Fragments de mémoire

Chapitre 3 : Les voix dans le Vide

4195 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 14/08/2024 14:39

Cette histoire est un one-shot, faisant partie des mémoires des jeunes années de Rin et Klaus, qui apparaissent tous deux dans l'histoire "Une courbure de l'espace temps" (se déroulant au fil des saisons de The Umbrella Academy - liens dans mon profil).

---

Contexte : Rin est une jeune-fille punk de 19 ans née avec un pouvoir étrange qu'elle met à profit pour des travaux illégaux : elle peut se téléporter, se rendre invisible ou intangible. Au gré de plusieurs nuits de garde-à-vue, elle a fait la connaissance d'un curieux voisin de cellule prénommé Klaus. Après avoir soudoyé l'officier pour obtenir son adresse, il lui a rendu visite. Ils se sont rendus compte qu'ils partageaient bien plus que des nuits en garde à vue : une date de naissance, et le fait de posséder un pouvoir.


TW : référence à des usages de drogues.


---


Argyle Park est toujours un endroit que j'aime, même au mois de Janvier. Peut-être parce qu'on peut s'imaginer que l'horizon existe, avec ses grandes allées, ses serres historiques, ses immenses pelouses et son bois. Un bois, oui : presque une forêt, en bordure de vergers plantés là, au milieu de la ville. Un poumon de verdure de presque 400 hectares au milieu de l'urbanisation étouffante de The City, qui sent l'humus, la gaufre et résonne des croassements des corneilles. C'est le repère des coureurs du matin, des amoureux du midi, des promeneurs du soir et des clochards de la nuit. Celui des enfants le samedi, et des salarymen du lundi. Il y a une vie à Argyle Park, par delà lequel les hauts gratte-ciels du quartier d'affaires s'élèvent. Encore plus que je l'avais soupçonné.


Après que ma grand-mère l'ait violemment fichu dehors, Klaus n'avait pas osé revenir à l'appartement. C'est compréhensible, au fond : je ne sais pas si j'aurais pris le risque à sa place. Je n'avais pas choisi de me refaire mettre en garde-à-vue pour essayer de le voir, cette fois. Sans doute avais-je apprécié que notre dernière rencontre se fasse sans barreaux. Et peut-être même m'avait-elle laissé un sentiment d'inachevé.


En marchant dans l'allée centrale en direction du bois, j'ai repassé dans ma mémoire l'information qu'il m'avait donnée, à savoir qu'il dormait régulièrement - ces temps-ci - dans la cabane désaffectée des jardiniers du bosquet nord : celui qui bordait la 'forêt'. Je la visualisais mentalement sans trop de mal, pour être souvent venue trainer ici. Après la place hexagonale et les glycines, par delà le kiosque à gaufres. Une zone qui était moins entretenue depuis plusieurs années. J'avais fait exprès de choisir un jour où il ne faisait pas froid : j'imaginais qu'ainsi, il aurait eu moins de chances de chercher à se faire coffrer.


Les mains dans les poches de mon perfecto, j'ai passé la place hexagonale où l'odeur était celle - délicieuse - des rectangles de pâte onctueuse. Le bois avait gagné sur ce qui était autrefois une pelouse, englobant presque ladite cabane des jardiniers. Des buissons l'entouraient assez densément au milieu de jeunes arbres : il devait être effectivement aisé d'y entrer sans attirer l'attention. Mais comment faisait Klaus pour vivre dans cette odeur divine en permanence, probablement sans jamais pouvoir s'offrir de ces gaufres, éhontément vendues cinq dollars ? Mon pas a hésité un instant, j'ai regardé par dessus mon épaule en direction du kiosque et des rares passants. Puis j'ai haussé les épaules et quitté le chemin pour m'enfoncer dans le bosquet.


