Une courbure de l'espace-temps (saison 3)

Chapitre 8 : Rêves psykroniques

4590 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 04/10/2024 08:04

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 3, épisode 2, autour de 44:20 (un peu avant que Klaus et Cinq reviennent à l'Hôtel Obsidian, de retour de Pennsylvanie... tandis que Luther est à Hargreeves Mansion avec Sloane).


Soundtrack suggérée : Apocalyptica/Metallica cover - One (And Justice for All) ; Carbon Based Lifeforms : Abiogenesis.


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3 avril 2019, 21h25


'Avant de juger son frère, il faut avoir marché plusieurs lunes dans ses mocassins'. Telle est l'une des citations du petit livre de sagesse Lakota trouvé dans la suite du Bison Blanc, qui me hante depuis que j'ai quitté April Showers en fin d'après midi pour errer au gré des trottoirs et des boutiques de The City.


J'ai discuté longtemps avec Granny. Pardonnez-moi : j'ai du mal à ne pas l'appeler ainsi. J'ai pu soupeser à quel point le fait d'avoir dû m'élever avec maman l'avait empêchée de mener la vie qu'elle aurait voulu, et qu'elle a maintenant ici. J'ai pu mieux comprendre sa vie de costumière, dont je peux aisément deviner le talent. Elle m'a proposée de venir assister à la représentation de 'Chicago', demain, au Celestial Theatre. Je ne sais pas si je le pourrai, car c'est mon jour d'essai au boulot, mais j'en ai été touchée.


Je n'ai réabordé que de façon allusive la question de ce petit-enfant qu'elle n'a jamais pu approcher, avec celle qui aurait dû être sa mère. Christopher. Moi-même, j'en suis trop troublée en ce moment. Peut-être parce que j'ai pu voir de mes yeux cet enfoiré électrocuter Diego en convertissant l'énergie. Oui, ça doit jouer. Ou alors parce que je l'ai senti essayer d'instiller la peur dans le système nerveux de Klaus : directement au travers de l'énergie de son cerveau, de la même façon qu'il parle directement dans la tête des gens et n'émet que des grésillements, de façon audible.


Savez-vous ce que j'ai fait, en ressortant sur Crescent Boulevard et en retournant vers la 7ème avenue, tout en accrochant mon regard au tatouage qui orne maintenant mon bras ? J'ai eu une formidable envie d'affirmer mon identité à moi de nouveau, au delà de la coiffure fraîchement coupée de ce matin. Cette version de moi sait cohabiter plus ou moins avec sa non-identité de genre, même si je comprends la trajectoire de Christopher. Et à présent, j'ai surtout envie d'affirmer mon droit à l'existence. Oui : j'existe, même si cette ligne temporelle possède déjà une autre version de moi.


J'ai un peu grincé des dents quand Granny m'a glissée quelques dollars avant que je parte, consciente du fait que j'étais sans le sou. Je déteste qu'on ait pitié de moi, surtout financièrement : ça fait partie des choses qui font remonter de longs frissons dans mon dos. Elle me l'a donnée en me disant que ça m'aiderait peut-être à me 'racheter un sens du style', et j'ai retrouvé derrière cette condescendance piquante un peu de la façon dont ma grand-mère à moi exprimait son affection par la nourriture ou par les vêtements. Alors je ne l'ai pas refusé, et j'ai fait exactement ce qu'elle m'a recommandé.


Je me suis achetée un t-shirt à l'effigie de 'And Justice for All', le quatrième album studio de Metallica.


Je l'ai trouvé dans une petite friperie vintage, ce t-shirt ayant été imprimé un an avant ma naissance. Une version collector, sans un accroc, dont le vendeur n'avait clairement aucune idée de la valeur. Sur le tissu, 'Lady Justice' est ligotée et se brise, tout comme sa balance, comme manipulée par des forces extérieures ou contrôlée par des intérêts puissants. Des thèmes qui me parlent peut-être encore plus aujourd'hui que dans mon adolescence. Il est un peu grand pour moi, c'est un fait, mais je n'en ai que faire : je me sens bien dedans, mille fois mieux que dans ma propre peau, et ce que quiconque en pensera m'est clairement égal.


