Fragments de mémoire
Cette histoire est un one-shot, faisant partie des mémoires des jeunes années de Rin et Klaus, qui apparaissent tous deux dans l'histoire "Une courbure de l'espace temps" (se déroulant au fil des saisons de The Umbrella Academy - liens dans mon profil).
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Contexte : Rin est une jeune-fille punk de 20 ans, née avec un pouvoir étrange qu'elle met à profit pour des travaux illégaux : elle peut se téléporter, se rendre invisible ou intangible. Au gré de plusieurs nuits de garde-à-vue, il y a un peu plus d'un an, elle a fait la connaissance d'un curieux voisin de cellule prénommé Klaus... lui aussi doté d'un pouvoir extrêmement invasif : celui de communiquer avec les morts.
TW : maladie et décès imminent d'un proche - référence à des usages de drogue et d'alcool - Sexualité (non explicite).
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Je pense qu'il était 2h30 du matin quand le téléphone a sonné. Dans le noir de ma chambre où je dormais à poings fermés, et aussi sur l'autre combiné : celui du salon où Granny s'était endormie devant son drama. Il était terrible pour nous que ceci arrive : nous anticipions toujours un appel de l'hôpital, où le temps qui restait à ma mère se comptait dorénavant en heures plutôt qu'en jours. Un appel qui nous dirait que c'était terminé. Et je l'avoue aujourd'hui avec plus de recul : à ce moment, je ne sais plus bien si je le redoutais ou si je l'attendais simplement. La question n'était plus "si", mais "quand" : elle n'était déjà plus consciente depuis un moment. J'en suis restée honteuse longtemps. Mais de cette souffrance qui s'étirait encore et encore, j'attendais aussi quelque part d'être libérée.
"Bạch Liên !"
C'est Granny qui a décroché, tandis que je suis restée immobile dans mon lit, le coeur tapant contre mes côté, par anticipation et pour le fait d'avoir été révéillée en sursaut. A son ton, toutefois, j'ai rapidement compris que ce n'était pas l'appel de l'hôpital tellement anticipé.
"BẠCH LIÊN C'EST POUR TOI".
Je l'ai entendue pester à l'autre bout du couloir baigné d'obscurité, et j'ai réagi immédiatement en cherchant dans le noir le combiné téléphonique de ma chambre, que j'ai fini par rencontrer sous ma pile de Vice Magazine. Dès que j'ai décroché, je l'ai entendu râler "A deux heures du mat, bon sang" dans mon oreille, puis elle a raccroché de son côté, me laissant en communication avec la seule personne que je pouvais imaginer à l'autre bout.
"Klaus", ai-je dis, alors que je n'entendais rien d'autre qu'une respiration erratique, à l'autre bout.
"Klaus, t'es où, putain".
Il n'y avait bien sûr pas le téléphone dans le squat où il trainait ces jours-ci, et il n'utilisait ses rares pièces de monnaie pour faire usage des téléphones publics qu'en cas de force majeure. Ce qui - malheureusement - arrivait régulièrement. Cette fois, le silence s'est prolongée d'une façon que je savais être dû à l'alcool, la drogue... ou probablement un mélange conséquent des deux. Il a pris une interminable inspiration, puis a fini par dire :
"Je suis dans le hall de l'Hôtel Obsidian".
"Encore".
Ce n'était pas la première fois. De notoriété publique, l'Hôtel Obsidian avait sa réputation, dans les milieux de la nuit de The City. En apparence, c'était un établissement ancien, à la façade imposante et aux intérieurs d'un art-déco paradoxalement futuriste et désuet. Un hôtel de luxe avec grooms et spas, qui accueillait les chefs d'états autant que les célébrités de passage, et où l'on célébrait les mariages les plus invraisemblables et onéreux. Un lieu prisé par les intellectuels et les originaux, où avaient séjourné Dali, Freddy Mercury et plus récemment Lady Gaga, entre de nombreux autres.
Enfin, à ses heures, aux confins de la nuit, l'hôtel Obsidian devenait aussi l'antre de fêtes débridées et excentriques, dont les convives finissaient par s'éparpiller dans les chambres de l'établissement pour assouvir des pulsions et délicieuses perversions que nous n'aurons pas besoin de détailler ici. Pour Klaus, c'était toujours un moyen de trouver ce qu'il cherchait plus que tout, de l'extase déjantée au silence de ses démons. Parfois, il lui était donné de dormir bien au chaud, quand il ne se faisait pas mettre dehors une fois ce qui avait été attendu de lui obtenu. Mais d'autres fois, comme en cette nuit, l'issue était défavorable, pour ne pas dire lamentable. Il n'a pas relevé mon ton blasé, et il a expiré dans le téléphone d'une façon me permettant presque d'évaluer son état alcoolémique et toxicologique.
