Une courbure de l'espace-temps (saison 3)
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 3. Elle commence à la suite du chapitre précédent, épisode 4, autour de 20:50 (pendant que Klaus et Stan sont en train de "nettoyer" les chambres), et se poursuit dans l'épisode 5, autour de 38:00 (après que Cinq et Klaus aient parlé seul à seul au bar et que Cinq se soit téléporté).
Soundtrack suggérée : First Aid Kit - My Silver Lining. TW : référence à des expériences de mort imminente et des expériences de mort réelle, ainsi qu'à des usages de drogue et d'alcool.
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4 avril 2019, 17h42
H. G. Wells a un jour écrit au sujet de cette sensation - parfois - de détachement vis-à-vis de soi même, et du monde nous entourant. Le sentiment 'd'observer tout cela de l'extérieur, de quelque endroit inconcevablement éloigné : hors du temps, hors de l'espace, hors de la vie de de la tragédie de toutes choses'.
Dave citait parfois 'La Guerre des Mondes', lorsque les réactions et attentes de son oncle Brian dépassaient son entendement. Et en cette heure, je pense à lui, qui se trouve quelque part à Cleveland. Pour ce sentiment de sidération vis à vis du réel, mais pas seulement. Car combien de livres de Science Fiction ai-je lus avec lui, au cours de tous ces mois passés à Dallas, en 1963 ? Combien en avons-nous échangé au dessus des balcons des boutiques de Glen Oaks ?
S'il avait su.
S'il avait su à quel point notre réalité n'a parfois rien à envier aux oeuvres de Heinlein, de Clarke ou de Herbert. S'il avait su que des naufragés d'autres mondes évoluaient parmi nous, comme Iggy et les siens. Des 'extraterrestres', au sens littéral du terme. S'il avait su que moi, ou Klaus - ou d'autres encore - avons des aptitudes absurdes. Des supposés 'pouvoirs', qui semblent plutôt nous consumer jour après jour, et mettre en péril chaque timeline que nous traversons.
Vraiment, s'il avait su.
Dans l'histoire de la chûte de Makȟá Zuȟéča que m'a racontée Iggy - celle de la Cosmologiste et du Grand Explorateur - j'ai vu un peu de celle qui semble agiter l'univers entier autour de nous : les apocalypses - inexorables - au sens de disparition aussi bien que de changement. Je ne sais pas si nous sommes dans un putain de bouquin d'anticipation, un film de SF ou une série absurde issue du cerveau dérangé d'écrivains psychopathes. Ce que je sais, c'est qu'au gré de nos errances... j'ai malgré tout retrouvé une chose que j'avais depuis longtemps égarée.
Oui, Dave avait raison : quelque chose de bon est né au milieu de l'adversité.
Un jour de 2019, possiblement à la veille de la première apocalypse que j'ai vécue, Klaus m'a reproché d'avoir perdu tous mes espoirs. Légitimement, à cette époque, car c'était tout ce que j'étais : une travailleuse devenue indolente et sage, ne quittant son boulot à la quincaillerie que pour aller le requinquer, au fond du trou. Sans plus de rêves, sans même plus de désir pour l'avenir. Disposée à admettre qu'elle pouvait être la cause d'une apocalypse, sans vraiment lutter.
Je suis fatiguée de ces fins du monde. J'ai peur de continuer à vivre ainsi : trop vite et trop lentement à la fois. Trop vite, car nous n'avons jamais le temps de rester longtemps au même endroit, dans la même timeline. Nous courrons, encore et encore, juste pour rester à la même place. Trop lentement, car - par voie de conséquence - nous n'arrivons jamais à construire quoi que ce soit. Je voudrais pouvoir enfin me poser quelque part : avoir un appart, garder mon boulot. Me faire des amis en dehors du cercle restreint des Hargreeves qui semble chaque jour plus m'absorber.
