Fragments de mémoire

Chapitre 7 : Let's do the Time Warp again

4711 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a 3 mois

Cette histoire est un one-shot, faisant partie des mémoires des jeunes années de Rin et Klaus, qui apparaissent tous deux dans l'histoire "Une courbure de l'espace temps" (se déroulant au fil des saisons de The Umbrella Academy - liens dans mon profil).

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Contexte : Rin est une jeune-fille punk de 20 ans, née avec un pouvoir étrange : elle peut se téléporter, se rendre invisible ou intangible. Au gré de plusieurs nuits de garde-à-vue, il y a un peu plus d'un an, elle a fait la connaissance d'un curieux voisin de cellule prénommé Klaus... lui aussi doté d'un pouvoir extrêmement invasif : celui de communiquer avec les morts.


TW : décès récent d'un proche - référence à des usages de drogue et d'alcool - allusions sexuelles légères - altercation à caractère queerophobe.


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Parfois, votre vie parait stagner au gré d'années immobiles, où le temps comme votre situation semblent bloqués dans une impasse. Et pourtant, d'autres fois, un vent de changement semble passer sur vous sans crier gare, les événements se précipitant en vous entraînant vers l'avant.


Rétrospectivement, il me fait sourire d'avoir cru autour de 2008 et 2009 que ce tourbillon transformatif dans lequel je me trouvais depuis l'entrée de Klaus dans ma vie était un paroxysme. Au gré des époques, des Apocalypses, j'ai aujourd'hui compris que le changement était au contraire la constante, et l'immobilité l'exception. Et j'ai réalisé, bien plus tard - seulement aujourd'hui peut-être - en quoi celui qui se nimbait à l'époque dans les vapeurs narcotiques avait impacté ma métamorphose faute d'opérer encore la sienne.


J'avais accumulé bien de la solitude, y compris dans ma propre cellule familiale. Un sentiment d'être le seul être de mon espèce : de par mon pouvoir, de par une identité que je peinais à cerner sur tous les plans, de par mes errances d'attractions et de relations. Avant de connaitre Klaus, j'avais cette forme de colère punk, de rancoeur parfois violente, sans même savoir contre qui ou quoi. Celle qui me poussait dans des retranchements rebelles et mille petits boulots, monnayant mon pouvoir d'une façon illégale et parfois immorale. Engluée dans une spirale descendante qui m'aurait peut-être conduite à me rapprocher de la pègre de The City, si rien ne s’était produit. Mais voilà.


Klaus était entré dans tout ça tranquillement, avec sa putain d'aisance décomplexée et cet humour improbable que je semblais souvent être la seule à comprendre. Me faisant rire de nos noirceurs à tous les deux, de nos différences lorsque nous contemplions le reste de l'humanité depuis le bord du spectre des possibles, me faisant relativiser chaque épreuve. Avec son regard doux, parfois taquin, protecteur ou perdu, souvent chargé de ténèbres spectrales qu'il m'arrivait de dissiper. Avec cette gentillesse transperçante derrière l'intelligence de ses sarcasmes et boutades. Et - malgré son sentiment permanent de n'avoir aucune valeur - avec aussi cette affirmation farouche de sa légitimité à exister tel qu'il était.


Celle qui m'a progressivement perfusée, et très possiblement sauvée.


J'ai vraiment réalisé que j'avais franchi un pas, quand j'ai eu entre les mains ma toute première paye. Celle de cet emploi à la quincaillerie de Rogrigo, que j'ai gardé bien des années : jusqu'à l'Apocalypse de 2019 - en vérité - et même après au travers des lignes temporelles alternatives. Un salaire obtenu de façon légale, qui tranchait avec tous ces petits boulots que j'avais jusque-là accomplis. Une somme qui pourrait vous sembler modeste, mais qui pour moi ouvrait sur tout un monde de possibilités.


