Une courbure de l'espace-temps (saison 3)

Chapitre 5 : Le Nexus

4072 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 13/09/2024 08:24

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 3, à la toute fin de l'épisode 1 (pendant que Marcus découvre le Kugelblitz au sous-sol d'Hargreeves Mansion et y disparaît).


Soundtrack suggérée : Florence + the Machine - Mother ; Always on the Run - Lenny Kravitz. TW : référence à des usages de drogue et d'alcool.


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2 avril 2019, 21h58


La soirée était déjà bien avancée, lorsque j'ai fini par retrouver Klaus au bar, en pleine conversation à coeur ouvert avec les homards. Je crois qu'il était en train de leur parler de Ben : de la façon dont-il l'avait récemment perdu une seconde fois. En se demandant si - d'une certaine façon - il l'avait ou non retrouvé. Je ne sais pas s'il réalise à quel point le Ben des Sparrows est différent. Moi, il ne m'a fallu qu'un quart de seconde pour le distinguer.


Comment est-il possible qu'à partir d'un même point de départ - génétique et de vécu - une personne devienne si différente ? Ce questionnement me renvoie aux paroles de Cinq concernant nos Dopplegangers. Je m'interroge sur la façon dont 'Ben' et sa volière d'emplumés ont été élevés. Pour le peu que j'ai vu d'eux, ils m'ont semblé dans l'ensemble assez hautains, sûrs d'eux, compétents et en apparence soudés. Même leur cube insensé. Clairement, tout ce que l'Umbrella Academy n'a jamais été.


Une chose que Klaus m'a dite – tandis que nous quittions l'Hôtel Obsidian dans le but de renouer un peu plus avec notre passé - m'a laissée pensive : en marge de la baston de ce matin, Reginald Hargreeves lui aurait dit qu'après avoir constaté son échec concernant sa première sélection, il aurait finalement décidé de ne pas les adopter, au profit de cette clique à l'égo démesuré. 'Échec' est un mot qu'Hargreeves n'utilise pas souvent, je m'en doute, mais je me méfie de ses affirmations, qui peuvent toujours être une forme de manipulation.


Nous avons remonté la Septième Avenue, dont l'animation et le trafic sont toujours denses jusque très tard dans la soirée. Nous avons rejoint les ruelles que nous fréquentions autrefois, là où se nichent les clubs et les bars de The City, où nous noyions nos mésaventures dans les spiritueux et les concerts endiablés. Le théâtre de beaucoup de rencontres que nous avons souvent regrettées, de quelques mésaventures épiques dont nous essayons maintenant de plaisanter. Mais surtout - souvent - d'éclats de rire, et de moments presque de grâce parfois.


Nous avions besoin de vérifier que ces endroits étaient encore là... et de retrouver cette part de nous, en ces heures de plus en plus avancées de notre première nuit ici.


Tandis que le serveur pose sur la table de chêne doré nos verres de cachaça, je soupire d'aise. Nous trinquons en souvenir des jours heureux de Rio, que nous gardons en nous s'ils ont eu lieu dans un autre temps. Je n'embêterai pas Klaus ce soir au sujet de son taux d'alcoolémie : il a l'air de trouver ses marques, et pour le moment, c'est ce qui compte pour moi.


"C'est stupéfiant", me dit-il. "Même la carte des alcools du monde est la même à la lettre près".

"Ce qui est incroyable, c'est que tu aies oublié le nom du patron, mais que tu te rappelles de ça".


Je souris, tout en griffonnant négligemment sur ma serviette en papier. Un carré, à l'intérieur d'un autre, et encore d'un autre, au côté d’hexagones concentriques, que je m'apprête à relier. Encore. Il me regarde faire tranquillement, sans rien dire, puis il lève la tête pour observer la salle autour de nous.


