Une courbure de l'espace-temps (saison 3)
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 3.
- Partie 1 : épisode 3, autour de 19:40 (pendant que Klaus s'introduit en homme grenouille par les eaux usées et la chaufferie d'Hargreeves Mansion).
- Partie 2 : épisode 4, autour de 15:00 (après que Christopher ait quitté le bureau de Reginald en prétextant de suivre Fei, et pendant que Cinq et Lila sont à la Commission).
Soundtrack suggérée : Jules Gaia - Wild Side ; David Guetta - The Alphabeat.
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4 avril 2019, 11:34
Un assortiment de joints pour les tuyaux d'extérieur, deux ampoules pour halogènes à variateurs d'intensité, un niveau à bulle et un seau de colle à parquet : voilà le bilan de ma matinée jusqu'à présent, depuis l'ouverture de la boutique à 09h. C'est un jour creux, j'ai assez d'expérience pour le dire. Mais je crains de savoir pourquoi.
Je suis heureuse que Rodrigo m'ait accordé ce jour d'essai. Je n'ai pas encore de badge à mon nom, mais c'est déjà tout comme. Retrouver cette boutique où j'ai travaillé tant d'années me fait un bien immense, avec son odeur de colle à bois et d'emballages plastiques industriels que je n'aurais jamais cru porter à ce point dans mon coeur. Non, mon ancien patron ne me connaît pas, dans cette réalité. Et il s'est étonné que je connaisse sur le bout des doigts les tiroirs et rangements de sa petite échoppe, qui est organisée exactement comme celle que j'ai connue.
En une heure, il m'a fait assez confiance pour me laisser officier à la boutique, et est passé dans le petit bureau du fond pour aller faire sa compta. Je peux entendre sa petite radio diffuser les infos, et - oui - je crains de savoir pourquoi les clients sont si peu nombreux. À présent, les disparitions d'individus s'étendent jusqu'à l'État de New York, et semble-t-il au delà.
Je continue de les percevoir, ces pulsations inexorables d'énergie qui emportent tout : je les sens jusque dans mes os. Terribles. Apocalyptiques. J'ai de la peine pour ces gens qui se croient à l'abri en s'enfermant dans leurs appartements. Je sais que - malheureusement - ceci ne les protège en rien.
J'ignore ce que nous pouvons faire, mais j'ai écouté Cinq, et je sais qu'une nouvelle fois, nous sommes la cause de cet écroulement du monde. Ou - plus à proprement parler - le paradoxe que certains d'entre nous représentent. Tandis que je sors d'un carton des boîtes d'allumettes à barbecue qui ne serviront peut-être plus jamais, je réfléchis. Si nous sommes responsables... alors nous ne pouvons sans doute pas rester les bras croisés, à contempler la Fin. N'est-ce pas ?
Je pose les boîtes d'allumettes sur l’étagère des inflammables, je soupire. Et alors que je me retourne pour plier le carton vide, j'entends la clochette de la porte d'entrée de la boutique tinter. *Dingling, dingling!* Encore un son qui m'avait manqué. Je souris. Des clients, enfin.
"Bonj-"
Alors que j'allais passer derrière le comptoir pour me tenir prête à servir ces aventuriers de la quincaillerie, prêts à braver l'apocalypse pour des écrous, je me fige. Tandis que la porte se referme dans un nouveau tintement, je les dévisage de façon un peu décomposée. Là, sur le carrelage moucheté, Cinq et Lila sont en train de s'avancer vers moi, chacun transportant l'une des mallettes qui nous ont historiquement apporté autant d'espoirs que d'ennuis.
"Putain, qu'est-ce que vous fichez ici".
Cette phrase vient de passer mes lèvres malgré moi, et je regarde rapidement en direction du bureau où Rodrigo est à mon avis plus en train de dormir que de vraiment faire ses comptes. C'est une chance. Mais pour mon tout premier jour, où je dois faire mes preuves, j'avais besoin de tout sauf de ce genre 'd'Hargreevismes'. Cinq, lui, a l'air de trouver particulièrement normal de s'incruster à mon travail comme il le faisait en 63. Et - même si je le sens pressé - c'est avec un geste feignant la désinvolture qu'il expédie sa mallette sur le comptoir, devant moi.