A la fin des remboursements de frais médicaux auprès du Centre hospitalier de Lakeshore Hills, s'ajoutaient à présent ceux liés aux funérailles de ma mère, que j'ai mis de mémoire quatre ans à complètement rembourser, la pension dérisoire de Granny ne contribuant presque pas. Et pourtant, avec cette toute première paye, ce n'est pas ce que j'ai payé, non. Ces premiers billets gagnés sans en avoir honte, ce soir là, je les ai en partie dépensés pour acquérir un trésor...


Deux billets pour la projection et performance du Rocky Horror Picture Show, sur l'une des scènes les plus célèbres de Crescent Boulevard l'équivalent de Broadway à The City, dont Klaus ne faisait jusque-là que rêver, à la faveur d'un prospectus froissé récupéré sur le pavé de la rue.


Si vous n'y êtes jamais allés, où que vous soyez autour de ce monde - en cours d'Apocalypse ou pas en fonction du moment où vous me lisez - je vous laisserai le plaisir de la surprise. Sachez juste que cette version théâtralisée du film opéra rock vous fera vivre le film projeté à l'écran à l'intérieur-même de la salle, à l'aide d'un matériel minimaliste que vous apporterez vous-même. Quelques bouteilles d'eau vous transporteront sous une pluie battante dont vous pourrez vous protéger d'un parapluie, une bataille de riz vous propulsera au coeur d'un foutu mariage, jusqu'à ce que la bande d'acteurs queer et survoltés vous fasse danser le Time Warp, ou mime lascivement quelques positions sexuelles sur vos genoux consentants. Vous rirez aux éclats et retrouverez du riz dans vos chaussettes ou vos chaussures à plateforme, croyez moi sur parole. N'y allez toutefois que si vous êtes pleinement ouvert à l'improbable, car absolument tout peut arriver, avec votre voisin de droite, de gauche, la troupe d'acteurs ou même l'équipe technique. Sans dépasser les bornes, rassurez-vous. Après tout, ce n'est que du théâtre, même s'il se classe aux extrémités artistiques les plus déjantées.


"Putain, mais quelle soirée dantesque !", a couiné Klaus dès que le théâtre a fini par nous vomir sur le pavé de la rue arrière, fumante du chauffage urbain nocturne.


Je crois qu'il avait une nouvelle fois choisi d'être pieds nus, malgré la pluie. Pour tous vêtements, il avait opté pour un empilement de colliers de fausses perles - trouvés dans un conteneur derrière un bazar - au dessus d'un slip en fausse fourrure blanche. Et d'ailleurs, il en retira une bonne poignée de grains de riz.


"Je suis content que ma lingerie en peau de muppet ait tenu le coup, parce que je l'ai fixée à l'agrafeuse. C'était ça, ou ma jupe en toile cirée".


J'ai éclaté de rire au milieu de la foule aussi excentrique que nous, qui nous contournait en sortant du théâtre sans nous considérer comme étonnants. Et pour cause : même les gens venus habillés de façon plus ordinaire avaient au fond d'eux les mêmes couleurs que nous, ou au moins de la bienveillance pour ça.


Moi ? J'étais habillée dans l'une des tenues les plus excentriques que mon être encore à moitié punk ait pu tolérer : des bottes cloutées à la semelle démesurément épaisse, qui montaient jusqu'à mes genoux sur un pantalon lacéré. Assortis de non moins de dix tours d'écharpe noire en lin déchiré, de mitaines anthracites recouvrant tous mes avant-bras, et d'un t-shirt en résille bien trop grand, prêté par Klaus, sans rien en dessous. Des seins, je n'en ai pas, ce qui me va très bien. De toute façon, il y a des gens pour aimer ça, et ce soir là, personne pour s'offenser d'un attribut de mammifère que tout le monde possède, croyez moi.


"Putain, il fait froid, quand même", ai-je ri tandis que le contraste avec la salle surchauffée du théâtre me saisissait jusqu'aux os.


Klaus, lui, n'a de toute façon jamais froid en aucune circonstance, et il haussa les épaules, plein d'une euphorie que je savais aussi liée aux comprimés qu'il avait pris avant même l'entrée en scène du Dr. Frank-N-Furter.


