Une courbure de l'espace-temps (saison 3)

Chapitre 1 : Feeling good

2933 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 16/08/2024 09:32

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 3, épisode 1, au moment où nous avons laissé les personnages à la fin de la saison 2.


Soundtrack suggérée : Feeling Good, par Nina Simone.

TW : références à des usages de drogues.


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« Dans toutes choses, existe un motif qui fait partie de notre univers. Il a de la symétrie, de l'élégance et de la grâce (...). Pourtant, il est possible de voir le danger dans la recherche d'une telle perfection. Il est clair que le motif ultime contient sa propre fixité. Dans une telle perfection, toute chose se dirige vers la mort. »

Frank Herbert, Dune

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2 avril 2019, 11h11


'Papa, c'est qui ces connards ?'


Ces mots ne cessent de résonner dans ma tête, depuis que je me suis téléportée hors de Hargreeves Mansion. Depuis que je me suis mise à courir sur le trottoir de Rigel Street, au milieu de la foule impassible de la fin de matinée. Tandis que ma matière achevait de redevenir parfaitement visible, sous le ciel terne de The City que je n'avais pas revu depuis des années, j'ai pressé le pas, toujours plus vite, jusqu'à en avoir le souffle coupé.


'Ceci, est la ~Sparrow~ Academy'


Ils étaient six. Ou sept, mon esprit embué n'a pas pu les compter. Je n'ai pu que remarquer leur uniforme rouge profond bordé d'un liseré bleu, cousu d'un blason d'azur et de tenné rassemblant le moineau, les épées, les larmes et la serrure. Dans un autre temps, Cinq m'en aurait expliqué la symbolique héraldique, mais nous étions trop sidérés.


'Ce sont... ~mes enfants~'.


Aurais-je cru que si peu de mots de Reginald Hargreeves viendraient pulvériser les espoirs que j'avais eus ? Que nous avions probablement tous eus ? Mais après tout, qui sommes-nous pour avoir osé espérer avoir réussi à braver les augures ? Que sommes-nous, à part des particules brillantes - impuissantes - ballotées dans les remous insondables de l'espace-temps ?


Je bouscule sans le vouloir un homme d'affaires qui vient de sortir pour déjeuner. Et plutôt que de m'excuser, je me téléporte en hâte dans le bus qui est en train de passer, son autoradio crachant de la bossa-nova.


Ben n'était pas 'notre Ben', Klaus l'a douloureusement réalisé à ses dépens, quand il lui a fracassé la face d'une mandale pour avoir voulu un câlin. Un Ben bien vivant mais alternatif, qui l'a envoyé rouler-bouler à travers la moitié de la pièce, juste avant qu'une bagarre généralisée n'éclate, dans le plus invraisemblable des chaos. Pire encore qu'une dispute ordinaire entre mes Hargreeves ordinaires. Un feu d'artifice d'adrénaline, d'égos mal placés et de pouvoirs hétéroclites.


Bon sang. Est-ce qu'en un battement de paupières, le nombre de rejetons dysfonctionnels de Reginald avec lesquels je vais devoir composer aurait doublé ?


Et il était là, ~lui~.


Ce cube dont j'ignore l'origine, rempli d'énergie pure, lui qui m'a repérée immédiatement, même dans mon invisibilité. Qui m'a sondée, comme je le faisais en miroir : à la fois similaire et dissemblable, d'une façon qui m'a étrangement troublée, au point de précipiter mon départ plus encore que la formidable secousse de coups de poings, de pieds, de rumeurs, d'ondes sonores et autres stupides corbeaux criards qui a envahi les beaux balcons mauresques de Hargreeves Mansion.


Si Ben est un autre Ben, si l'Académie est une autre Académie, alors nous ne sommes pas revenus dans notre réalité. Et si nous sommes encore ailleurs que 'chez nous', alors...


"Granny..."


Dans ma tête, il n'y a plus que cette question à présent, tandis que j'utilise mon pouvoir pour faire ronfler le moteur du bus, provoquant l'étonnement de son chauffeur qui manoeuvre pour éviter un taxi. Il m’est égal qu'il se fasse épingler pour excès de vitesse dans les avenues qui s'éloignent de Rainshade Square. Je veux gagner Argyle West le plus vite possible.


Je veux savoir si elle va bien.


