Une courbure de l'espace-temps (saison 3)
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 3, épisode 2, autour de 24:30 (en milieu de journée, environ au moment où Klaus et Five font une pause près de la 'Plus grosse pelote de ficelle du monde').
Soundtrack suggérée : Proleter - April Showers ; Moriarty - Jimmy. TW : évocation de déni de grossesse et cancer.
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3 avril 2019, 11h58
Je suis encore sidérée de ce beau soleil d'avril qui s'est installé sur The City. 'De notre temps' - c'est à dire dans notre ancien 2019 - le ciel était sempiternellement maussade, pour ne pas dire franchement dégueulasse, comme il l'avait toujours plus ou moins été. Je me suis interrogée sur ce qui avait changé, et je n'ai qu'une seule réponse : nous. Et j'ai une hypothèse à ce sujet.
De façon récente, même si elle se perd paradoxalement en 1963, j'ai eu l'occasion d'observer la façon dont les ondes sonores libérées par les tumultes des émotions de Viktor pouvaient avoir pour effet de faire s'amonceler des nuages, de provoquer de la pluie, de la neige ou des tempêtes. Rétrospectivement, je pense qu'il avait toujours été plongé dans un état de déprime que je ne peux évaluer. Possiblement immense, pour ne pas parler de dépression. Et après l'avoir vu ce matin heureux et en paix, avec sa fraîche coupe de cheveux, je crois que je peux affirmer - oui - pourquoi le soleil brille si haut sur The City. En ce sens et même s'il me serre le coeur qu'il ait dû la laisser en 1963, je dois dire que Sissy Cooper peut en être remerciée.
Je me regarde moi aussi dans l'une des vitrines qui défilent tandis que je descends la 7ème Avenue vers le Sud. J'admire à nouveau ma coupe, fraîche du matin. Je doute que ce que j'y vois corresponde jamais à ce que je ressens, ma matière et moi ayant toujours été dans une relation tumultueuse. Mais au moins j'ai l'impression d'un peu me retrouver. Maintenant, ce qu'il va me falloir sera de mettre au placard cette tunique hippie.
Je n'ai toujours pas d'argent, et je commence à le sentir. J'ai été transparente sur ce fait avec Hoàng Thị Liên quand elle m'a proposé de déjeuner aujourd'hui. J'ai du mal à ne pas l'appeler Granny. Sa voix était intriguée au téléphone, quand je me suis présentée comme une nièce, de passage à The City. Elle n'avait pas vraiment le temps de discuter, il y avait - étonnement - beaucoup de bruit et de musique autour d'elle : elle s'est contentée de de me donner rapidement ce rendez-vous. Pour moi, l'entendre pressée par autre chose que l’horaire de son drama à la télé est très étrange, vraiment.
Tandis que je tourne dans Crescent Avenue, l'équivalent de Broadway à The City, les premiers théâtres apparaissent, avec leurs grandes affiches de comédies musicales ou de pièces mondialement connues. Ici, les taxis qui passent portent parfois les visages des jeunes premiers à la mode, ou scandent le nom des productions à grand budget. J'y ai vu le Rocky Horror Picture Show avec Klaus, il y a bien longtemps. Quel incroyable show ça avait été.
Autrefois, Granny vivait près du marché au tissus de Warden, à l'ouest d'Argyle Park. Par l'entremise de Reginald Hargreeves - maintenant je le sais - elle avait exercé le métier de tailleur sur mesure, cousant dans son petit appartement modeste les accoutrements les plus raffinés pour le gratin de The City. Les uniformes de l'Umbrella Academy également, je l'ai découvert sur le tard. Et j'ai été en mesure d'affirmer en un clin d'oeil en voyant les blazers rouges des Sparrows que ceux-ci n'étaient pas de son fait.