Installé au rez de chaussée d'un immeuble de brique bas typique de ce quartier de The City, le Nexus Bar occupe le numéro 505 de la rue. Vu de l'extérieur, derrière des boiseries couleur vert-de-gris, il est difficile d'imaginer le stupéfiant intérieur qui s'y trouve lové. Des murs plaqués d'acajou, inspirés du modernisme comme une oeuvre de Gaudí, des bouteilles et des miroirs, reflétant l'éclat doré de lanternes. Ce lieu est une façade, une couverture, pour une petite salle de concert dissimulée au sous-sol, hébergeant des événements underground illégaux. Accessible par une unique porte, donnant sur un escalier étroit, qui s'enfonce dans les profondeurs de cette ville qui ne dort jamais. Et Klaus me demande négligemment :


"Comment s'appelait ta petite amie, déjà, celle qui nous a introduits ici pour la première fois ? Sigrid ?"

"Ingrid".

Je trace une nouvelle ligne sur la serviette en papier, que je termine par un point.

"C'est aussi celle qui a fini par me plaquer et nous faire blacklister, parce qu'elle te trouvait trop collant. Comme Lloyd, finalement. Et peut-être aussi parce qu'à l'époque, tu avais décidé d'apprendre à jouer du kazoo".

"Ne dénigre pas mon talent : j'étais virtuose".

Il se penche et me murmure :

"Mais quelle chance que le patron ne nous ait pas reconnus".


Je relève les yeux de mon dessin et tourne la tête vers le hipster barbu présentement en train de servir une bière pression.


"Tu l'auras remarqué, Klaus, ce n'est pas exactement la seule chose qui a changé depuis que nous sommes revenus".

Il soupire, tout en regardant encore mon dessin.

"Tu veux dire... en plus de la parodie de DC comics qui a retapissé les wc de Papa ?"


Je relève un instant mon stylo piqué dans la suite du Bison Blanc de l'Hôtel Obsidian. Une entorse au code de discrétion du squatteur, dirait mon cher spécialiste, mais j'ai besoin de pouvoir griffonner.


"Rodrigo ne m'a pas reconnue, à la quincaillerie. Et je suis allée chez moi : il semble que Granny n'ait jamais habité là, mais dans les rues derrière les théâtres de Crescent Boulevard. Je l'ai trouvée dans le bottin".

"Diantre. C'est ce qui s'appelle une ascension sociale, mon chou. Là-bas le mètre carré coûte un bras, une jambe, et la moitié d'un rein".


Nous échangeons un regard entendu, et nous buvons tous les deux un instant nos cachaças en tâchant d'organiser nos pensées. Je soupçonne que celles de Klaus soient déjà en train de dériver, mais contre toute attente, il finit par énoncer :


"Tu sais ce qu'a dit Cinq au dîner ? Il pense que nous avons tous des 'doppelgängers' quelque part dans le monde. Qui sont peut-être tireurs d'élite, cascadeurs, décorateurs d'intérieur ou éleveurs de chiens, étant donné que Papa ne nous a jamais rassemblés".


J'hoche la tête tout en retraçant certaines lignes de mon dessin. Nous en avons aussi parlé, Cinq et moi, et ce qui me trouble est plutôt que Granny vive ici, sans aucune trace de moi. Klaus pose son menton dans la paume de sa main 'Hello'.


"Je me demande si tu es devenue bassiste dans un groupe punk, ou PDG d'une méga-corpo i-tech. Si moi je suis l'égérie d'une marque de sous-vêtements irisés. Mais surtout..."

En relevant les yeux de mon croquis, je vois son expression changer.

"... tu te souviens du talon de chèque que j'avais volé dans le tiroir de Papa ?"


Je pose mon stylo, j'abandonne complètement l'idée de dessiner, ou même de boire. Parce que je sais où il veut en venir... et parce que je me souviens douloureusement de ce qu'il est en train d'évoquer.