"Rin, j'ai besoin de tes talents avec les machines", dit-il en enfonçant ses mains dans ses poches, tandis que Lila pose sa propre mallette au sol et étire un sourire dans ma direction, avant d'aller fouiller dans les bonbons à disposition des clients à côté de la caisse.
"Ce n'est pas une boutique de réparation électronique, cette fois, Cinq. Par contre, je peux te vendre de la peinture bleue azur royale, si tu as un TARDIS à repeindre".
Il penche son nez en avant, souriant avec une forme de sarcasme.
"Extrêmement amusant et malin. Toi aussi, tu es plus grande à l'intérieur qu'à l'extérieur".
"Tais toi. Tu fais ma taille".
Il n'y a rien qui m'irrite plus que de me faire chambrer au sujet de ma 'verticalité contrariée', et Cinq fait partie de ces gens qui devraient vraiment la fermer à ce sujet. Mais il hausse les épaules dans son costume bien coupé.
"Peu importe. Ces deux mallettes sont cruciales pour tenter de comprendre et enrayer les absorptions cycliques de matière et d'énergie qui se produisent".
"Le Poodlebits".
"C'est Kugleblitz, Lila. Un nom poétique pour désigner... une forme d'assemblage de trous noirs liés aux paradoxes de rangs terminaux".
Avec une exaspération théâtrale, Lila me regarde par dessus son épaule, ses mains allant dangereusement trainer du côté de la caisse enregistreuse, qui heureusement ne s'ouvrira pas.
"Vous avez l'intention d'aller demander de l'aide à la Commission", dis-je en doutant fortement que ça soit d'une grande aide, ou même sans danger. Mais au point où nous en sommes, nous n'avons réellement aucune piste, alors je peux comprendre que tous les deux l'envisagent. Cinq sait que je refuserai toujours d'avoir quoi que ce soit à voir avec cette organisation, mais ce n'est pas ce qu'il me demande, dans l'instant.
"Oui. Pour ça, on a besoin d'au moins une de ces mallettes, et de façon curieuse, elles ont toutes les deux rendu l'âme. Je veux savoir si tu peux déterminer ce qui cloche : si quelqu'un est capable de mettre son nez dans ces trucs, c'est toi".
Je reste interdite au dessus de l'objet de cuir noir, presque intimidée, voire apeurée par ce qui pourrait se passer si je ne faisais qu'en actionner les boutons d'ouverture. Surtout si elle dysfonctionne. Klaus, de cette façon, a terminé au milieu des combats d'A Shau Valley, en 1968.
"Hors de question que je farfouille dans ce truc, Cinq. Surtout ici. C'est mon putain de premier jour, Rodrigo me dégagerait sur le champ si-"
"Il roupille, ton patron, Rin. Et l'univers est en train de collapser sur ses propres anomalies gravitationnelles, alors ton petit jour d'essai..."
Je soupire. Au fond de moi, je sais qu'il a raison. Je reste un moment à regarder la mallette noire, tandis que Lila jette un oeil indiscret dans le registre des commandes.
"Ok. Mais c'est toi qui l'ouvre".
"Brillant".
*Clac - clac !*
A peine ai-je répondu - d'un geste mille fois répété - Cinq actionne les deux loquets qui ferment la mallette, et sa partie supérieure s'ouvre dans quelques crépitements bleutés. Comme des arcs électriques mourants, qui sursauteraient pathétiquement au lieu de tous nous emporter. Effectivement, il y a quelque chose qui cloche. Je vérifie une dernière fois que Rodrigo s'est bien assoupi, puis je pose finalement mes mains sur le cuir noir.
"Voyons voir".
