Fragments de mémoire

Chapitre 6 : Une semaine, maximum deux

3186 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a 3 mois

Cette histoire est un one-shot, faisant partie des mémoires des jeunes années de Rin et Klaus, qui apparaissent tous deux dans l'histoire "Une courbure de l'espace temps" (se déroulant au fil des saisons de The Umbrella Academy - liens dans mon profil).

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Contexte : Rin est une jeune-fille punk de 20 ans, née avec un pouvoir étrange qu'elle met à profit pour des travaux illégaux : elle peut se téléporter, se rendre invisible ou intangible. Au gré de plusieurs nuits de garde-à-vue, il y a un peu plus d'un an, elle a fait la connaissance d'un curieux voisin de cellule prénommé Klaus... lui aussi doté d'un pouvoir extrêmement invasif : celui de communiquer avec les morts.


TW : décès récent d'un proche - référence à des usages de drogue et d'alcool


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Je ne me souviens plus exactement combien de temps a duré cet état second dans lequel je me suis retrouvée après la mort de ma mère, tiraillée entre un soulagement ténu et une peine qui me transperçait littéralement. Chaque étape était à la fois pénible et heureuse : la douleur solidaire de ses funérailles où étaient venus ses quelques proches, les souvenirs doux amers de toutes les affaires de sa penderie que nous avons dû vider. Son nom sur la boîte aux lettres. Sa voix sur le répondeur. Petit à petit, ces traces se sont effacées, et ne sont plus restées d'elle que les photos, dans les cadres et sur les étagères du salon de Granny.


Cette période, je l'ai massivement noyée dans les formalités notariales et administratives que l'on ne pouvait éviter, et que ma grand-mère n'était pas en mesure de gérer. Je crois que j'ai tenu parce que je voulais la préserver, tout en cherchant péniblement du travail à la fois. Pour cette ivresse de formulaires et de déclarations qui me tenait occupée, et aussi parce qu'un squatteur pas si inattendu que ça s'était incrusté pour de bon dans ma vie.


Je crois que j'ai compris ce que Klaus avait fait quand j'ai entendu la voisine du cinquième se plaindre de l'odeur de weed dans la cage d'escalier pour la première fois. Elle m'avait saisie moi aussi en sortant pour descendre la poubelle, et elle m'avait donné envie de sourire. Pour vous, ce n'est peut-être pas quelque chose d'agréable. Mais moi, j'associe la marijuana aux gaufres, à la chaleur des braseros improvisés dans des pots de peinture dans les squats, au vert rieur, et à ce que Klaus a fait à ce moment-là.


Il s'était installé entre l'ascenseur et la cage d'escalier, dans le recoin où la société de ménage laissait d'ordinaire le petit chariot avec les produits ménagers. Il n'avait pas pris grand chose : un tapis de yoga hors d'âge, une couverture en tartan bleu-gris, un coussin de canapé isolé, un vieux sac de sport avec ses fringues qui sentaient l'humidité. Et un petit réchaud qui avait déjà déclenché une fois l'alarme incendie, sur lequel il faisait chauffer des soupes instantanées aussi bien que de l'héroïne.


En descendant, ce jour-là, je l'ai trouvé à cet endroit, occupé à se battre avec des aiguilles à tricoter au bout desquelles pendait un ouvrage sans aucune forme, ressemblant à une serpillère en laine récupérée sur un vieux pull. Il avait dû passer l'interphone en même temps que le postier ou un voisin. Et à présent, il avait même punaisé au mur au dessus de son 'lit' un petit prospectus du Rocky Horror Picture Show, qui allait se jouer prochainement dans une salle de Crescent Boulevard, l'équivalent de Broadway à The City. Il avait l'air de se sentir particulièrement confortable dans son nouveau 'nid', et avait mis ses Converse à sécher après les grosses pluies.


"Klaus, qu'est-ce que tu fais là ?", lui ai-je dit avec une voix fatiguée et blasée, mon gros sac d'ordures pendant au côté de ma jambe, sans que je n'achève le mouvement qui aurait dû me conduire au local des poubelles.


Il m'a regardée de haut en bas, considérant sûrement si quelque chose avait changé au cours de la semaine où nous ne nous étions pas vus, puis il a répondu tout en essayant de démêler ce que je ne pouvais pas définir comme étant une maille ou un noeud :


"Rin. Tu ne vas pas le croire. Je suis rentré au hasard dans un immeuble hier soir pour m'abriter pendant l'averse, et il s'avère que c'est celui où tu vis".


J'ai penché la tête sur le côté et j'ai arqué un sourcil.


"Oh vraiment. Au hasard".

