Une courbure de l'espace-temps (saison 3)
Chapitre 2 : L'hôtel en marge du monde
2915 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 22/08/2024 10:50
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 3, épisode 1, autour de 26:00, lorsque les Hargreeves font le point sur la situation en marchant à travers le parc.
Soundtrack suggérée : Caravan Palace - Lone Digger
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2 avril 2019, 12h47
Ma tête était vide lorsque je suis repartie du quartier du marché aux tissus où Granny n'habitait plus, comme si la sidération était tout ce qu'il me restait. J'ai choisi de marcher, calmement cette fois, pour retourner en direction des quartiers du Nord-Est. A travers Argyle Park et sa foule de joggers de la pause déjeuner, semblables à des points fixes au travers du temps. Oui. C'était sans doute la meilleure décision que je pouvais prendre.
Le plus perturbant ? Passé un instant de tristesse, j'ai extrêmement vite intégré cette nouvelle réalité, et l'idée que nous n'étions pas dans notre ligne temporelle. Est-ce que mon esprit est en train de s'habituer à toutes ces absurdes circonvolutions de l'espace-temps ? Je crois que la résilience de mon inconscient a surtout choisi le pragmatisme, et l'adaptation la plus rapide possible. Pour ne pas péter les plombs, certainement.
Le parc est identique à celui que j'ai tant de fois traversé par le passé. Les frondaisons de la 'forêt' qui s'étend jusqu'au quartier d'affaires où nous avons grimpé tout en haut d'un gratte-ciel dans le temps. Les joggers en baskets oranges. Les massifs plus bas où poussent actuellement les premières fleurs du printemps. Les joggers en baskets vertes. Les allées interminables, les petits recoins où les amoureux s'embrassent sur les bancs. Les joggers en baskets bleues. L'orée des bosquets, où la cabane à gauffres est toujours là, pour au moins réchauffer un peu mon coeur. Les joggers en baskets blanches. L'emplacement de la cabane abandonnée des jardiniers où Klaus a squatté pendant un moment, ici remplacée par une aire de jeu pour les enfants. Les joggers en baskets noires. Les corbeaux. Non, rien n'a changé, par rapport à l'espace-temps ou je bossais à la quincaillerie de Rodrigo.
Je me demande s'il a aussi sa boutique dans cette timeline, et - d'un coup - je me prends à regretter le temps où je m'occupais, le plus souvent seule, de ce petit bazar de plomberie et électricité, niché dans les ruelles modestes bordant les immeubles futuristes de l'industrie médicale et pharmaceutique. J'aimais vendre des ampoules et des boulons à des gens manipulant des lasers et des prothèses oculaires tout le reste de la journée. Mais surtout, comme en 1963, j'aimais l'indépendance et la sensation de contrôler ma vie que me donnait le fait de travailler.
Et je finis par sourire. Après tout, le passé est toujours passé, pour tout le monde, même ceux qui ne voyagent pas dans le temps. Le présent est ce qui compte, et il se trouve que nous avons la chance d'en avoir encore un.
"Vraiment, Argyle Park est toujours un nid de gens bizarres", dit l'un des deux joggers qui me dépassent - en baskets violettes, ceux-là - et je tourne la tête tandis qu'ils s'éloignent.
"Ah ah, t'es con, Steve, je suis sûr qu'il t'ont entendu quand tu les as comparés aux Village People".
J'arque un sourcil, et je continue de marcher dans la longue allée ombragée qui mène vers les serres et les bassins. L'air est paradoxalement doux par rapport au temps maussade et pluvieux qui avait précédé la première Apocalypse, dans la ligne de temps que nous avons laissée.
"Peut-être qu'ils allaient à un enterrement ? Ils étaient tous habillés en noir", souffle une jeune-femme à sa compagne, dont elle tient le bras. Et celle-ci répond :
"Ça m'étonnerait : l'un deux était en uniforme de collégien. Et ils étaient tous salement amochés".
Je soupire, et je presse encore le pas. Un peu partout autour de moi, à mesure que j'avance, je croise de plus en plus de gens regardant par dessus leurs épaules, certains méfiants et d'autres intrigués. Je pourrais presque en rire, parce que l'identité de ceux dont ils parlent ne fait aucun doute pour moi. À peine une heure, et les Hargreeves - ceux au parapluie et non au stupide volatile symbolisant la destinée - sont déjà en train de devenir un phénomène de tradition orale au sein du parc central de The City. Mais dois-je vraiment être surprise...