Je l'ai passé tout de suite pour continuer à errer dans Argyle Park puis dans la ville. J'ai marché longtemps pour réfléchir, sans vraiment y parvenir. Je me suis arrêtée au kiosque à gaufres, ce qui a constitué mon dîner. J'étais en train de partager ma pitance avec les pigeons lorsqu'une nouvelle vague d'énergie est passée sur The City. Sourde, inexorable, semblable à celle que j'ai ressentie à Ink Empire hier soir. Plus puissante encore, peut-être. Une nouvelle fois, j'ai été la seule à rester interdite, me faisant me demander si tout allait bien chez moi. J'ai chassé ma sidération en me tapotant doucement sur les joues. Les pigeons, eux, s'étaient déjà volatilisés.


J'ai ensuite passé un long moment dans les Grandes Serres, jusqu'à la fermeture. Puis j'ai de nouveau rejoint l'avenue par les allées, et je marche maintenant sous les enseignes au néon, depuis un temps infini. Passant devant nombre de bars, de supérettes, de tabacs : en direction de l'Hôtel, enfin. A l'intérieur de moi, demeure toutefois cette pulsion, me criant de me rendre à Hargreeves Mansion à la place. Oui. J'aimerais comprendre qui Christopher est devenu. Ce qui lui est arrivé. Passer 'plusieurs lunes dans ses mocassins'. Quelle ironie : des pieds, ce cube n'en a même pas. Et je-


*Honk-honk !*


Je sursaute, je me retourne pour voir quel véhicule vient de klaxonner, et alors je la vois : la longue voiture de prêt de l'Hôtel Obsidian, qui se gare lentement devant la façade de la Bibliothèque d'Argyle. Celle que Klaus et Cinq ont prise au petit matin pour mettre le cap sur la Pennsylvanie.


Je souris, je regarde à l'intérieur.

Et j'ouvre la portière du côté passager.


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21h52


"Un alter-ego. C'est toujours surprenant, même lorsqu'on s'y attend".


Au volant, dans l'habitacle mal éclairé, Cinq vient d'éteindre l'autoradio pour mieux se concentrer sur cette conversation. Sur la banquette arrière, Klaus dort, sans même un chuintement. Je peux deviner que les émotions du jour l'ont secoué. Mais je regarde de nouveau son frère tandis qu'il met le clignotant. Heureusement que les vitres sont fumées, sinon tout le monde verrait qu'un gamin d'en apparence treize ans est au volant.


"C'est une sensation étrange", je concède. "Mais ça me soulage que tu comprennes que j'ai besoin d'aller le rencontrer".

J'ai eu peur, un instant, que Cinq ne m'oppose mille paradoxes et prohibition de l'espace-temps, mais il hausse les épaules.

"Je viens de passer une journée entière sur la route à accompagner Klaus au fin fond des villages Amish, pour qu'il puisse se rendre compte que son alter-ego à lui n'a jamais existé. Alors te déposer à Hargreeves Mansion ne fera plus grande différence, à présent. Ça rendra Viktor dingue, mais c'est ton choix".


Son air est quelque peu sombre, et je fronce les sourcils, essayant de reprendre les informations dans un ordre cohérent.


"Attends, son alter-ego n'a jamais existé ? Et j'ai mal entendu, ou tu as dit 'Amish' ?"

Il tourne dans Rigel Street en direction de Rainshade Square, mais roule délibérément lentement.

"Figure-toi que Klaus est initialement aussi Amish qu'un racloir à peau de lapin. Parfois, l'univers a de l'humour noir, il faut croire. Mais ce n'est pas ce que je retiens avant tout de cette journée".


Je regarde la carte de la Pennsylvanie un peu froissée à mes pieds, sur laquelle des lieux de visite touristiques de bord de route avaient été entourés.