Il a levé ses deux mains en signe de bonne foi, tant 'Hello' que 'Goodbye'.

"Je le jure. Pure coïncidence".

"Une pure coincidence, comme la fois où tu as piqué une écharpe 'au hasard' parce qu'il faisait froid, et que c'était du Chanel ?"

"Ok, ok. Peut-être que je suis régulièrement chanceux. Mais il faisait moins cinq. Dis-toi que si je ne suis pas mort d'hypothermie, c'est peut-être grâce à cette écharpe Chanel".

"Oui, ça a probablement tout changé..."


J'ai secoué la tête un peu sarcastiquement, me disant que j'aurais ri dans une autre situation. Mais en ce jour, le noeud qui ne quittait pas mon estomac était plus fort que mon envie de badiner avec mon stalker mal lavé.


"Tu as apporté beaucoup d'affaires pour quelqu'un qui voulait s'abriter au hasard", lui ai-je dit en ouvrant finalement la porte du local des poubelles, et en allant laisser mon sac dans l'un des conteneurs. Je l'ai perçu bouger sur son matelas en mousse - derrière la porte - puis je l'ai de nouveau contemplé de ma hauteur quand je suis repassée dans le hall, la porte se refermant derrière moi.


Klaus n'avait pas grand chose à lui, et tout tenait usuellement dans le sac dont-il se servait comme oreiller. Avoir sa tête posée dessus était encore pour lui le meilleur moyen de ne pas perdre ou se faire voler les quelques papiers ou objets qui lui étaient précieux. Cette fois, malgré tout, je devinais qu'il n'avait pas avec lui l'intégralité de la garde robe excentrique que je lui connaissais. Il a soupiré.


"C'est que... j'ai plus ou moins été obligé de quitter l'ancien magasin de matelas..."


Ce n'était pas une bonne nouvelle. Ce squat avait historiquement été l'un des plus confortables où il avait pu s'installer. Et à sa mine, il était clair que ce n'avait pas été une décision de plein gré. J'ai laissé passer la voisine du second qui s'engouffrait dans l'escalier en lançant à Klaus des yeux outrés et un peu effrayés, puis je suis allée m'accroupir à côté de lui non loin de son réchaud.


"Le bâtiment va être démoli ?"

"Non. Non c'est à cause... de mes amis des 'Mother of Agony'".


Il a laissé tomber ce nom, en même temps que ses mains et ses aiguilles à tricoter sur ses genoux. Un nom qui me disait malheureusement quelque chose, pour avoir beaucoup fréquenté les milieux underground de la scène punk et des bas fonds de The City. Un groupe de bikers cloutés, tatoués et bodybuildés, qui exerçaient sur tout le quartier de Lakeshore Hills une main-mise un peu semblable à celle d'une mafia.


"Des 'amis' dont tu es obligés de te cacher".

"Obligé, obligé... J'ai choisi de bouger. Tu sais. Pour éviter le conflit".

Il a ri doucement, d'une façon m'indiquant qu'il était nerveux.

"Disons qu'ils m'ont beaucoup 'approvisionné' depuis deux ans - parce que je leur rendais quelques services - mais que d'un coup, ils ont considéré que je devais payer rétroactivement, ça doit être une forme de tradition que j'avais sous-estimée".


Ce n'était pas la première fois que Klaus avait des dettes, mais cette fois ses créanciers n'étaient pas exactement des enfants de coeur. Il a passé sa main sur son menton.


"Je me disais que certains étaient mieux que d'autres, qu'ils allaient être comme leurs motos : toutes customisées un peu différemment. Et en fait... ils sont assez consistants dans le fait de tous vouloir leur argent".


J'ai de nouveau regardé son sac.


"Tu as vendu des affaires".

"Je n'avais plus vraiment l'usage de l'écharpe Chanel, tu sais... ni du pull Vivienne Westwood".

"Putain, Klaus, tu adorais ce pull".


Il n'a rien dit, et j'ai compris qu'il n'avait pas eu le choix, et que ces mises en gage n'avaient sûrement permis que de régler qu'une partie de sa note.


"Je ne peux vraiment pas t'aider maintenant", lui ai-je dit, parce que c'était vrai, mais il a tout de suite balayé l'idée même de celà.

"Non, je sais me débrouiller. Ce n'est pas pour te demander quoi que ce soit que je suis installé dans ce recoin cosy".


Il m'a fixée, d'une façon bien trop solide et franche par rapport à ce qui devait actuellement couler dans son sang. Non. Il n'était pas là pour me demander de la thune, et d'ailleurs, il ne le faisait absolument jamais. Il mangeait volontiers dans mon assiette, me laissait payer l'entrée aux concerts en me donnant le titre de son organisatrice événementielle préférée, ne refusait bien sûr pas une aimable contribution à ses 'consommations liquides', mais jamais - jamais - il ne me demandait frontalement le moindre cent. J'ai regardé son tricot en me demandant s'il essayait de se refaire lui-même le pull Westwood, et j'ai essayé de sourire.