Nous ne nous connaissions que depuis quelques mois, lorsque c'est arrivé. Lorsqu'il s'est introduit comme souvent à Hargreeves Mansion dont il avait été chassé, pour fouiller le coffre-fort et récolter quelques objets à mettre en gage : avant que Pogo ne fasse fermer la porte avec des cadenas de haute sécurité. Il avait trouvé ce talon de chèque au hasard, vestige du jour lointain où il avait été 'adopté' auprès d'une inconnue habitant en Pennsylvanie. Vendu, en réalité. Contre la somme modique de 3000 dollars, odieusement inscrite sur le papier blanc, à la machine à écrire.


3000 dollars.


Voilà la valeur qu'il avait eu le sentiment que son père 'd'adoption' attachait à sa vie, tout autant que cette 'mère', qui l'avait un jour ainsi cédé. Un montant chiffré à la fois brutal et dérisoire, alors que l'existence d'une personne de devrait jamais se monnayer. Mais telle est l'autre malédiction de Klaus : d'avoir vu son être et son corps toujours possédés par d'autres : par son père, par les fantômes, par ses amants et proxénètes. Par ses drogues et ses liqueurs. Et même par Ben, à un certain point.


Cette réalisation lui a coûté bien plus que ce que son intrusion pour chapardage lui a apporté, et sans doute au moins une fois la vie. Pendant plusieurs semaines, je l'ai vraiment vu au plus bas, avant qu'il ne remonte la pente de lui-même, comme il l'a toujours fait. Je m'en rappelle comme d'heures réellement sombres, où je ne le connaissais pas encore assez pour réellement l'aider, et où il s'en remettait à des quantités invraisemblables de Xanax, pour ça.


"Tu l'as gardé ?", je balbutie. "A Dallas, tu l'avais avec toi ?"

Il cligne des yeux.

"Il n'a jamais quitté mes 'coffres de sécurité'".


C'est ainsi qu'il appelle en général le fond de son slip et l'intérieur des talons de ses chaussures : là où il a historiquement caché tout un tas de 'trésors', et un véritable défilé de pilules et de cachets. Et il ajoute :


"Plus encore que d'aller reluquer le superbe postérieur de mon alter-ego... c'est 'elle' que je voudrais aller rencontrer".


Celle qui l'a littéralement vendu contre une bouchée de pain, mais contre laquelle il ne semble nourrir aucune rancoeur. Au contraire. En cet instant précis, au dessus du dessin géométrique qui semble presque me parler, je comprends qu'il se sent enfin prêt à franchir un pas qui lui faisait jusque-là trop peur : aller à la recherche de celle qui - de façon surprenante et imprévue - l'a enfanté le jour où nous sommes tous nés.


"Rachel", je murmure, parce que - d'elle - c'est tout ce que j'ai retenu.

"Est-ce que tu crois que c'est une bonne idée, Klaus..."


Il y a un peu de douleur dans ma voix, mais il secoue la tête, comme s'il était poussé lui-même par une volonté qui le dépassait.


"Tu sais, Rin... je pense que si on a la chance d'avoir encore ce genre de personnes, il faut les trouver. J'ai perdu Ben. J'ai failli te perdre toi. J'ai re-perdu Dave. Alors si ma mère est là quelque part... avant qu'on soit propulsés dans une époque où elle et Taylor Swift n'existeraient de nouveau pas... j'ai juste besoin de la rencontrer".


Les addictions et les fixations ne sont chez Klaus que le revers d'une même médaille : des silences et des bruits pour en étouffer un autre : celui des fantômes qu'il lutte en permanence pour ignorer. L'attachement a toujours aussi été fulgurant, chez lui, tout comme sa recherche inlassable d'affection : deux autres de ses pulsions de vie.


"Je veux y aller demain", me dit-il. "Je peux prendre l'une des voitures mises à disposition par l'Hôtel. C'est à cinq heures de route : on peut faire l'aller-retour sur la journée et même être de retour pour un cocktail et un bain de pieds en fin de soirée".


Mes yeux se plissent avec un peu de peine. A présent qu'elle lui semble à portée de main, cette femme dont il ignore tout est déjà son nouveau phare dans la nuit. Quand Klaus est déterminé, figurez-vous qu'il obtient en général ce qu'il veut. Avec une ténacité qu'il est inutile de chercher à enrayer. Et je peux comprendre son désir, au fond, car j'ai ressenti quelque chose de proche au sujet de Granny.