"Tu retiens quoi ? La plus grosse pelote de ficelle du monde, ou le phare le plus à l'intérieur des terres ?"

Il souffle ironiquement par le nez.

"Si seulement. Non. Ma retraite est déjà ruinée. Ce qu'il faut retenir de cette escapade, c'est que le rhume des foins est tenace en avril, et que la mère de Klaus - tout comme la mienne et celle de tous les imbéciles qui attendent à l'hôtel - a passé l'arme à gauche avant même que nous soyons nés".


Je me fige, tandis qu'au dehors, passent lentement les immeubles d'habitation de ce quartier que j'ai tant fréquenté.


"Excuse-moi. Quoi ?"

"Hémorragie cérébrale. Rapide, efficace, spontanée. Des morts banales, si ce n'est pour leur concomitance improbable : toutes ces femmes sont toutes mortes à la même heure et de la même façon, aux quatre coins du monde".

"Putain".


J'ignore ce qui a pu provoquer ceci. Et ce n'est certainement pas en lien avec le fait que plusieurs versions de nous ne puissent exister en même temps, puisque Christopher et moi le faisons bien. Alors je m'accroche à Cinq, qui a ordinairement toujours des réponses à tout.


"Pourquoi c'est arrivé ?", je demande avant même d'oser en imaginer les conséquences. Mais - comme je le craignais au fond de moi - il me répond ternement :

"Je n'en sais rien. Ce que je sais, c'est que nous existons alors que nous ne le devrions pas".

Je cligne des yeux.

"Est-ce que c'est grave ?"

"MET LA EN SOURDINE, ESPÈCE DE TROU DE VER A SENS UNIQUE".


Il fait un doigt d’honneur à un automobiliste qui nous dépasse nerveusement en jugeant que nous trainons trop. Et il répond en fulminant, plus contre le sort qui se déchaîne sur nous que réellement contre cette situation routière :


"C'est ~plus~ que grave. C'est... ~létal~".

"Pour vous ?"

D'un coup, je me tourne et je regarde Klaus, qui dort relativement paisiblement à son échelle. Et Cinq répond en remettant ses mains sur son volant :

"Pour tous".


Je n'aime pas ce sentiment qui me traverse, et cette forme d'affirmation impitoyable que je viens de sentir passer en lui. Il ne laisse pas trainer mon silence, et réaffirme sa prise sur le volant en essayant de se calmer un peu.


"Rin, il s'agit d'un paradoxe, et le plus terrible d'entre eux. Celui dit 'du Grand-Père'. Un de ceux qui pourraient bien conduire à l'autodestruction de cette réalité, l'univers cherchant spontanément à éradiquer cette anomalie".

"De quelle façon ?"


Il plisse les yeux.


"Par annihilation progressive de la matière - vivante, puis inerte - et enfin par destruction du tissu-même de l'espace-temps. Le remplacement de ce qui est par le Néant. Et je crains que ça ait déjà commencé".

Un long frisson d'effroi remonte le long de mon dos.

"Cinq... il y a des pulsations d'énergies qui se produisent, je peux les sentir depuis hier, régulièrement, et elles... elles..."

"Elles font disparaître les vaches des Amish, je sais".


Je me tais. Je devine que Cinq en a été témoin, lui aussi, jusqu'au fin fond de la Pennsylvanie. Et je comprends. Je comprends qu'à nouveau - encore d'une autre nature mais non moins terrible - l'Apocalypse est à nouveau sur nous. Ce qui est dingue, c'est que je n'en ressens même plus d'angoisse. Comme quand je me levais pour aller au boulot le matin.


"Tu as un plan, n'est-ce pas ? Un plan A, B ou C ? Une idée de ce qui pourrait enrayer ça ?"

"Je n'en sais rien, Rin. Rien du tout. Il faut me laisser un peu de temps. Je dois réfléchir. Et j'ai besoin d'un café".


