Fragments de mémoire

Chapitre 8 : Les murmures du Minerva

4411 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a 3 mois

Cette histoire est un one-shot, faisant partie des mémoires des jeunes années de Rin et Klaus, qui apparaissent tous deux dans l'histoire "Une courbure de l'espace temps" (se déroulant au fil des saisons de The Umbrella Academy - liens dans mon profil).

---

Contexte : Rin est une jeune-fille punk de 20 ans, née avec un pouvoir étrange : elle peut se téléporter, se rendre invisible ou intangible. Au gré de plusieurs nuits de garde à vue, il y a un peu plus d'un an, elle a fait la connaissance d'un curieux voisin de cellule prénommé Klaus... lui aussi doté d'un pouvoir extrêmement invasif : celui de communiquer avec les morts.


TW : Référence à des usages de drogue et d'alcool - Co-dépendance émotionnelle - allusions à l’intimité transactionnelle.


Soundtrack : Deftones - Minerva


---


Klaus disait toujours qu'il ne remettrait plus jamais les pieds à Hargreeves Mansion, et pourtant sa chambre continuait de sentir le shit et le patchouli de contrebande. Il trouvait toujours une excuse : un besoin urgent de vêtements oubliés au fond de son armoire, le besoin de voler un bibelot de valeur à mettre en gage, ou simplement l’appel irrationnel de ce lieu maudit qui restait - malgré tout - ce qu'il avait connu de plus proche d'un foyer.


Il le faisait toujours en l'absence de son père, sous la tolérance silencieuse de Pogo, Grace ayant été programmée pour le laisser faire. Il s'y faufilait par les soubassements de la maison, au milieu des vapeurs de chaudières ou des eaux usées. Comme un chat errant, irrépressiblement attiré par le foyer qui l'avait violemment chassé.


Par voie de conséquence, j’y suis retournée moi aussi, de temps en temps. Dans ce lieu où les couloirs étaient trop silencieux et les ombres trop longues. Là où les nuits étaient terribles, mais protégées de la pluie. En général, Klaus utilisait le téléphone du couloir, en face de sa chambre, et me signifiait qu'il avait 'une grande baignoire et du whisky'. Je savais ce que ça voulait dire. Et je savais qu'il laisserait sa fenêtre ouverte.


*Crac !*


Je me retrouvais sur le rebord, derrière la vitre, oscillant entre un frisson d'adrénaline sublime, et le risque - bien réel - de me vautrer dans les bennes à ordures en contrebas. Ce son, il le reconnaissait avec une forme d'instinct, comme s'il faisait partie de lui aussi. Il l’avait entendu tant de fois qu’il réagissait avant même d’avoir tourné la tête - même défoncé - un sourire en coin déjà sur ses lèvres. Avec un regard fatigué, mais allumé par la certitude que c’était moi.


Cette fois-là, comme toutes les autres, j'ai d'abord commencé par jauger de son état, à peine mes bottes en contact avec son vieux plancher usé. Un simple coup d'oeil aux ombres sous ses yeux, aux tremblements de ses doigts sur le verre à moitié vide qu’il tenait, aux trémulations de sa mâchoire. Il était brillant pour camoufler ses états émotionnels sous d'épaisses couches de plaisanteries intelligentes, comme autant de volants de tulles. Mais pas ça : pas la cacophonie des voix, dans sa tête pourtant déjà chimiquement embrumée.


Cette nuit n'était pas une bonne nuit.

J'ai envoyé mes bottes voler contre le narguilé.


"Tu ressembles à un chaton fracassé par le coryza. Depuis combien de temps tu n'as pas dormi ?"


Klaus a relevé les yeux vers moi, hésitant clairement entre une pirouette et un demi-aveu. Aujourd'hui, je sais que je pouvais déjà percevoir l'accumulation de l'énergie spectrale autour de lui, mais à l'époque, je ressentais juste un étouffement se faisant le prolongement du sien.


"Définis 'dormir', s'il te plaît", a-t-il dit dans un rire diffus. "Parce que si c’est juste fermer les yeux et écouter Deftones, alors je suis à jour sur le planning".

J’ai haussé un sourcil, bras croisés, j'ai attendu, et il a fait rouler sa tête en arrière contre le dossier de son fauteuil.

"Ok. Deux jours. Trois ? J'en sais rien, Rinny".