La cabane était ancienne, en tôles, mais encore relativement bien isolée, car elle avait servi à entreposer du terreau et des produits nécessitant d'être protégés des intempéries. De la végétation grimpante s'y était installée au fil du temps, s'insinuant jusque dans les interstices des soupirails grillagés. Ces derniers avaient été condamnés, tout comme la porte que j'ai pu trouver en faisant le tour. Cette dernière, avait distinctement été forcée, et équipée d'une corde sur le versant intérieur, qui n'était à ce moment pas nouée. Je me suis approchée, je me suis penchée. L’entrebâillement était doublé d'une couverture, sûrement pour tenter de conserver la chaleur à l'intérieur. Je l'ai écartée légèrement pour tenter de risquer un oeil en dedans.


Mon regard a mis un instant à s'habituer, car la lumière était pauvre et contrastait avec la luminosité de midi. J'ai entrevu en premier lieu un fatras de matériel de jardinage en tout genre. Puis un récupérateur d'eau qui me semblait avoir été connecté à la gouttière par l'un des soupirails, un carton, rempli de fringues éclectiques stockées en tas, et un matelas usé, dans un coin, où une forme indistincte était en train de respirer. Klaus m'avait dit qu'il lui était plus simple de dormir le jour que la nuit, et il avait l'air d'y parvenir, à ce moment, alors qu'il avait évoqué des 'cauchemars'. J'ai choisi de ne pas le réveiller, je n'ai même pas toqué. J'ai reculé sans faire craquer la moindre brindille, et je suis retournée au kiosque à gaufres de la place hexagonale.


Honnêtement ? Je trouve toujours que 10 dollars pour deux gaufres, c'est hors de prix, et qu'étant donné que le propriétaire a trois baraques sur l'ensemble du parc, c'est pratiquement du vol en bande organisée. Mais cette fois, j'ai pensé que Klaus allait être content de ne pas faire que les respirer, et que de trouver un petit déjeuner à son réveil pourrait constituer une meilleure entrée en matière pour nos relations de personnes libres qu'un coup de pied au derrière de la part de Granny. L'employée du kiosque a regardé ma crête de travers, comme si elle avait peur que ce que je souhaite eut été de piller le contenu de sa caisse, et non pas juste d'acheter ses pâtisseries. J'en avais l'habitude. Je savais répondre avec un grand sourire, qui le plus souvent laissait les gens très décontenancés. J'ai payé mon dû, et je suis revenue vers la cabane pas si abandonnée que ça, en prenant soin d'attendre que cette femme soit occupée à gratter son moule à gaufres.


En faisant bien attention de ne pas renverser mon précieux chargement doré, j'ai traversé de nouveau les quelques ronces qui rampaient près de la porte. Cette fois, mon pied a fait craquer un peu de bois mort, et j'ai manqué de trébucher. A ce son - d'un coup - la porte qui était restée entre-ouverte s'est refermée. Je pense qu'il était dans les habitudes du locataire de s'alarmer si quelqu'un avait le potentiel de venir le déloger. J'ai enjambé les ronces, je suis venue presque me coller contre la porte.


"Klaus ?", ai-je appelé, puisque je ne pouvais pas toquer les mains pleines.


J'aurais pu me téléporter dedans, puisque j'en avais vu l'intérieur, mais ça aurait été un peu trop cavalier. Il y a eu un moment de latence, quelques secondes où plus rien n'a semblé bouger. Et alors que je m’apprêtais à appeler une seconde fois, la porte s'est finalement ouverte brutalement. Une main tatouée a écarté le rideau... et la tête de boucles hirsutes de Klaus a émergé d'un coup, les yeux vrillés par la lumière du dehors autant que par la surprise de me voir là.


"Room-service ?", lui ai-je dis-je en soulevant mes gaufres.

"Putain, Rin !"

Il a éclaté d'un rire qu'il a tenté de garder discret, puis m'a tirée par le bras à l'intérieur avant de refermer la porte.

"Si j'avais su, j'aurais passé le plumeau..."


D'un coup, il a semblé pris d'une certaine hâte - pour ne pas parler de panique - et s'est mis à ranger ce qu'il pouvait autour de lui. À dégager son lit du vieux duvet moisi qu'il avait récupéré je ne sais où. A redresser son tas de fringues, comme si ça pouvait leur donner l'air d'être bien pliées. A pousser plus loin sous les étagères de cuves à herbicide des bouteilles vides, et tout un tas de trucs que je devinais servir pour se droguer. L'endroit sentait extrêmement fort l'herbe, mêlée à d'autres odeurs que je ne pouvais pas identifier.