Je ne le sens plus en colère maintenant, mais abattu, peut-être plus encore pour sa déception de ne pas avoir pu être libéré de toute Apocalypse plus de quelques heures que pour celle de devoir se remettre à turbiner. Je regrette aussi déjà la pseudo-insouciance des derniers jours, où le plus gros de mes problèmes était de refuser de dormir avec les pets de Luther. Et je regarde de nouveau Klaus.


"Est-ce qu'il l'a compris ?"

Cinq secoue la tête.

"Je ne crois pas. Il est surtout choqué d'avoir croisé sa tante, et d'avoir appris la mort de sa mère..."

Il lève les yeux au plafond de la voiture obscure et ajoute :

"Alors qu'il ne l'a même pas connue".


Il a l'air de penser que c'est ridicule et absurde, mais mes sourcils à moi se pincent un peu douloureusement. Parce que j'ai senti cette nouvelle fixation se construire en Klaus, dans sa lutte désespérée pour la recherche de connexion, d'attention et d'affection. Je sais qu'il a fondé un espoir illusoire dans cette quête de celle qu'il nommait 'Rachel', et qui n'était qu'un nom jusqu'à maintenant, sur le talon de chèque froissé.


"Je lui parlerai ce soir", dis-je à Cinq tandis que les cils clos de celui qui n'a même pas conscience que je suis transitoirement montée dans cette voiture me font mal au coeur.


Cinq gare la voiture le long d'un trottoir propre qu'il a mille fois traversé. Au dessus de nous, la façade avant d'Hargreeves Mansion se dresse, de la lumière traversant les vitraux de la porte d'entrée, marquée de la silhouette noire du moineau.


"Peut-être que Viktor a raison et que c'est une connerie", dis-je à Cinq tout en pinçant un peu sur ma poitrine le tissu de mon t-shirt Metallica, et il hausse les épaules, puis me dit en me regardant finalement dans les yeux :


"S'il nous reste une semaine avant que cette réalité collapse sur elle-même, approcher à la part cubique de toi-même ne devrait plus rien changer".


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22h07


*Crack !*


Je n'ai pas utilisé le heurtoir. Je crois que je ne raisonne plus à présent, et que je ne fonctionne plus qu'à l'instinct. Je me suis téléportée à l'intérieur d'Hargreeves Mansion, dans le couloir des chambres que j'ai si souvent traversé en douce pour me rendre à la salle de bain carrelée. Ainsi, cachée dans mon invisibilité, dans mon intangibilité, j'ai cherché une trace de Christopher, dans les chambres qui ne ressemblent plus en rien à celles que j'ai autrefois connues.


Le mur entre la chambre de Klaus et l'ancienne chambre de Viktor n'a jamais été abattu pour les réunifier, et je crois que cette dernière appartient maintenant à la version désagréable de Ben qui nous a 'accueillis'. Mes yeux ont un moment trainé sur ses nombreux et étranges dessins, tous accompagnés du nom de 'Jennifer' dans une mélancolie paradoxale et obscure. J'ai également très vite tourné les talons en approchant des chambres du fond : là dedans, se trouvait Luther, à n'en point douter... et il m'agace prodigieusement de le compter parmi les gens dont je sais reconnaitre les grognements d'extase. Non, je ne me suis pas attardée. Mon but, ici, n'est pas d'espionner ses ébats.


Je n'ai pas eu de mal à percevoir les 'Marigolds' des autres Sparrows, la plupart d'entre eux réunis dans leur salle de convivialité futuriste, perchée sur le toit et s'ouvrant sur un beau jardin japonais. Pourtant, je n'y ai pas trouvé celui que je cherchais. J'ai de nouveau sondé les tréfonds de la Maison, j'ai laissé l'énergie en infiltrer chaque recoin. Et j'ai trouvé quelque chose de singulier au sous-sol : au fond d'un couloir dont je n'avais jamais soupçonné l'existence, mais qu'il ne m'a pas été difficile de rejoindre.