Exister, un peu. Être libre. Et ce désir est chez moi une étincelle. Tout comme Iggy, je les ressens maintenant, ces lueurs d'espoir dans l'adversité. Peut-être que moi aussi, j'espère une forme de retour du bison blanc, et une restauration de l'équilibre ? Je veux cette harmonie que le Grand Mystère promet aux Lakota. Pour nous tous. Comme moi, Klaus, les Hargreeves et Lila ont assez souffert.
Si vraiment, il existe une façon de remettre à zéro la machinerie de l'univers qui s'essouffle et tombe sans cesse en panne, alors c'est ce que je veux. Peu importe que je ne prenne pas un chemin facile : je sais qu'il ne s'agit pas juste d'une télé de plus à réparer. Mais si variablement le cosmos est une machine, il n'y en a aucune qui m'ait déjà résisté. Comme pour la mallette de Cinq ce matin : je veux en comprendre les paramètres, les composants, l'alimentation.
Et je pense savoir où chercher.
Iggy a remis sa peau, et m'a exfiltrée des 'installations privées' du dernier étage. Avec ses semblables, il est redescendu en direction du lobby. Et moi, je me suis arrêtée dans le long couloir à la tapisserie foliacée, prenant soin de ne pas attirer l'attention de Klaus et Stan, qui 'travaillent' toujours au nettoyage des chambres. J'ai souri vaguement, en entendant Klaus parler comme à un égal à ce 'neveu'. Mais je les ai laissés derrière moi, pour repasser la porte de la suite du Bison Blanc.
Je n'ai plus envie de m'enfuir, je suis plus déterminée que jamais.
J'ai le sentiment que des réponses se trouvent là, par delà le pachinko qui fait toujours vibrer l'air jusque dans ma poitrine. Comme une voix dans l'énergie, qui appelle, pour moi.
Alors - de nouveau - je traverse la chambre, cette fois baignée de la lumière descendante de ce soir d'avril, pour venir me planter devant le motif qu'Iggy a nommé 'Sigil'. Un nom associé - dans la culture pop qui est ma seule référence - à un symbole ou un sceau utilisé dans des pratiques magiques, pour concentrer des intentions ou des désirs. Ce tracé m'a toujours fait penser à celui d'un circuit imprimé, en ce qui me concerne, ce qui fait sens, aujourd'hui.
"Oh tu peux me regarder, oui", dis-je au Bison Blanc, alors qu'il semble de nouveau me fixer de ses yeux noirs.
"Je ne sais pas ce que tu caches là derrière, ni si tu es capable d'être vraiment un pont vers la machinerie de l'univers. Mais ce dont je suis sûre, c'est que je n'ai plus peur de toi".
Je pose ma main sur la surface du pachinko, m'accrochant aux trémulations énergétiques qu'il émet. Je m'infiltre par delà, y trouvant un abysse éclatant d'énergie pure, comme celle que je mobilise bien plus modestement quand je me téléporte. Je rouvre les yeux. Ce qui se trouve là-derrière ne ressemble à rien. Comme une enclave insondable, hors de l'espace, hors du temps. et je-
* Clac *
Dans un déclic net, le pachinko pivote. Et sans que je réalise vraiment ce qui se produit... il s'ouvre sur un couloir d'une dizaine d'enjambées de long, brillant de l'éclat sidéral et sidérant que j'avais pressenti.
"Oh bordel de merde" est la seule parole qui me vienne. Et je ressens à nouveau, plus puissamment que jamais, l'appel de ce qui se trouve au delà, et dont j'ignore tout.
Ma main se porte au Sigil qui se trouve maintenant tatoué sur mon bras, je regarde en direction du Bison Blanc une dernière fois. Alors, avec une résolution ferme, j'entre dans l'étroit corridor, brillant de l'éclat de mille miroirs. Est-ce là le pont que protège le Bison Blanc, en direction de Wakȟáŋ Tȟáŋka ?