Il a balayé l'air avec sa main 'Goodbye', puis a ramassé ses genoux devant lui en posant ses pieds nus sur les coussins. Pour se ramasser le plus possible. Comme si ça avait pu le protéger de quoi que ce soit.


"Je peux gérer", a-t-il dit. "J'ai connu pire que ça..."


C'était vrai. Je l'avais déjà vu aller si mal qu'il était même impossible de l'approcher, et - dans ces cas là, il m'était très difficile de pouvoir faire autre chose qu'attendre en silence que son cerveau ne soit même plus capable de canaliser les spectres, et qu'il tombe - épuisé et ravagé.


"Tu ne m'aurais pas appelée, si tu pouvais gérer".

Il n'a rien dit pendant quelques secondes, il a juste fermé les yeux et prit une grande inspiration.

"J'espérais..."

Il a émis un gloussement de rire qui aurait aussi bien pu être un sanglot.

"Que tu pourrais me border et chasser les monstres sous le lit".


J'ai soupiré, je pense. Je soupirais à chaque fois. Lui comme moi, on savait très bien ce qu'il demandait, par là.


Je n’ai jamais bien supporté le contact avec les gens. Le contact, physique, j'entends, car pour ce qui est de l'empathie, il n'y a rien que j'aime plus que de m'infiltrer à l'intérieur d'eux. La proximité littérale avec quelqu’un m'a toujours donnée le sentiment d'être exposée, de laisser les gens voir au travers des cuirs, des piercings et des sarcasmes. Peut-être par refus d'être vulnérable. Peut-être pour garder le contrôle de mon être, je n'en sais rien. Ou peut-être parce que mon rôle - dans ces situations - avait trop souvent été en contradiction avec ce que je ressentais de mon identité.


Pourtant, cette fois-là comme tant d'autres, je l'ai fait.


Klaus était une anomalie dans mon système de défense, que je n'essayais pas d'expliquer. Je m'exécutais, irrémédiablement, refoulant à chaque fois immédiatement que j'avais fait ça. Oh, je ne l'aurais jamais laissé initier un contact, ça non : il avait intérêt à garder ses mains pour lui. Mais le toucher pour le soulager - ça - je le pouvais. Pour éteindre ses tumultes, pour étouffer les voix, même juste pour quelques heures. Pour lui éviter de s'envoyer un fix d'héroïne, et s'assommer pour un jour ou deux.


Je savais que je ne faisais que changer un fusible sur un tableau électrique ravagé. Mais s'il n'allait pas bien, je n'allais pas bien non plus.


J'aurais probablement cassé la gueule à quiconque aurait laissé entendre que je faisais aussi ça pour être avec lui, d'une façon allant au-delà du soin transactionnel, quasi-clinique. L'attachement, c'était à mes yeux une faiblesse. Et j'étais puissamment aveugle au fait que - depuis un an - nous vivions déjà dans l'état de co-dépendance quasi symbiotique qui ne nous a jamais lâchés. Pour le meilleur, et parfois pour le pire.


Cette fois encore, l'énergie vibrant dans sa chambre a fini par s'apaiser, sa respiration aussi. Les inscriptions - sur ses murs - ont fini par être les seuls soupirs murmurés. Le tourne-disque qui grésillait encore faiblement un peu plus tôt dans la chambre de Luther, s’était tu au travers de la porte donnant dans le couloir, sans que je l'ai remarqué : ne laissant place qu'à la rumeur urbaine de The City.


La fenêtre était restée ouverte, et je crois que je suis allée la fermer, même avant de me rendre invisible pour me faufiler dans le couloir jusqu'à la salle de bain pour me laver les mains. Ce n'était pas anodin, ce n'était pas vide de sens, même si j'étais incapable de le verbaliser. Oui, refermer la fenêtre par laquelle je m'étais téléportée était une promesse, vouée pour longtemps à lui sembler comme un miracle.


Celle de rester. De ne pas m'en aller après ça.


---


J'ai fixé un bon moment l'eau couler, cette nuit-là, sans en avoir rien à foutre de la facture d'eau qui incomberait à son père. Cette salle de bain m'avait toujours donné un sentiment ambivalent, et c'est encore le cas, au travers de toutes les versions de la Maison, dans toutes les timelines. La lumière des lampadaires du dehors filtrant par les fenêtres de verre fumé, les angles droits d'une baignoire constituant malgré tout un havre pour Klaus, le marbre du sol veiné de gris. L'odeur de marijuana mêlée à la lavande, les robinets au débit capricieux. Si Hargreeves Mansion avait un jour été une Académie, elle n'était déjà plus que des couloirs en semi-abandon, même si aucune des chambres n'était vouée à être débarrassée. Même celle de ses frères morts ou disparus.