Je me demande ce qu'elle est devenue, ici. Pourquoi et comment elle a différé de ce que moi j'ai connu. Et - si je n'existe pas à The City - pourquoi elle y a émigré. Cinq pense que nous sommes nés éparpillés de par le monde, ce qui a effectivement été mon cas. Dans une famille d'origine Vitenamienne, comme la France en a tant compté après la décolonisation. Tout comme la dénommée Lila porte des traits de cette Inde qui m'est maintenant si chère, tout en s'exprimant avec un fort accent british. Granny et ma mère se sont installées ici quand j'avais cinq ans, avec 'compensation financière' d'Hargreeves, je l'ai su.
Ce que nous sommes tous, je l'ignore. J'aimerais le comprendre. Et malgré moi, comme à chacun de mes doutes maintenant, je baisse les yeux sur le motif tatoué à mon avant bras. J'ai tant de questions pour cette femme qui n'est possiblement plus ma grand-mère. J'espère juste que je ne vais pas me retrouver trop troublée pour pouvoir aligner trois mots.
Tandis qu'autour de moi, défilent les portes des salles de spectacle, souvent entourées de nuées d'ampoules surplombées d'enseignes au néon, je regarde le papier à lettres estampillé du logo de l'Hôtel Obsidian sur lequel j'ai inscrit le nom de l'endroit où nous avons rendez-vous. 'April Showers - after-spotlights Suppers & Brunches'. Le nom m'amuse, car - définitivement - aujourd'hui le soleil est beau.
Je trouve l'endroit. Niché entre une salle de concert huppée et une sorte de cabaret où le champagne, les plumes et parfois le ballroom et le drag investissent les soirées. Des portes de verre à l'esthétique modern-style, des boiseries vertes et un beau plancher. C'est un endroit comme aucun où j'ai déjà vu Granny. Mais je sais qu'elle n'avait pas vécu la vie dont elle aurait rêvé.
Il ne me faut guère de temps pour la localiser, dessinant sur un carnet à une table recouverte d'une nappe blanche impeccable, un petit verre d'alcool doux à portée de main. Une tenue noire à la coupe sobre mais légèrement pailletée, une coiffure digne des dramas qu'elle regardait. Tandis que je m'approche, je vois qu'elle est en train de parfaire le croquis d'un vêtement, comme je l'ai - si souvent - vu faire dans mon enfance, la télé allumée. Son maquillage est parfait, et ses boucles d'oreilles en grenat.
A mon approche, elle ne relève pas les yeux tout de suite, je la vois encore tracer quelques derniers traits. Je sais que ma tenue n'est pas vraiment 'conforme au dress-code' de l'endroit, comme aurait dit Klaus, et elle finit par relever ses yeux ridés. Ceux qui étaient toujours rieurs, même quand elle s'apprêtait à dire une méchanceté. Et elle me lance :
"Vous avez quatre minutes de retard. J'avais presque commandé".
Cette voix, ce ton, ce cynisme cinglant en tout instant et tout lieu. Au moins, ceci n'a pas changé. Elle me vouvoie, mais je sais que je vais devoir m'y habituer. Alors, comme je l'aurais fait avec ma grand-mère, je lui réponds :
"Au moins, je vois que vous avez pris de l'avance avec un Porto blanc".
Elle lève un sourcil, comme si je venais de la surprendre agréablement, et je sens qu'elle m'analyse. Qu'elle inspecte à la surface de mon visage des détails infimes, des traits qu'elle reconnaît comme familiers. Je ressemble beaucoup à ce qu'était ma mère au même âge, c'est un fait. Et à beaucoup de mes cousins au sens large, au point que nous étions parfois pris comme faisant partie de la même fratrie. Elle me fait signe de m'asseoir face à elle.
"Vous avez déclaré être une nièce. Vous êtes la fille de qui, déjà ?"
Je souris tranquillement, mais intérieurement, mon coeur bat contre mes côtes. Je connais bien la famille : ma grand-mère avait trois soeurs dont deux que j'ai bien connues, m'ayant donnée une flopée de 'cousins'. Et si le contexte n'a pas changé, alors le petit mensonge que je vais lui adresser fonctionnera.
"De Thị Mai. Celle qui souhaitait qu'on l'appelle Georgia".