Je m'accroche à l'énergie qui se dégage de cet objet, dont j'accède à la technologie pour la toute première fois de ma vie. Une mécanique compliquée, mais qui me semble moins exotique que celle que j'ai pu ressentir face au cube psykronique de Christopher. Plus artisanale, de façon amusante, comme si ce truc avait été bricolé au fond d'un garage. Je m'infiltre dans ses circuits, dans ses câblages, dans ses résistances et jusqu'au creux de son convecteur temporel. Je suis presque touchée de me trouver à l'intérieur de cet objet, finalement. Bizarrement. Comme s'il m’apprenait des choses sur la Commission, et sur Cinq lui-même.
Oui, l'évidence s'impose à moi : cette mallette ne fait rien d'autre que de mimer mécaniquement les pouvoirs de Cinq, et elle a été conçue par quelqu'un qui le connaît très bien. J'ai appris à me méfier grandement des coïncidences, et celle-ci me semble difficilement pouvoir en être une.
"L'alimentation a été grillée par les vagues de Poodlebits".
"Kugleblitz. Grillée ?"
J'acquiesce.
"Comme la télé de Granny pendant le gros orage électrique de 2018. L'alimentation... remplace en quelque sorte l'impulsion que toi et moi nous donnons. En au moins deux fois plus puissant. Là elle tousse... mais n'enclenche rien".
Les autres composants me semblent intacts, mais je ne pourrais pas en donner la garantie, étant donné qu'aucun ne correspond exactement aux technologies avec lesquelles j'ai travaillé aux différentes époques où j'ai vécu. Certaines pièces ainsi que la façon d'assembler et de souder me semblent dignes des années 50, mais d'autres composants me sont inconnus et relèvent d'une technologie de pointe. C'est un mélange, comme si des pièces issues de points variés au sein d'une même timeline avaient été utilisées. J'hausse les épaules.
"C'est dommage, le convecteur temporel est intact".
Lila éclate de rire.
"Ce truc en forme d'os de poulet, comme dans Retour vers le Futur ? Ce navet est tellement plein de paradoxes, Cinq, je suis sûr que ça te fait péter les plombs".
Mes lèvres se pincent.
"Ici, il est circulaire, mais c'est dans le même ordre d'idées. Et il est relié au dispositif de réglage de la destination..."
Une béquille pour Cinq, réellement, qui - comme moi - est incapable de définir précisément sa destination dans le temps, au delà de deux ou trois minutes. Mais de toute façon, il n'écoute pas. Il a déjà compris que toute autre mallette qui se serait trouvée dans le champ d'action du Kugelblitz, aura connu le même sort. Il n'est pas difficile de deviner que celle que portait Lila est dans le même état.
"Alors le bateau coule, et tout ce qu'on a ce sont des petites cuillères".
Lila glousse.
"Même pas", corrige-t-elle. "Des petites passoires. Faites en papier de riz".
Elle jubile, hilare face à cette situation, ou possiblement plutôt face à la mine déconfite de Cinq dont elle semble se délecter. Elle me semble avoir incroyablement envie qu'il se plante, bien plus que d'empêcher toute apocalypse l'obligeant à collaborer avec lui. Lila est chaotique neutre. Dans le meilleur des cas. Cinq s'adosse à l'étagère des insecticides - pensif, peut-être même abattu - et je referme la mallette. Au moins, comme ça, aucun risque qu'elle m'emporte où que ce soit, par erreur.
"Peut-être qu'il serait possible de quand même la déclencher", lui dis-je. "Avec un afflux massif d'électricité directement injecté dans le circuit en contournant l'alim".
"C'est comme de faire les fils d'une bagnole, j'adore", déclare Lila, et Cinq relève son minois pointu.
"Un afflux massif ? Massif à quel point ?"
"Je ne sais pas. Comme celui des transformateurs et sous-stations électriques. Des postes de distribution de quartiers ou de grands bâtiments".
"Comme ceux d'un hôtel ?"
En vérité, je ne suis même pas complètement sûre que ça soit adapté, et que ça ne risque pas juste de foutre le feu.