Je n'étais pas fière de ces nuits, elles me laissaient avec le sentiment d'entretenir une autre de ses formes d'addiction, et de le rendre d'une certaine façon dépendant de moi, sans aucune conscience du fait que je l'étais tout autant.


Je me suis redressée, j'ai fixé mon reflet et mes cheveux dorénavant noirs de jais. J’avais l’air plus fatigué que je ne l’étais réellement, et pourtant, au fond, persistait en moi aussi cette étrange sensation de calme. Malgré la transgression des conventions relationnelles que nous commettions, malgré l'absence de définition possible de ce que nous faisions, quelque chose en moi savait que j’étais exactement là où je devais être.


"Si tu veux te faire un scrubbing, j'ai chapardé plein d'échantillons".


J'ai presque sursauté, et j'ai levé les yeux dans le miroir au moment où il est apparu derrière moi, traînant ses pieds nus sur le carrelage glacé. Il avait passé un onesie licorne violet trop grand pour lui, la capuche à corne échouant à enfermer les boucles qui avaient résisté à son dernier lissage. Une apparition surréaliste, dans cette atmosphère de caserne austère du XIXe. Il est entré, il a ouvert le petit placard de salle de bain à la droite du miroir et a commencé à y fouiller. Nous n'allions pas reparler de ce qui venait de se passer : nous n'en reparlions jamais.


"Tu as dit quoi à Granny ?"

J'ai arrêté l'eau et je me suis séchée les mains.

"Rien. J'ai vingt ans, je n'ai rien du tout à justifier. Pas plus que quand toi tu viens".

Il a soupiré d'aise.

"Je l'aime tellement. Elle est la seule personne sur terre qui m’a déjà servi du thé et une menace de mort dans la même phrase".

"Je ne comprends pas son attitude envers toi. D'habitude, elle se contente de détester les gens".


Bien plus tard, j'ai su que Reginald Hargreeves était son employeur, en tant que tailleuse de vêtements sur mesure. Qu'elle confectionnait les uniformes de l'Académie, autant que ses costumes de gala. J'ai su qu'elle connaissait bien mieux Hargreeves Mansion que ce que je croyais, et toutes les histoires moribondes qui tournaient autour du Monocle et de ses enfants. J'ai su aussi que tout ça n'était pas sans raison. Mais au-delà de ça, je pense que Granny avait compris. Compris que de me rapprocher de Klaus et des Hargreeves était la pire chose qui puisse m’arriver, et à la fois la meilleure.


Klaus a tiré du placard un flacon miniature, lu ce qui se trouvait sur l'étiquette, puis l'a reposé pour en regarder un autre.


"Elle a ce petit côté BDSM, avec la menace passive de la coriandre et le piquant de la citronnelle. Tiens, si je mets de l’après-shampoing sur mes cils, tu crois que ça les allonge ?"

J'ai penché ma tête sur le côté de façon affligée.

"Tu vas surtout finir aux urgences ophtalmologiques".

"Mais non. La fois où j'ai essayé de les blondir à l'eau oxygénée, je n'ai rien eu".


J'ai rit doucement. Malgré toutes les conneries qu'il faisait, Klaus ne souffrait jamais des conséquences qui auraient mis n'importe qui d'autre au tapis. Nous ignorions tous les deux pourquoi. Nous pensions alors que sa chance était juste insolente, comme un doigt d'honneur fait à la prise de risque et au reste de la douleur de sa vie. Et il a pointé du doigt les toilettes, juste à côté de la salle de bain.


"Tu sais que quand Pogo a fait mettre sous cadenas le bar, je vidais les bouteilles de débouchant WC pour les remplir avec du Gin ? Ni papa ni Grace n'a jamais capté ma planque".

Je me suis assise sur le bord de la baignoire.

"Ça veut dire que ça débouchait aussi bien..."

Il a haussé ses épaules graciles de môme de vingt ans.

"Qu'est-ce que tu veux, j'avais des besoins et pas de budget".