"Le type qui marchait derrière, avec son chapeau... on aurait dit un Van Helsing sous-nourri", pouffe un type en détachant les lunettes de soleil de sa chemise bleue, et sa copine vêtue d’orange rit, clairement sans-même avoir la référence. Cette comparaison était méchante. Mais au moins, sans même chercher la moindre résonance de particules énergétiques dorées : je sais dans quelle allée tourner pour les trouver.
Il ne me faut que quelques secondes de plus pour localiser les Hargreeves, déambulant sans but un peu plus loin sous les arbres, s'arrêtant devant le bassin de la roseraie pour contempler lamentablement les grandes affiches de la Sparrow Academy ornant les hauts buildings. Au moins, ils ne me semblent pas être sur le point d'encore s'engueuler. Je ralentis, je les observe. J'entends vaguement Klaus affirmer que nous sommes factuellement ceux qui se sont introduits à Hargreeves Mansion, et Luther opiner que les Sparrows ne lâcheront sûrement pas l'affaire et viendront les agresser.
J'approche un peu plus, avec un sourire en coin. La dernière fois que tous m'ont côtoyée dans ma réalité visible se perd dans le passé des années soixante, même si Klaus et Cinq ont rassuré tout le monde quant au fait que j'étais bien là, dans mon immatérialité. Je pense qu'Allison m'a vue, mais son regard demeure tellement rude. Klaus, lui, est occupé à tourner sur lui-même, comme il le fait souvent quand il essaye de réfléchir en vain.
"Il nous faut un endroit discret où personne ne nous trouvera", suggère Cinq. "On ne doit pas attirer l'attention".
Soyons clairs : c'est déjà trop tard pour ça, mais Diego ajoute :
"Dans quel genre d'endroit chelou on passerait inaperçus ?"
Le terme 'chelou' semble suffit à ce que tous les regards de ses frères et soeurs se tournent vers Klaus, qui s'arrête immédiatement de jouer à la toupie humaine. Il met sa main dans sa poche, quelques connexions nerveuses se faisant sous ses boucles sales. Et tandis qu'il me lance un regard de côté, à la fois soulagé de me voir et traversé par le doute que ce qu'il s'apprête à proposer soit une bonne idée, il finit par céder et énoncer :
"Oh, l'Hôtel Obsidian. Croyez-moi : il semble avoir été construit pour ça".
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13h06
"Amateurs audacieux de récits de rues et de légendes urbaines, passionnés du grand théâtre de la ville, appréciez l'architecture authentique de ce lavomatic, dans lequel j'ai maintes fois utilisé des jetons à caddie lestés au plomb".
En tête de notre petit peloton, Klaus avance, commentant chaque immeuble du quartier comme s'il était un guide touristique, depuis que nous avons quitté Argyle Park par les grilles donnant sur la 7ème avenue. Le plus frappant étant qu'il a pour de bon une anecdote de vécu pour pratiquement chaque boutique, qui semblent toujours bel et bien exister. Au moins, c'est la preuve que tous les lieux de nos souvenirs n'ont pas été balayés. Les gens continuent de nous regarder, surtout - je crois - pour les blessures issues de la baston des Hargreeves, dont le sang est en train de sécher.
"Tu lavais vraiment tes frusques quand t'étais un clodo ?" demande Luther sans être vraiment intéressé.
"L'essentiel, mon chou. J'ai toujours extrêmement bien entretenu mes dessous. OH ! Approchez, approchez. En face, au sous-sol, vous pouvez contempler Ink Empire - mon second tatoueur - celui chez qui j'ai fait faire ça".
Il écarte rapidement les pans de son long manteau noir pour baisser la ceinture de son pantalon, mais Diego l'en empêche et le pousse un peu plus loin sur le trottoir en le faisant trébucher. Je lève les yeux au ciel. Et je vois Cinq ralentir un peu pour venir marcher à côté de moi.
"Alors, c'est fini, tes petites errances infra-matérialoluminiques ?"
Je le regarde, et je souris, les lèvres un peu pincées. Ils m'ont tous retrouvée avec une forme de soulagement, même Allison, même si je la sens inquiète et perturbée.