Aurais-je soupçonné que cette bâtisse comprenait une forme de bunker, semblable à ces abris anti-atomiques que la Guerre froide voyait se multiplier ? Celui-ci, toutefois, possède une porte elle aussi futuriste, faite d'une technologie propre à Reginald Hargreeves, que j'ai déjà pu approcher par deux fois. La première en ce jour lointain de la fin de notre adolescence, où Klaus m'a introduite en secret dans le garage du vaisseau 'Minerva'. Et la seconde - déchirante pour mon coeur - lorsqu'il m'est arrivé de contempler les mécaniques inertes au bras de Grace.


Je me rends de nouveau matérielle et visible, dans la lumière bleue traversée de sillons dorés. La structure du bunker m'empêche de sentir celui qui se trouve à l'intérieur, que je ne peux que voir au travers de la transparence d'un hublot. Au milieu de cet espace réduit, Christopher est immobile, la matière de sa structure cubique pulsant tranquillement dans la demi-obscurité. Je force mes yeux à sa surface, comme si j'essayais de le réveiller. J'essaye d'agiter l'énergie autour de lui, mais son alcôve est impénétrable : parfaitement isolée. Et sur le côté du hublot, le chiffre sept est accompagné de la lettre grecque Omega.


"Christopher", dis-je à voix haute, en réalisant aussitôt que les ondes sonores non plus ne parviendront pas jusqu'à lui.


Comme anticipé par Cinq, mon estomac se tord, mais je ne ressens pour le moment clairement pas de pulsion meurtrière. Je n'ai toutefois pas le temps d’analyser plus avant mes entrailles, car - soudain - une voix que j'aurais dû m'attendre à entendre me répond, rapidement suivie par le son d'une porte se refermant en arrière de moi :


"Il dort, comme ça t'arrive aussi à toi".


Je me retourne lentement, les yeux baissés. Là, dans le couloir de métal, de béton et de briques bruts, Reginald Hargreeves s'avance vers moi. Même si je reste visible - comme souvent en situation de danger - mon réflexe est de me rendre immatérielle, à l'exception de mon appareil vocal pour pouvoir parler. C'est une réaction ordinaire, que je ne contrôle pas.


"Je sais qui il est", lui dis-je sans doute assez durement. "J'ai parlé aujourd'hui à l'une de celles à qui vous l'avez arraché".


Hargreeves me contourne, allant contrôler un petit panneau de constantes, sur le côté du bunker. Il est calme, presque lent, et marche un peu voûté. Il effectue un réglage, puis me répond comme si ça allait de soi.


"Je lui ai donné une chance de pouvoir réaliser son potentiel. C'est en toute connaissance de cause qu'il m'a été confié".

Je cligne des yeux durement.

"Pourquoi ? Pourquoi avez-vous décidé de m'adopter, cette fois ?"


Je viens de parler de Christopher comme s'il s'agissait de moi, ce qui me trouble, mais je ne sais pas comment le formuler autrement. Hargreeves se retourne, ses bras le long de son corps, loin de m'impressionner autant que ce qu'il a pu faire autrefois. Il me semble las, fatigué, presque vieux et docile. Comme s'il n'avait même pas envie d'être là. Et il me répond :


"C'est élémentaire, jeune-fille. Mon premier lot de rejetons m'a semblé plus ou moins apte, mais dangereusement chaotique et désuni. Et vous... vous... m'avez farouchement fait comprendre que vous n'accepteriez jamais de collaborer".


Je me fige, parce que c'est la vérité. C'est même la dernière chose que je lui ai affirmée, sous les plafonds de bois flotté du Tiki Bar où il nous avait invités à son 'dîner léger'. En ce jour où il nous avait tous clairement évalués, dans le but d'ajuster sa stratégie pour l'avenir. À l'époque déjà, ceci m'était apparu être une boucle de rétrocontrôle soigneusement planifiée.


"Vous m'avez adoptée... dans l'espoir que je serve plus facilement vos intérêts..."

Je regarde de nouveau Christopher.

"Mais vous saviez que ça ne serait pas trivial, visiblement, sinon vous ne lui auriez pas attribué le numéro 7".