"Tu peux essayer, mais c'est risqué, au sens 'mortel'... Tu sais ? C'est pour cette raison qu'on place en général des panneaux 'Défense d'entrer' sur les locaux électriques de ce genre".
Lila ricane.
"Je suis sûre qu'il va se planter. Je peux déjà sentir d'ici l'odeur délicieuse de sa gomina grillée".
Elle se remet à fouiller dans les écrous, s'amusant à en passer à chacun de ses doigts, comme pour se constituer un poing américain fait maison. Dans le bureau du fond, Rodrigo est heureusement en train de ronfler de façon audible. Je soupire.
"Qu'est-ce que vous comptez faire, à la Commission, de toute façon ? Cinq, tu crois vraiment qu'ils peuvent faire quelque chose ?"
"S'il y a bien un endroit où trouver comment contrer un paradoxe du Grand-Père, c'est là bas. La Commission toute entière a été fondée dans le but d'éviter de genre de... désagréments".
Je comprends que c'est la seule piste. Au fond de moi, j'espère sincèrement qu'ils obtiendront une réponse.
"S'ils luttent aussi farouchement pour éviter ce type de paradoxes... Est-ce que tu crois qu'ils ont vraiment une solution pour les inverser, une fois qu'ils se produisent ?"
Je sais que j'ai posé une question sensible. Une question qui le met presque en colère, car Cinq déteste les impasses. Un question face à laquelle Lila semble aussi sceptique que moi, et - elle - a passé littéralement toute sa vie entre les murs de cette organisation.
"Peut-être pas", souffle Cinq. "En tout cas les seules réponses qui existent se trouvent là bas".
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15:25
Il est tellement étrange d'être engagé une seconde fois par son propre patron. J'ai l'impression de vivre un éternuement de la matrice, ou une forme de 'jour de la marmotte', voué à se répéter encore et encore. Et pourtant, je ressens la même joie qu'à mes vingt ans, lorsque Rodrigo a pour la première fois donné une chance à la petite punk que j'étais. Je n'ai pas eu de mal à faire mes preuves, bien sûr : je connais cette boutique mieux que lui. Même si j'ai eu des sueurs froides, lors de la petite 'visite impromptue' de fin de matinée.
Rodrigo n'en a rien su, finalement. Cinq est reparti en ayant acheté des pinces de batteries longues comme mon avant bras, et l'intention de tenter l'électrochoc sur sa mallette, directement dans le local électrique de l'Hôtel Obsidian. Je l'ai prévenu des risques : s'il finit calciné, je décline toute responsabilité et je laisserai à Lila le soin de ramasser ses cendres à la balayette, si elle n'est pas elle-même morte d'hilarité. Il m'amuse beaucoup de les voir 'collaborer'. J'espère juste qu'ils ne vont pas provoquer pire que ce qui est déjà en train d'arriver.
J'ai pu passer payer à Sebastian ce que je lui devais pour payer mon tatouage, et il l'a inspecté avec un air satisfait. Il a risqué une question, cette fois, sur ce que ce design représentait pour moi. J'ai bafouillé misérablement qu'il me semblait que c'était la réponse à la question ultime de l'univers, au même titre que le nombre 42. Il avait la référence, il a ri. Et je suis repartie troublée d'avoir répondu ça.
Tandis que je traverse le parvis de l'Hôtel Obsidian, j'essaye d'ignorer cette impression étrange qu'à tout moment, une nouvelle vague d'énergie de ce que Lila a nommé 'Poodlebits' pourrait tout emporter. J'ai l'impression qu'à chaque fois qu'il me semble enfin trouver une place plus confortable en ce monde, une nouvelle Apocalypse menace de venir tout balayer. Je n'en éprouve même plus de rancoeur. Mais je suis contente, au fond, que Cinq n'ait pas abandonné.
