Fragments de mémoire
Cette histoire est un one-shot, faisant partie des mémoires des jeunes années de Rin et Klaus, qui apparaissent tous deux dans l'histoire "Une courbure de l'espace temps" (se déroulant au fil des saisons de The Umbrella Academy - liens dans mon profil).
---
Contexte : Rin est une jeune-fille punk de 21 ans, née avec un pouvoir étrange : elle peut se téléporter, se rendre invisible ou intangible. Au gré de plusieurs nuits de garde à vue, il y a environ deux ans, elle a fait la connaissance d'un curieux voisin de cellule prénommé Klaus... lui aussi doté d'un pouvoir extrêmement invasif : celui de communiquer avec les morts.
TW : Référence à des usages de drogue et d'alcool, violence.
Soundtrack : Memento Mori - Closer to the Sun ; Jilax - Satisfaction
---
Au printemps 2011, j'ai imaginé que je pouvais changer de boulot. Pour beaucoup, ça semblerait être quelque chose d'anodin, et ce d'autant plus que je ne demandais pas la Lune. J'en avais juste marre de vendre des vis et des boulons : ce que j'aimais le plus, dans ce boulot à la quincaillerie, c'était de réparer la machine à brasser la peinture, et la caisse enregistreuse. J'imaginais bosser dans la maintenance électronique ou mécanique.
Le fait est que j'avais un casier judiciaire long comme un rouleau de PQ déroulé, et un pouvoir que les gens connaissaient tous plus ou moins dans les quartiers accessibles depuis chez moi. J'étais rangée du côté des freaks dont on ne s'encombrait pas. Et le fait est que le fait que l'on me voie en permanence avec Klaus n'aidait pas.
Tout le monde le savait camé et aussi haut perché qu'un gratte-ciel. Et je crois que c'est le jour où un employeur m'a sorti cet argument pour ne pas m'embaucher, que j'ai décidé d'arrêter de chercher. Pourquoi ? Parce que certains se seraient débarrassés du problème en jetant Klaus. Et que moi, j'étais à deux doigts de me débarrasser du boulot à la place.
Je suis revenue à la raison, j'ai choisi de rester chez Rodrigo. Il a compris, il m'a accompagnée au travers de ça de façon bienveillante. Il m'a permis de plus toucher au fer à souder, dans l'arrière-boutique. Et finalement, je suis restée à bosser pour lui jusqu'à la fin du monde. Littéralement. Et plusieurs fois.
J'ai traversé quelques périodes un peu sombres, toutefois, à ce moment. Des périodes où je restais volontiers chez moi, au lieu d'aller sillonner les franges colorées ou excentriques de The City avec Klaus. Il le sentait, j'en suis sûre. Et il oscillait entre deux attitudes : se sentir de trop et se tenir à l'écart, ou au contraire tenter de venir me chercher pour me sauver, quand il était assez lucide pour ça.
Il y avait quatre jours que je ne l'avais pas vu, ce qui - dans notre référentiel - commençait à faire long, mais ne me préoccupait pas. En général, c'était parce qu'il s'était perdu dans un cercle infini de montées et de descentes toxicologiques, affectives et sexuelles, dont il ne sortait en général que pour venir s'écrouler sur mon paillasson, ou à défaut en étant envoyé pour trente jours à Lakeshore Hills.
Lorsqu'il a fini par toquer à ma fenêtre, ses boucles hirsutes mal lavées et en bataille, je n'ai même pas sursauté. Il avait l'air dans un état acceptable, par rapport à ce que j'avais pu imaginer, même si ses cernes glissaient encore plus bas que le manteau de son épaule, et que ses bottes étaient dépareillées.
"Rinny", a-t-il dit en soulevant lui-même le carreau.
J'ai juste baissé mon magazine, j'ai haussé un sourcil.