Je me souviens de ce que Luther m'a dit, il y a longtemps. Qu'il pensait que les numéros qui avaient longtemps constitué leurs seuls 'prénoms' avaient été basés non pas sur la puissance de leurs pouvoirs, très dépendante des situations et difficile à comparer, mais plutôt sur la possibilité ou non de pouvoir les contrôler. Je ne suis même pas sûre qu'il m'écoute. Il est en train d'actionner un piston tout en gardant son monocle rivé sur le manomètre, sans même regarder vers moi. Mais finalement, il me dit :


"Ne faites pas d'hypothèses sur ce dont vous ignorez tout. Mais effectivement, vos aptitudes à tous les deux s'accompagnent d'une sérieuse tendance à jouer les fortes têtes".


Je le regarde faire un instant, et je demande, me disant qu'à présent, je n'ai plus grand chose à perdre.


"S'il est né humaine, comme moi je l'ai fait, alors qu'est-ce qu'il lui est arrivé ?"


Clairement, Christopher n'est pas 'né cube', moi au moins, je peux m'en douter. Et je me souviens distinctement que Granny a évoqué un 'accident', au dessus de son verre de porto blanc. Hargreeves se tourne enfin vers moi, assez lentement. Cette fois, j'en suis sûre : il n'attend qu'une chose : retourner dans son fauteuil, une fois ses contrôles faits.


"Numéro Sept a pris un autre chemin que vous, dans son exploration du couple matière-énergie. Le même pouvoir, utilisé différemment... en plus de votre inclinaison commune pour les machines".


Il m'est étrange de faire face à quelqu'un qui connaisse aussi bien ce que je suis. Mais depuis le cahier des notes perdues de Reginald Hargreeves, dans notre ancien 2019 et les révélations de Pogo, je savais au fond que si quelqu'un avait des réponses, c'était bien lui.


"Lui aussi a très rapidement su dématérialiser son corps et se faire pure énergie. Mais il semble que - vous - n'ayez jamais eu l'idée de vous en servir pour infiltrer le corps d'autrui et en prendre possession, n'est-ce pas ?"

Mes yeux s'ouvrent avec horreur, m'évoquant d'emblée ce jour pas si lointain, où Klaus a laissé le spectre de Ben prendre la barre du navire.

"Non, bien sûr que non, quelle horreur..."


Alors j'aurais été capable de ce genre de prise d'otage impérieuse également, d'une façon moins spectrale et fondée sur l'énergie des vivants ? J'en ai presque la nausée. Hargreeves, lui, jette un oeil à l'intérieur du bunker, comme si - lui - craignait quelque part de voir Christopher se réveiller. Je n'en dis rien, mais - peut-être parce qu'au fond, il est moi - j'ai le sentiment que depuis un bon moment, il ne dort plus et écoute tout de cette conversation.


"C'était diablement efficace, c'est un fait", me dit Hargreeves, "mais terriblement risqué. Il n'en a fait qu'à sa tête, je vous l'ai dit, et c'est aussi de mon fait : je les au tous encouragés à s'accomplir et se révéler".

Je cligne des yeux.

"Il n'a pas pu revenir à sa propre matérialité".


Je n'ai pas de mal à deviner ceci, car j'ai pu douloureusement expérimenter récemment à quel point revenir était difficile, dans certaines circonstances. Hargreeves referme un boîtier.


"Une chance que ce cube psykronium m'ait permis de le canaliser. Moi aussi j'aime toujours autant les belles mécaniques à mes heures, vous savez ?"


A nouveau, il pourrait ressembler à un papi inoffensif, qui me parlerait du train électrique caché dans son grenier, mais mon regard reste pourtant inflexible. Et tant que je suis face à lui, moins paralysée que la dernière fois, je prononce sans bien réaliser ce que je fais :


"Alors cette fois, vous avez choisi d'inclure 'Omega' dans vos sept rejetons".


Il s'apprêtait à retourner vers la porte du couloir qui le ramènerait vers le confort de ses appartements, mais il vient finalement d'arrêter son pas. Me regardant de haut en bas, son regard bleu et son monocle s'arrêtant sur mon bras.