"Eh, je m'en fiche, de ton bazar", lui ai-je dit. "Mon lit non plus n'était pas fait".

D'un large geste, il a attrapé une caisse en métal qu'il a retournée près du matelas, comme si c'était une table basse Stark dernier cri.

"C'est dingue que tu sois venue aujourd'hui. Demain à cette heure, je n'y aurais pas été".


J'ai arrêté de regarder autour de moi de façon aussi prononcée, j'ai posé les gaufres, et je me suis assise. Le matelas était couvert de tâches et sentait - lui - le vieil alcool frelaté.


"Tu as trouvé... un autre plan pour pioncer ?

Il a secoué la tête, d'une façon qui aurait pu à la fois dire oui et non.

"J'ai trop été au commissariat, ils ont mis les services sociaux sur le coup".

Il a commencé à fouiller dans un sac à commissions, non loin de sa caisse de vêtements.

"A dix-neuf ans, ils ne peuvent pas te renvoyer chez toi..."

"Bon sang, heureusement non. Mais ils m'envoient en désintox pour trente jours".


Il a continué à chercher, et mon silence en a probablement dit long sur l'étrange sentiment de déception que je venais de ressentir à l'idée de ne pas le croiser pendant un mois.


"Qu'est-ce qui se passerait si tu ne t'y présentais pas ?"


Ce n'était pas une suggestion, mais il aurait pu le prendre comme ça : en y repensant, je n'aurais pas dû lui demander ça. Mais il a haussé les épaules, et extirpé de son sac un café froid en canette, de ceux - infâmes - que l'on trouvait dans les distributeurs.


"J'aurais sans doute des embrouilles plus grandes. Et de toute façon, il va encore y avoir une vague de froid".


Sur le moment, je n'ai pas su interpréter l'étrange pincement qui est passé entre ses sourcils en me disant ça. J'ai acquiescé tandis qu'il ouvrait ma main pour y déposer le café. J'ai regardé la canette, puis lui, alors qu'il se laissait tomber sans grâce à côté de moi sur le matelas. Cette fois, ses ongles de pieds étaient fushchia.


"Hé, si tu as payé ce truc ou dépensé de l'énergie à le piquer, ce n'est pas la peine de le gâcher pour moi..."

Il a secoué la tête.

"Tu avais dit que tu aimais le café. Je l'avais gardé... au cas où tu viendrais dans ce trou à merde".

J'ai encore regardé la petite canette, et j'ai souri, parce que je sais quel sacrifice pouvait représenter pour lui de me donner quoi que ce soit.

"Merci".


Je l'ai ouverte et - croyez-le ou non - j'en ai bu. Lui, a soulevé sa gaufre, et je vous jure qu'il l'a engouffrée en seulement trois fois. Je l'ai regardé faire, j'ai ri. Puis j'ai coupé la mienne en deux pour lui en laisser plus, et j'ai attaqué ma part.


"Klaus, au sujet de la dernière fois..."

J'avais retourné tellement, et tellement ces mots, avant de venir là.

"Tu sais, c'est la première fois que je rencontre quelqu'un 'comme moi'".

"Moi aussi".


Il a continué de mâcher tout en prenant la dernière moitié de gaufre, sans même hésiter. En fonction de ce qu'il trouvait à manger... et des substances qu'il prenait ou non - pendant des années - il traversait des périodes ou il avait tout le temps faim... ou au contraire ne bouffait rien. J'ai penché la tête sur le côté.


"Jamais ?"


J'étais parfaitement ignorante de ma propre condition, sans aucun point de repère quant à la fréquence de ce que nous étions. Avoir eu sous les yeux les interventions de l'Umbrella Academy dans les médias dans les années 2000 m'avait convaincue que ce n'était probablement possiblement pas si rare, mais si Klaus n'avait jamais rencontré d'autres gens comme nous, le doute me venait. Il a fini la seconde moitié de gaufre en en coup, et secoué la tête.