La tante qui a émigré aux USA dans les années 80, après avoir coupé les ponts avec tout le reste de la famille, celle de France comme celle retournée au Vietnam. Celle dont elle n'a jamais eu d'autres nouvelles que par un faire-part de décès autour de 2015. Cette soeur qu'elle n'a jamais essayé de chercher de nouveau. Elle fait la moue.
"Ce n'est pas la branche avec les pommes les plus mûres. Mais alors... cette vieille carne s'était reproduite avant de débarrasser le plancher".
Elle soulève son verre de porto et boit un instant en silence, et elle ajoute, les yeux presque fermés :
"Qu'est-ce qui vous prend de me contacter subitement ? Vous avez hérité des regrets qu'elle n'a jamais eus ?"
Je soupire, car l'espace d'un court instant, le mensonge que j'ai choisi me fait un peu mal. Mais le fait est qu'il a fonctionné. Je secoue la tête, et cette fois, je lui adresse une forme de vérité :
"Je m'intéresse... à la généalogie".
Le serveur en tablier noir de très grande classe - au sujet duquel Klaus aurait sans doute eu un foule de compliments fleuris - dépose entre mes mains le menu relié en cuir, et me demande ce que je souhaite boire. Je ne souhaite pas m'imposer, ni coûter trop cher à celle qui m'invite sans me connaître du tout. Granny a toujours été comme ça : désagréable, mais avec une forme de générosité par l'alimentation. Alors je demande moi aussi un porto, et elle lui jette un regard assassin et lui dit :
"Apportez-nous aussi le menu du jour. Bon sang. Le service est censé être inclus, pas optionnel".
Il place entre nos mains les menus, puis nous laisse choisir ce que nous souhaitons manger, visiblement habitué à se faire tacler chaque midi. Et elle relève le menton, me regardant à présent de ses petits yeux âgés.
"Celle tunique démodée... C'est très éco-citoyen de s'habiller chez Oxfam, mais tu pourrais au moins accorder les tons. Et qu'est-ce que c'est que cette coiffure. C’est un style déstructuré ou un accident de jardinage ?".
Je ne peux retenir un rire discret. Vraiment, putain. Même si elle ne me reconnaît pas : ce qu'elle m'avait manqué.
"J'aime expérimenter", lui dis-je, et elle hausse les épaules.
"Parfois, l'expérimentation finit par friser l'infraction".
Pour un peu, j'aurais envie de la serrer dans mes bras alors que je déteste le plus souvent ça, mais elle ne comprendrait pas. Et mes yeux se posent sur le croquis qu'elle est toujours en train de griffonner.
"Vous vivez dans le coin...", je lui demande, et elle me regarde en biais.
"Je suis styliste pour les comédies musicales. Au printemps et à l'automne ici, et l'été et l'hiver à Broadway".
Malgré moi, j'étire un sourire un peu triste. Je vois que, d'une certaine façon, elle a eu dans cette ligne temporelle la vie qu'elle n'a pas pu avoir en sacrifiant tout pour m'élever avec maman. Et ce n'était pas chose aisée, même à deux. Mais malgré la forme de douceur qui me saisit, elle me regarde de façon inflexible.
"Toi, tu m'a dit être fauchée. Est-ce que tu sais qu'il y a quelque chose de très utile qui s'appelle un travail ? Ton culot est admirable, c'est ce qui m'a donné envie de t'inviter."
Il n'est pas utile que je me défende au sujet de ça, sinon je vais passer tout le repas à me faire juger sur à peu près tout, je le sais. Je me contente de lui sourire, de laisser filer ses mots. Et après un court silence, elle prend une gorgée de porto et me prouve que mes paroles ont bel et bien été intégrées :
"La généalogie, hein ? Tiens toi droite sinon je t'affuble d'un corset".
J'acquiesce et je me dandine un peu sur ma chaise modern-style.
"De ce côté, il ne me manque plus que les informations sur vous et votre fille".
