Une courbure de l'espace-temps (saison 3)
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 3, entre les épisodes 5 et 6, pendant la soirée.
Soundtrack suggérée : Chicago Ensemble (1997) - All that jazz ; Parov Stelar - Booty Swing. TW : consommation d'alcool.
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4 avril 2019, 23h11
Nous en avons eu à foison, Klaus et moi, des excuses bidons pour arriver en retard ici où là. Au boulot - le plus souvent - pour moi, même si Rodrigo était plutôt coulant, quand je ne faisais pas l'ouverture. A ses rendez-vous avec le Dr Milligan pour son suivi de sortie de rehab, pour Klaus, où la plupart du temps il ne se présentait même pas. Mais quelles étaient nos raisons, ce soir, pour retrouver Christopher en retard devant le Celestial Theatre, alors que la séance de Chicago avait déjà commencé depuis dix bonnes minutes ?
Klaus a invoqué qu'il avait passé beaucoup trop de temps devant le miroir puis sous la douche, mais il a omis de dire que c'est parce qu'il s'est contemplé cicatriser de façon surnaturellement rapide, après s'être fait traverser par le projectile d'un fusil harpon. Moi, j'ai énoncé avoir été bloquée au travail puis être passée acheter des antispasmodiques, alors que je suis restée plusieurs heures dans une anomalie de l'espace-temps. Dans un couloir, menant possiblement à la salle de contrôle de la machinerie de l'univers. Des détails.
Et ce soir n'a pas la vocation d’harasser Christopher avec ça.
Ce soir, je lui ai promis qu'il allait rencontrer Granny. Cette grand-mère qui est plus la sienne que la mienne, dans cette version de 2019, et qui l'a suivi jusqu'ici en terres américaines avec sa mère. Ma mère. Notre mère ? Par un geste d'amour désespéré. Il me serre le coeur de découvrir chaque jour un peu plus ce dont cette femme aurait été capable pour moi, alors que je ne lui ai jamais adressé que de l'ingratitude, jusqu'à sa mort. Mais ce soir, ce que je vais faire est aussi en sa mémoire, quelque part.
Chris était bien sûr fou de rage de notre retard, et a grésillé dans tous les sens en faisant fuir les quelques groupies qui lui demandaient de signer des autographes sous les néons surplombant les grandes portes. Sachez que - oui - on lui en demande beaucoup, et que - tout à fait - il peut signer : en brûlant très finement le papier par l'énergie. Imaginez seulement ce qu'il pourrait faire sur votre peau.
Il ne s'est pas étonné de voir Klaus avec moi : il l'a juste superbement ignoré après l'avoir qualifié de planche de ouija low-cost, directement dans son cerveau. Il faut dire que ce soir, Klaus est aussi instable qu'une chaise à trois pieds. Mais par voie de conséquence, il se fout complètement des insultes. Et à ce moment, il était bien trop émerveillé par les notes jazzy feutrées qui s'élevaient au travers des portes de la salle de spectacle close, et - de façon générale - par l'endroit où nous nous trouvons.
Il faut dire que le Celestial Theatre est une perle retro du music hall, illuminé ce soir comme une constellation dans la nuit apocalyptique urbaine. Si sa façade Art déco peut sembler imposante au premier regard, elle est en réalité faite de verre fumé et de dorures qui s'enlacent langoureusement. Les tapis et les sièges sont en velours du rouge le plus profond, et la programmation n'a objectivement rien à envier à celle de Broadway.
'Come on babe, why don't we paint the town?
And all that jazz
I'm gonna rouge my knees and roll my stockings down
And all that jazz
Start the car, I know a whoopee spot
Where the gin is cold but the piano's hot
It's just a noisy hall, where there's a nightly brawl
And all that jazz'
En nous confondant en excuses dans la demie pénombre pailletée, nous nous sommes glissés dans la salle où quelques deux mille âmes applaudissaient déjà Roxie Hart et Velma Kelly, sur le swing mythique de 'All that Jazz'. Le personnel avait été prévenu de notre venue, et Granny a clairement bien fait les choses : elle a réservé pour moi ce soir une petite table basse privée entourée de profonds Chesterfields, où nous avons été abreuvés de Champagne, sans même avoir commandé.