"En dehors de ma portée de tarés, non", a-t-il dit. "C'est pour ça que quand t'es devenue invisible et..."

Il a tenté en vain de le communiquer par gestes, ne sachant pas trop comment l'exprimer.

"Intangible ?"

J'ai soupiré et ajouté.

"Je suis désolée que ça t'ait fait flipper".

Il a ri avec un brin d'ironie frustrée.

"Tu m'as fait un câlin pour le démontrer, je ne sais pas si tu imagines le degré de cruauté".


Si. Je l'ai réalisé à ce moment et je n'en ai pas été fière. Mais à l'époque, je ne faisais qu'effleurer l'état de déprivation affective dans lequel Klaus se trouvait, et j'agissais moi aussi comme la gamine que - finalement - j'étais. Il avait raison de l'exprimer : quelque chose s'est tordu dans mon estomac quand il l'a fait. Mais sur le moment, je lui ai maladroitement dit :


"C'était pour que tu comprennes bien".

De sous son oreiller, il a tiré une bouteille de gin. Rétrospectivement, je doute qu'il n'y ait pas eu de lien de causalité. Et il a juste murmuré :

"Oui, du coup j'ai bien saisi".


J'ai bu le reste du 'café'. Pour le sucre dont j'allais avoir besoin et le peu de caféine qui s'y trouvait. En venant ici, j'avais décidé d'en arriver à ce point, et j'étais en train de l’amener sur la table comme un pansement que l'on aurait souhaité arracher. Sans réellement tenir compte de tout ce qu'il était en train d'essayer de livrer de son côté, j'ai bredouillé :


"En fait... il y a une autre chose que je peux faire".

Il a cligné des yeux tout en débouchant la bouteille de gin, et la posant contre ses lèvres.

"Attend, on est en train de parler de pouvoirs ou de câlins, maintenant ?"


Je n'ai même pas relevé. J'ai posé la canette vide sur la caisse retournée, j'ai fait un mouvement pour me lever. Et *Crac !*, je me suis téléportée contre les rangées de râteaux rouillés, de l'autre côté de cette unique pièce de la cabane abandonnée. Un geste très ordinaire et utilitaire, pour moi, que j'utilisais même chez moi pour aller aux toilettes, lorsque j'étais pressée. Mais une action qui a une nouvelle fois eu sur Klaus une violence que je n'aurais pas escomptée.


Je pense que j'ai senti les projections de gin par delà la distance de deux ou trois mètres à laquelle je me trouvais, et que la caisse en métal a manqué de se renverser. Il a toussé, et ce n'était pas pour faire semblant : il a vraiment manqué de s'étrangler, et je sais qu'un alcool aussi fort arrache la trachée, lorsqu'il passe de travers. La bouteille payée avec ses économies de la semaine a roulé au sol et a commencé à se vider. *Crac !* J'ai fait le trajet inverse pour la redresser, et venir lui taper dans le dos. Il a toutefois continué de manquer de mourir un instant, en cherchant de l'air. Sa réaction avait été encore plus vive que la première fois, alors qu'il aurait théoriquement pû s'attendre à n'importe quoi. Je n'avais pas les clés pour comprendre sa surprise, et j'étais vouée à ne pas être éclairée cette fois.


"Tu..."

Il a toussé encore, semblant finalement reprendre le dessus.

"Tu sautes aussi au travers de l'espace... en plus de l'invisibilité et de l'intangibilité..."

J'ai hoché la tête.

"Je ne connais pas le lien entre les trois".


'Sauter au travers de l'espace'. Je n'avais jamais entendu ce terme, mais il était assez imagé pour que je comprenne pourquoi il l'utilisait. Je me suis juste rassise à côté de lui, qui serrait à présent sa bouteille saine et sauve contre son coeur, non sans une expression clairement perturbée. Il me regardait avec un étonnement troublé et nostalgique, et je sais aujourd'hui que c'était Cinq qu'il revoyait un instant à travers moi. Cette fois, toutefois, il n'en a rien dit, et s'est contenté de souffler :


"Tout ça doit être diaboliquement efficace pour tes petits boulots".