"J'ai besoin de redevenir moi-même. Flamboyant, plus près du soleil que jamais. Je me sens chromatiquement amoindri, à force de fréquenter tous ces manteaux Fendi et Burberry, et si j'entends encore une fois Adèle ou Gotye, je retourne délibérément me jeter depuis le dixième étage de l'internat de la Business School internationale de The City."
J'ai fermé ma revue, je l'ai posée sur ma table de nuit, et j'ai croisé les bras. Ce n'était pas la première fois qu'il se faisait mettre le grappin dessus par les fils de bonne famille, dans ces établissements privés hors de prix. Qu'il se laissait infiltrer dans ces dortoirs, dont il ressortait souvent tête la première sur le pavé de la rue, quand il finissait par se faire repérer par un surveillant.
Entre-temps, il y gagnait malheureusement plus d'argent qu'ailleurs, enchaînait les chambrées, et bon nombre des élèves de ces établissements lui échangeaient directement la dope contre une demi-heure de sa nuit. Parfois, il ne voyait plus l'extérieur de ces couloirs pendant plusieurs jours, et en ressortait en connaissant la cantinière par son nom. Comme cette fois-ci, il en était à la fois euphorique et malade. Et finissait toujours par en pleurer nerveusement.
Parce que - non - à Klaus non plus, cette vie n'allait pas, au fond.
Il a fait ce qu'il faisait toujours. Il s'est lavé trois fois. Il a profité de l'absence de ma grand-mère pour utiliser son fer à lisser, et a mangé du chà bông à même le pot. Quand il est revenu à ma chambre, il s'est écroulé sur mon lit, à l'envers par rapport à moi, en essayant maladroitement de caler ses boucles humides contre mon mollet. Je n'ai pas bougé. Si je l'avais dégagé, je l'aurais tué.
"Tu es quand même contente de me voir ?" a-t-il demandé, et j'ai juste haussé les épaules.
Pour moi, c'était évident que oui, mais j'ai conscience - aujourd'hui - que ce genre de messages était ambigu et le faisait flipper. Alors il a rationnellement mais pathétiquement tenté de justifier son existence.
"Je t'ai ramené des cadeaux."
Il s'est penché sur le bord du lit, a tiré à lui son manteau violet cousu de fourrures à toutes les bordures, et en a fouillé les poches.
"Je t'ai rapporté des capsules de café et une de chaï, une cravate en soie noire - tu peux la porter en ceinture - une balle anti-stress avec un dollar dessus... Elle est collector, non ? Oh, et deux capotes de marque avec des messages pour la santé des étudiants, dont une parfum cerise".
"Pour quoi faire ? M'en servir comme chewing-gum ?"
Je n'ai même pas soupiré. Ça faisait deux ans qu'on ne se lâchait pas : Klaus me connaissait déjà par cœur, autant que la réciproque était vraie. Il savait jusqu'où j'allais, ou n'allais pas, même s'il tentait encore parfois sa chance peu subtilement. Mais cette fois, il essayait vraiment juste de me faire sourire, pour de bon. Parce qu'il avait compris que mon moral n'atteignait pas des sommets.
"Je sais, je sais. Notre deal reste parfaitement unilatéral et manuel, c'est promis. Mais ces trucs font d’excellents animaux en ballon : je peux te faire un caniche en latex. Tu veux ?"
J'ai fini par sourire.
"C'est bon, Klaus. T'en fais pas. Ça va."
Il s'est vidé de son air comme une chambre à air, a reposé sa tête et a enfin respiré tranquillement un moment. Sa vie était un chaos. Il ne se rappelait même pas de l'avant-veille, et ignorait complètement où il se trouverait le surlendemain. Le pire, aujourd'hui je le sais, était qu'il lui faudrait encore huit ans et une apocalypse pour commencer à sortir de ça.
"Je peux rester comme ça cette nuit ?" a-t-il demandé d'une voix étouffée, ses doigts jouant avec réserve avec le tissu de mon pantalon de pyjama. J'ai secoué la tête. Parce que c'était une très mauvaise idée.