'No, I'm no one's wife
But oh, I love my life
And all that jazz
That jazz'
J'ai contemplé dans la pénombre traversée par les spots les hauts plafonds voûtés, baignés des murmures enthousiastes et éclats de rire de l'assistance, et les chansons se sont enchaînées. 'Funny Honey', 'Cell Block Tango'. 'A Little Bit of Good' et 'I Can’t Do It Alone'.
Tandis que le rideau se lève à l'entracte, juste après 'My Own Best Friend' qui a pratiquement flanqué les larmes aux yeux de Klaus, j'applaudis avec la foule, en me demandant s'il a respiré une seule fois, pendant les dix chansons que nous avons entendues. Chicago est l'histoire d'une rencontre en prison, j'aime autant vous dire qu'il adore ça. Il est aussi toujours dans son élément, au milieu de ces strass débridés ventant une vie de flamboyance.
Chris, lui, n'a fait que ronchonner, et draguer éhontément la serveuse chargée de nous abreuver. Lourdement, même. J'en ai un peu honte, comme si c'était moi qui l'avais fait. Mais l'entracte ne dure que tente minutes, et il faut en profiter.
"Allons, il est temps", leur dis-je à tous les deux. "Klaus? Klaus, tu es avec nous ?"
Il sourit béatement, me laissant le tirer sur ses pieds, mais son esprit récemment ressuscité est paradoxalement perdu quelque part à Chicago.
"Je veux une affiche", murmure-t-il. "Je peux en acheter une au comptoir des produits dérivés ?"
Christopher grésille sarcastiquement, et Klaus écarte son commentaire du revers de la main.
"Je sais, je sais : je n'ai pas de murs à moi... vous êtes les proprios maintenant, et caetera. De toute façon, qui voudrait d'Hargreeves Mansion ? Cette grande barraque est inchauffable été comme hiver, et un cauchemar de plomberie".
Chris ricane à sa façon en tressautant sur place, insinuant qu'il peut s'occuper lui-même de la plomberie de Klaus. Alors, avant qu'il ne passe à l'acte, je les entraine hors de notre carré privé.
Nous remontons l'allée de moquette étouffant nos pas, en direction des hautes portes de la salle. Fendant la foule, dont une grande partie converge vers les WC. Certains feront possiblement la queue quinze bonnes minutes avant d'y arriver, mais notre destination à nous est ailleurs : Granny a accepté de nous rencontrer au salon VIP. Là bas, nous serons à l'abri des badauds qui essayent à nouveau d'approcher Chris. Des macarons y sont servis pendant l'entracte, toujours plus de Champagne... et - surtout - nous pourrons discuter un moment.
Nous trouvons facilement l'endroit, un peu en retrait dans un couloir de beau parquet à l'étage, après qu'une employée polie nous ait accompagnés et introduits. La salle a un plafond haut, des lustres brillants, et des banquettes d'un vert de gris profond. Comme s'il était chez lui, à son aise au milieu de ce glam sophistiqué comme dans un pyjama, Klaus me passe devant, dès lors qu'il entrevoit Granny.
"Mme Hoàng... Pincez-moi, je rêve !" dit-il, rayonnant, tout en avançant vers elle en écartant les bras.
On dirait qu'il retrouve une amie de quinze ans, ce qui est à la fois le cas... et à la fois pas. Et je me crispe un peu, parce que - elle - ne le connaît pas... et parce que je sais ce dont elle est capable. Elle abandonne sa conversation avec un homme endimanché qu'elle renvoie à ses affaires comme s'il n'avait aucune importance, elle se retourne, examinant Klaus de haut en bas. Jamais elle n'a été aussi belle, je dois bien l'avouer, et - lui - en pousse un gloussement d'admiration.
"Bonté gracieuse. Vous êtes divine : vous ~devez~ me donner votre routine pour l'éclat de la peau. C'est tellement bon de voir que vous existez ailleurs que devant votre poste de télé, toute en perles et en soies, et que vous-"
"Je n'ai pas réservé d'escort ce soir, Nancy. Pas dans cette section du catalogue en tout cas. Et celui-ci parle trop".