Aux abords des immeubles modernes du quartier d'affaires, sempiternellement en travaux, les voitures s'amassent, et le bus ralentit. Au travers de mes marigolds - comme je les appelle toujours - je peux sentir leur moteur - à chacune - s'agacer autant que mon coeur de ne pas pouvoir avancer. Les vendeurs de hot-dogs fumants, les crieurs de journaux, les salariés avec leurs mallettes de cuir brun : tous semblent indifférents à la tempête d'impatience qui gronde en moi.


*Crac !*


Je suis de nouveau sur le trottoir, à fendre le flot perpétuel de gens s’engouffrant parfois dans l'une ou l'autre entrée de bureaux. Luttant pour avancer, comme j'ai l'impression à présent de le faire contre le temps.


*Crac !*


Je tourne dans une ruelle auxiliaire plus terne, sentant la pisse, sous le linge suspendu en travers, qui ne sèchera possiblement jamais au dessus de la vapeur du chauffage urbain. Des chats fuient, pas si différents de ceux de Dallas en 1961. Je cours sous les petites fenêtres entre-ouvertes des immeubles miteux surplombés par les gratte-ciels de verre. Avec leur lot de briques noires, de misère, de chantage et de trafic. Je fais abstraction des souvenirs que j'associe à certaines portes et graffitis du passé. Je débouche dans la huitième avenue, à l'autre bout de ce raccourci malheureusement familier.


*Crac !*


Un battement de paupières, et je suis dans un autre bus. L'express, qui ne met en général que quelques minutes pour rallier l'arrêt de bus en bas de l'immeuble où j'habitais autrefois. Autrefois ? C'était hier. Littéralement, puisque nous sommes le 2 avril 2019. Mais dans une timeline qui n'était pas celle-ci. Je souffle, je respire, alors que le chauffeur arrête la bossa-nova qu'il diffusait lui aussi, pour laisser chanter Nina Simone.


'Birds flying high, you know how I feel'.

'Ceci, est la ~Sparrow~ Academy'.


Une nouvelle fois, je tremble en me demandant ce que Reginald Hargreeves a fait, après nous avoir tous rencontrés en 1963. Quelles orientations sa boucle de rétrocontrôle l'aura poussé à adopter après nous avoir tous évalués. Quelle nouvelle réalité sa Providence a fondée sur les ailes du moineau. A-t-il souhaité nous remplacer, nous ayant jugés déficients ? A-t-il au contraire jugé que son oeuvre était honorable, et a-t-il souhaité doubler ses chances, en pleine conscience que nous tenterions tôt ou tard de rentrer 'chez nous' ?


'Sun in the sky, you know how I feel'.

'Papa, c'est qui ces connards ?'


Tandis que le bus file brièvement sur une portion de la voie rapide surélevée, j'entrevois la ligne d'horizon urbaine de The City. Cette ville du Nord, près des lacs, où j'ai grandi depuis presque le début de ma vie par la seule volonté de cet homme qui a souhaité pouvoir me monitorer. J'ignore toujours ce que je suis, dans les plans dont il a tissé nos vies. Et je m'écroule dans l'un des sièges isolés du devant du bus.


'Breeze driftin' on by, you know how I feel'.

"Ce sont... ~mes enfants~".


Je ferme les yeux un instant, épuisée de tous mes efforts de matérialisation et de téléportation des dernières heures, et des émotions qui empêchent maintenant mes jambes de correctement me porter. Quand je les rouvre, je laisse ma vue errer sur la succession d'immeubles, de rues, celles qu'autrefois l'Umbrella Academy a tant de fois 'protégées' dans l'ombre. Mais dans cette timeline, les prétendus héros semblent être des superstars : leurs portraits sont partout, depuis le début de mon trajet. En haut des buildings, sur les kiosques de presse, et jusque sur les t-shirts des enfants. Je pourrais presque en rire, si je ne trouvais pas la chose si pathétique.


Je n'ai même plus la force de booster une dernière fois le moteur du véhicule qui m'emporte, je me tourne et pose ma tête contre la vitre. Les autres passagers ne remarquent rien d'étrange chez moi, pas même dans mes vêtements, qui pourraient juste sembler un peu vintage. Mais à The City, vous pourriez avoir trois têtes : personne ne le remarquerait. Je soupire, les yeux dans le vague.


'It's a new dawn, it's a new day. It's a new life for me... and I'm feeling good.'