J'ai cligné des yeux avec un vague sourire. Hargreeves Mansion respirait la souffrance, c'était tangible même sans être capable d'entendre les voix dans le Vide. Et pourtant, cette grande baraque inchauffable débordait aussi de souvenirs, plus nombreux encore que ce qu'elle pouvait contenir. Chaque corridor, chaque escalier grinçant portait l’écho d’un rire étouffé, d’une course interdite, d’une bêtise accomplie en cachette. Klaus n'avait pas que des échantillons Chanel, cachés dans les coins. Il avait aussi laissé des morceaux de son enfance, dans les sillons de la peinture au plomb.


"Je ne sais pas quoi penser de cet endroit", lui ai-je dit. "J'ai à la fois envie de m'enfuir, et de tout visiter".


C'était honnête, l'expression pure de ce que je ressentais, et de ce que j'ai de nouveau vécu lorsque je suis revenue habiter ici une semaine, bien plus tard, avant que le monde ne collapse dans l'apocalypse de 2019. Il m'a regardée, et j'ai perçu en lui cet éclair espiègle qui ne le traversait que lorsqu'il était en paix, qu'il allait vraiment mieux. Alors, avec soulagement, j'ai su que mes 'efforts' n'avaient pas été vains. Il a tout reposé en vrac sur l'étagère, il a refermé le placard.


"J'ai une idée. Tu veux savoir ?"

"J'ai un peu peur, mais ça ne va pas t’arrêter."


Il a baissé la capuche de son absurde pyjama intégral licorne, il m'a arrachée au bord de la baignoire et m'a tirée debout sur le carrelage usé.


"Viens, j'ai un truc incroyable à te montrer".


---


Le son de ronflements réguliers s'élevait depuis la chambre de Luther, lorsque nous avons quitté la salle de bain. Hargreeves Mansion dormait comme une immense créature ramifiée – du moins, ce qu’il en restait. Klaus m'avait assuré que Pogo était dans ses quartiers au sous-sol, que Grace était figée sur la banquette de la galerie, en train de se recharger. Le parquet grinçait, c'était inévitable. Et moi, je luttais contre le réflexe de me rendre invisible et intangible, parce que Klaus - lui - ne le pouvait pas.


Les couloirs se sont étirés sous la lumière laiteuse des appliques art déco, projetant sur les murs des ombres en filigrane. Chaque recoin exhalait une grandeur surannée et oppressante, un faste figé dans le temps. Toute cette bâtisse étouffait sous le poids des trophées, des spécimens, des collections de bibelots exotiques semblant avoir été ramenées par des missions d'exploration du passé.


Et au milieu de ça ? Klaus zigzaguait dans son accoutrement de licorne absurde, manquant sans arrêt de renverser l'une ou l'autre babiole avec sa queue arc-en-ciel à pompon.


Quand le grand escalier est apparu devant nous dans la pénombre, je me souviens de l'avoir perçu comme une menace, presque un précipice, tant il me semblait s'enfoncer dans les entrailles de la maison. Mais nous ne sommes pas descendus, nous avons laissé les arches pseudo-mauresques derrière nous. Nous avons obliqué dans une longue galerie de vitrines une nouvelle fois remplies d'artefacts incompréhensibles à mes yeux, presque effrayants dans la nuit et les faibles lumières des veilleuses éclairant toujours l'endroit.


"Une fois, Diego et moi, nous avons pissé dans les vases Ming depuis le haut du balcon".


J'ai ri doucement, me laissant saisir par le frisson, peu à peu, et nous avons continué, et il a un instant hésité à prendre un couloir plus étroit, au bout de la galerie. Nous nous y sommes glissés comme deux ombres, jusqu'à une porte en apparence ordinaire bien qu'épaisse. Et pourtant, j'ai vite compris que ce n'était pas le cas.


"Nous ne passions par ici qu'en cas de force majeure", a-t-il murmuré. "Ou quand une mission se déroulait très loin".


J'ai froncé les sourcils, et je l'ai fixé un instant dans la lumière ténue, sentant un frisson me remonter l’échine.


Je n'arrivais pas - et je ne le peux toujours pas - à me représenter réellement ces départs en mission, pour l'Umbrella Academy. J’avais entendu des bribes de cette époque, capté des allusions entre deux plaisanteries acides ou noyées dans l’alcool, mais Klaus n'en parlait jamais franchement. Pour moi, c'était un assemblage de souvenirs décousus et brisés : des uniformes changés deux fois par an, des tatouages forcés, des vieux journaux relatant des exploits relevant plus du coup médiatique que du combat héroïque. Les informations les plus cruciales pour le comprendre, au sujet de cette époque, je les tenais surtout de ses silences et de ses non-dits. Des traumatismes que je ne faisais que deviner, et des vides qu'il ne parvenait pas à combler.