"Tu es venu garder un oeil sur moi".

Il a refait maladroitement une maille, chose improbable en l'état de sa coordination main-oeil, et a absolument nié.

"Tu n'as pas du tout besoin que je te surveille, enfin, Rin. Tu es aussi badass qu'une forme hybride de Susan Storm et Nightcrawler. En moins irradiée que l'une et bien évidemment moins bleue que l'autre".


Je ne connais rien aux comics, mais Klaus allait souvent lire au chaud à la boutique de BD, avant le rachat de ce petit commerce de quartier par une franchise.


"Tu t'inquiètes", lui ai-je dis tranquillement.


Je l'ai regardé en biais, avec de la gratitude pour le fait qu'il ait fait ça au milieu du désastre qu'était présentement sa vie à lui a aussi. Et il a haussé les épaules.


"Ce n'est pas moi qui m'inquiète, c'est Ben".


Bien sûr. Dès que Klaus voulait se dédouaner de quoi que ce soit, il mettait la chose sur le compte de son 'frère', celui à qui il s'adressait souvent dans les ombres, et que je ne pouvais pas voir. Celui qui est mort dans un 'incident' dont nous n'avons jamais - jamais - évoqué les circonstances. Et, j'ai ri doucement, me rendant compte que je ne l'avais plus fait depuis des jours. Rien que pour avoir réussi à me rendre ça, je lui étais déjà immensément reconnaissante.


"Dit à Ben qu'il est chou, et que grâce à lui, ça va aller de mieux en mieux".


Il a souri, parce qu'il a compris que je n'étais pas dupe. Mais aujourd'hui, je pense que la vérité était que Ben n'y était pas pour rien non plus. Je crois que j'ai réalisé à ce moment que j'avais de la chance de les avoir, même celui auquel je n'avais jamais pu parler, et j'ai donné à Klaus un petit coup d'épaule affectueux.


"Le syndic va te virer, tu sais, ça. Si Granny ne le fait pas de ses propres mains, après t'avoir étranglé avec la laine de ton tricot".


Il a éclaté de rire à l'évocation de ma grand-mère, qu'il n'avait pas encore recroisée.

"Je ne resterai pas longtemps. Une semaine. Au maximum deux".


Dans ce laps de temps où je lui ai descendu tant de plats vietnamiens et de barres granola, il a en réalité eu le temps de se faire mettre dehors six fois. Et il est inlassablement revenu, jusqu'à ce que nos sorties du soir reprennent. Jusqu'à ce qu'il réalise que ma vie allait bel et bien reprendre, là où nous l'avions laissée. Je crois qu'il a conscience du soutien qu'il a joué dans cette période difficile de ma vie. Mais - malgré ses murs de narcissisme ordinaire - de ça, il ne s'est jamais vanté.


"Tu iras où après ?", lui ai-je demandé, et pour la première fois depuis que nous nous connaissions, il m'a répondu :

"Je crois... que je pourrais retourner me crasher quelques jours 'à la maison'".

J'ai cligné des yeux trois fois, incrédule.

"A la maison, tu veux dire, à Hargreeves Mansion ?"


C'était un nom que nous ne prononcions pas, sauf occasionnellement à la bibliothèque, ou dans le bureau du Dr Milligan.


"Mon cher père est en déplacement pour affaires, ma... mère est programmée pour ne faire aucune différence entre le fait que je sois parti deux heures ou trois ans".


J'avais compris que sa mère était un robot, par ces petites phrases qu'il glissait comme si la chose allait de soi, alors que ce n'était bien sûr pas le cas.


"Luther me fera chier, c'est sûr, mais peu importe. C'est le seul qui y est encore. Et Pogo..."


En l'entendant, je devinais qu'il observait ce qu'il se passait là-bas plus souvent que ce qu'il aurait admis. Comme s'il gardait un oeil de loin sur ceux qui étaient encore paradoxalement pour lui des étrangers, et toute une partie de sa vie.


"Qui est Pogo ?"

"Pogo..."

J'ai senti qu'il cherchait comment le décrire sans que j'éclate de rire, ou que je tourne les talons. Et il a choisi de dire :

"C'était une sorte de précepteur, pour nous. Il va me sermonner, avoir l'air super British, se faire la voix de Papa... mais il va me laisser pioncer dans mon ancienne chambre, et ne dira rien quand je me barrerai à nouveau".