"Le loyer a augmenté", lui ai-je dit. "Granny est une pelote d'aiguilles, encore plus que d'habitude, et elle rentre de sa partie de bridge dans dix minutes".
Granny était loin d'être stupide, encore moins naïve, surtout après avoir ouvert quelques fois la porte à des moments inopportuns. Elle savait toujours quand Klaus était là, peut-être parce qu'il ne rangeait pas le fer à lisser de la façon exacte dont elle l'aurait fait. Elle continuait d'avoir cette façon paradoxale de le considérer comme de la pollution olfactive, visuelle et sonore, mais de toujours lui laisser du chà bông dans la porte du frigo. Toutefois, elle traversait elle aussi une mauvaise passe, et cette fois, il vaudrait mieux courir pour nos vies si elle entendait le moindre chuintement.
Klaus a couiné.
"Le regard de Granny peut stériliser un homme à vingt mètres. Et elle m'a pincé. Elle est merveilleuse. Mon téton gauche clignote encore rien qu'en pensant au bruit de ses pantoufles".
Je l'ai poussé, et il est tombé sur mon tapis. Celui qui était plus ou moins blanc et poilu. Et je me suis moi-même levée, pieds nus sur le plancher.
"On se barre", ai-je dit, et il a relevé des yeux de chiot à qui on promettait une sortie.
J'ai ouvert le tiroir du bas de ma penderie. Celui où on entassait tous les deux les vêtements noirs, néons ou transparents qu'on utilisait pour courir les raves de The City.
"Ah ?" a-t-il dit en se redressant, assis dans ce ridicule slip brodé du logo de je ne sais quelle confrérie de futur chef d'entreprise. Sans déconner : manifestement, pour dominer les marchés des sacs de luxe et de l'hôtellerie, il fallait avoir les grelots bien maintenus. Je l'ai regardé, sortant moi-même un pantalon noir large à nombreuses poches, et un haut violet lacéré.
"Je sais où aller", lui ai-je dit.
Et tout en retirant mon pyjama sans aucune espèce de pudeur quand il s'agissait de lui, j'ai ajouté :
"Moi aussi, j'ai envie d'aller faire un doigt d'honneur à Adèle et Gotye".
---
Nous étions tous les deux euphoriques pendant le trajet en bus de nuit, et sans que lui n’ait rien pris. The City semblait étincelante à travers la vitre, comme elle aussi parée de ses atours de drag, faits de verre et d'acier. Les gratte-ciels découpaient le ciel en angles durs, leurs petites lumières rouges clignotantes sur le ciel noir de pluie. Le néon des enseignes ruisselait sur les vitres, diffracté, tandis que les lampadaires projetaient sur les sièges de cuir usé des flashs stroboscopiques blancs. Le temps lui-même clignotait, au cours des nuits comme ça.
Et il s’est arrêté complètement quand nous sommes descendus dans les égouts.
L’entrée des raves illicites et littéralement underground de The City se faisait en dessous d’un pont tagué : connu de certains, mais tu de tous. La grille était rouillée, et laissait déjà s’échapper des basses sourdes, pulsant depuis les profondeurs, ainsi qu’une vague odeur d’eau stagnante.
Il fallait marcher un moment pour accéder à la grande salle voûtée, où les silhouettes en transe se mouvaient, dans de l’eau à hauteur de chevilles. Là où les lumières éclaboussaient les parois humides des entrailles de The City, là où le chaos dansait. Klaus était dans son élément, là-dedans, comme un prince des enfers techno. Et il riait déjà, alors que nous ne faisions que croiser les ombres chancelantes de ceux qui étaient déjà trop défoncés pour continuer.
Finalement, il avait opté pour un haut en résille fuchsia électrique, dont certaines mailles blanches agrippaient les lumières noires. Avec des manchettes lacées, assorties à des hautes chaussettes qui donnaient une seconde vie à ses bottes toujours dépareillées. Il y était allé fort sur l’eyeliner. Avec l’humidité ambiante, il lui faudrait moins de dix minutes avant de couler.