Moi aussi, j'essaye de me convaincre que je me sens bien. Alors, du bout du doigt comme je l'ai tant de fois fait lorsque j'étais enfant, je me mets à dessiner dans la buée froide qui ruissèle sur la vitre. Sans trop penser.


Des carrés, concentriques. Des points. Et des lignes, qui progressivement les relient. Une figure que je n'ai vue qu'une fois, sur le papier velouté du carnet de notes de Reginald Hargreeves au cours de notre 'diner léger', mais à laquelle je n'ai pas cessé de repenser depuis. Je me redresse assise pour la contempler un court instant dans la buée de la vitre, éphémère mais obsédante, au point de faire à nouveau vibrer les marigolds à l'intérieur de moi.


'And this old world is a new world, and a bold world, for me'.

'WARDEN FABRIC-MARKET !'.


La voix enregistrée qui égraine le nom des arrêts me tire soudainement de ma rêverie, car cet arrêt est l'un des deux les plus proches de 'chez moi'.


'Oh, freedom is mine, and I know how I feel'.


Ma main efface d'un seul coup le dessin de la vitre, et j'amorce le mouvement pour me téléporter au dehors, sans faire le moindre cas de ce que les autres passagers verront. Mais je n'y parviens pas. Je suis au bout de de ce que je peux accomplir, pour une bonne heure en tout cas. Et j'ai besoin d'un café.


'It's a new dawn, it's a new day. It's a new life for me... and I'm feeling good.'


Les portes du bus se referment derrière moi tandis que je redresse mon col : la température de The City en avril est loin d'être aussi clémente que celle de Dallas en novembre. Je grelotte un peu, en remontant la portion de rue qui me sépare de l'immeuble où j'ai toujours vécu. Avec ma mère, ma grand mère, jusqu'à ce que la première Apocalypse nous emporte.


Trois marches, et mon regard scrute l'intérieur du hall. Dans le recoin de l'ascenseur, près de la porte du local poubelle, l'étroit espace où Klaus avait dormi pendant des nuits lorsque ma mère est décédée n'a pas changé. Un bref instant, je pourrais presque encore l'y voir, sur son matelas pourri, tricotant maladroitement pour remplacer son pull Vivienne Westwood préféré, qu'il avait du revendre pour rembourser ses dettes.


Mes doigts composent machinalement le digicode de la porte, qui n'a jamais changé. Celui que j'avais fini par lui donner pour qu'il cesse de soudoyer les voisins.

4107.

Le voyant s'allume en rouge. Mes doigts tremblants l'ont-ils mal tapé ?

4107.

Non. Le voyant s'obstine, et je fronce les sourcils, une pointe anxieuse venant quelque peu serrer mon sternum.


"Vous cherchez quelque chose ?"


Cette voix, je la reconnaitrais entre mille. Avec son chignon noir légèrement grisonnant et son tablier de ménage, Madame Moretti, notre voisine du dessous, semble presque être un point fixe dans le temps. Une femme courageuse ayant élevé quatre enfants dans son minuscule appartement, avec un mari qui ne s'intéressait en pratique qu'à sa collection de timbres. Une personnalité au moins aussi critique que celle de Granny, nous valant le plus souvent quelques belles querelles de cage d'escalier. Une indiscrète notoire, qui a soupçonné plusieurs fois que je puisse cacher un pouvoir, avant que ma mère ne parvienne à étouffer ses soupçons.


"Je..."


Je m'attendrais presque à ce qu'elle me dise que la facture d'électricité est encore arrivée chez elle par erreur, mais son regard détaché me laisse immédiatement deviner qu'elle ne me reconnaît pas.


"Je cherche Madame Hoàng", lui dis-je, mais au fond de moi, j'ai déjà compris.

"Madame Hoàng, Madame Hoàng...", répète-t-elle. "Madame Hoàng comme la secrétaire du cabinet dentaire à l'angle de la deuxième avenue ? Ou Madame Hoàng comme Hoàng Import Export, et dans ce cas, vous êtes carrément dans le mauvais quartier".

"Ni l'un ni l'autre... je crois...", je parviens à balbutier. "Madame Hoàng du quatrième étage".


Madame Moretti hausse les épaules.


"Au quatrième, il n'y a que la famille Patel et le petit Monsieur Ivanovitch qui habite-là depuis près de vingt-cinq ans".

"Sur le pallier de droite ?"

"Oui".