Elle ouvre le menu, sans plus me regarder, et le parcourt alors qu'elle le connaît certainement par coeur.
"Ce sera une affaire réglée avant même la fin de l'apéritif, en ce cas", pose-t-elle. "Je n'ai eu que Kim, et le cancer l'a emportée en 2009. Pas besoin de choisir le plat le moins cher : moi je gagne bien ma vie. Mais ne prenez pas le saumon : ici, il est dégueulasse. Un vrai plat d’hôpital".
A peine a-t-il déposé mon porto, le serveur se raidit en entendant ceci et repart. Et moi, j'ai maintenant les sourcils froncés. Alors dans cette réalité-ci, ma mère est aussi décédée. De la même façon. La même année. Le cancer est une saloperie dans toutes les timelines. Quelque part, j'aurais pu imaginer qu'il en serait ainsi, mais de l'entendre ainsi énoncé me pince le coeur, même après toutes ces années. Comme ma grand-mère le faisait aussi, je la vois cacher sa peine, mais ce sillon imperceptible entre ses sourcils ne me trompe pas. Je ne la pousserai pas plus sur cette question, comme je ne le faisais jamais autrefois, mais c'est elle qui ajoute :
"Elle savait ce que c'était de se battre, elle l'avait toujours fait, déjà bien avant cette saloperie. Mais l'univers ne fonctionne pas au mérite".
C'est la première fois que j'entends ce genre de paroles passer sur ses lèvres, et j'en suis agréablement surprise. Rien que pour ceci, je crois que je suis heureuse d'être venue essuyer ses regards tranchants. Mais bien sûr, au fond de moi, la question qui me taraude est maintenant...
"Et 'Marine' ?"
Il me fait presque bizarre de prononcer ce nom, que je n'utilise pas. Celui que j'ai souhaité raccourcir et universaliser en Rin, lorsque j'avais à peine treize ans. Celui que Klaus utilise de temps en temps quand il souhaite m'agacer. Le prénom occidental que ma mère m'a donné en plus de mon prénom Vietnamien. Mais je vois son regard se durcir, tandis qu'elle le relève vivement pour me fixer.
"Qu'est-ce que tu as dit ?"
J'ai un mouvement de recul, quelque peu inquiète de son étonnement. A présent, je suis méfiante de cette réalité, certainement à raison. Et je balbutie :
"Je veux dire Bạch Liên".
Malheureusement, le fait que je sois capable de lui donner mon autre prénom semble lui couper le souffle encore plus. Je crois que je viens de toucher à quelque chose d'extrêmement sensible, clairement plus encore que le décès - pourtant terrible - de sa propre fille. D'un coup, je me sens indélicate à parler de ça, alors qu'il s'agit paradoxalement de moi. Mais en tout cas, une chose est certaine : j'existe, ou j'ai bel et bien existé, pour que sa réaction soit aussi vive que ça.
"Je suis désolée de vous demander ça", lui dis-je en toute conscience du mal - bien réel - que semble lui faire l'évocation de ces deux noms. Mais elle me demande simplement :
"Comment savez-vous ça ?"
Je ne comprends pas, je me tasse sur ma chaise. Et alors que le serveur revient prendre nos commandes avec mille précautions et un air terrifié, je décide de mentir encore un tout petit peu :
"Je... en remontant les registres d'état-civil, l'acte de naissance est apparu..."
Je ne sais pas comment j'ai fait pour prononcer quelque chose d'aussi pertinent alors que mon esprit s'agite dans tous les sens. Et elle jette presque au visage du serveur le menu qu'elle tenait entre ses mains.
"Je prendrai le tournedos. Cuisez-le moins que la semelle de la dernière fois. Et pas trop de haricots".
Après avoir balbutié que je voulais la même chose qu'elle, je rends moi aussi mon menu et croise mes mains sous la nappe blanche.
"Est-ce que... est-ce qu'il pose problème que je le sache ?"
