Fragments de mémoire

Chapitre 2 : Wild eyed boy from Freecloud

5036 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 10/08/2024 14:14

Cette histoire est un one-shot, faisant partie des mémoires des jeunes années de Rin et Klaus, qui apparaissent tous deux dans l'histoire "Une courbure de l'espace temps" (se déroulant au fil des saisons de The Umbrella Academy - liens dans mon profil).

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Contexte : Rin est une jeune-fille punk de 19 ans née avec un pouvoir étrange qu'elle met à profit pour des travaux illégaux : elle peut se téléporter, se rendre invisible ou intangible. Un soir, en garde-à-vue, elle a fait la connaissance d'un curieux voisin de cellule prénommé Klaus.


TW : Cancer - Maladie d'un proche - Référence à des usages de drogues.


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J'étais dans ma chambre, je crois, ce soir-là, car je me souviens d'entendre les dialogues étouffés des dramas vietnamiens que regardait ma grand-mère au salon, au bout du couloir qui menait aux deux chambres. Un son rassurant, pour moi, parce que je l'avais toujours entendu. La lumière était celle de ma table de nuit, et les autocollants holographiques de mes groupes préférés brillaient sur la vitre de ma fenêtre : en couleurs irisées, sur le ciel de nuit.


Nous avions dîné ensemble, Granny et moi. D'un phở, j'imagine, comme c'était souvent le cas le soir. Elle avait toujours exprimé son amour de cette façon, par la nourriture : elle était très peu douée pour le faire autrement, et c'est un euphémisme. Elle pouvait passer un repas entier à juger acerbement chaque détail de ma coiffure ou de mes vêtements. Je sais, cependant, que ce soir-là, nous avions mangé dans un silence pesant.


Ce n'était pas une bonne période, pour elle non plus. Le cancer de ma mère avait étendu son emprise, et la lourdeur des traitements ne lui permettaient plus guère de rentrer à l'appartement du quartier de West-Argyle où nous vivions à l'époque à trois. La maladie avait évolué par à-coups, entrecoupant pernicieusement son avancée d'espoirs. J'avais toujours voulu garder les miens. Mais je crois qu'à cet moment, j'étais - inconsciemment au moins - déjà en train d'admettre que cette bataille était en voie d'être perdue. Granny aussi. Et je ne peux envisager ce que doit être de voir ainsi dépérir son enfant, même après quarante ans.


Une dernière fois, un traitement expérimental lui avait été proposé. L'arthrose de Granny ne lui permettait déjà plus guère d'exercer son travail de couturière, ma mère ne pouvait plus faire de ménages, et j'avais promis de redoubler d'efforts pour pouvoir payer le loyer. Granny me voyait disparaître sans cesse pour les petits boulots dont je lui taisais la nature, et - puisque j'avais 19 ans - n'était jamais prévenue lorsque l'issue me conduisait de nouveau en garde-à-vue. Parfois, elle me demandait comment s'était passée la plonge, au restaurant que j'avais inventé. Je savais mentir. Je savais même lui dire combien mon établissement fictif avant servi de couverts. Je n'en étais pas fière, au fond de moi. Non. De rien, en réalité, et d'exploiter mon pouvoir pour ça non plus. Ma mère aurait détestée me savoir en train d'espionner ou de voler. Parfois, je me suis demandé si elle ne se doutait pas. Je n'ai jamais crevé cet abcès, et je ne cesserai sans doute jamais de le regretter.


Je crois que j'avais allumé ma chaîne hi-fi sur un album de David Bowie, quand l'interphone a sonné. Encore une livraison ou la voisine, probablement. Je n'y ai pas prêté attention. Je me suis écroulée sur mon lit, en écoutant les paroles de Space Oddity s'égrainer. J'ai pensé que ce soir, on était mercredi. Que c'était le jour du chili con carne au poste de police central, près du parc. Et que peut-être Klaus était en train d'attendre au chaud d'être servi.


Figurez-vous que nous nous étions revus, là bas. Deux fois, mais je ne compterai pas la dernière, parce que les officiers en ont eu marre de nous entendre papoter. Ils ont fini par nous mettre à deux bouts différents du couloir, et - même comme ça - on a réussi à rigoler. J'ai eu l'occasion de comprendre que son père lui avait coupé les fonds, mais qu'il allait encore de temps en temps se servir par lui même au coffre de sa maison. Qu'il ne regrettait pas sa liberté, même s'il créchait en ce moment dans l'ancienne cabane des jardiniers d'Argyle Park. Qu'il était pansexuel et particulièrement loquace à ce sujet. Qu'on ne s'était pas croisés à l'école parce que j'avais été dans le privé, et que lui avait fait l'école à la maison. Et qu'il avait 'une horde de frères et soeurs' qu'il avait du mal à piffer. Peut-être que notre seconde rencontre en garde-à-vue a de nouveau été le fruit du hasard. Mais le mercredi suivant, lui comme moi, je crois que nous l'avions fait exprès.