"Je viens te chercher", ai-je dit dans un soupir, en attrapant déjà mon jean, chose à quoi il a réussi à prononcer :
"Apporte un pull, s'il te plaît... et du Tylenol - merde - je crois que ma tête va exploser..."
J'ai soupiré de nouveau, j'ai passé ma main sur mes yeux. Et tout en abandonnant l'idée de continuer à pioncer bien au chaud, je lui ai dit avant de raccrocher :
"Attend dans le lobby. Ne fait pas chier le type de la réception. Et si tu vomis, fait-le dans des wc, cette fois".
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L'Hôtel Obsidian n'était pas à côté de chez moi. Il se trouvait de l'autre côté d'Argyle Park, fermé à cette heure-là. Le bus de nuit ne passait qu'une fois toutes les 60 minutes, alors j'ai choisi l'option de facilité et de rapidité. Je me suis téléportée une première fois jusqu'à l'angle de la sixième avenue tout proche, puis encore deux fois sur les deux pâtés d'immeubles suivants. Je ne pouvais pas accomplir de grandes distances, à cette époque, mais descendre une rasade de café froid en vitesse - avant de partir - m'avait permis de 'sauter' quelque chose comme dix fois. Pour traverser la voie rapide, notamment, et m'épargner un détour obligatoire aux autres piétons. Je n'ai jamais eu peur de marcher seule dans le noir de la nuit. En traversant certaines rues mal fréquentées, je pouvais me rendre invisible et intangible à tout moment. Je n'étais qu'une ombre noire, à cette heure de la nuit. Même visible, on ne me repérait gère.
En lui-même, l'Hôtel ne dort jamais vraiment. A toute heure du jour ou de la nuit, ses portes rotatives en sont éclairées d'une lumière ambrée, animées de ce mouvement perpétuel à la fois tranquille et troublant. Je me souviens qu'une impression étrange me saisissait, quand je les franchissais : comme si je passais dans un espace en dehors du monde. Je me disais que c'était sans doute parce qu'aucune fenêtre ne donnait sur le monde extérieur, dans le lobby et les couloirs. Ou peut-être parce que ce qui se passait en ce lieu restait en ce lieu.
Et il le valait mieux, croyez-moi. Car y trouver Klaus à trois heures du matin, écroulé ivre mort dans les canapés du hall - uniquement vêtu d'un string iridescent minimaliste - était une chose qu'il était possible d'avoir envie d'oublier. Il dormait, en réalité, complètement ignoré par les quelques personnes ou employés qui passaient çà et là. Avec cette triste forme d'innocence juvénile sur ses yeux clos, qu'il avait à vingt ans malgré tout ce qui pouvait s'être passé dans sa soirée. Qu'il a encore, en réalité, et c'en est parfois perturbant.
C'est dans de tels moments que je trouvais son tatouage le plus triste. Oh, pas les 'Hello' et 'Goodbye' encrés dans ses paumes, non. Le seul autre qu'il avait déjà à cette époque. Celui que vous ne verrez possiblement jamais, mais que le 'tissu' iridescent peinait à dissimuler dans la lumière ténue du lobby. Une ligne pelvienne qu'il avait fait tatouer à dix-sept ans et qu'il qualifiait volontiers lui-même de 'notice d'utilisation', une fois le packaging ouvert. Un texte en lettres de machine à écrire, inscrit horizontalement juste à la frontière de l'indécence, clamant dérisoirement à qui aurait eu l'occasion de poser les yeux là en bas : 'Please be gentle'.
Je pense que j'ai eu un pincement des lèvres navré, car je n'étais pas sûre que l'utilisateur ait daigné lire, cette fois, alors qu'il l'avait fait tatouer en toute conscience du fait qu'il était la plupart du temps trop défoncé pour se protéger de ce qui lui arrivait dans ces moments-là. J'étais juste dépitée que son erreur de jeunesse à lui eut été cette mignonne requête le faisant passer pour un faon effarouché, là où la mienne étirerait jusqu'à ma mort 'Never mind the bollocks', tout en bas de mon dos. Pour ma défense, j'avais dix-huit ans, j'étais punk, bourrée, et bien trop fan des Sex Pistols.
"Hé", lui ai-je dit en lui poussant l'épaule, ce qui a eu pour effet de le faire revenir du sommeil en sursaut. C'était de bonne guerre : lui aussi m'avait révéillée.