Elle vient de s'adresser à la pauvre employée qui nous a accompagnés, qui se confond en excuses, mais Klaus prend son air le plus charmé. Si Chris avait des yeux, il serait en train de les rouler d'exaspération, mais je sens à la fois qu'il grésille de façon troublée, face à celle qui n'est nulle autre que sa grand-mère à lui.
"Non, non", murmure Klaus avec une expression de connivence ultime pour Granny. "Je suis en congé sabbatique permanent depuis quelques années. Même si tout est négociable, surtout pour vous, Mme H-".
"Klaus, tais-toi".
Ceci vient de m'échapper, empêchant in extremis Chris de lancer une décharge électrique dans son derrière couvert de velours vert sapin. Bon sang, même si je sais quel attrait il a pour les vieilles dames riches - comme il l'a fait ces dernières années avec Kitty - c'est de notre grand-mère qu'il s'agit.
En entendant cette interjection, le regard de Granny dévie soudain sur moi, puis sur le cube flottant qui m'accompagne... réalisant notre présence dans le sillage du grand énergumène dégingandé et sans complexe. Lui, vient de s'asseoir à côté d'elle et de piocher dans ses macarons, tout en retirant ses chaussures pour se mettre à l'aise dans le petit salon.
"Ciel..." dit-elle, presque sans voix.
Elle se lève lentement, dans sa robe fourreau parfaitement coupée, probablement designée de sa propre main. Elle ne me regarde même plus. Toute son attention est tournée vers celui qu'elle n'avait jusque-là pu voir que de loin, et sur les immenses affiches de la Sparrow Academy qui recouvrent de nombreux hauts immeubles de The City.
En me proposant de passer voir la représentation de ce soir hier, elle ne s'attendait pas du tout à ce que je vienne accompagnée. Pas avec le grand échalas bouclé qui est en train de se faire servir en crème de cassis, c'est certain. Mais surtout clairement pas avec ~ lui ~.
Je recule d'un pas, je laisse Chris s'avancer à la place où moi je me tenais. Comme s'il me remplaçait, en quelque sorte, et ceci provoque un léger pincement à mon coeur. Dans cette réalité, c'est lui qui a la légitimité à se trouver devant elle, à lui parler en tant que sa descendance, même s'il est un foutu cube insensé. Moi je ne suis qu'un écho d'une autre timeline, qui ne devrait pas exister.
"Christopher..."
Elle n'utilise ni le nom de Marine, ni celui de Bạch Liên, et je sens dans l'énergie toute la reconnaissance de Christopher, pour ça. Je n'ai jamais vu la surface de son cube psykronique luir d'un bleu aussi clair, parcouru de pulsations violacées émues. Peu importe à quel point il est pénible, tout le reste du temps. En cet instant, Chris n'est plus un crétin, il n'est même plus un Sparrow. Il est juste une pure énergie, qui en rencontre une autre, sans laquelle il n'aurait pas existé.
Ce moment... ne m'appartient pas.
Je marche en direction de Klaus, je l'attrape par le bras, et il se courbe en deux pour récupérer ses chaussures sur la moquette, avant que je le tire de l'autre côté du salon VIP. Nous devons les laisser seuls. Ils ont le droit de se découvrir sans des yeux étrangers, même s'il me déchire de penser que c'est ce que je suis.
"Granny est incroyable, Rin-rin, regarde jusqu'où monte la fente de sa jupe ! Elle-"
"Ce n'est pas Granny, Klaus".
Il y a certainement de la tristesse dans ma voix, tandis que nous nous asseyons à une petite table ronde, sur laquelle un employé apporte instantanément une nouvelle assiette de macarons. Klaus a apporté son kir avec lui, mais en demande directement un second. Il sait ce que je ressens, car c'est l'exacte raison qui l'a poussé à refuser de rencontrer Dave dans cette réalité. Je le comprends tellement - tellement - à présent. Et je soupire.
"Je ne suis pas sûre d'avoir bien fait de chercher à la retrouver. Il faut que nous nous rendions à l'évidence... nous n'existons pas ici".
Il me regarde au dessus du beau liquide rouge pétillant, si frais que de la buée recouvre la surface du cristal de son verre.
"Tu sais bien que c'est faux. Regarde-nous. Nous sommes là en chair, en os... et en tous types de tissus spongieux intéressants".