"T'as raison, Rinny, on plie bagage. Et ce soir..."

Il s'est mit à avancer en direction du bout de la ruelle, affichant un air de malice sans honte, tout en écartant ses bras :

"... le chauffage est sur la facture de Papa".


Je l'ai regardé, et j'ai plissé les lèvres au dessus de mon écharpe insensée. Qu'il squatte à Hargreeves Mansion en l'absence professionnelle de Reginald Hargreeves était une chose. Qu'il y pille sans arrêt dans le coffre et le bureau du patriarche en était une autre. Mais qu'il m'y introduise pour la nuit ne serait certainement pas au goût de tous, si la chose était découverte.


"Que dira ton précepteur ? Et ta mère ?"


Celle qu'il tenait pour telle, tout en la qualifiant délibérément de 'robot'. Sa main 'Goodbye' balaya l'air et le chauffage urbain, en tournant à l'angle du boulevard dont les lumières aux néons se reflétaient sur le sol humide comme autant de halos cyberpunks.


"Pogo a sa chambre au sous-sol. Aussi tard, ça fait déjà un bon moment qu'il est dans son lit douillet, à lire Goethe ou Schiller. Et Maman... à partir d'une certaine heure, elle a besoin de recharger les batteries".


Pour une fois, j'ai senti qu'il n'y avait aucune comparaison imagée là-dedans : que c'était littéralement ce qu'elle faisait, comme on l'aurait fait avec une brosse à dents électrique. Klaus s'est engagé sur le trottoir, sa profusion de perles roulant en même temps que sa démarche délibérément lascive et défoncée.


"Au pire, tu te rends invisible, Rinny. Mais Luther a toujours un vinyle sur la platine, et il a pris l'habitude de pouvoir mettre la musique à f-"

"Eh, le sapin de Noël nacré, t'as pas de quoi habiller plus que ton cul ?"


A cinquante mètres du théâtre, la faune de ce boulevard d'Argyle Sud n'était déjà plus celle - ouverte et fière - qui avait partagé l'euphorie de notre soirée. Nous avions aimé y voir de tout, depuis notre sorte genderqueer aux plus sérieux employés en blazers, venus directement du bureau. Mais la voix qui venait de parler n'avait aucune bienveillance, et elle était celle d'un parfait inconnu appuyé contre une bagnole.


Klaus a cligné de ses yeux dont le mascara avait coulé : de larmes, de rire et de joie, pour une fois. Et le type l'a bousculé en provoquant un bruit d'entrechoquement de perles et de membres. Klaus a fait un petit tour désordonné sur lui-même - comme un chat retomberait sur ses pieds - et lui a lancé sans même le regarder :


"Oh, c'est pour mon aération personnelle. Ça me tient réveillé."

J'ai pris son bras, nous avons continué à avancer, et j'ai sifflé :

"Surtout, ça ne te regarde pas, connard".


Je crois que mon regard devait être tranchant, car ce type qui faisait bien deux têtes de plus que moi a eu un vague mouvement de recul avant de se mettre en mouvement et presser le pas pour se placer en avant de nos pas, marchant en arrière sur le trottoir.


"Et toi ?", a-t-il dit en écrasant la cannette de sa bière à la tequila, qui n'avait pas dû être la première et justifiait sans doute le fait qu'il cherchait gratuitement des noises aux premières créatures de la nuit venues. Il a désigné Klaus du menton de façon dénigrante, tout en continuant à reculer à la vitesse à laquelle nous avancions.

"Celui-là marche en roulant plus du cul que toi. Mais c'est peut-être parce que t'en as pas".


J'ai poussé un profond soupir blasé, je crois, et j'ai jeté un coup d'oeil à Klaus qui lui montrait mes bottes.


"Ne lui astique pas les godillots, mec, chacun de ces trucs pèse le poids d'un radiateur en fonte et peut servir à casser des noix".