"Tu t'es encore fait foutre à la porte ?"
Il a cligné des yeux pour faire le focus en direction du plafond, puis a regardé en direction des ascenseurs comme s'il avait la crainte de voir débarquer quelqu'un. Au moins, je comprenais mieux sa demande d'apporter un pull, et en m'asseyant moi aussi sur le canapé en le poussant un peu, j'ai sorti mon seul hoodie qui ait été assez grand pour lui, celui de Motorhead. Ceci, une bouteille d'eau, et le paracétamol qu'il avait aussi quémandé.
"Tu vas rentrer sans pantalon, mais je pense que le conducteur du bus de nuit ne relèvera même pas".
Il s'est assis et a pris le hoodie sur ses genoux, peinant à relever la tête.
"J'ai déjà eu du bol qu'il m'ait jeté mon 'habit de lumière' au visage, dans le couloir".
Je pense qu'un pincement des sourcils de pure douleur m'est venu. Et même si j'aurais préféré ne pas le faire, je lui ai demandé :
"Il s'est passé quoi pour en arriver à ça ?"
Et il a rigolé.
Croyez-le ou non, Klaus n'a jamais été du genre à s'appesantir sur ses mésaventures sexuelles ou relationnelles. Il n'a même jamais été du genre à reconnaître avoir pû être maltraité, sans doute parce que ses points de repère en la matière étaient malheureusement biaisés. Il vous en racontera sans doute au détour de n'importe quelle conversation, souvent de façon à peine romancée, même lorsqu'elles sont improbables ou épiques. C'était un mécanisme de défense, triste mais diablement efficace pour sa santé mentale, qui lui permettait de 'fonctionner', et à moi de ne pas trop m'inquiéter.
"Oh tu sais... ici l'égo est démesuré, ce sont tous des stars... ou des rejetons d’industriels richissimes en séminaires..."
Oui, comme lui, à la base, mais ça n'était pas la peine de le mentionner. Sa voix trainante laissait assez entendre qu'il ne se souviendrait de toute façon pas de cette conversation dans une heure.
"C'était l'un de ces gars qui aiment bien qu'on répète leur nom, pendant".
Effectivement, ça commençait mal.
"Et alors ? Il s'appelait comment ?", ai-je plaisanté.
"A l'origine, c'était probablement 'Rick'. C'était un con, de toute façon".
J'ai éclaté de rire au milieu du lobby. Klaus était et est toujours incapable de retenir les prénoms du premier coup. Pas sans en modifier la première lettre, en tout cas. Et je devinais qu'il avait dû passer son temps à gémir 'Nick'.
"Disons qu'il a fini par s'agacer, et que..."
J'ai soulevé un sourcil, anticipant la suite.
"Je pense que je lui ai dit qu'en tout cas il avait bien ~niqué~ l'ambiance".
J'ai essayé de juguler mon fou-rire tandis qu'il passait mon hoodie Motorhead. Celui qui me tombait jusqu'aux genoux, à moi. J'étais soulagée, en quelque sorte, que la mésaventure en fut restée à se retrouver à poil dans le couloir. Au moins, cette fois, je n'aurais pas à l'emmener en urgence le lendemain à la permanence du Dr Milligan pour un certificat en vue de dépot de plainte. Parce que même s'il en riera, c'était déjà arrivé. Ce 'Nick' - pardon, 'Rick' - était était peut-être 'un con', mais il n'avait visiblement pas été violent.
"Allez, viens", lui ai-je dit. "Demain on reviendra chercher tes fringues et tes pompes aux objets trouvés..."
C'était surtout pour ses chaussures que ça m'embêtait: il n'avait clairement pas les moyens de s'en racheter, et je n'avais pas envie qu'il aille encore pille le coffre fort de son père. Il a essayé de se mettre sur ses pieds, est retombé une première fois sur le canapé, et je l'ai tiré par le bras pour le stabiliser. Ce n'est qu'alors... qu'il a remarqué ce qui était pourtant évident depuis que j'étais apparue dans le hall de l'Hôtel Obsidian.
"NON PUTAIN T'AS PAS FAIT ÇA".
Le type de la réception s'est retourné, pour une fois. J'ai senti que Klaus bloquait, derrière moi, mais j'ai tiré encore un peu sur son bras pour le faire avancer en direction de la porte rotative.
"Rin..."
J'ai fermé les yeux et l'ai encore fait avancer de deux pas.
"... t'as coupé ta crête..."
Juste devant la porte qui tournait sans fin comme une pièce d'horlogerie, je me suis arrêtée et je l'ai finalement regardé.