"J'aimerais", lui dis-je. "Le problème, c'est que..."

Sentant mon recul, il imagine tout de suite qu'il va être un poids et qu'il doit se justifier.

"Rin, j'ai besoin d'un soutien émotionnel, ce n'est pas juste pour faire chauffer le siège passager".

Et je tente immédiatement de le rassurer, abandonnant mon tracé.

"Je sais. Je sais. Ce n'est pas que je ne veux pas. Mais j'ai déjà un engagement pour demain, et j'en suis vraiment désolée. Demande à Cinq ? Après tout, il est retraité".


Il se fige et arque un sourcil avec une incompréhension teintée des éternels accents de son complexe d'abandon.


"Un engagement ? Je croyais que tu n'avais un jour d'essai qu'après-demain, pour ton travail au monde merveilleux des tournevis".

J'hoche la tête, puis j'ose de nouveau croiser le vert-mousse.

"C'est le cas. Demain... Granny a accepté de me rencontrer pour déjeuner".


Je vois la compréhension passer dans ses yeux, tandis qu'il intègre que ma démarche est le miroir de la sienne. Il soupire, admettant progressivement que je n'irai pas avec lui, mais que ce n'est pas par rejet. Et il finit par boire un peu de cachaça et souffler :


"C'est bon. Je comprends".


Je me suis présentée comme une nièce. J'en tremble encore. Nous nous comprenons, en cet instant. J'ai trouvé dans la suite du Bison Blanc un petit volume de dictons des Lakota, Dakota et Nakota. Dans la danse circulaire du présent, du passé et de l'avenir, ils disent que nous sommes les fruits des graines plantées par nos ancêtres. S'il nous reste encore une personne, une seule, qui soit à l'origine de ce que nous sommes, alors demain sera le jour pour les rencontrer.


Mais il n'y a pas qu'eux qui nous tissent. Et je me demande...


"Klaus", lui dis-je en avançant ma main par delà mon dessin, au milieu de la table et en la posant sur son avant-bras. Un geste que je ne fais pas beaucoup, sauf quand je sais qu'il y en aura besoin.

"Est-ce que tu t'es demandé si Dave était finalement encore là ?"


Entre les boutons du veston qu'il portait encore il y a quelques heures dans les années soixante, la chaîne à laquelle sont suspendus ses dog-tags brille, ici sous les lanternes du Nexus. Le nom de ce bar, d'un coup, me semble presque prédestiné, lui qui puise son origine dans la notion de lien et de connexion. Je me doute qu'il y a déjà réfléchi. Mais lui qui a tout tenté dans les années soixante, jusqu'à s'en épuiser, relève ses yeux fatigués des lignes de mon dessin, et me dit :


"Pour lui, Rinny..."

Il regarde ses genoux.

"... non, je ne veux pas savoir".


Dans toute l'énergie de son être, je peux sentir à quel point il est sincère, à quel point il rejette l'essence-même de cette idée. Je reste immobile, lui laissant le temps dont il a besoin pour élaborer. Il fait finalement tourner son verre de cachaça, puis soupire.


"Si jamais il est là quelque part, il aura vécu sa vie, tu sais. Complètement différent de celui que j'ai connu. Et s'il est mort au front pour l'une ou l'autre raison... cette fois, il se sera engagé à cause de moi".


Je ne saurais pas exprimer à quel point l'entendre dire ça me rend triste. Non pas parce qu'il renonce à savoir, mais parce qu'il me transperce qu'il le fasse alors que l'opportunité est possiblement là. À portée de main. À deux heures de bus, quelque part dans les rues de Cleveland.