"Je me sens encore sur-habillé", a-t-il dit à travers les basses assourdissantes, qui nous empêchaient pratiquement de nous parler, et j’ai éclaté de rire, alors il a ajouté, plus sérieusement :
"Je mets au défi le moindre trou du cul spectral de passer au-dessus de ce son-là. Dansons jusqu’à nous en dissoudre, Rinny, ou jusqu’à halluciner."
"Ne t’éloigne pas de la Grille", lui ai-je dit.
Je désignais par là le lourd grillage qui marquait au sol le centre de cet espace. Et il est de nouveau parti d’un rire joyeux, tout en s’éloignant, comme un môme courant vers une aire de jeu.
Il n’avait pas conscience de ce que la même musique, le même endroit, faisait à mon pouvoir à moi. Dans une certaine mesure : moi non plus. Maintenant je peux presque la ressentir a posteriori, cette incroyable marée d’énergie humaine et de musique électronique. Cette sorte de fusion entre l’organique et l’électronique, là où les ondes sonores nées de la technique des puissantes sonos venaient faire vibrer les organes. Comme une fusion des humains et des machines, résonnant l’espace d’une nuit avec l’espace-temps.
Je sais maintenant que dans d’autres circonstances, une autre version de moi se serait entièrement dédiée à cette musique et à ces gens. Prenant le contrôle d’eux tous, et de leurs systèmes nerveux, par les pulsations d’électro et de techno. Mais cette nuit-là, je faisais partie d’eux.
Je ne sais pas combien de temps nous avons dansé. Ni combien de gens j’ai repoussés, de façon plus ou moins cordiale ou violente. J’ai dansé seule, comme toujours, me laissant en réalité perfuser par ces énergies conjuguées qui soulevaient l’eau au rythme de leurs sauts. Très proche, moi-même, de l’état de dissociation dans laquelle la musique et les lumières nous mettaient.
Et malgré tout ? Je savais toujours où était Klaus, s’il ne s’éloignait pas : même noyé dans la foule faite de sueur et de flashs. Je ne le repérais pas de façon visuelle, non. Mais par cette signature vibrante et dorée qui semblait capable de traverser les stroboscopes à mes yeux. Aujourd’hui, je sais comment les nommer. Marigolds, Aethers, peu importe. Ils me permettaient toujours de revenir vers lui, et de vérifier qu’il était ok.
Il ne s’en étonnait pas. Il souriait toujours, même quand sa conscience était déjà devenue vitreuse. Et puis nous repartions, tacitement conscients l’un de l’autre. De nouveau, la musique devenait silence, pour lui.
Au milieu du béton noir, sous lequel la ville du dessus n’existait plus, pas plus que tout ce que nous vivions ou avions vécu.
Et nous dansions paradoxalement ensemble, sans même nous frôler.
---
Je n’ai pas trouvé Klaus, lorsque je l’ai cherché de nouveau. Ma première tentative ne s’est soldée que par l’aveuglement, dans les lumières noires et les machines à fumée qui avaient été enclenchées. J’ai bougé, j’ai traversé la foule nimbée de brume et de pulsations profondes. Et j’ai sondé de nouveau l’énergie sans même en avoir conscience.
En vain.
J’ai tourné sur moi-même, seulement entourée par des formes humaines dont les bras levés me semblaient soudain être des murailles. J’ai entrevu un type avec lequel j’avais vu Klaus danser. Et je l’ai plaqué contre l’un des piliers minéraux soutenant la voûte de l’égout, sans même qu’il en soit étonné.
"Où il est ?" lui ai-je crié à travers des décibels que je ne pourrais même pas chiffrer, et il a juste ri, car il n’avait aucune idée de qui je voulais parler.