"Quoi. Toi tu défrises bien tes cheveux, maintenant".
"Oui, mais... c'était 'toi'..."
"Et alors, tes boucles aussi, c'était 'toi'".
J'avais fait ça deux jours avant, et j'avais re-teint mes cheveux dans leur noir d'origine, chose qui ne m'était plus arrivée depuis probablement cinq ans. J'arborais dorénavant un carré décoiffé encore passablement chaotique, le temps que tout repousse à une longueur cohérente. Je voulais bien croire qu'il en soit choqué, et ce d'autant que je connaissais la valeur affective qu'il avait placé dans cette coupe de cheveux-là.
"Je ne peux pas t'expliquer ici, Klaus".
Nous avons fini par quitter la lueur dorée du lobby pour le froid de la nuit noire, qui sentait l'humidité. Il n'a rien dit, il m'a juste suivie. Pieds nus sur le trottoir, juste habillé du hoodie, et moi en jeans et haut de pyjama. Sa tête dodelinant sous le coup de tout ce qu'il avait consommé. Le groom d'astreinte nous a laissés partir en direction de l'arrêt du bus de nuit, sans même s'étonner de notre étrange duo. Il en voyait tellement d'autres, probablement, ici.
Nous n'avions fait que quelque pas sur le trottoir désert en direction de l'arrêt de bus, quand je l'ai senti de nouveau bloquer. J'ai tiré sur son bras de nouveau, sans pouvoir le faire bouger cette fois, et je me suis retournée. Il était figé, blême, avec une expression de tristesse indéfinissable. Comme s'il venait d'être percuté par quelque chose, ou comme certaines fois où j'avais deviné que les fantômes le saisissaient. Nous n'avions pas besoin de ça, pas maintenant, pas alors qu'il se tenait à moitié à poil au milieu de la voie publique.
"Klaus, bouge", lui ai-je dis en tirant de nouveau.
"T'es encore bourré, tu peux chasser ces trous du cul".
Et finalement, tandis que je parvenais enfin à lui faire reprendre sa route en direction de la lumière blanchâtre des phares du bus qui arrivait, j'ai sorti de quoi payer pour nous deux, et je l'ai entendu murmurer une parole que je ne comprendrais qu'après :
"Rin, je suis tellement désolé".
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La pluie a commencé à tomber sur la course du bus de nuit, alors que nous nous serrions sur les sièges installés au dessus du chauffage. Au dehors, les avenues de The City défilaient les unes après les autres, notre vue obstruée par la myriade de gouttelettes sur les vitres. Comme un essaim lumineux, qui reflétait les feux arrières des voitures et de la signalisation. Certains immeubles étaient encore allumés, même au coeur de la nuit : ceux des hauts buildings des bureaux, que les firmes n'éteignaient jamais. La Ville avait une autre âme, sous la pluie. une forme de tristesse que je ne pouvais expliquer.
"Ta carte de bus était dans la poche de ton pantalon ?" lui ai-je demandé.
J'avais payé pour lui, mais ça n'était pas un réel problème. J'essayais juste d'estimer les contours de ce que cette petite mésaventure allait impliquer.
"Oui. J'avais réussi à en avoir une moins chère, en plus".
Frauder n'est guère possible, dans le réseau de bus de The City. Se déplacer restait pour Klaus une nécessité, qui était l'une des rares lignes budgétaires à occuper une petite part des finances qu'il allouait autrement à ses 'produits de consommation courante'. Ceci, sa carte de bibliothèque qui ne coûtait de toute façon presque rien, et peut-être la location ponctuelle de quelques vidéos, à regarder sur le petit poste de ma chambre.
"Comment tu as pu en avoir une moins chère", ai-je murmuré.
"Je me suis posé la même question. Elle est jolie, en plus, en jaune et bleu. Il y a marqué 'Senior', dessus, je me sens tellement important. J'espère que je vais la récupérer".
J'ai manqué de m'étrangler de rire.
"C'est une carte de bus pour le troisième âge..."
"Rin, 56 dollars au lieu de 92... je ne prendrai plus que celle-là".
J'ai encore rigolé doucement, mais - en vérité - pour lui, c'était une fortune mensuelle. J'ai regardé par la fenêtre, vers les frondaisons du bois d'Argyle Park, que nous étions en train de contourner. Le bus faisait un immense détour pour retourner vers la sixième avenue, et Klaus avait de toute façon voulu que je le ramène là où il dormait en ce moment : dans un ancien magasin de matelas qui avait récemment fait faillite. Il ne restait que les modèles les plus défoncés, mais c'était de loin le meilleur squat qu'il lui ait été donné de fréquenter depuis longtemps.