* Clac *
La porte se referme derrière moi, mais je ne me retourne pas. J'avance, lentement, prise d'un étrange vertige semblable à une version atténuée du mal du voyage dans le temps, que l'on ressent les premières fois. Peut-être en ai-je une perception accrue, mais - pour moi - il ne fait pas un doute que le temps s'écoule différemment ici. J'ignore si je suis partie une minute, ou déjà une heure, un jour ou un an.
J'ignore ce qui se produirait si le Kugelblitz emportait tout pendant que je me trouve ici. Possiblement, il ne m'arriverait rien. Oui. Je me trouve ici dans une courbure singulière de l'espace-temps : en dehors de tout.
Je marche encore, de quelques pas, pour atteindre l'autre bout de ce couloir, et je m'arrête. Là, devant moi... il y a une porte fermée qui ressemble en tous points à l'arrière du pachinko que j'ai laissé. Je pose ma main dessus, je m'apprête à tenter de l'ouvrir. Mais un son sourd et distordu, derrière moi, me fait sursauter et me retourner.
* SHTONK ! *
La porte de l'autre pachinko - par laquelle je suis entrée dans ce couloir - vient d'être secouée par un impact bref et violent, comme si un projectile l'avait percuté.
Je regarde successivement les deux portes, aux deux extrémités du couloir... et d'un coup, une angoisse sourde me saisit. Et si quoi que ce soit se passait, qui m'empêche de revenir en arrière ? Je ne peux pas me retrouver coincée ici. Le danger que je suis en train de prendre me frappe, alors même que mon attraction pour ce qui se trouve au delà fait battre le sang à mes tempes.
J'hésite, je tremble, je devine le temps s'étirer, encore et encore. Et après un nouvel instant de réflexion - sans doute bien trop long par rapport aux heures qui s'écoulent au dehors dans ma réalité - j'abandonne ma traversée... et je reviens sur mes pas. Lentement, d'abord, puis un peu plus vite, anxieuse de ne pas revoir le Bison Blanc.
Mais la porte s'ouvre, aisément.
Mon pied foule avec soulagement l'un des horribles tapis de la suite, et je repousse la carlingue du pachinko avec mon dos. L'animal empaillé est toujours là, à me fixer, et un soupir de soulagement me vient. Même si je constate que la porte de la chambre est ouverte, alors que j'étais sûre de l'avoir fermée. Même si...
Est-ce un ronflement que je viens d'entendre ? Je manque de m'en étrangler. Dans ce qui était précédemment mon lit pour quelques nuits, Diego et Lila s’entremêlent présentement, endormis dans une posture qui ne laisse guère de place à l'imagination. Je roule des yeux avec affliction, et une légère envie de rire. Au dehors, il fait maintenant nuit noire : le temps a bel et bien filé plus vite, ici. Je regarde autour de moi, je me demande vraiment depuis combien de temps je suis p-
"Aïe !"
D'un coup, ma tête se cogne à quelque chose à ma gauche : un objet long, fait de bois et terminé de métal, planté dans la porte au dessus du pachinko. Une flèche ? Un carreau d'arbalète ? Est ce qui est venu la percuter pendant que j'étais là dedans ? Et je me fige.
Du sang ?
A la surface de la flèche. Au sol, aussi, où l'un des tapis poilus est manquant. Du sang rouge terne, que je devine avoir coulé il y a déjà une heure au moins. Un peu plus loin, sur l'un des fauteuils, repose le fusil harpon qui trônait en dessous du trophée du bison blanc.
Mon sang se glace, en repensant à l'altercation qui s'est produite avec les Sparrows, et au fait qu'elle pourrait se reproduire. Mais il y a pire. Par la porte de la suite restée ouverte... j'entrevois le chariot de ménage que Stan et Klaus utilisaient, avec tous les produits, y compris la petite flasque avec laquelle ce dernier sirotait de l'alcool ménager.