"Le type avec qui tu dansais sur la Grille. Filet néon-fuchsia. Bottes dépareillées."
"Avec des yeux de biche paumée ?"
Je l’ai poussé un peu plus contre le pilier.
"Celui-là."
Il a arrêté de rire. Il a vu que je ne rigolais pas. Et rétrospectivement, je pense que je tenais tout son système nerveux entre mes doigts. Putain, il sentait l’alcool de litchi, c’était à gerber.
"J’en sais rien", a-t-il bredouillé. "Il est parti quand il a vu un type en cuir noir. Le genre barbu."
"Vers où ?"
"Dans la coursive à droite du bar…"
Dans l’instant, je l’ai lâché. Et Crack ! en une seconde, plus rien ne l’a entouré que le reste de la foule phosphorescente, dont les dents et les ongles se détachaient sur l’obscurité violette s’étant emparée de l’égout.
D’un coup, la foule est devenue éparse et immobile, et les seules personnes que j’ai croisées, j’ai littéralement dû les enjamber, ou en contourner les remous lassifs. Clairement sans m’excuser. Ce boyau annexe de l’égout conduisait à d’autres immenses conduites, bien plus puantes, car en activité.
Je savais qui Klaus avait suivi. Au fond de moi, ça ne faisait aucun doute, et tout mon for intérieur grondait d’inquiétude et de rage. Les Mothers of Agony étaient partout, et surtout dans ce genre d’événements : c’était un risque permanent, que d’y croiser la pègre de The City, nous le savions. Klaus savait qu’il ne devait pas s’éloigner de la foule, ni de la Grille. Mais de tous ces salopards de bikers, Quinn avait toujours été le plus convaincant.
Je n’ai pas eu besoin de le voir de face pour le reconnaître, je n’ai même pas eu besoin de détailler l’étoile inversée entourant la tête de chèvre, qui est encore le symbole des MoA. J’ai juste vu qu’il était en train de lui donner un sachet, comme d’habitude “gratuitement pour une fois”. Quinn était une sombre merde, qui avait peut-être compris implicitement que la mort rapide n’affectait pas Klaus, et que la mort lente était ce qu’il cherchait.
"Dégage, Quinn", lui ai-je dit alors qu’il faisait objectivement le double de mon poids. Klaus s’est juste laissé tomber assis par terre, le long de la paroi. Parce que ma colère le faisait bien plus flipper que de retomber dans les affres de ses dettes envers ceux qui étaient en réalité les pires dealers à qui devoir quoi que ce soit.
"Personne ne l’a forcé", m’a-t-il dit. "Mais est-ce que j’ai mal entendu, ou est-ce que tu m’as dit de dégager ?"
Klaus venait de réussir à se défaire de l’emprise du gang, à peine quatre mois auparavant. Historiquement, ils l’avaient pourchassé jusque dans les moindres squats où il pensait trouver le repos. Pour lui faire payer les créances qu’ils avaient méthodiquement instaurées, en profitant de tous ces nombreux moments où il était perdu à sa propre conscience, et où la musique et le soulagement physique ne suffisaient plus.
Je ne me battais pas lorsque Klaus marchandait avec ce qu’il appelait 'ses petits commerçants de proximité'. En revanche, j’aurais été prête à tout pour qu’il ne retombe pas entre les gants de cuir de ses pires 'pharmacistas' en bande organisée. Devoir quoi que ce soit aux MoA, c’était littéralement vendre son âme, en plus de son corps et de sa vie.
"Non seulement je t’ai dit de dégager, mais tu vas remporter ta saloperie avec toi."
"Tu ne vas pas l’empêcher d’éteindre sa tête, comme il dit. Son seul soulagement, sa seule satisfaction."
Dans les basses tonitruantes qui reprenaient, j’ai pris le sachet que Klaus était de toute façon déjà en train de me donner, et je l’ai lancé au nez de Quinn, qui l’a rattrapé stoïquement. Calme, en apparence seulement. Car intérieurement, je sais qu’il était prêt à m’enfoncer le crâne contre le béton suintant.