Je pense à Klaus. Je crains qu'il n'ait pas obtenu ce qu'il cherchait auprès de Reginald Hargreeves, et qu'il ait mis sa combinaison de plongée pour rien. Même si cet homme était responsable de la mort de sa mère avant même sa naissance, je suis sûre qu'il l'embobinerait. Je crains un peu l'état dans lequel je vais à nouveau le trouver : j'espère juste qu'il ne se sera pas déjà saoulé.
Un rayon de soleil perce les nuages tandis que j'approche des portes rotatives, et j'arrête mon pas. Mon regard vient d'être attiré par un reflet brillant : celui d'une petite plaque de bronze lustrée, comme celle que l'on installe lors des inaugurations. Je m'approche, avec une certaine curiosité, mes mains dans mes poches, et je me fige aussitôt. Là, en lettres élégantes comme on en gravait dans le premier quart du vingtième siècle, figure l'inscription :
'Hôtel Obsidian - 1918-1920.
Érigé par les architectes John H. Weber et Takeshi Yamamoto grâce au soutien financier, technique et logistique des prestigieuses sociétés d'horlogerie Seiko 1881 et Omega 1848.'
Le rayon de soleil passe, et je reste à cligner des yeux sur cette plaque qui semblerait sans doute très banale aux yeux de quiconque. Quiconque n'aurait pas porté le même tatouage que moi sur l'avant-bras, retrouvé dans l'une de ses chambres. Quiconque n'aurait pas été associé au symbole Omega, dans les notes d'un vieil homme d'affaire mégalo. Mon estomac se tord un peu, et je le masse avec ma main.
Je me souviens, maintenant, de l'instant de trouble que j'avais eu au Tiki Bar de Dallas, lorsque j'avais entrevu la montre de Reginald Hargreeves, de la marque Omega. Peut-être est-ce de nouveau là une coïncidence : après tout, c'est l'une des meilleures marques d'horlogerie du monde, tout comme l'est d'ailleurs Seiko. Lors de la construction de l'Hôtel Obsidian entre 1918 et 1920, ces deux sociétés étaient ni plus ni moins à la pointe ultime de la technologie mondiale, ayant permis par la suite l’essor de toutes les technologies du XXe siècle, y compris l'informatique.
Deux partenaires à la technique démesurée, pour la construction d'un simple hôtel : mais pour moi, l'Hôtel Obsidian n'en est clairement pas un. J'étais très troublée, hier soir, quand j'ai pris l'ascenseur : je l'ai sentie, cette nature hors du commun du bâtiment, à la manière d'une immense machine, dans laquelle je marchais littéralement. Connectée à elle comme un jour à Priscilla, j'en ai vu les rouages, semblables au mécanisme d'une immense horlogerie reliée à celle de l'univers. Au Grand Mystère, comme l'aurait dit Iggy. J'en ai maintenant la confirmation, s'il m'en fallait encore une : cet hôtel est bel et bien une immense machinerie, conçue et construite en impliquant les plus hautes technologies de son temps.
Les questions s'entrechoquent dans ma tête tandis que je m’apprête à retourner vers les portes rotatives, mais je suis de nouveau arrêtée dans mon geste. À l'intérieur de mes poches, mes mains se pressent transitoirement sur mon abdomen qui se tord d'un spasme douloureux, bien plus fort que le premier.
Cette fouleur au ventre. Ce n'est pas quelque chose que j'ai mangé.
Non, ce n'est pas juste de la nervosité.
C'est...
Je me retourne vivement, sondant le parvis, et la rangée de buissons plantées tout du long. Cherchant une présence que je devine déjà. Mes bras toujours croisés sur mon ventre, j'abandonne la vue pour sonder l'énergie. Celle de l'hôtel est immense et parasite grandement la finesse de mes sens, et pourtant, je le repère immédiatement.
"Putain".
*Crac !*
Une seule téléportation suffit à me projeter moi aussi derrière les buissons épineux, et à rouler bouler sur la terre moite, en collision avec le cube hargneux des Sparrows que j'ai tenté en vain de rencontrer hier soir.