"T'es mal placé pour critiquer mes 'errances', Cinq. Mais oui. Oui, il semble que je sois réconciliée avec ma visibilité et ma matérialité".
Je ne crois pas qu'il soit utile de lui expliquer que les dernières 48h ont bien manqué de me coûter la vie. Ou d'ailleurs qu'elles m'ont bel et bien été fatales, et que je ne dois mon retour à la vie qu'au pouvoir de Klaus, conjugué au mien. Klaus, qui est présentement en train de commenter la facilité avec laquelle s'ouvrent les bouches d’égout de cette 7ème avenue.
"Vous n'avez pas retrouvé Lila ?"
Cette question est certainement très naïve, et Cinq répond tout en renfonçant ses mains dans ses poches.
"Elle pourrait bien être n'importe où dans le temps".
Malgré tout, je veux garder la conviction que peut-être - quelque part - les mots de Diego l'auront remuée. J'ignore pourquoi, mais je l'ai trouvée touchante, malgré son caractère chaotique et violent. Et je lève les yeux sur l'une des affiches géantes des Sparrows, accrochée à l'immeuble d'en face.
"On s'est encore mis dans de beaux draps, on dirait".
Cinq ne me regarde pas : il lorgne avec envie sur l'immense café qu'un type qui nous croise est en train de siroter. Mais je le sens moins catégorique que moi.
"C'était attendu", me dit-il, me faisant presque m'arrêter.
Quoi ? Comment ça 'attendu' ? Cinq n'était-il pas supposé être comme Ulysse, et tout faire pour nous ramener à bon port. A la maison : 'Oikade', comme il l'a une fois dit lui-même en grec ancien ? Je cligne des yeux et je balbutie, sans vraiment me rendre compte du mal que cette parole pourrait lui faire par-là :
"Tu avais promis de nous ramener 'chez nous'".
Mais il continue à marcher, les mains dans ses poches, avec sa démarche penchée vers l'avant et son nez en l'air, qui ne sont propres qu'à lui-même.
"'Chez-nous' est un concept relatif", murmure-t-il. "Notre ligne temporelle d'origine a été dévastée par une Apocalypse, tu te rappelles ? C'est un fait auquel on ne peut rien changer, en l'état actuel de mes connaissances, en tout cas".
Je ne dis rien, et il poursuit.
"D'une façon ou d'une autre, nous avons enrayé la première Apocalypse de 2019 par nos actions dans les années 60. De ça, nous pouvons déjà être amplement satisfaits. Mais dès lors, nous nous trouvons ici..."
Il sort ses mains de ses poches et écarte vaguement les bras.
"... dans une ligne temporelle ~ajustée~".
"Ajustée avec une armée de crétins en uniformes rouges qui nous accuse d'usurpation d'identité".
Diego vient de lancer ceci par dessus son épaule. Il semble clairement prêt à en découdre, mais je le soupçonne au fond d'adorer ça. Et mon regard revient sur Cinq.
"Tu veux dire que cette réalité est celle qui se rapproche le plus de la nôtre ?"
"Pas forcément. C'est celle qui découle naturellement de nos actions dans les années 60, en revanche. Si on voulait vraiment revenir à notre timeline originelle, il faudrait maintenant effacer méticuleusement chacun de nos actes pendant ces derniers jours".
"Années, pour certains de nous".
"Années. Chaque micro-action pouvant - par effet papillon - dériver en tout une multiplicité de conséq-"
"Ok, ok. J'ai compris.
"Tu vois. C'est peine perdue. Même si une partie de moi pourrait avoir envie d'essayer".
Je prends une grande inspiration tandis que nous traversons l'avenue, parce que tout me ça donne le vertige.
"Alors je suppose que nous pouvons nous satisfaire de la chance que nous avons, ici et maintenant", lui dis-je, et il penche la tête de côté tandis que nous croisons sur le passage piéton une famille tractant difficilement trois enfants braillards. Nous remontons sur le trottoir d'en face.
"Je dois encore examiner les paramètres de cette réalité pour décider si elle est acceptable ou non. Et je dois dire que j'étais très inquiet que vos élucubrations hippies à tous les deux..."
Il nous désigne, Klaus et moi.
"... aient compromis la mondialisation et empêché le commerce international du café".
Mes yeux s'ouvrent en grand, dans une expression délibérément horrifiée.