"Tu ne sais rien."
Il me mettait hors de moi que ce connard se place en bon samaritain et en sauveur, alors que sa seule ambition était de l’enfoncer pour le faire ramper à ses pieds et l’exploiter. Vraiment, les rats de ce tunnel avaient plus de principes que lui. Et il ne supportait pas que Klaus ne soit plus dépendant de lui.
"Ce que je sais, c’est que tu m’empêches de faire affaire, et que je déteste l’obstruction à mes transactions."
J’ai aidé Klaus à se relever en faisant parfaitement abstraction de lui, et du poing américain qu’il était en train de passer à ses doigts dans sa poche. Et je crois que je lui ai dit :
"Oh, je vais chialer. La pauvre biquette va devoir reconstruire son business plan."
Son poing est parti d’un coup, à travers ma tête intangible, et est venu s’encastrer dans le béton avec un craquement que je préférerais oublier. Je n’ai toutefois aucune compassion pour ses phalanges, pas plus que j’en ai pour ses genoux, qui se sont fracassés sous son poids contre un tuyau percé. Klaus riait à ne plus en pouvoir, complètement embrumé par quoi que ce soit qu’il ait déjà pris.
"Ce pauvre Quinny, il va devoir sniffer de l’arnica pendant dix jours pour panser ses bobos…"
"Bouge ton cul fluo."
Je ne demandais pas notre reste : j’avais surtout peur que Quinn se relève malgré tout, et s’en prenne à lui. À l’époque, j’étais incapable de téléporter qui que ce soit avec moi : autrement, ça aurait déjà été fait. Croyez-le ou non, sous mes allures badass, je réalisais toujours après coup ce que j’avais fait. Et à ce moment-là, mes genoux en tremblaient.
Je l’ai tiré pour remonter le tuyau en direction de la salle clignotante, barrée par un filet d’eau puante tombant du plafond. Essayant d’accélérer malgré ses chancellements.
"C’était magique. Des paillettes sur un space-cake multicolore."
"Tais-toi, Klaus."
"Je veux pouvoir me repasser ce moment comme de l’ASMR."
"Avance, on doit se fondre dans la foule."
"Pas trop vite, Rinny, je—"
*Tchk - Tschfff !*
Je me suis figée. Ce son, je l’ai reconnu pour l’avoir souvent, bien trop souvent entendu en manifestations. Parfois même à la Pride, quand les ultra-conservateurs avec leurs battes finissaient par arriver. La lacrymo a pété pas très loin de nous, juste au moment où la musique et les stroboscopes se sont arrêtés. D’instinct, j’ai rendu immatérielle ma sphère olfactive. Et Klaus m’a regardée en sachant déjà que son mascara n’en aurait pas fini de couler.
"Les miliciens !"
Au moment où quelqu’un a crié ça, l’égout est revenu d’un coup à sa réalité, terne et noire, seulement éclairé par les quelques spots qui avaient été installés. Il y a eu quelques secondes d’immobilité, de silence. Avant que les cris ne remplacent soudainement les basses, et que le chaos implose en une déflagration désordonnée.
D’autres cris, des corps se heurtant, des lumières s’éteignant en cascade, et des flashs intermittents : ceux des tasers des forces de sécurité de The City, qui avaient été mandatées pour nous disperser. La foule a éclaté comme une bulle de silhouettes moites, paillettes collées à la peau, se bousculant, se piétinant presque dans l’eau souillée. Certains trébuchaient, glissaient sur les dalles couvertes d’algues ou de crasse, d’autres cherchaient frénétiquement la sortie minuscule sous le pont. Certains cherchaient leurs potes. D’autres faisaient passer leur peau avant celle de qui que ce fût.