Le type a pilé devant nous, et attrapé vivement une poignée des colliers de Klaus, tirant dessus pour en briser quelques uns et lui serrer la trachée, ignorant qu'il lui faisait presque plaisir en faisant ça. Il s'est remis à reculer, à reculer, tirant toujours plus dans un fracas de perles nacrées rebondissant sur le sol et jusque dans le caniveau. Et mon sang n'a fait qu'un tour.


*Crac !*

Un battement de paupières, et j'empoignais le bac à ordures d'une échoppe de tacos, fermée depuis les coups de 22h.

*Crac !*

Un second, et la poubelle se trouvait derrière lui.

*Blam !*

Juste un pas de plus, et il s'y retrouvait assis, le cul coincé, après avoir basculé dedans en arrière sans comprendre ce qui venait de se passer.


"Navrant", ai-je murmuré en réapparaissant tandis que Klaus prenait mon bras en déplorant la perte d'une partie de ses beaux atours.


Nous l'avons regardé du haut de nos hauteurs, la mienne étant entièrement due à celle de mes bottes, puis - dans un éclat de rire alors qu'il avait bien manqué de se faire étrangler - Klaus a regardé à notre droite.


"Viens par là !" a-t-il dit en me tirant dans une venelle pas plus large qu'un bras tendu.


Un dédale puant l'eau sale et la pisse, comme il y en a de nombreux à The City. Mais un réseau de raccourcis efficace, pour peu qu'on les connaisse, ce qui était son cas de par bien des 'missions' du passé. Nous nous sommes mis à courir, lui pieds nus, moi en semelles cloutées. Et dans un éclat de rire, en dépit de l'agression ordinaire et infecte que nous venions d'éviter, il a ajouté :


"Encore un que notre flamboyance a manqué d'aveugler".


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*Crac !*


La première fois, j'ai bien failli tomber en arrière, en apparaissant sur le bord de la fenêtre de la chambre de Klaus, sur la façade latérale de Hargreeves Mansion. Un rapide coup d'oeil au dessous de moi m'a permis de contempler la ruelle arrière en contrebas, perdue dans l'obscurité et fumant elle aussi, les conteneurs à ordure, les escaliers de service, les gouttières qui ruisselaient. Je me suis rattrapée au montant de bois, et j'ai écarté le rideau.


Nous avions convenu qu'il rentrerait en premier, comme il le faisait maintenant tous les soirs depuis qu'il avait quitté la cage d'escalier de l'immeuble de Granny. D'ici moins de trois jours, Reginald Hargreeves reviendrait, et il devrait de nouveau trouver un nouveau squat ou un canapé à surfer chez un inconnu. Mais en attendant, c'était bel et bien dans son ancienne chambre d'ado qu'il se permettait de pioncer.


Il avait allumé la lumière, rendue orange par un foulard jeté par dessus un abat-jour. Les objets posés là étiraient leurs ombres en longues silhouettes, à commencer par celle d'un haut narguilé, entre des coussins posés sur un tapis usé. Il y avait là des posters surréalistes, un tourne-disques, de nombreux livres et cahiers, et tout un fatras de matériel de shoot. Il y avait un lit simple, pas très loin d'un petit bureau surchargé. Une penderie ouverte dont débordaient des vêtements qu'il n'avait plus portés depuis longtemps. Mais nulle trace de lui, à l'exception d'un bruit d'eau en provenance d'une salle de bain donnant quelque part dans le couloir, par delà la porte presque close.


J'ai sauté sur le plancher de bois en contrebas, et j'ai tout de suite retiré mes bottes, dont le lourd son aurait possiblement pu me trahir. Puis je me suis redressée, mes yeux glissant malgré moi sur les murs, recouverts d'écritures, tout autour de moi. Au dessus du lit, sur le mur attenant, sous la fenêtre. Partout. Souvent dans des phrases absurdes, semblables à de l'écriture spontanée comme celle que les surréalistes affectionnaient eux aussi.


'Les années passées sans un mot, mais maintenant à l'encre qui ne tardera pas à s'effacer', 'Un crescendo, montant crescendo', "Tout doit être réduit en poussière pour repartir à zéro".