Il me pince gentiment le flanc, sans même que je me cabre, mais mon regard est perdu sur les tapis qui ornent le plancher de chêne doré.
"Notre timeline a nous a été dévastée par une apocalypse. Nous ne sommes rien d'autre que des naufragés".
Certainement plus proches des Aliens de Makȟá Zuȟéča que ce que nous pourrions imaginer. Mais Klaus hausse les épaules.
"Est-ce que ça a la moindre importance ?"
Je le fixe, parce que je sais qu'il va continuer.
"Rinny. Depuis le trois janvier 2007 de notre ère à nous, comme ton enfoiré d'alter ego cubique l'a souligné, je n'ai aucun mur à moi où installer des affiches de façon légale et pérenne. Je suis du signe astrologique du Squatteur, ascendant Surfeur de canapés et de plumards en soie. Maintenant Surfeur de timelines. Et alors, quoi ?"
Il hausse les épaules en prenant un macaron à la confiture d'abricot.
"Est-ce que pour autant, je n'existe pas ?"
Klaus a toujours eu ce recul sur ce que veut dire être une personne, ou encore avoir une identité. Jusqu'à l'âge de treize ans, lui, n'a même pas possédé un prénom, mais un numéro. Par la suite, il a toujours eu une personnalité qui crevait littéralement l'écran métaphorique de nos existences, en lui-même, de façon détachée des lieux, des biens matériels et par la force des choses, parfois des attaches relationnelles. Son approche de la permanence de l'être au sein de l'impermanence m'a toujours grandement remuée, dans le bon sens. Et c'est de nouveau le cas.
"Tu as raison. Je dois... J'ai juste besoin de faire le deuil de Granny. La mienne. Je crois".
C'est terrible, mais je viens de penser à Allison. A ce qu'elle ressent certainement en ce moment au sujet de Claire, qui est bel et bien perdue, derrière nous. Je ne l'ai que peu croisée, ces derniers jours, mais - à chaque fois - je l'ai sentie entourée d'une forme d'aura de ténèbres.
Au contraire de Klaus, elle s'est puissamment construite sur l'accession à ses désirs, pas toujours de façon honnête, car elle a amplement utilisé les Rumeurs pour ça. Littéralement en définissant elle-même sa propre réalité. Elle a construit une relation très forte à sa carrière passée, à son foyer, à sa fille, tout en ayant le sentiment coupable d'avoir usurpé tout ça. Elle avait imaginé avoir une seconde chance, la retrouver. Tout est perdu. Le deuil - elle - ne le fait pas. Et je crains que malgré les apparences, elle ne tienne au fond d'elle même Viktor responsable de tout ce qui lui a été arraché.
Hoàng Thị Liên s'est assise, Christopher planant au dessus de la même banquette, et je les regarde en silence. Klaus pose une main qu'il veut réconfortante sur mon épaule, mais qui en réalité pèse une tonne, en raison de tout l'alcool qu'il a consommé.
"Il y a de bons côtés, à cette vie de nomades des lignes temporelles", dit-il. "Regarde. J'ai l'occasion de comprendre ce que je suis, ce que je peux faire et ce que mon père en attendait... tout en prenant le thé avec une version bien plus agréable de lui".
Je soupire lourdement. Après ce qu'il sait passé ce soir, je sais qu'il va y retourner, et qu'il va essayer de se comprendre lui-même en l'interrogeant. Mais il ajoute autre chose, qui me fait le regarder de nouveau :
"Moi je trouve ça fascinant, d'avoir cette seconde chance".
Je cligne des yeux, et je répète.
"Une seconde chance".
J'ai regardé durement la façon dont Klaus a souhaité se rapprocher du Reginald Hargreeves des Sparrow, j'ai été très inquiète, également. Mais je décide dans l'instant que je ne le jugerai pas. Je l'aiderai, même, s'il le faut, car il a raison : les réponses sont derrière ce monocle et nulle part ailleurs.
"Une seconde chance...", je répète encore.
Je pense de nouveau à Iggy et les siens, qui l'attendaient aussi, ce renouveau, pour leur peuple et leurs terres. Je pense au reset de la machine univers qu'ils espéraient. Et tout ça pèse une tonne sur mon coeur. Lourd. Bien trop lourd pour moi seule, et je réalise à quel point j'ai besoin de lui en parler.