"Mon premier échantillon est imparfait, mais utilisable", me dit-il avec une forme d'honnêteté, "et le Numéro Cinq des Umbrellas m'a donné la certitude que vous réapparaîtriez tôt ou tard. J'aurais été bien sot de ne pas doubler mes chances, et maintenant vous êtes tous comme une boîte de biscuits : c'est agréable d'avoir l'embarras du choix".

"Le choix pour quoi ?"


Il se met en marche à travers le couloir, me dépassant avec un petit rire sonore sous sa moustache. Je me demande s'il ne fait pas exprès de piquer ma curiosité.


"Ah ! Vraiment, vous êtes un bon spécimen", lance-t-il. "Je suis admiratif de mon autre moi d'avoir pris le risque de vous mettre dans le groupe témoin".

Je le rattrape dans le couloir pour marcher à côté de lui, laissant derrière moi Christopher retrouver à ses rêves psykroniques, quoi que ce mot veuille dire.

"Le groupe témoin ? En opposition à quoi ? Un groupe de test ?"


Je n'ai été qu'au lycée, mais j'ai les bases nécessaires en démarche d'expérimentation. Il prend l'air de celui qui renoue avec un autre de ses anciens hobbies.


"Tester la robustesse et l'efficience de mes stratégies éducatives est évident et digne de moi. J'avais besoin d'un groupe élevé-"

"... dans un milieu le moins altéré possible".


Tels étaient les mots qu'avait à l'époque prononcé Pogo. Le jour où il m'a avoué que je faisais partie des plans d'Hargreeves, un peu avant la première apocalypse. Putain. Alors c'est ainsi : il a bel et bien exploré des stratégies 'parentales' alternatives, et a complètement rajusté ses méthodes avec les Sparrows. Mais s'il vient de parler de ~groupe~ témoin...


"Il y en a d'autres ? Qui n'ont pas été élevés par vous ?"


Il ne me répond pas, mais mon esprit perturbé et fatigué est déjà en train de penser à Lila, comme par la plus grande évidence. Même si ça ne s'est probablement pas non plus passé comme il l'aurait souhaité, pour elle. Et je me doute qu'il y en a possiblement d'autres. Je me rends de nouveau matérielle, de façon sans doute un peu risquée, pour l'arrêter en le prenant par le bras.


"Qu'est-ce que ça veut dire, Omega ? Pourquoi Christopher porte aussi cette putain de lettre ?"

Il prend d'un coup un air d'une immense fatigue, comme s'il était sur le point de faire un malaise vagal l'obligeant à surélever ses pieds.

"En plus de vous introduire à la Sparrow Academy - demoiselle - vous êtes en train de violenter une personne âgée qui a besoin d'une verveine et d'un plaid, à présent. Toutefois..."


Ses yeux se posent de nouveau sur mon bras qui tient le sien : directement sur le tatouage reprenant le schéma un jour entrevu dans son carnet. Celui dont la cicatrisation n'est pas achevée, et qui me pique encore un peu la peau. Il rajuste son monocle avec un sourire infime, il lisse sa moustache. Et enfin, il ajoute en me laissant comprendre que ce sera sa dernière parole pour ce soir :


"Je me réjouis que vous ayez reconsidéré notre collaboration".


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Notes :


De nouveau, Rin est confrontée aux plans de Reginald, à travers ce miroir d'elle-même qu'est Christopher. Un autre Omega, cette fois inclus dans l'Academie de Reginald. Un panel de maintenant treize rejetons d'Hargreeves, et deux membres de son "groupe contrôle", en comptant Lila.


Dans quel but ? Rin l'ignore encore, et cette journée ne l'aura pas épargnée. Mais ce soir... elle n'obtiendra rien de plus, de la part de vieil homme qui va remettre ses pantoufles et rallumer sa télé...


Nul doute que Rin finira par parler à Christopher.

Et en attendant, tout commentaire fera ma journée ! ♡

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