J'ignore si j'ai bien refermé la porte du pachinko, et de vérifier ça est le dernier de mes soucis. Quelque chose s'est passé, qui implique Klaus. Et Stan. Et du sang. Et le fusil harpon.
"Putain".
Je bouscule le chariot.
*Crac !*
Je me téléporte plus loin dans le couloir, je le remonte en courant jusqu'à la chambre que Klaus partage avec ses frères, que je trouve vide et obscure, sans âme qui vive.
*Crac !*
Une seule seconde de plus, et je suis dans l'un des deux ascenseurs, forçant mon pouvoir dans son système, et jusque dans ses câbles et poulies, au risque de les faire lâcher. Je le précipite vers le bas, et je m'en extrais alors même que ses portes n'ont pas encore complètement coulissé. Mes yeux et mon pouvoir sont déjà partout dans le lobby, à localiser les manifestations des Marigolds que je peux percevoir. Mon pas se presse sur la moquette étoilée, dans la direction de ceux que je sens les plus proches.
*Crac !*
Je réapparais à l'entrée de l'Obsidian bar - étonnamment exempt de la présence du barman et des 'habitués' - juste à temps pour voir Cinq se téléporter lui aussi et-
"Bonne chance, petit !"
Là, sur l'un des tabourets hauts, adossé mollement dans sa chemise moutarde à motifs de feuilles tropicales et un verre à la main, Klaus a son air ordinaire : en tout cas celui qu'il a toujours quand il est épuisé, dépassé par sa propre vie... et quelque peu éméché.
"Bon sang, merci", dis-je alors que tout l'air de ma poitrine semble se vider d'un coup.
Un brin chancelante, je m'appuie au pilier qui fait l'angle du bar, et Klaus tourne la tête vers moi, clignant des yeux d'incompréhension en vidant son shot de Gin.
"Et bien ? Toi aussi, tu as eu un accident balistique à vocation perforante, ou bien c'est ta journée de boulot qui..."
*Crac !*
En une seconde de plus, je suis sur lui, à le pousser contre le bar, en dépit de ma hauteur bien moindre que la sienne.
"Qu'est-ce que c'est que cette flèche plantée dans mon pachinko ? J'ai vu le chariot, là haut !"
"Oh oh oh, ~ton~ pachinko ? Eh, mollo, Rinny, rappelle-toi que tu squattes cette suite, et que maintenant, moi aussi, j'ai des raisons d'avoir un attachement affectif à ces jolis tapis touff-"
"Il s'est passé quoi, bordel, KLAUS, parle !"
"Eh, oh, on se calme. T'as eu une sale journée au bouolot ? Moi aussi. On s'assoit, on respire... si tu veux, on se commande des shawarmas en livraison comme au bon vieux t-"
"Qu'est-ce que c'est que ça..."
Il soupire dramatiquement, mais il voit bien que mes yeux sont déjà posés sur la tâche de sang qui imprègne son ex-chemise préférée, au niveau de son plexus solaire. il basse les yeux, il écarte un peu son col en essayant de se regarder, même si ce n'est pas aisé.
"Si je te dis que ça pique à peine, maintenant, est-ce que tu me crois ?"
Je ne l'écoute même pas, je force son tabouret à pivoter avec ma botte, pour regarder dans son dos. Là, entre ses omoplates, se trouve une tâche parfaitement identique, et mes neurones fatigués n'ont pas de mal à 'raccorder les morceaux'.
"Ce putain de truc t'a traversé de part en part".
Ce n'est pas une question. Et il n'y a même pas d'étonnement dans ma voix de le voir malgré tout assis là. Peut-être parce que la stupeur me dépasse... mais pas seulement. Je me laisse tomber sur le tabouret de bar à côté du sien, tandis qu'il re-pivote vers moi et me fixe en fronçant légèrement ses sourcils épais. Lui aussi a bien noté mon absence de réaction.
"C'était... de loin ma pire expérience avec un objet pénétrant. Mais tu..."
Il ne bouge absolument pas, ce qui est rarissime.