Des mains se levaient pour couvrir leurs visages, tremblaient, pleuraient, toussaient à s’en arracher les poumons. Les bombes lacrymogènes continuaient de siffler et de cracher leur poison en nappe opaque. Klaus a enfoui son visage dans son coude, en vain, et nous avons juste couru, au milieu du chaos.
"ZONE ILLÉGALE, CIRCULEZ !"
Un type déguisé en sirène de drag s’est effondré en hurlant après s’être pris une matraque dans le flanc, et je me souviens juste de ses cils, dont les gouttelettes d’eau dégueulasse accrochaient la lumière des torches, comme de la rosée.
Nous avons cherché notre route, sans rien voir à plus d’une enjambée de distance à la ronde : rien d’autre que des ombres désarticulées fuyant dans toutes les directions. Et Klaus toussait si fort que ses genoux se dérobèrent sous lui.
C’était ainsi. Parfois, The City était bienveillante, nous enrobant comme un bain chaud. Et parfois, comme ce soir-là, elle semblait juste littéralement vouloir nous tuer. Nous, ce qui faisait nos rêves, et notre salut.
Mais au travers de cet enfer, la ville n’avait pas non plus rendu son dernier acte inattendu.
"Toi", a dit une voix, et j’ai compris qu’elle ne s’adressait pas à moi.
Je ne l’ai pas bien vu, celui qui se trouvait en tenue de milicien, cette brigade de volontaires aidant à faire régner l’ordre sur The City. J’ai juste saisi cet instant de flottement, dans l’énergie, comme un silence au milieu du tonnerre de cris. Je pense qu’il ne m’a même pas vue. Il a juste empoigné Klaus, et a traversé la foule dans la direction opposée.
*Crack !* J’ai suivi à coup de téléportation, me rendant rapidement immatérielle pour ne pas avoir à me soucier des collisions, ce que je n’avais pas pu faire tant que je devais tracter Klaus. Le milicien connaissait le plan de l’égout, il savait où il allait.
Il a traîné Klaus jusqu’à un minuscule escalier, dissimulé par un local technique effondré. Un accès annexe de cet égout, par lequel les forces d’intervention étaient elles-mêmes arrivées. Il fait trois pas en arrière, à reculons, fixant Klaus alors même que je le rejoignais, mais sans un regard pour moi. Puis il est retourné dans la mêlée, au moment où je réalisais que l’air frais du dehors tombait sur nous le long des marches délabrées.
"Putain !" ai-je presque crié sur Klaus en m’écroulant à côté de lui, mes yeux malgré tout larmoyants comme les siens, pour les moments où je n’avais pas pu les dématérialiser. L’adrénaline pulsant dans mes veines, comme si la musique ne s’était jamais arrêtée.
"Qu’est-ce que c’était que ça !"
Nous nous sommes affaissés l’un contre l’autre, au milieu des gravats. Et nos regards tournés vers les dernières ombres de la foule fragmentée au loin, avec notre salut dans notre dos, Klaus a murmuré :
"C’était mon frère. C’était Diego."
---
Notes :
Il a toujours été clair que les aventures de Klaus et Rin n’avaient pas toujours été une promenade de campagne, même si The City leur a apporté autant qu’elle leur a pris. Une fête, un répit, une exaltation, et les ombres du passé ressurgissent parfois, comme la rudesse de The City.
Avec ce prequel, j'essaye d'utiliser une écriture plus nerveuse que dans l'histoire principale, plus urbaine crue et punk, aussi, peut-être. Pour moi, c'est ce qu'ont été les jeunes années de Klaus et Rin, et qui expliquent en partie ce qu'ils sont devenus. Ici, ils dansent littéralement au bord de l'abime. Mais ils en ont besoin.
J’aime l’idée que les chemins de Klaus et de sa fratrie se soient parfois recroisés malgré eux. Même au milieu du chaos.
Mais je n’ai pas de pitié pour Quinn. Ce salopard l’a bien cherché.
Tout commentaire fera ma journée ! ♡