la surface de son cube psykronique luisant d'un rouge orangé furieux. Il grésille, s'adressant directement à Ben dans son cerveau, sans que moi j'y ai cette fois accès. Il le fait se tordre de douleur, directement en comprimant ses nerfs, comme s'il avait été lui-même physiquement menacé.
"Chris, c'est bon...", je lance un peu désespérément alors que les dessins sont de nouveau dispersés. Je tiens ma mâchoire, mais elle n'a rien de très grave, heureusement.
"Laisse-le... je n'aurai pas dû lui demander ça".
Chris vibre. Gronde. Il finit par lâcher Ben. Et tandis que ce dernier se relève en époussetant de façon outrée et encore douloureuse son horrible chemise, il nous adresse à tous les deux, comme si ça avait la moindre importance à présent :
"Petites saloperies. Vous êtes Numéro Sept, et vous le resterez".
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Notes :
C'est discret, dans la série, mais il s'écoule toute une demie journée et une nuit, avant que Reginald n'emmène Klaus sur la route pour le "bus-ball". On peut douloureusement imaginer que pendant ce temps, son "entrainement" a funestement commencé.
Rin est en train d'éprouver personnellement à quel point les manipulations de Reginald Hargreeves peuvent être insidieuses : utilisant son empathie, son éthique, ses valeurs, celles qu'il lui a permis de construire en la laissant élevée dans son foyer.
Le Ben des Sparrows, lui, est encore loin d'avoir conscience de se faire manipuler. Il est très différent de l'ancien Ben à écrire. À moi aussi, ce dernier me manque, parfois, vous savez ?
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