"Tu sais déjà que je suis mort et que je suis revenu".
Je fixe le verre qu'a laissé Cinq, posé sur le comptoir, devant moi, incapable de vraiment le regarder. Oui, j'ai compris cette forme d'immortalité qui est la sienne, appelons un chat un chat. Depuis très longtemps. Même si à chaque fois - comme aujourd'hui - j'ai toujours peur qu'il n'en revienne pas. Qu'une fois de plus soit une fois de trop. Je passe une main sur mes yeux.
"Klaus, la semaine dernière, en 1963, on est morts en même temps, à Dallas. On s'est retrouvé en même temps au milieu de ces foutus lotus en noir et blanc, avec la gamine hautaine à rayures. Tu croyais qu'il s'était passé quoi, exactement ?"
"C'est ce que j'ai dit à ma mère tout à l'heure quand je l'ai vue dans sa vision du 'paradis'".
Alors il l'a vue, et elle l'a possiblement aidé à franchir ce pas. C'est sûrement pour le mieux.
"Je croyais que j'étais flexible, résistant... avec une carte de fidélité à la vidéothèque des expériences de mort imminente".
Ses yeux se pincent avec une forme de douleur qui n'est autre que l'expression du déni qu'il a longtemps eu. Aujourd'hui, toutefois, sa mort a été trop flagrante pour pouvoir l'ignorer. Et je soupire, car je pense qu'il mérite que je sois sincère à présent.
"Tu te rappelles, Klaus, la tempête de neige qui a frappé The City en 2010. Quand tu as cru que de te réfugier dans une benne à ordure suffirait. Pour moi, il était déjà clair que tu étais mort d'hypothermie, quand je t'ai récupéré."
Il ne dit rien, et il devine que je pourrais en énumérer de nombreuses autres.
"Ces deux fois où tu es tombé en faisant le mur d'Hargreeves Mansion pour aller voler de l'argenterie ? La seconde fois, je pense même qu'une de tes vertèbres dépassait. Tous ces règlements de compte des bikers, toutes ces overdoses - volontaires ou pas. Ces conduites à risques déjantées qui n'ont jamais eu de conséquences, pas même sur ta santé..."
Je secoue lentement la tête.
"Pour moi, il n'y a jamais eu aucun doute quant au fait que ton pouvoir lié à la mort était aussi lié à la vie".
Sans cet aspect de son pouvoir, sa façon de réduire les fantômes au silence par les drogues, l'alcool et le sexe n'aurait clairement jamais été viable. Personne d'autre n'aurait survécu à ça. Plus encore : Klaus a toujours en quelque sorte testé les limites de sa propre mortalité. Et il cligne des yeux, frappé de nouveau par la réalisation, cette fois au travers de ces souvenirs très concrets, et je sais que d'autres lui viennent.
"Rachel... a dit que j'étais déjà mort 56 fois, avant celle-ci, et que j'étais revenu. Depuis très longtemps, je crois. Avant que j'ai su rouler mes premières cigarettes et utiliser un 'Tenga', quand Papa... testait le temps que je pouvais mettre à revenir. Maintenant, je l'ai compris".
Mon visage se crispe avec douleur en entendant ça, avec malheureusement si peu de surprise quant à ce que Reginald Hargreeves a été capable de lui faire. Mais Klaus - lui - ne s'appesantit même pas sur ce passé et ces abus terribles. C'est une autre forme de douleur qui le saisit tandis qu'il ajoute :
"Et toi..."
Les mots se coincent dans sa gorge.
"... à combien d'entre elles t'ai-je obligé à assister ?"
Je secoue la tête.
"Ça n'a pas d'importance, Klaus, tu es là".
"Si. Si ça en a".