Mes sourcils se sont froncés, et mes doigts sont passés sur certaines inscriptions, répétées de multiples fois, comme par obsession. En couches successives, parfois, empilées les unes au dessus d'autres plus anciennes et un peu effacées. Année après année.


'Forger mon âme à l'épreuve du feu', 'Pourquoi dois-je sentir tout ça ?', 'Comment savoir qui je suis ?', 'Pourquoi. Dois-je. Y. Aller ?, 'Foutez-moi la paix'.


J'ai entendu la porte s'ouvrir, tandis que mes doigts s'arrêtaient sur 'Cette impression d'être obscur et insignifiant', 'Sans visage et sans nom'.


Et j'ai senti derrière moi qu'il était entré.


"C'est quoi, tout ça, Klaus ?", ai-je demandé sans me retourner, tout en continuant à suivre les écritures inégales, parfois crispées ou déformées. Il a mis quelques secondes à répondre, comme s'il cherchait de quelle façon l'exprimer.


"C'est juste... J'ai toujours trouvé du réconfort à vider ma peur existentielle dans mes carnets. Et disons que j'ai légèrement... débordé".


J'ai à nouveau levé la tête, pour réaliser qu'à certains endroits, il avait certainement dû se mettre debout sur sa commode ou roulé par terre pour pouvoir apposer ses mots cryptiques.


"C'était à cause des fantômes ?"

Il a soupiré.

"A un certain point, 'l'assistance chimique' dont je bénéficie n'était pas aussi optimale qu'aujourd'hui. Il y avait ces voix... mais aussi les ombres projetées par certaines attentes tordues qui pesaient sur moi."

Un rire nerveux lui a échappé.

"Tout en me répétant que j'étais un raté."

Et il m'a demandé :

"Toi... tu t'es déjà senti comme ça ? Comme si tu te noyais dans tes propres pensées ?"


Je l'ai regardé retirer les colliers de perles un par un, tandis que je tentais de lui fournir une réponse honnête. Au travers de la porte fermée, nous pouvions entendre la musique de Luther, qui s’enivrait lui aussi, quoique d'une autre façon.


"Non. Pas exactement. J'ai pu me sentir seule et différente, mais je n'ai pas vécu ce que tu as vécu, tu sais. Et ma colère et ma rébellion... je laissais le rock punk choisir les mots à ma place".


Je suis allée m'asseoir dans le fauteuil recouvert d'un plaid épais, et il est venu s'asseoir par terre derrière la petite table à café, sur laquelle reposait un large cendrier. Je n'ai jamais su ce qu'il avait pris dans la salle de bain avant que j'arrive, mais ça commençait à faire effet, et je me doutais d'un fait : dormir ici, il ne l'aurait jamais pu sans ça.


Mais j'ai constaté autre chose, en contemplant ses guirlandes de lanternes et loupiotes, tous ces posters et cadres, ces dessins, ces souvenirs, ses rideaux de perles, ces lumières tamisées qui faisaient ressembler sa piaule autant à la chambre d'une ado qu'à une salle de shoot ou la roulote d'une diseuse de bonne aventure.


"Tu as essayé d'être bien ici".


C'est un sourire qui s'est dessiné sur ses lèvres tandis qu'il retirait le dernier collier et se retrouvait avec une sorte de pelote de perle entre ses genoux croisés en tailleur au sol.


"Il n'y a pas eu que des mauvais moments, ici, Rinny".

J'ai cligné des yeux, écoutant attentivement. De ses frères et soeurs, il ne parlait jamais.

"A une époque, nous... filions tous ensemble au dehors, parfois. Je faisais de mon mieux pour tirer un sourire de chacun, même quand tout était merdique. On a fait des conneries, on a bien ri, parfois. D'une certaine façon, on a tenu bon".


Il a secoué la tête, puis l'a tournée en direction du coin de la pièce, où je ne pouvais rien voir, si ce n'était en ressentant une impression floue et diffuse, comme une énergie imprécise. Celle de Ben, aujourd'hui, je le sais.