"Klaus...", dis-je avec une précaution immense, tout en me demandant à la fois s'il se souviendra demain de quoi que ce soit que je lui dirai ce soir, dans l'état où il est.
"Qu'est-ce que tu penserais... si je te disais que nous ne sommes pas les seuls perdus dans l'espace-temps ?"
Il se rassoit au fond de la banquette, étend ses grandes jambes pour les croiser nonchalamment sur la chaise libre restant à notre table, et rit doucement en remuant ses orteils.
"Je dirais que si ton idée est d'ouvrir un chenil pour nous stocker en attendant une adoption, c'est déjà un peu ce que l'Hôtel Obsidian est devenu".
Je souris, parce qu'il ne croit pas si bien dire, en réalité. Mais avec son degré d'alcoolémie actuel, je sais que si je reste trop allusive, il ne comprendra pas, alors je choisis d'être directe.
"Si je te dis qu'il existe des extraterrestres capables de mimétisme en dessous de peaux humaines, et qu'il attendent eux aussi une seconde chance, pour leur planète qui a été emportée ? Un genre de... reset de l'univers ?"
Il cligne des yeux trois fois de suite, comme si c'était moi qui étais complètement bourrée, et je sens qu'il va se moquer de moi gentiment.
"Mais bien sûr, Rin. Des extraterrestres. Bien cachés parmi les humains, et qui tirent certainement les ficelles de tous les gouvernements".
"Klaus..."
"Rin ! Moi aussi, ça me divertissait de lire les feuilles de choux complotistes de ton patron, à la quincaillerie. Mais juste un jour d'essai, et c'est déjà en train de te taper sur le système ?"
"Je les ai vus. Les résidents de l'hôtel, ils étaient-"
"Bon sang, tu es vraiment en train de virer comme Diego, qui croit aux hommes lézards et est persuadé que Papa en est un".
Je me fige.
C'est vrai. Depuis Dallas, depuis qu'il a été poignardé à l'abdomen au cours d'un échange de coups dans les bureaux d'affaires de Reginald Hargreeves, Diego est convaincu que ce dernier n'est pas l'humain qu'il a toujours prétendu être. Qu'il lui a vu des écailles sauriennes, et qu'il a été capable de déployer des appendices perforants n'étant clairement pas ceux d'un humain. Aucun des Hargreeves ne lui a accordé de crédit, pas même Klaus qui a souvent tellement souffert de la réciproque.
"Diego... est persuadé de ça..."
Ce qu'il vient de dire me trouble, et mes yeux trainent sur le Sigil à mon bras. Serait-il possible qu'Hargreeves... s'intéresse à ce Sigil, tout simplement parce que-
"Rin-rin, tu as besoin d'un kir, et de manger du sucre".
Il claque des doigts pour faire signe au serveur de me mettre la même chose qui vient de lui être servie à lui, et je rends les armes, tandis qu'il pose un macaron au café devant moi.
"Tu n'as pas besoin d'aller chercher sur d'autres planètes des raisons de vouloir sauver l'univers".
Il désigne le théâtre autour de nous, et je devine ce qu'il veut dire. Chacune de ces personnes a déjà perdu un membre de sa famille dans le Kugelblitz, c'est statistique à présent. Parfois deux, ou trois, ou plus.
"Regarde les défier la mort. Ils sont là, ce soir, là où le Gin est glacé et où le piano brûle".
Je sais qu'il a raison, et qu'il se joue plus, ce soir, qu'une comédie musicale - peut-être la dernière avant la fin du monde. Et je souris, parce qu'il vient de citer le premier tableau de Chicago. Et il continue, tout en migrant sur la chaise où il avait posé ses pieds pour s'en servir comme accessoire de cabaret. De l'endroit où elle parle à Christopher, Granny nous adresse un regard, elle nous sourit avec une forme de reconnaissance silencieuse, tandis que Klaus soulève son kir et continue à citer sa chanson.
"Oui, regarde-les tous, Rinny, avec leurs cheveux coiffés, leurs chaussures à boucles et leurs corsets. Ce soir, ils peignent la ville et vont rougir leurs genoux : ils ne sont la femme de personne, mais ils aiment leur vie... et tout ce jazz."