"Tu es sûr que tu ne veux pas squatter chez Granny ?", lui ai-je demandé", et il a regardé vers ses genoux où sa main 'Goodbye' était posée.
"Oui. Pas cette fois".
Il a refermé sa main, et bougé lentement son majeur sur sa propre paume, d'une façon qui m'a fait froncer les sourcils. Je n'avais jamais vraiment demandé, au sujet de ces tatouages-là. Et cette fois-là, j'ai risqué :
"Ce n'est pas qu'une histoire de Ouija, n'est-ce pas ?"
Je pense qu'il a été troublé que je demande spécifiquement ce jour-là, alors que je les avais vu tant et tant de fois. 'Hello', 'Goodbye', qu'il utilisait fréquemment de façon à propos, dans les situations comme dans les conversations. Je me doutais qu'il y avait là un trait d'auto-dérision le comparant lui-même à une forme de plateau de spiritisme humain, mais le connaissant, ce n'était sans doute que le mur humoristique masquant une symbolique plus personnelle encore. Il ne m'a pas regardée, il a continué de frotter sa paume avec ses doigts.
"Les choses et les gens vont et viennent, Rin", m'a-t-il dit avec ce qu'il avait de lucidité à cet instant au milieu de sa torpeur alcoolisée.
"Ce qui est bon ne dure pas. Heureusement, ce qui est difficile aussi".
J'ai cligné des yeux, je suis restée sans bouger, dans le roulis tranquille de l'arrière du bus.
"Longtemps, j'ai eu très peur de perdre le peu que j'avais. Et peur de m'attacher à des choses nouvelles, parce qu'elles aussi disparaîtraient".
Il m'a semblé qu'il lui faisait mal de me dire ça à ce moment, et il a regardé plusieurs sièges au devant des nôtres, vers un emplacement où maintenant je sais que Ben se trouvait. Et finalement, il a aussi ouvert sa main 'Hello'.
"Maintenant j'essaye de me rappeler que c'est dans l'ordre des choses, et que l'éphémère est la seule constance de nos vies".
Je lui ai souri, mais lui ne l'a pas fait. Il avait un sérieux dans ses yeux vert-mousse que je lui voyais rarement. Comme s'il essayait de nouveau de me dire quelque chose, auquel je n'avais pas accès. Lui qui parlait tellement, surtout lorsqu'il était défoncé ou torché, cherchait à trouver les bons mots.
"Pourquoi tu l'as coupée, ta crête", a-t-il fini par dire à la place, et mes sourcils se sont pincés.
"Je cherche du boulot".
Il savait très bien pourquoi. La facture des soins intensifs pour ma mère ne tarderait pas à arriver, et inévitablement des frais d'obsèques qu'il allait nous falloir encaisser. Tout le monde n'avait pas le compte en banque du père de 'Rick', 'Nick' ou 'Dick'. Et je me trouvais à ce jour face à l'inévitable.
"Je ne veux plus gagner ma thune en faisant des trucs dangereux ou illégaux. C'est..."
J'ai fermé un instant les yeux.
"...c'est la dernière chose que j'ai réussi à promettre à ma mère avant qu'elle ne soit plus en mesure de me parler".
Le bus a tourné dans Argyle Street, se sont profilés des quartiers plus familiers où nous avions déjà passé tant de temps, lui et moi. Pourtant, il n'a pas regardé par la fenêtre, il n'a même pas essayé de voir la silhouette noire de la baraque à gaufres, au loin. Il m'a fixée. Et enfin, il a réussi à être celui qui m'annoncerait ça. A me dire - à sa façon - ce qui m’épargnerait un choc bien plus rude lorsque finalement je rentrerais chez moi :
"Elle en est soulagée. Et elle est bien maintenant".
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Notes :
Si vous avez lu 'Une courbure de l'espace-temps', vous savez que Rin est venue tirer Klaus de ce genre de situations un nombre incalculable de fois. Il me semblait pertinent d'illustrer à la fois comme Klaus, dans la saison 3, se trouve connaître aussi bien l'Hôtel Obsidian.
Le fait que Klaus se déplace avec une carte senior est parfaitement canon. Cette carte a même fait partie de l'un des lots vendus aux enchères des props de la série, cette années.
C'est un jour difficile, pour Rin, vous l'aurez probablement compris. Il est certainement mieux pour elle d'avoir ainsi appris le décès de sa mère par Klaus, plutôt que par un coup de fil en pleine nuit. Nous savions tous que ceci allait arriver, mais le coeur reste lourd.