Je comprends que Granny et ma mère n'ont jamais loué cet appartement, et Moretti fronce légèrement les sourcils, avec une forme de suspicion, maintenant.


"Vous devez vous tromper d'immeuble", dit-elle en prenant soin de cacher le code qu'elle compose à son tour et qui débloque la porte vitrée.

"Et si c'est pour du démarchage, vous pouvez toujours aller vous f-"

"Non. Non ce n'en est pas. Je suis désolée de vous avoir dérangée".


Laissant trainer sur moi un dernier regard, elle s’engouffre dans le hall où je ne suis plus la bienvenue. Par la porte qui se referme, les odeurs me parviennent un instant, ramenant intacte une foule de souvenirs si profondément ancrés dans mon enfance qu'ils m'ont pratiquement construite. Celle du détergent, celle de cuisines du monde entremêlées, celle des papiers peints hors d'âge et de la graisse d'ascenseur. Mais dans cette réalité, je n'ai jamais vécu là, et cette pointe à mon coeur le sait.


Mais je veux le constater de mes yeux.


Je fais un pas en arrière, je file le long du bâtiment pour le contourner dans la ruelle latérale où grimpent les escaliers de sécurité incendie. J'empoigne la rampe de métal, gravissant les marches semblables à des grilles que Klaus a si souvent escaladées. Les paliers défilent, y compris celui contre le mur duquel il avait vomi une fois, après s'être défoncé à l'oxycodone. Mon pas ralentit lorsque j'arrive à hauteur de la fenêtre de ce qui était encore ma chambre la veille, quelque part ailleurs dans l'espace-temps. Une vitre immaculée : sans plus aucun autocollant holographique clamant les noms de mes groupes de métal préférés.


Je regarde à peine à l'intérieur, juste assez pour entrevoir un bureau recouvert de papiers, là où se trouvait mon lit : sous une reproduction du Baiser de Klimt, qui n'est pas mon poster de Metallica. D'un coup, je me sens saisie par la nature paradoxale de mes souvenirs, fondés sur des événements n'ayant jamais existé ailleurs que dans les connexions électriques de mon cerveau épuisé, et peut-être dans celles de Klaus.


Je recule, je tombe à genou sur l'escalier qui proteste. Immobile, face au rebord de fenêtre qu'il n'a jamais enjambé ici. Les sentiments et pensées se bousculent en moi, à m'en donner la nausée, au point que je songe un instant que j'aurais mieux fait de rester au milieu de la bagarre insensée que j'ai fuie, à Hargreeves Mansion. Au moins, j'aurais pu me défouler, car tout mon être gronde également à présent.


Derrière ce mur, jamais l'appartement n'a entendu mes rires et mes terreurs d'enfants, mes premières invisibilités, mes premières téléportations, dans les réprimandes de ma mère et le bruit de la machine à coudre. Ici, jamais n'ont cogné les basses de ma musique d'adolescente, celles qui faisaient râler les voisins. Jamais le générique des dramas de Granny n'a masqué les murmures et les rires volés par Klaus au creux de la nuit, avant qu'il ne dévalise le frigo ou ne squatte la douche, dès ses premiers ronflements.


Où se trouvent nos vies ? Qu'est-il advenu de nous ? Oui, autrefois, c'était hier. Hier qui - semble-t-il - n'a jamais existé. Les mots de Nina Simone me hantent, comme si elle souhaitait parler directement à mon coeur.


Et mes poings se serrent.


'Stars when you shine, you know how I feel.'

'This old world is a new world, and a bold world, for me.'

'And I'm feeling good.'


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Notes :


Nous revoici à The City, chers compagnons de voyage temporel, pour le début de cette saison 3 de A bend in space-time (et de The Umbrella Academy). Pour Rin comme pour tous, la réalisation est difficile : après ces années passées dans la poussière de Dallas et des années 60, ce n'est pas un retour 'à la maison' qui les attend.


La chanson de Nina Simone accompagnait si bien le sentiment de ce chapitre, et ce retour en 2019 (un clin d'oeil également à Sinnerman, de la bande originale de la saison 1, pour nous rappeler que nous sommes bien de retour à The City). Vraiment, pour moi The Umbrella Academy sera toujours liée à sa musique.


De nouveau, les plans de Reginald Hargreeves se tissent en toile de fond, jusque dans les dessins tracés par Rin dans la buée. Comprendra-t-elle enfin son rôle dans la machinerie de l'univers ?

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