J'ai hoché la tête. Je savais que cette grande bâtisse était chargée en souvenirs de toute nature, s'entrechoquant parfois dans sa tête. Certains qu'il chérissait, notamment lorsqu'il évoquant parfois son autre frère Diego, et d'autres qui étaient susceptibles de lui provoquer des crises d'angoisse au point d'en vomir. Je me doutais qu'il n'était pas une décision facile pour lui que de retourner un moment vivre là bas. Mais je savais pourquoi il allait le faire.


"Tu vas pouvoir économiser".

"Et chaparder un peu, crois moi. Je demander une nouvelle carte de fidélité au prêteur sur gage. Les bikers vont croire que c'est Noël".


J'ai secoué la tête, puis je l'ai posée sur son épaule.


"Klaus, est-ce que tu la vois encore ? Ma mère".

Je me suis rendue compte à ce moment que je n'avais plus de mal à le lui demander, et il a prit une inspiration.

"Non", a-t-il simplement dit. "Elle est passée au delà, dans le Vide".


Ceci faisait sens pour lui, et moi je l'ai compris à cette époque : il désignait lui-même sous ce nom une forme de limite, par delà laquelle il ne pouvait pas regarder, du moins lorsqu'il était défoncé. Il ne voyait que les fantômes de ceux qui restaient coincés ici, de ce côté de cette frontière. Ceux qui avaient un grief, un désir de vengeance ou une tâche inachevée. Ceux qui ne pouvaient pas - d'une façon ou d'une autre - reposer en paix.


"C'est plutôt bon signe ?", ai-je demandé avec une tranquillité d'âme que lui seul savait alors me donner.

"On peut dire ça. Elle va maintenant accéder à la partie de l'au-delà qui ressemble à la chocolaterie de Willy Wonka, avec des herbes en pâte d'amande verte, une rivière de chocolat chaud et des arbres sucres-d'orge. Les Oompa Loompas et le Johnny Depp flippant en moins".

"T'es con. T'en sais rien du tout".


Il a ri doucement, parce que - bien sûr - je connaissais ses limites, puis son sourire est lentement retombé.


"Elle ne fait pas partie de ceux assez déchirés pour venir me hanter, si c'est ta question. Et je..."

Je pense qu'il préférait que ça soit clair.

"... je ne peux pas te la ramener".

"Je sais".


Je n'ai rien dit pendant quelque secondes, je suis restée là tandis que le facteur passait les portes en verre de l'immeuble depuis la rue, et manquait de s'étrangler en nous voyant ainsi. Derrière lui, les gros nuages de pluie semblaient s'être dissipés, et un rayon de soleil radieusement clair tombait sur les boîtes aux lettres en faisant danser les petites poussières. Jamais l'odeur du détergent de la cage d'escalier ne m'avait semblé sentir aussi bon.


"Ce n'est pas ce que je souhaiterais tu sais", lui ai-je dit.


Les yeux perdus dans cette lumière printanière que je ne prenais récemment plus de plaisir à contempler, j'ai soupiré et j'ai souri. Je m'en souviens très bien, comme si c'était hier, de cet instant où je me suis autorisée à ressentir de nouveau une chose insensée : de la joie, de l'espoir pour le lendemain, et le sentiment que maintenant, une autre partie de ma vie allait pouvoir commencer. Comme une pointe à ma poitrine, une euphorie que je décidais délibérément de laisser m'embrasser.


"Si tu as besoin d'une douche, Granny joue toujours au bridge le mardi et le jeudi soir", lui ai-je dit tranquillement tout en me relevant, et il a pris un air coquet.

"Deux fois par semaine, dis donc, je vais reluire comme jamais".


Nous avons ri doucement, tandis que le facteur repartait. Et tout en appuyant sur le bouton de l'ascenseur, je lui ai enfin glissé :


"Le code pour la porte de l'immeuble est 4107".


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Notes :


Nous avons souvent observé de quelle manière Klaus pouvait dépendre de Rin, mais la réciproque est en réalité également un fait, particulièrement à l'époque décrite ici.


Klaus ne mène toujours pas une existence tranquille. J'ai évoqué ici sa relation compliquée avec les bikers de 'Mother of Agony'. Leur présence en saison 3 de la série est surtout un clin d'oeil aux comics, où ce sont essentiellement les 'services' que Klaus leur rend qui sont racontés, comme ici.


Comme évoqué dans l'histoire principale, il est arrivé ponctuellement que Klaus retourne entre les murs d'Hargreeves Mansion, avant de complètement cesser. Bientôt, nous irons y faire un tour nous aussi.


Tout commentaire fera ma journée ! ♡

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