J’avais du mal à l’imaginer dans ce rôle-là, et pas seulement parce qu'il n'a pas tellement l'étoffe pour le combat. Klaus avait déjà cette irrévérence intelligente, ce sarcasme doux et honnête, ce pacifisme et ce regard sans haine, posé sur tous les autres humains. Alors non, je ne le voyais pas être envoyé face à des malfrats, auxquels j'ai clairement été parfois assimilée. Et comme ce jour-là, je ressentais surtout sa peur : celle qu'il ressentait en réalité toujours, au moment de passer sa combinaison et de quitter sa chambre.


D'un coup, ce couloir, cette porte devant nous, m'apparaissaient comme une cicatrice tangible. Un passage forcé, vers un destin qu’il n’avait jamais voulu. Je l’ai observé dans la pénombre, les mains effleurant le bois épais, les traits figés entre nostalgie et appréhension. Il n’avait pas besoin de dire quoi que ce soit : sa posture parlait pour lui. Soudain, il n'était plus ni flamboyant, ni fantasque. Il était son lui du passé, avec une fragilité silencieuse. J'ai cligné des yeux dans l'ombre.


"Elle est fermée à clé", lui ai-je dis, et il a levé les yeux vers moi.

"Oui. Mais Pogo cache une clé, pour l'entretien. Je l'ai observé entrer là cent fois, en prétendant faire du curling sur le plancher ciré".


Il a glissé sa main le long du chambranle de la porte, levé les yeux vers une applique décorative en fer forgé. Avec un soupir satisfait, il y a glissé ses longs doigts, et en a extirpé une clé. Petite, noire, insignifiante. Et pourtant, elle était en train de me procurer un frisson plus grand encore que celui que j'avais ressenti dans le temps au cours de mes 'petits méfaits' d'espionnage et de sabotage. Il a étiré un sourire en coin, il a inséré la clé dans la serrure. Clic ! Nous sommes entrés sans résistance. Même pas par effraction.


Derrière, un corridor étroit et sombre s’est dévoilé, ses murs tapissés d’un vieux papier peint couleur sépia. Les seules lumières étaient celles de lanternes de service, capables de s'allumer en rouge et de clignoter en même temps que la sirène depuis longtemps bâillonnée. L’air y était lourd, et sentait le métal, la graisse de moteur, l'essence, peut-être. Une chose était sûre : à part Pogo peut-être, personne ne passait plus par ici depuis quelques années.


Klaus s'est faufilé à l’intérieur sans hésiter, effleurant du bout des doigts les boiseries fatiguées en avançant, comme il l'avait fait à chaque fois par le passé. J'ai suivi, j'ai refermé la porte derrière nous, consciente d'être en train de marcher dans un lieu que bien peu de gens avaient historiquement vu, y compris ceux qui avaient déjà été reçus officiellement à Hargreeves Mansion.


Nous nous sommes enfoncés plus profondément dans le corridor, presque complètement noir, ma respiration sans doute un peu tremblante, mais pas de peur et bien d’excitation. Klaus l'a senti, il a gloussé tout en marchant devant moi, et en prenant mon poignet. Je ne l'ai pas retiré. Je l'ai laissé le faire. J'ai continué d'avancer. Et soudain...


J'ai senti de l'ai froid s’engouffrer dans le couloir. Un courant d'air provenant d'un espace vaste, dans lequel nous avons débouché avant de nous figer.


Un hangar. Immense, baigné dans la lumière de la pleine Lune, juste au-dessus d'une verrière massive suspendue à une charpente métallique. Des vérins hydrauliques puissants encadraient cette ouverture colossale : un mécanisme impressionnant capable de dévoiler le ciel nocturne en une pression de commande.


Le sol était semé de caisses de transport, révélant à mes yeux des équipements aux usages inconnus. Des outils en désordre, des réservoirs de carburant, des harnais d’arrimage. Mais ce n’était pas tout. Au centre du hangar, comme un grand oiseau d'acier et de verre, était posé un avion étrange et massif, pour lequel j'aurais volontiers utilisé le nom de vaisseau. Ses ailes courtes et angulaires étaient repliées, et ses moteurs éteints semblaient pourtant résonner en moi.