Il me frappe de voir que ceci prend le dessus dans son imprévisible tête bouclée. Après ce qui vient de se passer - après toute la vie qu'il a eue, à vrai dire, c'est ça qui l'inquiète ? Et mon coeur se serre, parce que Klaus vaut tellement mieux que tout le crédit qu'il s'accorde à lui-même. Parfois, j'ai le sentiment de ne pas le mériter. Depuis que nous sommes arrivés dans cette version de 2019, je n'ai pu lui accorder que des bribes de temps et d'attention, alors qu'il en aurait eu besoin dramatiquement.
C'est une chose que je ne fais jamais, mais ce soir, c'est différent. Je pose gentiment ma main sur sa nuque sans tonus, et je le tire mollement vers moi, le laissant aller récupérer un peu des forces qu'il a perdues. Klaus a toujours été comme une éponge desséchée qui se regorge, quand on lui adresse de l'affection. Je suis nulle à ça, je suis même déficiente dans ce qui relève des gestes de ce type, sans doute parce que je suis encombrée par toute ma dimension matérielle. Mais il y a des cas de force majeure, et celui-ci en est un.
"Ne t'en fais pas pour moi", lui dis-je.
Il ne répond pas, il prend une ample inspiration, mais la communication est autre, entre nous à ce moment. Et puis enfin, il finit par émettre ce qui ressemble autant à un rire qu'à un soupir.
"Ton absence totale d'effarement était presque désobligeant, quand même. Tu aurais pu faire semblant".
Je ris doucement moi aussi, laissant retomber toute la tension que j'ai accumulée au cours des dernières heures.
"Tu sais... je suis habituée à ce que tu aies encore plus de vies que les chats. Exactement comme toi tu ne flippes plus quand je disparais de ta vue".
Je ne cherche pas à fuir, bizarrement, pour une fois, comme si j'avais moi aussi besoin de me regorger. Nous restons immobiles un moment, et le silence oppressant du lobby me frappe, autour de nous. Je finis par rouvrir les yeux sur le bar vide et froncer légèrement les sourcils.
"Klaus, quelle heure est-il ?", je lui demande, mon menton toujours sur le tissu de son épaule.
Je ne sais toujours pas combien de temps s'est écoulé dans le warp temporel par delà le pachinko. Nous lâchons, sa main 'Hello' retombe sur sa cuisse.
"Pourquoi ? Tu as un rendez-vous chez le dentiste ? Chez le garagiste ? Oh. Chez le vétérinaire".
Je suis stupide d'avoir demandé : Klaus ne sait jamais l'heure qu'il est. Je tourne les yeux vers la petite horloge art-déco, là bas derrière l'aquarium vide qui continue malgré tout de buller. 20h27. À cette heure-ci, d'ordinaire, c'est la pleine soirée, dans le lobby.
"Où est le barman ? Où sont... les habitués ?"
Klaus se retourne, comme s'il les cherchait lui aussi.
"Je ne sais p- oh. Si. Si, je sais. Il y a eu une pulsation de ce Kugel-truc, tout à l'heure... Je crains qu'ils aient été tous emportés. Mais voyons le bon côté des choses : nous sommes maintenant autonomes sur le service du Gin, hein ?"
Il se hisse sur le tabouret, il se ressert un fond, son ton léger et détaché, mais moi, je me décompose. Une boule s'est immédiatement formée dans ma gorge. Iggy. Iggy qui se confiait à moi il y a encore quelques heures... a été emporté. Lui, et les siens, qui espéraient une salvation depuis si longtemps. Le couple de film noir et leurs foutus cocktails à n'importe quelle heure. Les Furry ladies dont les chats laissaient sans cesse des poils sur les banquettes. Hemingway et son humeur maussade, Waler, et son herbe à pipe qui prenait à la gorge. Tous attendaient depuis si longtemps la restauration de leur planète perdue.
"Quoi ?"
Le regard de Klaus est plein d'incompréhension.
"Tu sauras faire marcher le percolateur à café, Tu le dis toi-même : il n'y a aucune machine qui te résiste".
"Oui... Oui je saurai..."