"Et puis tout s'est écroulé. Tout s'est délité. Jusqu'à ce que je m'arrange pour ne pas me souvenir de grand chose".


Machinalement, il a jeté plus loin sa grosse pelote de perles, et a attrapé un jeu de tarot, qui était posé près du grand cendrier. Il avait dû servir des dizaines, des centaines de fois peut-être, au point que les bordures des cartes s'effilochent comme du vieux tissu. Le dos des cartes était violet, et les dessins des Arcanes étaient en noir et blanc. J'ai souri en coin moi aussi.


"Ça aussi, ça t'aidait avec tes angoisses existentielles, ou tu t'en servais pour jouer au solitaire ?"

Il a ri sous cape.

"Crois-le ou non, j'ai touché à quelques arts occultes. Pour analyser et supporter le présent et le passé, essentiellement. Le futur... j'ai beaucoup fait l'impasse dessus. Si ça doit être une montagne de merde, alors j'aime autant ne pas le savoir jusqu'à ce que je marche dedans".

J'ai cligné des yeux.

"Et si je te demande de les tirer pour nous, maintenant ?"


Il s'est figé, il a cessé de battre les cartes qu'il mélangeait machinalement pour me fixer en laissant lentement tomber ses mains sur ce qu'il avait qualifié de 'peau de muppet' à sa taille.


"Tu es sûre ?"

J'ai pris un air de défi.

"Qu'est-ce qu'on risque ? Le passé, c'est fait. Le présent... nous fait plutôt du bien, tu crois pas ? Et le futur... Écoute, si c'est pourri, on s'arrangera pour le changer".


Il a ri un peu péniblement en penchant sa tête de côté, le vert moussu se reposant sur les cartes qu'il recommençant à battre plus lentement, comme si cette fois ce geste avait un sens, alors qu'il n'en avait pas auparavant. Il avait toujours eu peur du futur. Mais cette fois, je devinais qu'il allait consentir à le tirer.


Je me souviendrai toujours de son expression, lorsqu'il a révélé la première carte - celle qui concernait le passé - et qu'elle s'est avérée être l'Empereur. Une carte qu'il avait si souvent tirée pour lui-même, au moment de caractériser son passé, lorsqu'il avait été seul. Assis sur un trône, tenant un sceptre et un globe sur la carte, la figure dégageait en soi pouvoir, autorité, contrôle.


"Est-ce que ça veut dire que nous avons démarré sur des bases stables et solides, tous les deux ?"

Je me souviens que je lui ai demandé ceci, mais qu'il ne m'a pas répondu tout de suite, et que quand il l'a fait, il a dit :

"J'espère que c'est ça".


Aujourd'hui, mon coeur se serre en repensant à ce que nous aurions pu en déduire, à ce qu'il nous a fallu ensuite bien des années pour découvrir. Mais il n'a pas attendu, et il a révélé la seconde carte, caractérisant le présent.


"La Tempérance", a-t-il dit. "Hier, tout seul, j'ai tiré le Diable".


J'ai cligné des yeux. Je n'avais aucune idée de ce que signifiait cette carte, et il m'a éclairée. Il m'a parlé d'équilibre, de balance, de patience. D'une forme de compréhension mutuelle qui sans aucun doute m'a touchée. Je crois que j'ai gardé longtemps de ce tirage le souvenir de cette carte avant tout. Sans doute parce que mon esprit comme le sien a souhaité refouler le souvenir de la dernière carte tirée. Celle à propos du futur.


Il a hésité avant de la révéler, et j'ai compris à quel point - lui - n'allait jamais jusque-là et le faisait cette fois pour moi. Il a tremblé un moment au dessus du dos de cette carte qu'il avait choisie. C'est finalement une Arcane majeure qu'il a retournée : la Tour, et tandis qu'il expirait, j'ai cru que toute sa cage thoracique allait s'affaisser.