C'est un sourire doux amer que je lui adresse. Parce qu'il me fait un bien fou en me disant ça, et à la fois parce que je sais que - lui - aurait parfois préféré abandonner. Rester dans cet au-delà où il se sent enfin apaisé. Et que lui... continue en réalité parfois par pulsion de vie, mais d'autres fois parce que sa nature ne lui en laisse pas le choix. Et ma reconnaissance envers lui, en cet instant, est indicible.
"Tu as raison..." lui dis-je. "Moi aussi, je veux que tout ce jazz contin-"
Au milieu de cette phrase, pourtant, je me fige, pour une raison que Klaus ne perçoit pas, mais qui vient de faire changer Chris de couleur, alors qu'il était paisible et touché. Nous l'avons senti tous les deux, cette vibration de l'énergie et de la matière en toutes choses, juste avant que l'inexorable se produise. Comme à chaque fois.
Il s'écoule une seconde. Deux.
*Zzzzzmmmmm*
Tandis que la première vague passe, toutes les lumières du salon VIP grésillent, et j'arrête Klaus qui est en train de tenter de lever sa jambe bien plus haut que ce que ses tendons peuvent supporter. Je sais que nous sommes dans l'oeil du cyclone, et qu'il ne faudra que quelques secondes de plus pour que la vague retour du Kugelblitz vienne parachever son impulsion létale. Klaus cligne des yeux, n'ayant rien senti.
"Quoi ? Mange ton macaron, tu es pâle. Bon sang, ce soir, c'est toi qui a besoin d'un bain à la lavande et d'une bonne-"
Non, il ne peut pas sentir ce qui revient. Alors je lâche le seul mot qui lui fera tout comprendre.
"Kugelblitz, Klaus !"
*SHHHHRAAAAAA*
Le phénomène s'abat de nouveau sur nous. Cinglant, jusqu'au plus profond de ma chair et de mes Marigolds, plus fort que toutes les vagues que nous ayons connues jusqu'ici. Chris vire à l'orange, au rouge, tandis que mes yeux tombent sur le hall de l'édifice Art-déco, par les baies vitrées du salon. Autour de nous, les êtres mêmes qui peuplaient le Celestial theater - certains attendant encore pour les toilettes - se font pulvériser dans l'espace-temps, par centaines : un sur deux peut-être. Ceux-là même dont Klaus louait encore la fureur de vivre, il y a un instant.
Je m'accroche à lui, mon coeur comme sur le point d'imploser, je ferme les yeux en attendant que l'énergie colossale du titanesque amas de trous noirs affamés ne reflue. Et c'est ce qu'il fait, comme à chaque fois : l'impulsion meurt, et le réel reprend son court autour de nous, amputé de toutes ces vies. Le silence revient, puis la petite musique annonçant la fin de l'entracte retentit, rapidement suivie par les cris déchirants, partout dans le théâtre, de tous ceux qui étaient venus accompagnés et repartiront seuls.
Je tremble, je rouvre les yeux, ayant déjà senti entre mes doigts serrés que Klaus était toujours là. En revanche, de l'autre côté du salon VIP, je ressens un remous terrible d'énergie qui n'est pas celui du Kugelblitz, mais celui de la peine psykronique la plus profonde qui soit.
Dans le salon, toutes les lumières crépitent un instant, sans que je puisse dire si j'en suis la cause, ou celui qui est un autre moi. Je regarde Klaus, mais lui aussi a déjà compris.
Face au cube effondré de tristesse de Christopher, celle qui n'était déjà plus ma Granny n'est tout simplement plus.
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Notes :
Ce chapitre aurait pu être drôle, s'il n'avait pas été - au fond - terrible. La série met délibérément de côté les drames humains provoqués par le Kugelblitz, les suggérant toutefois avec la mésaventure du pauvre Mr Pennycrumb, que Chet adorait.
Ici, j'ai souhaité montrer l'horreur que ces disparitions de masse ont pu être, et à la fois la force de vie des humains. Rin a perdu Granny, physiquement. Mais comme elle l'a réalisé, elle ne l'avait en réalité jamais vraiment retrouvée.
Tout commentaire fera ma journée ! ♡