"Putain. Je serais retournée en arrière pour me tirer une balle dans la tête".
Et il sourit presque, à cette parole.
"Erreur, Rin, erreur. Tu aurais créé un paradoxe, et-"
"Stop ! Stop. Ce lieu de pèlerinage aussi est très important".
À petit trot, Klaus tourne autour de nous comme un border-collie rassemblerait son troupeau de moutons. Cinq ferme la bouche, et j'écoute moi aussi, affectueusement blasée par anticipation.
"Dans cette supérette, qui est tenue par Austin-"
"Dustin".
Diego pointe de son doigt vers la devanture, sur laquelle est écrit en gros le nom de l'épicerie : 'Dustin's Deli & Grocer', et Klaus reprend.
"Dans cette supérette tenue par Dustin, en 2016 - ou peut-être en 2015 - j'ai volé non-moins de six boîtes de tampons périodiques pour fabriquer une guirlande de Noël pour mon squat. En coton supérieur".
J'éclate de rire.
"Et elle a pris feu".
"C'est ça ! La magie de Noël. Et regardez ce qui se trouve à côté..."
Il se décale sur le trottoir, retirant son chapeau et le pressant contre sa poitrine avec un air théâtralement touché. Je le trouve étonnamment de bonne humeur, et ça me plaît assez.
"Jimmy's slushies !"
Il tappe dans ses mains joyeusement, n'essuyant que l'indifférence générale, chose à quoi il balaye l'air d'un revers de sa main 'Goodbye'.
"Vous seriez plus enthousiaste si - vous non-plus - vous ne digériez pas les milkshakes. Allons, allons, l'hôtel est juste là".
Tandis qu'il pousse sa fratrie à travers le parvis où s'alignent de longues limousines, mes yeux entament lentement l'ascension de la façade qui nous surplombe, à contre-jour sur un ciel paradoxalement bleu. Un édifice ancien, existant sans doute depuis que The City a émergé des champs. Un hôtel de la fin des années 1910, portant le nom de l’obsidienne, la pierre du renouveau.
Des lignes verticales de briques rouges et de pierre des lacs, des rangées de nombreuses fenêtres ouvrant sur des chambres défraichies. Des portes rotatives... et un double balcon à colonnades au dessus d'arcades art-déco abritant un groom un peu las. Le tout est objectivement assez laid et massif, comme si concevoir une belle façade avait été superflu par rapport à ce qui se cache au dedans.
Klaus jubile, et je regarde à nouveau Cinq, cette fois sans rien dire, avant qu'il ne rejoigne le reste de sa portée. Je reste en arrière, pensive.
Ici, je suis venue plusieurs fois chercher Klaus, dans un passé troublé appartenant maintenant littéralement à un autre temps. A une époque où cet hôtel était déjà en marge du monde : le siège des fêtes déjantées du milieu de la nuit de The City, et l'épicentre des échanges de narcotiques et autres services d'escort haut de gamme. Un lieu également fréquenté par les élites et people du monde entier, disait-on. Avec clairement des chambres dont les secrets étaient voués à rester bien gardés. Si vous saviez comme je détestais le savoir là, à l'époque, et dans quel état je l'ai parfois récupéré.
Mais s'il s'agit aujourd'hui de se cacher hors des radars, toutefois, je veux bien croire que ça soit le meilleur choix.
Je cligne une dernière fois des yeux sur l'immense enseigne faisant crépiter le nom 'Obsidian', visible depuis l'ensemble des quartiers de The City. Central, colossal. Donnant presque l'impression que la ville a été construite autour de lui. Je prends une grande inspiration, je croise les bras pour me réchauffer.
Les Hargreeves s'approchent des portes rotatives.
Et je presse le pas, afin de les rattraper.
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Notes :
J'ai aimé écrire cette reprise de contact avec The City, avec 2019, et suggérer la façon dont les vides de cette timeline s'entrechoquent avec les éléments et lieux qui y persistent encore. Ecrire au sujet de cette ville m'avait manqué, au cours de la saison 2, même si je m'étais attachée d'une certaine façon à Dallas.
Les explications de Cinq sont douces-amères. Par delà, on peut sans doute déjà le sentir aux prises avec l'éclatement des lignes temporelles, ainsi que les frémissements de son désir d'un jour fonder la Commission.
A présent, poussons les portes rotatives de l'Hôtel Obsidian...