Je comprends toutefois la différence entre rencontrer cette mère qu'il n'a de toute façon jamais eue, et revoir le Dave que nous avons laissé dans les années soixante : celui qui n'était pas encore celui qu'il avait aimé, et qui à la fois ne l'était également déjà plus. Il prend une ample respiration pour achever :


"Je veux me souvenir de son visage comme celui que j'ai connu. Pas un gamin, pas un vieillard. Le jour de ma mort, je veux emporter avec moi l'image de lui que ma mémoire abimée accroche encore. Certainement pas rencontrer un vieux type qui ne me reconnaîtra possiblement pas".


Dans ces mots, il n'y a plus de plaisanteries, plus de boutades, plus même ce voile enjoué qu'il garde d'ordinaire presque en tout instant. En cet instant, je suis heureuse de ne pas avoir eu de réponse au coup de fil que j'ai tenté de passer en direction du Centre des Anciens Combattants de Cleveland. De n'avoir laissé qu'un vague message sur un répondeur automatique. Je ne donnerai pas suite. Je dois respecter sa volonté. Il soulève son verre de cachaça, il renifle, et moi j'admire sa force de volonté.


"Je demanderai à Cinq de venir avec moi demain", murmure-t-il. "Et si... Rachel... n'y est pas, nous irons ailleurs s'il le faut, les jours d'après".

"Si c'est le cas, je t'accompagnerai dès que je le pourrai".


Je lui souris, et je regarde à nouveau le dessin sur la serviette. Tiens. Il manque un trait. Je ne sais même pas comment je le sais. Et lui, fronce ses sourcils épais.


"Ça t'obsède, n'est-ce pas. Ce code-barre bizarre".

Je trace la ligne manquante, et j'hoche la tête lentement. Bien sûr, il l'aura remarqué.

"Ce truc... résonne quelque part à l'intérieur de moi. Comme une connexion. Comme... un Nexus. Je ne me sens bien que quand je l'ai sous les yeux : c'est pour ça que ne n'arrête pas de le dessiner".

Il boit, et il hausse les épaules.

"Pourquoi tu ne te le fais pas tatouer ?"


Je reste figée à le regarder, tandis qu'il descend l'intégralité de son verre, en le secouant pour faire tomber les dernières gouttes. Parfois, la sagesse très pratique de Klaus vaut celle des Lakota. J'ignore si c'est réellement une bonne idée, je suis bien placée pour savoir qu'il y a des tatouages que l'on regrette. Mais - lui - a toujours utilisé ses tatouages pour exorciser ses malédictions, et ce qu'il vient de dire vient de faire résonner en moi une corde que j'ignorais posséder.


"Tu as raison".

Mes yeux se plissent comme si je pouvais en pleurer.

"Va chez Ink Empire. Même à minuit, ils te prendront et te feront crédit jusqu'à ta paye. Je viendrai avec toi".


Il ne me demande rien de plus. Il ne cherche même pas à comprendre pourquoi ce motif résonne tellement en moi. Tout ce qu'il sait est que j'en ai besoin, et ça suffit pour lui. J'hoche la tête, je lui souris. Et il déclare, tout en faisant claquer son verre sur le chêne doré :


"Alors c'est décidé. Putain, j'espère que Spike est encore là."


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00:18


Jamais la piqûre de ma peau n'a eu cette douleur douce amère. Au travers de la vitrine bariolée d'Ink Empire, les lumières de la septième avenue dansent dans la nuit : les lumières rouges des voitures, les feux de signalisation. Ceci, et la haute façade de l'Hôtel Obsidian, dont l'enseigne se détache en néons pourpres au-dessus de l'infini de ses fenêtres, au milieu de la nuit.


Je suis heureuse que Klaus soit resté, même s'il est en train d'ennuyer Sebastian, le tatoueur, avec mille questions sur la panoplie d'aiguilles qu'il est capable d'utiliser. Il a aussi beaucoup parlé avec le dénommé Spike, l'iguane qui somnole sous une lampe le gardant bien au chaud.


Mon esprit à moi est vide, tandis que je suis mentalement le tracé du dermographe, l'accompagnant malgré moi. Je sais ce que je suis en train de faire. Je suis en train de me lier plus que de raison aux plans d'Hagreeves. Mais bien au contraire de me soumettre à lui, mon sentiment est que je suis celle qui peut - en faisant ça - reprendre le contrôle. Ne plus être ballotée anxieusement, et plutôt faire front.