"Quoi ? C'est mauvais ?" ai-je demandé, tout en réalisant que cette tour était représentée comme frappée par la foudre, des personnes tombant depuis ses hauteurs. Une claire imagerie de destruction, qui a fini par faire monter un frisson à mon échine, à moi aussi, mais qui me ferait aujourd'hui autant sourire que pleurer.


"Pas toujours", m'a-t-il dit alors qu'il posait la carte sur le tapis, à droite des deux précédentes, comme la dernière pièce d'un puzzle qui n'aurait attendu qu'à être recomposé.


"Ça pourrait aussi signifier une transformation... une reconstruction..."

Il a plissé des yeux douloureux.

"Parfois la destruction est symbolique... et représente plutôt une clarification des vérités."

"Mais parfois elle est littérale ?"


Il a soupiré à ma question, et posé le paquet de cartes restantes peu plus loin sur le tapis, tout en fixant son tirage, et il n'a rien dit. Rien du tout. Sans doute parce qu'au fond, il pressentait peut-être tout ce qui a fini par arriver. Alors, à ce moment, il s'est juste levé et a tendu sa main 'Hello' pour me tirer du fauteuil.


"Oublions tout ça, Rinny... Je me lasse déjà de ce monde..."

Il a gloussé doucement, tandis que je remarquais qu'il avait encore du riz dans ses cheveux, et probablement moi aussi.

"Quand retournerons-nous en Transylvanie ?"


J'ai souri en coin, parce que son habile échappée des incertitudes mystiques, il venait de la faire au moyen d'une citation du Rocky Horror Picture Show. Le seul souvenir lumineux, finalement, qui aurait dû éclairer notre soirée. Et j'ai complété, avec une autre citation, plus connue encore :


"N'est-ce pas ? C'est stupéfiant comme le temps est fugace..."


Avant même de nous en rendre compte, nous nous étions déjà mis à chanter, et à danser, ce morceau culte qui avait enflammé la scène bigarrée de Crescent Boulevard ce soir. Couvrant la musique de Luther, qui écoutait Whitney Houston, je m'en rappelle encore.


It's astounding

Time is fleeting

Madness takes its toll

But listen closely

Not for very much longer

I've got to keep control


Il a déroulé mon écharpe, qui était presque aussi longue que la pièce dans sa largeur, et s'est enrubanné avec de la tête aux pieds. Nous avons ri, en dépit des écritures de ténèbres sur ses murs, dispersant les cartes un peu partout sur le tapis et le plancher, avec nos pieds nus. Malgré l'endroit où nous nous trouvions. Malgré l'éventualité de nous faire entendre par Grace ou Pogo. Malgré les putains de souvenirs se tapissant au détour de chaque couloir.


I remember doing the Time Warp

Drinking those moments when

The blackness would hit me

And the void would be calling


Ce soir là, sous le regard de Ben qui en a reparlé longtemps pour en avoir finalement été le témoin silencieux, nous avons ri à la barbe de l'Empereur, des trous du cul queerophobes de Crescent Avenue, des présages et des fantômes. Nous avons assumé l'harmonie de la Tempérance qui nous liait, pour sûr. Et nous nous sommes autorisés à être heureux, en dépit de la Tour qui peut-être - un jour - ferait s'effondrer le monde autour de nous. Ou non.


Let's do the Time Warp again


Let's do the Time Warp again


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Notes:


Si vous avez lu "A bend in space-time, vous savez à quel point le Rocky Horror Picture Show est resté important pour Klaus et Rin. Vous en découvrez ici les fondements, au cours d'une soirée qui leur a finalement apporté beaucoup de joie, après tant de moments difficiles.


L'incursion dans l'ancienne chambre de Klaus est à la fois une descente dans le passé, le présent et le futur, avec ce tirage de tarot, qui prendra pour eux tout son sens, au travers des événements futurs que vous connaissez.


Le tarot a toujours été important pour Klaus, qui portait avec lui la carte de la Lune, lors de sa dernière désintox, en 2019, comme vu au début de la saison 1 de The Umbrella Academy. Et il semble voué à renouer avec ses anciens intérêts occultes... dans la saison 4 à venir.


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