À présent, c'est moi qui pose cette question de façon franche. Mais j'ai besoin de savoir, encore plus que lorsque je me suis assise face à elle. Elle voit certainement bien que je suis troublée, et que je ne lui veux pas de mal en demandant ça. Elle plisse les yeux et boit de nouveau.
"Je n'ai pas de réserve à en parler", me dit-elle. "Kim aurait souhaité que son combat soit soutenu par le reste de la famille, là où tous l'ont à la place jugée et abandonnée, sauf moi".
À mes yeux, elle devine sans doute ma confusion.
"Il n'est pas facile de donner naissance alors que vous ignoriez tout de cette grossesse jusqu'à entendre l'enfant pousser son premier cri. D'être jugée pour des actes passés dont vous ne vous souvenez même pas. De l'être à nouveau pour ne pas vous y être attachée à cet enfant dans ses premières heures, et pour avoir cédé lorsqu'on est venu vous offrir de lui donner une vie meilleure que celle que vous auriez pu lui donner".
Je ressens de la douleur en entendant ça, et elle le sent certainement, même si elle ne peut pas deviner à quel point je peux compatir avec les circonstances de cette naissance inattendue. Elle ignore - en réalité - qu'elle est aussi en train parler de la mienne. Toute la première partie, ce qu'a vécu ma mère à ma naissance avant que - finalement - les regards de la famille s'adoucissent en me voyant grandir, je ne l'avais toujours soupçonné. Mais sa dernière phrase, en revanche... vient de faire s’accélérer ma respiration.
"Ce ne sont certainement pas les histoires de famille heureuse que vous espériez", me dit-elle face à mon silence, mais j'interjecte au contraire : "Qu'est-ce que vous voulez dire par 'une vie meilleure' ?"
Elle cligne des yeux et reprend son verre de porto.
"Nous n'avions pas grand chose, à cette époque, et c'est un faible mot. Surtout pour élever cet enfant, aussi particulier que ce qui nous a été annoncé. Nous étions sous le choc, c'était encore si récent. Kim était jeune - au fond - et dévastée. Je ne crois pas qu'elle ait été complètement lucide, lorsqu'elle a accepté. Ni au sujet de ce qu'elle faisait, ni au sujet de la façon dont s'être séparée de son bébé la consumerait progressivement, mois après mois".
Elle boit, d'une traite, et lève le doigt pour en recommander directement un second.
"Personne ne peut imaginer ce que ça fait".
Je la fixe à présent. Non plus parce que je ne comprends pas ce qu'elle me dit, mais au contraire parce que ce qui est arrivé dans cette réalité-ci est à présent limpide pour moi. Ma main passe sans que je le veuille sur le tatouage à mon bras, alors que mes yeux sidérés me brûlent soudain. Je ne peux peut-être pas imaginer ce que ça fait, effectivement. Mais j'ai compris. Et je repense au talon de chèque, à la fois dérisoire et odieux, que Klaus a toujours gardé là où il conservait ce qu'il avait de plus précieux.
"Vous l'avez confié".
Je n'emploierai pas le mot 'vendu' : je n'ai pas besoin de lui faire plus de mal que ce que j'ai déjà fait. Et pourtant, je sais qu'il serait pertinent, car l'évidence vient de s'abattre sur moi avec le poids de l'univers entier. À présent, pour moi, il ne fait plus aucun doute que - dans cette timeline-ci et à la différence de celle dont je viens - je fais partie des enfants que Reginald Hargreeves a 'adoptés'.
"Elle a regretté", me dit-elle. "Bien sûr qu'elle a regretté. Et moi aussi."
Pour la première fois, je la sens immobile, et pas sur le point de lâcher la moindre méchanceté.
"Nous avons retrouvé la trace de l'enfant. Nous l'avons suivi jusqu'ici, nous avons emménagé à côté, même si nous n'avions rien. J'ai trouvé ce boulot, j'ai travaillé nuit et jour, j'en suis fière, tu entends. Et Kim n'a jamais cessé d'essayer, jusqu'à son dernier jour".