"Enfoirée de boîte à chaussures, tu m'espionnes ?", je lâche en ignorant un nouveau spasme, tandis qu'il passe du vert à l'orange et se rattrape in-extremis avant d'heurter un montant de béton. Comme à notre arrivée à Hargreeves Mansion, il n'émet que des grésillements expressifs, mais je le comprends, et ce pour une simple raison : il parle via l'énergie, directement dans les stimuli électriques du cerveau des gens.
"Non, moi je ne t'espionnais pas, hier soir. Je voulais te voir, mais je me suis faite... intercepter".
Je peine à croire, d'ailleurs, que la concomitance de la petite mission d'entretien de Reginald Hargreeves sur la 'chambre' de Christopher ait été purement fortuite. Et je le regarde, tandis qu'il reprend des teintes de bleu-vert, moins enragées. Il ne s'apprête pas à m'électrocuter ou m'infliger de la douleur directement dans mes nerfs, non. Il se contente de faire baisser la température autour de moi pour me faire grelotter.
"Arrête", lui dis-je, mais il continue - avec la plus pure innocence dans les convections énergétiques de son cube psykronique, si tant est que ça soit possible - et me transit de froid.
"CHRIS ARRÊTE, putain ! Je ne te veux pas de mal, alors ne m'en veut pas non plus".
Il cesse enfin, et nous restons tous les deux au milieu des buissons, à en quelque sorte nous 'regarder'. Au travers de l'énergie, car il ne possède plus mes yeux.
"Tu ne dormais pas vraiment, hier soir. Tu as tout entendu d'une façon ou d'une autre, n'est-ce pas ?"
Même sans une parole dans ma tête, rien qu'au grésillement qu'il émet, j'aurais déjà pu avoir cette confirmation. J'ai mal au ventre, vraiment, et je devine son inconfort à lui aussi, à la façon dont il trémule. Mais mon empathie se tord elle aussi, en réalisant ce qu'il a dû ressentir lui en comprenant qui j'étais.
"Tu réalises quel enfoiré est ton père derrière son monocle, j'espère. Ce qu'il t'a fait. Ce qu'il m'a fait, et ce qu'il nous a tous faits".
Sa réaction, tant dans mon cerveau que dans l'énergie autour de nous, me rassure. Je ne pensais pas qu'un cube pouvait être aussi expressif et grossier, mais quelque part, Reginald Hargreeves l'a bien mérité. Je tombe assise contre le muret de béton, le buisson piquant tout autour de nous, tout comme nombre de détritus et gobelets vides de slushies. Je serre mon estomac, et il grésille assez bas.
"Comment ça, vous le 'droguez' pour réduire son pouvoir de nuisance?"
Je viens de froncer les sourcils, me demandant si j'ai bien compris. Mais il n'y a pas d’ambiguïté possible : Christopher est capable d'insuffler des images directement dans mes réseaux de neurones, au travers de l'énergie. S'introduire ainsi à l'intérieur des mémoires et des sentiments des gens est terrible, il serait capable de rendre dingue n'importe qui, de cette façon, s'il le voulait. Peut-être même de savoir tout d'eux en poussant l'empathie à son paroxysme, voire de modifier leurs influx nerveux. Il est certainement dangereux, bien plus dangereux que je ne l'ai jamais été. Mais d'un coup, je réalise à quel point j'avais sous-estimé la situation. Les Sparrows droguent bel et bien Reginald Hargreeves.
"Cette fois, c'est vous qui le contrôlez..."
Alors, c'est pour cette raison que j'ai eu cette impression étrange d'un Reginald en quelque sorte moins offensif, peut-être plus soumis, poussant même Klaus à ne pas s'en méfier. Les Sparrows ont pris l'ascendant sur Reginald. Il a perdu le contrôle, et pas seulement sur Christopher.
Ou alors... le leur a-t-il laissé ? Comme toujours, je ne peux m'empêcher de me demander si ceci n'a pas été calculé. Je sais qu'Hargreeves agit en termes de probabilités et non de certitudes. Mais je suis malgré tout maintenant convaincue que - parfois - des grains de sable se glissent dans ses rouages. Comme moi. Comme Christopher. Qui sait encore comme quoi.