Je me suis sentie attirée par lui, bien plus que tout ce que j'étais par les gens. J'ai regardé Klaus, j'ai vu la lueur de plus de souvenirs, dans ses yeux. Et alors, j'ai demandé :


"J'ai le droit de m'approcher ?"

Il a hoché la tête, il m'a souri. Et comme s'il s'était agi d'un grand dragon, il m'a dit :

"Son nom, c'est Minerva".


Je crois que je suis restée sidérée, même en entendant ce nom, et que pour la première fois, j'ai ressenti une admiration étrange et malsaine pour Reginald Hargreeves. Et je peux vous jurer qu'elle m'a passé, depuis.


"Minerva... Comme la déesse de la guerre ?"

"De la stratégie militaire", rectifia Klaus, qui avait été contraint d'étudier en long et en large la mythologie de tous les panthéons. "Pour Papa, ça faisait toute la différence. Il la voyait comme l'équilibre entre la guerre et la sagesse".


Aujourd'hui, je crois que je pourrais péter les dents à ce type, pour avoir osé penser qu'il en était digne. Mais à cet instant, dans la lumière de la Lune filtrant à travers la verrière destinée à s'ouvrir pour permettre à cet engin de s'élever grâce à sa mécanique sublime, j'ai ressenti une fascination troublante, que j'ai voulu chasser aussitôt.


C'était un vaisseau d'une technologie de pointe, et celui d'un tacticien. À vocation défensive. Un bijou avec - je pouvais le sentir - des ordinateurs embarqués. Avant que j'aie pu en prendre conscience, ma main était déjà sur la carlingue, froide, mais pas inerte à mes sens. Comme si elle attendait juste d'être rappelée à la vie.


"Vous êtes allés loin ?"

"Je n'ai jamais trop su. Paris, je crois. La Moldavie, ça, j'en suis sûr. Je n'étais pas toujours conscient du nombre d'heures de vol qu'on faisait".

"Qui pilotait ?"

"Pogo".

"Tu as vomi..."

"Souvent".


Nous avons ri. Déjà en bus, Klaus ne tenait pas bien la route, ce qui lui a joué bien des tours plus tard, au moment de nos voyages avec les 'Enfants du Destin'. Il m'a rejoint, il a regardé en direction du cockpit qui reflétait la lumière argentée de la Lune.


"Entre nous, on disait que c'était à bord de cette beauté que Papa était allé nous chercher. Certainement l'une des seules belles histoires qu'on se racontait. Et il s'est avéré que les coupures de presse nous ont donné raison".


C’était un fait brut, en réalité. Un milliardaire excentrique avait parcouru le monde en quête d’enfants extraordinaires, nés un peu partout. Les adoptant directement auprès de leurs familles, avec des méthodes dont personne ne parlait trop. Je crois que je me suis demandée - encore à ce moment - pourquoi moi je n'avais pas été cherchée. Mais dans l'instant, j'ai continué à caresser le métal. Sans savoir pourquoi j'étais plus attirée par les machines que par les gens. Plus tendre qu'avec Klaus, même dans les moments d'intimité.


"Il est magnifique", lui ai-je simplement dit.


Et je me souviendrai toujours qu'il a répondu :


"Ouais. C'est la seule chose qu’il ait jamais vraiment aimée ici."


---


Notes :


La relation de Rin et de Klaus est - depuis longtemps - aussi bénéfique que toxique. Ni amoureuse, ni purement amicale, mais viscérale, instinctive, presque symbiotique, comme elle le dit. Et elle reste à ce jour la seule qu'ils aient, dans les méandres de l'espace-temps. Ce chapitre l'illustre de façon plus crue que les autres, plus triste, peut-être aussi. Rin a beaucoup évolué, toutefois, au fil des trois saisons de 'Une courbure de l'espace-temps'.


Vous l'aurez compris, Rin résonne depuis longtemps avec les belles machines : bien plus encore qu'avec l'aspect matériel des gens. La découverte interdite du vaisseau Minerva l'a marquée, au point qu'elle s'en souvienne encore dans l'histoire principale, presque quinze ans après.


J'ai aimé rendre hommage à ce vaisseau, moi aussi...


Tout commentaire fera ma journée ! ♡

Laisser un commentaire ?