Mon coeur est serré et mes mains tremblent. Heureusement que le tournedos ne nous a pas encore été servi, car j'aurais été incapable de le couper. D'un coup, je repense au régiment de trous du cul qui nous ont fait face, au balcon d'Hargreeves Mansion, à notre arrivée. A ceux qui ont copieusement tabassé mes compagnons d'infortune, avant de les expulser. Je peine à les passer en revue.
"Elle n'a vu que de loin les berceaux passer dans Argyle Park, on ne l'a jamais laissée approcher. Elle n'a pu qu'entrevoir les rares fois où les gamins Hargreeves sortaient pour un bowling, ou pour une heure octroyée chez le coiffeur barbier."
Enfin, elle vient de prononcer ce nom, et mon regard se tourne d'instinct vers le boulevard, où les grandes affiches au nom du petit oiseau du Destin sont visibles, comme de partout. Elle sait que je les connais : tout le monde dans cette ville n'a que leurs noms à la bouche, surtout celui de Marcus qui semble déchaîner les hormones des foules, mais ceux des autres également. J'ai retenu Sloane, Fei et Alphonso.
"Elle a su par la télé que la classe inaugurale de la Sparrow Academy avait été lancée. Elle a compris par les journaux quand il a fait sa transition, puis quand il a eu son 'accident'. C'était trop tard, de toute façon."
Elle prend une grande inspiration et ajoute :
"La vérité était que Christopher ne la connaissait pas".
Je ne tremble même plus à présent, tant les éléments viennent de s'aligner dans mon esprit, comme une longue et intense douche froide d'Avril. J'ignore de quel 'accident' elle parle, mais à présent, je comprends cette impression étrange de me tordre de l'intérieur, à notre arrivée à Hargreeves Mansion. Mon trouble, face au cube des Sparrows, qui me sondait en retour, tandis que tous les autres s’appétaient déjà à s'affronter. Celui qui a un égo inversement proportionnel à sa petite taille, un humour infect et un jugement perfide digne de celui de Granny, décuplé comme au sein d'une réaction atomique. Celui qui a fait se tordre Diego de douleur en s'infiltrant dans l'énergie de son système nerveux, juste avant de l'électrocuter. Celui qui est en fait et ironiquement moi.
Ce matin, en souriant à Viktor, je me suis demandée qui j'aurais été avec un autre vécu, une autre éducation, une autre confiance en moi, un autre contexte. Ce qu'aurait été ma vie dans une autre timeline. Et je repense aux mots de Cinq, dans l'évocation des 'Dopplegangers', puisqu'il semble cette fois bel et bien que j'en ai un. Un 'être' qui n'est littéralement plus moi, mais ce que j'aurais pu devenir à un certain point. Ce qui ne l'empêcherait sans doute pas de vouloir me tuer, pour 'psychose du paradoxe' ou non.
Je ne dis rien, je soupire juste faiblement, abasourdie de ce que l'espace-temps m'apporte à nouveau. Et alors, regardant avec des yeux brillants cette grand-mère qui n'est pas exactement la mienne, tandis que le serveur terrifié dépose les deux assiettes devant nous, je murmure :
"Peut-être que s'il savait tout ça, Christopher serait moins con".
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Notes :
Parfois, il y a des directions à la fois délicates et évidentes à prendre, dans la rédaction de cette histoire. Dans une certaine mesure, elle s'écrit d'elle-même, à certains moments simplement par la logique interne des personnages.
Il a toujours été évident pour moi que Christopher était Rin. Parce qu'il est fait d'énergie pure, à l'intérieur de ce cube mystérieux, parce que son caractère infect est une forme d'extrapolation au centuple de celui que Rin a un peu hérité de Granny. Mais que lui est-il arrivé ? À cette question, Rin aussi a besoin d'avoir une réponse...
Ce chapitre m'a permis d'explorer également la douleur de ces femmes qui ont enfanté certains des 43. Celles qui - peut-être - se sont finalement battues pour leurs enfants réclamés par Hargreeves.
Tout commentaire fera ma journée ! ♡