En tout cas, les Sparrows ont pleine conscience de sa dangerosité, certains d'entre eux en tout cas. Mais d'un coup, je vois Christopher virer de nouveau au rouge, et même au orange, comme un sursaut de colère, avec une impulsivité que moi j'ai mis des années à parvenir à contrôler à peu près. Ma tête vrille sous ses accusations, que je comprends mal, au point que je lâche mes entrailles traumatisées pour prendre ma tête à deux mains.
"Arrête ! Arrête... Je n'ai tué personne ! J'étais au boulot ! Je ne sais pas de quoi tu parles, je n'étais même pas là..."
Mais j'ai compris. J'ai compris qu'il y a eu une altercation à l'intérieur de l'hôtel, que les Sparrows et les Umbrellas se sont 'affrontés', et que ça ne s'est pas bien terminé.
Je ne pensais pas qu'une énergie pure puisse être aussi violemment en colère et triste à la fois. Tout se mélange en lui, et lorsqu'il renonce finalement à prendre le contrôle de mon centre de la douleur, je le regarde avec une peine sincère. Aujourd'hui, Chris a perdu deux de ses frères et soeurs, et un autre a disparu, comme tant d'autres gens. Je sens sa douleur, immense, en le sondant moi aussi. Chris est triste. Il est dévasté, en réalité. Même si leurs relations n'étaient probablement pas moins chaotiques que celle des Umbrellas, je sens que ses frères et soeurs sont tout ce qu'il a, lui aussi.
"Je ne sais plus trop qui est Jayme... Je vois plus ou moins qui était Alphonso. Je... Je suis désolée. Absolument personne ne mérite ça..."
J'ai du mal à croire que ça ait pu se produire. Viktor maîtrise bien son pouvoir, à présent. Il n'aurait pas perdu le contrôle comme ça. J'ignore tout de ce qu'il s'est produit, je n'ai vu que le résultat terrible qu'il vient de me 'montrer'. Et pourtant, je viens de m'excuser pour les Hargreeves, alors que je n'en fais pas partie.
"Je sais que ça ne va pas les ramener", lui dis-je en me voyant en miroir : ce que j'aurais pu devenir, ce que j'aurais pu perdre, moi aussi, dans ce tourbillon insensé. "Mais nous allons tous y passer très prochainement... et nous ferions mieux de collaborer plutôt que de continuer à nous entretuer".
Il me brise en deux de penser que les Hargreeves - les miens - aient pu faire ça. Mais je sais que Christopher peut me comprendre sur un point.
"Toi aussi, tu les sens, les vagues d'énergie qui emportent tout à cause de notre arrivée. Bientôt... bientôt, il ne restera plus rien".
Il cale sa forme cubique un peu plus près de moi contre le béton, comme s'il réfléchissait, luisant résolument en bleu maintenant. Je comprends qu'il sait où se trouve la source des impulsions, je comprends aussi pourquoi je les ai senties comme à bout portant, dans le couloir du sous-sol d'Hargreeves Mansion hier. Il vient d'utiliser l'expression 'phénomène gravitationnel et énergétique complexe dans la cave', directement dans mon centre du langage. Et je soupire. Bien sûr, l'anomalie est apparue à l'endroit où nous sommes arrivés...
"Notre Numéro Cinq appelle ça un 'Kugelblitz'", dis-je en me retenant très fort d'utiliser l'image de Lila.
Chris grésille à nouveau, et je secoue la tête.
"Je ne sais pas. Je ne sais pas ce que nous pouvons faire. Mais si Cinq a raison - ce qui est souvent le cas, malheureusement - alors nous n'avons que quelques jours devant nous avant que tout soit emporté".
Nous restons tous les deux silencieux au milieu des épines et des détritus, nos intestins et constituants psykroniques respectifs quelques peu traumatisés par le paradoxes que nous sommes l'un pour l'autre. Et je soupire.