J'ai décidé que je saurai ce qu'il y a au bout de ses mystères. Que je saurai pourquoi il fait tout ça : d'où il vient, et où il croit qu'il va. Telle est ma résolution, ce soir. Et si Klaus n'était pas occupé à comparer la taille des aiguilles et celle de la veine médiane de son coude, il verrait que je ne larmoi plus. Je suis déterminée, oui, et c'est beaucoup grâce à lui.


Je me laisse faire, et le motif s’étend sur ma peau, les lignes s’alignant, les carrés se refermant sur eux-mêmes, les points marquant leur place avec une précision presque mathématique. Dans Dune, que Dave a peut-être encore un jour tant aimé, Herbert a dit que 'dans toute chose, il existe un motif propre à notre univers'. En cet instant, j'ai l'impression de ne faire qu'un avec ça. Je ferme les yeux, je souris presque.


*Zzzzzmmmmm*


D'un seul coup, la lumière vient de s'éteindre, dans le salon, l'avenue, et l'hôtel au delà. Le bourdonnement du dermographe s'est arrêté, tout comme le geste de Sebastian, et même les commentaires de Klaus.


"Et bein quoi ?", s'interroge-t-il face à cette soudaine coupure d'électricité. "Les gars du barrage hydro-électrique se sont endormis sur l'interrupteur ?"


Je fronce les sourcils, plus fort encore qu'eux deux. Parce que je l'ai sentie, cette vague d'énergie incommensurable qui est passée sur le quartier. Sur la ville. Je n'en sais rien. Comme la mer se retire, juste avant un tsunami. Il y a un moment de calme, quelques secondes où je retiens ma respiration, le coeur battant autant que la peau de mon avant-bras. Et puis je la sens revenir, cette marée d'énergie. Comme un cheval au galop, comme la houle, qui viendrait s'abattre sur une digue. Pour un peu, j'en prendrais presque peur, alors que ni Klaus, ni bien sûr Sebastian ne peuvent rien en sentir, dans l'obscurité.


*SHHHHRAAAAAA*

Tel est le son que j'aurais presque pu percevoir, s'il avait été audible. Et la lumière se rallume. Et le dermographe se remet à buzzer.


"Et bien ? C'est rare, que ça arrive", s'interroge Sebastian, tout en se remettant à travailler.

"Relace-toi, ma grande, il n'y a pas de problème, je n'ai pas dérapé".


Je suis essoufflée, tellement j'ai eu peur, et tellement ce qui vient de se passer m'interpelle. Mais je sens qu'ils n'en ont rien perçu, alors j'essaye de me calmer. Je referme les yeux, je me concentre de nouveau sur les sensations de ce tatouage qui fera partie de moi à jamais.


Klaus rit doucement, mais s'arrête et regarde sous la lampe à la lumière violacée, avant d'enfin demander :


"Est-ce que Spike a le don de se dématérialiser ?"


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Notes :


Ce soir, Rin a fait un choix. Peut-être était-ce périlleux, peut-être même est-ce une mauvaise idée. Mais elle a renoncé à la confusion, et a choisi la résolution. Son désir de comprendre Reginald Hargreeves est en train de prendre le dessus, et ceci est certainement la plus téméraire des décisions possibles.


Je serai franche, j'avais initialement prévu de partir en quête de Dave à Cleveland, et la logique interne de Klaus m'y a fait renoncer. Aujourd'hui et par ses mots, je peux comprendre pourquoi cet arc a pu être abandonné dans la saison 3, même si j'aurais aimé que ce soit expliqué. Je sais qu'il y a aussi eu d'autres choix de production. Mais peu importe : à présent, certains mots sont pour moi posés ici.


Pour la première fois, le Kugelblitz a pulsé.

Et comme d'habitude, tout commentaire fera ma journée ! ♡

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