J'ai regardé à la surface de notre table de fortune en métal, et j'ai sobrement acquiescé. Parce que j'ai vu à ce moment qu'il n'avait pas de souvenirs de moi, là où moi j'en avais. Moi aussi, à notre précédente rencontre, j'avais été très perturbée de découvrir qui il était. Car en réalité, la garde-à-vue n'était pas le premier endroit où nous nous étions croisés. Voler, espionner, falsifier... Je n'étais rien d'autre que l'archétype des bandits que l'Umbrella Academy n'avait pendant plusieurs années eu de cesse que de coffrer. Oui, nous nous étions croisés, une fois. Moi aussi, il y a des choses que je préférais oublier.


"Oui", ai-je simplement murmuré. "Je ne suis pas très fière d'utiliser ce pouvoir pour gagner ma vie".

Nous sommes restés un moment silencieux, et en tournant la tête quelque peu vers lui, je lui ai demandé, sans aucune idée de ce que j'entrainerais par-là :

"Toi, tu ne l'as jamais fait ?"


J'étais en train de me dire que - la dernière fois - nous n'avons finalement pu entrer dans aucun détail, que j'étais heureuse de pouvoir avoir ce type de conversations pour la première fois avec lui... Mais mon train de pensée n'a eu le temps d'aller nulle part, car Klaus a prononcé, me laissant aussi figée que lui avait pu l'être :


"Je n'ai pas de pouvoir. Ce sont les fantômes qui ont un pouvoir sur moi".

J'ai cligné plusieurs fois, mes sourcils se sont pincés, et je lui ai demandé avec une précaution qu'à l'époque j'étais loin de maîtriser :

"Tu ne peux pas le contrôler ?"


Je ne sais pas si je pourrais décrire avec des mots le regard qu'il m'a adressé. J'ai compris que ma parole était un euphémisme. Non, pire encore : que j'étais à quatre années lumières de la réalité. Il a ramené ses jambes trop grandes d'ado contre lui sur le matelas, il a attrapé ses genoux, et il a dit, le regard dans les ombres de l'ancienne cabane de jardiniers :


"Je sens chacun d'eux, et si j'en repousse un, il en vient trois. Ce qu'ils ont ressenti à leur mort : leur douleur, leur peine, leur colère... ils me les crient, surtout la nuit".

Il a dégluti, en ne me regardant toujours pas.

"Leur peur, aussi, et moi, je la ressens dix fois".


Trois phrases. Il n'avait prononcé que trois phrases, mais je crois que j'ai compris, en cet instant, que - dans notre similitude - nous n'étions littéralement pas nés égaux, lui et moi. Et que c'était probablement ce que lui aussi avait voulu dire, la dernière fois, quand il avait ironiquement soufflé que mon pouvoir était 'tellement plus cool que le sien'.


"Bon sang, Klaus", ai-je dit, "ça sonne comme une malédiction".


C'était encore quelque chose d'imbécile à lui dire, mais il ne m'en a pas voulu. Et je pense - pour être franche - que c'était lui aussi la première fois qu'il en parlait comme ça.


"Ça l'est", a-t-il dit. "Une malédiction qui dure depuis que j'ai eu six ans".

"Pour toi, ça a commencé à six ans ?"

J'aurais sans doute dû m'arrêter là. Au moment où il a commencé à en trembler.

"J'étais surtout un gamin avec un très mauvais sommeil et des supposés cauchemars, au début".

"Tu avais la trouille".

Il a fermé les yeux.

"J'ai cru que je devenais fou".


Il venait de prononcer ceci avec un murmure factuel à la texture plus lourde encore que le plomb. Sans plus de plaisanterie, sans plus de comparaisons décalées ou même d'éclat de rire ironique. Plus aucune façade. Pour une rare fois - même dans tout l'historique qui devait ensuite être celui de notre relation - il n'a dressé aucun mur, ce jour-là. Je l'ai laissé continuer, et toujours les yeux sur ce que je ne pouvais pas voir - probablement Ben, en réalité - il a ajouté :


"Il y a un vide dans l'obscurité, et des voix dans ce vide. Quand j'appelais la nuit, ma mère était programmée pour ne pas venir. Personne ne le faisait. A part..."