"Chris, si tout doit disparaître..."
Je me recroqueville, j'ai du mal à prononcer ces mots-là.
"Il faut que tu saches..."
Je peux sentir qu'il m'écoute, et c'est un sentiment étrange, car il est très différent, en cet instant, de l'entité impulsive, désagréable et dangereuse qui nous a accueuillis.
"Il faut que tu saches qu'il y a sur Crescent Boulevard une vieille costumière qui s'appelle Hoàng Thị Liên, et qui dans une autre timeline, était ma grand-mère à moi".
Je sais qu'il va comprendre ce que ceci veut dire. Christopher est loin d'être idiot, même si sa personnalité cubique est imbuvable. Il grésille, et je ris, aussi doucement que tristement.
"T'es con. Soit un peu respectueux pour tes ancêtres. Mais bref. Tu en penses ce que tu veux, mais... tu lui ressembles beaucoup. Vraiment beaucoup. En pire".
Il buzze sarcastiquement, mais pour la première fois avec une forme de retenue pudique. Je découvre qu'il s'est déjà posé des questions, et qu'il a déjà trouvé quelques maigres informations de son côté à lui, y compris sur la mort de sa mère, en miroir de la mienne.
"Oui, c'est bien ça. Elle ont été courageuses de te suivre jusqu'ici."
Ces liens me font mal au coeur, ceux que nous tissons et détissons laborieusement les uns et les autres, dans les minces instants qui serpentent entre les Apocalypses au sein de l'espace-temps. Ces occasions de nous lier sont minces, et si Klaus m'a convaincue de quelque chose, c'est qu'il fallait les saisir, tant qu'on le pouvait.
Et une idée traverse mon esprit.
"Viens ce soir", lui dis-je, et mes yeux se mettent à briller.
"Elle m'a invitée à aller voir Chicago au Celestial Theatre."
Il buzze, comme s'il éclatait d'un rire sarcastique, au milieu des buissons.
"Tu te trompes. Ça ne glorifie pas les malfrats".
Punaise, si Klaus entendait ça, ses boucles deviendraient raides.
"C'est une satire sociale flamboyante qui dénonce le système judiciaire corrompu".
Et voilà que je parle comme lui, maintenant. Vraiment, il est fort. Mais au fond, Chicago en soit n'est pas du tout l'objet de ma proposition, et je fixe Chris.
"Je sais que le monde s'effondre, mais justement : c'est maintenant ou jamais".
Pour qu'il rencontre Granny oui, je suis prête à l'emmener avec Klaus et moi. Et à bouffer des gélules de charbon et des antispasmodiques pour tenir ma légère somatisation du paradoxe en respect. S'il le souhaite, lui. Et s'il s'efforce de ne pas se comporter comme un trou du cul odieux et violent.
Je le regarde, briller du bleu au vert, puis du vert au doré. Il grésille, il vibre, il parle de nouveau directement dans ma tête. Et je lui réponds, pour la première fois en souriant.
"Non, mais tu fond, t'as raison. Moi aussi, j'aurais préféré qu'elle soit devenue le manager de Metallica".
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Notes :
Au moins, cette fois, la menace apocalyptique qui pèse sur cette saison est posée, tout comme la volonté des uns et des autres de tenter de faire quelque chose, ou au moins de le tenter.
Vous l'avez compris, j'ai toujours trouvé que Christopher était un personnage intéressant et sous-exploité, dans la série autant que dans le comics. Jamais son origine n'est développée, et je me permets donc d'en proposer une version ici. Tant pis si un jour le canon vient à être complété.
Je réalise que j'adore le petit challenge de l'écrire tandis qu'il s'exprime directement dans la tête des gens, n'émettant que des grésillements audibles. Tout comme dans la série, il n'y a pas besoin de l'entendre pour comprendre le sens général de ce qu'il dit.
Le mystère s'épaissit peu à peu autour de la lettre Omega.... Mais plus pour longtemps, soyez-en assurés.
Tout commentaire fera ma journée ! ♡