Mon coeur est serré, et pourtant, je refuse de croire que c'est la fin. Pour eux, et bientôt pour nous, par l'aspiration inexorable du Kugelblitz. Oui, il y a encore une lueur d'espoir. Et elle se trouve dans ces possibilités de 'reset de la machine univers', par delà le pachinko. De nouveau, mon anxiété et ma peine disparaissent progressivement au profit de la résolution. Plus que jamais, je suis résolue à comprendre. Mais en aurai-je seulement le temps ?
"Tu es sûre que ça va, Rin ?"
De nouveau, mes yeux sont sur l'horloge, et je sursaute, comme si je venais de me réveiller. 20h30.
"Putain, Klaus !"
Je me lève en hâte.
"Il nous reste vingt minutes. Bordel, tu ne te rappelles pas ?"
Il balaye nonchalamment l'air de sa main 'Goodbye'.
"Oh, tu sais, l'emploi du temps et moi, on a toujours eu des relations conflictuelles".
"Granny. Le Celestial Theatre. Chicago !"
Ceci aurait pu sembler très secondaire par rapport à tout ce que nous venons de vivre, s'il n'y avait là un détail faisant la différence.
"J'ai invité Christopher".
Klaus en tombe presque de son tabouret.
"Excuse moi ?", dit-il en clignant des yeux d'effarement. "Je dois avoir une obstruction de cérumen de la taille d'un bouchon de champagne, ou alors avoir laissé mon lobe frontal dans l'au-delà, parce que je crois avoir mal compris... Christopher, Rin ? Tu te rappelles que les Sparrows sont venus cet après-midi pour nous mettre une branlée ?"
J'essaye en vain de le tirer de son tabouret.
"Je t'expliquerai en route... En trois téléportations et un bus, on peut encore être à l'heure. CHICAGO, Klaus. Tu adores Chicago. Quoi que tu en dises, tu adores Granny. Et au fond de toi... je suis sûre que tu crèves d'envie de me voir à côté de mon double maléfique".
"Mmm est-ce qu'on est sûr de qui est le Yin et qui est le Yang, entre vous, au final ?"
Il manque de se remettre à rire dans sa demie ébriété, et je vois dans ses yeux qu'à nouveau, la pulsion de vie reprend le dessus après tout ça. Il se remet instablement sur ses pieds, lui aussi.
"Soyons fous", dit-il en rattrapant la bouteille qu'il chérissait jusque là. "Après tout, il n'y a rien de tel que des meurtrières glamour, des mensonges pleins de strass et un swing des années noires pour finir une journée comme celle-là".
Il remplit un dernier shot de Gin et se l'envoie dans le gosier, en dessous de la blessure de la flèche dont la cicatrisation a distinctement évolué, pendant le bref temps que nous avons passé à parler.
"Par contre, Rinny, si tu me traines dans les music hall comme à la grande époque..."
Il m'emboîte le pas en titubant un peu, en direction de l'ascenseur, et finit par se retourner.
"Tu dois me laisser dix minutes pour me pomponner".
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Notes :
La soirée a été mouvementée pour Rin comme pour Klaus, sous le regard noir du Bison Blanc. Au moins, certains aspects de son pouvoir sont clairs pour lui, à présent, libérant Rin de certains non-dits. Et au milieu de l'adversité, il est clair qu'il y a une lueur d'espoir de mieux se connaître lui-même à présent.
Vous le voyez en train de se "pomponner" devant son miroir, pendant "My Silver Lining" qui commence à 38:00, tout comme la porte du pachinko, que Rin n'a pas refermée dans sa hâte. Les paroles de cette chanson, particulièrement adéquates, s'entremêlent à ce chapitre. L'avez-vous remarqué ?
Rin est convaincue que le reset est l'issue. Mais à présent, il est temps de partir pour ce qui sera possiblement la dernière comédie musicale avant la fin du monde.
Tout commentaire fera ma journée ! ♡