Je n'ai pas demandé au sujet de sa 'mère', à ce moment. J'ai cru un instant que quelque chose dans cette conversation ramènerait du baume à mon coeur, et je me trompais lourdement.


"A part ?"

"A part quand mon père a décidé d'essayer d'en tirer le meilleur parti".


Je n'ai su que bien plus tard l'étendue de ce que cette parole impliquait, mais je devinais que ce qu'il évoquait avait un lien avec les missions pour lesquelles moi - comme tous à The City et au-delà - avaient connu l'Umbrella Academy. Malgré mon jeune-âge, malgré toutes les maladresses dont j'avais déjà fait preuve, j'ai eu la présence d'esprit de ne pas le pousser plus loin à ce moment. Peut-être parce que j'ai senti qu'il aurait fallu d'un rien pour lui provoquer une crise d'angoisse que je n'aurais pas su gérer, ou peut-être parce que lui-même l'a directement noyée dans une descente de gin. J'ai de nouveau regardé l'attirail qu'il avait envoyé sous l'étagère, sa bouteille, et je me suis rappelée de l'effet que les substances chimiques avaient aussi sur moi-même, y compris le paracétamol, si je le surdosais.


"La gnôle et la drogue… Tu as qualifié ça de 'solutions', le soir où on s'est rencontrés".

Il a soupiré et fait tourner sa bouteille. Je pense qu'il savait déjà que j'avais compris, mais puisqu'on en était à jouer cartes sur table, il a répondu :

"Ça les fait taire. Je préfère être assommé que complètement dingue, Rin".

J'ai froncé les sourcils, très douloureusement quand il m'a regardée, et il a ajouté avec une forme de terreur sourde dans la voix :

"Je n'ai jamais été en désintox pour aussi longtemps et ça me fiche une trouille de dingue".


Sachez que cette conversation a été la plus sérieuse que j'ai jamais eu avec Klaus, et en réalité la dernière avant longtemps. Peut-être à jamais, depuis. En cet instant, alors que le vert-marais se remplissait de foutues larmes, je me suis promise qu'on oublierait tout ça. Que j'irais le voir en désintox si je pouvais. Que dès qu'il serait sorti, on irait faire la fête où il voudrait. Sans arrêt. Toutes les nuits s'il le fallait. Qu'on éclaterait encore de rire comme entre les barreaux du commissariat. Que je n'en aurais rien à faire de le faire monter à l'escalier de secours quand Granny serait endormie. Et que je ne jugerais jamais - jamais - ce qu'il s'infligeait à lui-même pour ne pas avoir à endurer ça.


De façon hésitante, j'ai levé une main et j'ai lentement tapoté son dos. J'avais conscience d'avoir été physiquement rude avec lui la dernière fois, mais à présent, ma démonstration de bienveillance était sincère, au point que je l'ai vu de nouveau espérer. J'ai soupiré, je lui ai dit :


"Je ne me rendrai pas intangible, cette fois".


Et en une fraction de secondes, il a transformé cette cabane misérable en un souvenir que nous garderions pour longtemps.


---


Notes :


Si vous avez lu 'Une courbure de l'espace-temps', vous savez que cet emplacement de l'orée du bois d'Argyle park figure dans l'espace péri-mortem de Klaus, avec le château d'eau du camp d'Ap Bia et la boutique du coiffeur barbier de son enfance. Il a dit un jour que le Paradis ressemblait à l'idée que l'on souhaitait s'en faire. Il semble que le sien sente quelque peu les gaufres.


Certaines conversations n'ont jamais plus eu lieu entre Rin et lui. Elle a choisi le parti de le sortir de ses ténèbres et de respecter ses choix, même mauvais. Si vous lisez les saisons 1 et 2, vous comprendrez qu'elle se demandera si c'était finalement la bonne chose à faire. Mais elle a fait ce qu'elle a pu, sur le moment.

Laisser un commentaire ?