A l'autre bout du couloir, j'ai entendu Granny parler dans l'interphone, sans pouvoir discerner les mots qu'elle était en train de prononcer. J'ai froncé les sourcils, cependant, parce que je connais bien sa façon de parler, et je pouvais la sentir agacée. Je me suis levée, j'ai passé mes chaussons, et j'ai remonté le couloir en direction de l'entrée juste au moment où elle coupait la conversation.


"C'était quoi ?"

Elle haussé les épaules.

"Un clodo. Je n'ai pas compris grand chose. Sûrement encore pour vendre des faux calendriers de collecte de fonds".


La nouvelle année venait de passer, et il était vrai que ce genre de ventes opportunistes constituait un vrai défilé. Granny n'était pas généreuse. Elle avait envoyé promener les postiers, les éboueurs pour leurs étrennes, et des poignées entières de scouts avec leurs cookies. Je crois qu'aux mômes, elle avait dit qu'elle ne soutiendrait pas la mise en compétition que les adultes leur infligeaient, et qu'ils encourageaient à la surconsommation de biscuits industriels. Une gamine avec des tresses étaient repartie en pleurant. Mais Granny est comme ça : elle ne sait que dire la vérité, et pas toujours délicatement.


"Il a été insistant, on dirait".

"C'est fou ce qu'ils peuvent inventer, maintenant, pour qu'on ouvre. Celui-là a bafouillé quelque chose au sujet du commissariat".

J'ai soupiré. Des faux flics, on en a eu, une fois. Mais moi je ne suis pas très tranquille, maintenant, quand quoi que ce soit en rapport avec la police s'approche de chez moi...

"Tu es sûre que c'était un clodo ?", ai-je demandé avec une légère anxiété, chose à quoi Granny a immédiatement tourné les talons pour retourner en direction de son canapé.

"Oh je sais qu'ils peuvent picoler, les flics, mais celui-là était quand même bien imbibé".


J'ai pouffé de rire, tandis qu'elle montait de nouveau le son de sa télé.

"Tu veux des mandarines ?"

Elle a balayé l'air en signe de négation, et je suis passée à la cuisine pour aller récupérer le panier de fruits.

"Ne les mange pas toutes !", m'a-t-elle seulement lancée.

Et sans vraiment commenter, je suis retournée à ma chambre, par le couloir que je n'ai même pas allumé.


Sur les murs blanc, les petits trous de ma lampe en osier projetaient un kaléidoscope de tâches de lumière orangée, et David Bowie était toujours en train de chanter tout seul, sans personne pour l'écouter. J'ai posé le panier de fruits sur la table, j'ai envoyé mes chaussons rouler contre le canapé qui faisait face à mon propre petit poste de télé, puis j'ai pris une mandarine et fait un pas en direction de mon lit en vue de m'y écrouler.


Je n'ai jamais terminé ce mouvement et j'ai retenu un cri. Je crois d'ailleurs que - par réflexe - j'ai transitoirement viré à l'immatérialité. Derrière les autocollants de ma fenêtre, sur l'escalier de secours sillonnant la façade arrière de notre immeuble... il y avait quelqu'un. Dans d'autres circonstances, j'aurais probablement hurlé pour alerter Granny, car la fenêtre du salon donne du même côté. Mais quelque chose m'a retenue et m'a fait lever les sourcils. Là, entre l'autocollant 'The Dark Side of the Moon' de Pink Floyd et le logo des Sex Pistols en noir et blanc, un oeil avec des cernes de raton-laveur était en train de me regarder.


Il a toqué trois fois sur la vitre, juste avec son doigt, et agité vaguement le mot 'Hello', avant que je sorte de ma pétrification et que je daigne bouger. J'ai engouffré les trois pas qui me séparaient de la fenêtre et je l'ai ouverte en grand.


"T'es con, Klaus, tu m'as fichue la trouille", lui ai-je jeté à la figure, tout en me félicitant d'avoir réussi à ne pas me téléporter devant lui.


Il a haussé les épaules, s'est hissé immédiatement sur le bord de la fenêtre, et a fait pivoter ses jambes à l'intérieur sans que je ne l'ai à aucun moment invité à entrer. Il dégageait une conséquente odeur d'alcool, mais donnait de nouveau cette étrange impression de pouvoir le gérer.


"Je te jure que tu vas pas regretter", a-t-il dit. "Et ça n'aurait pas été une surprise, si tu avais pu t'en douter".

J'ai froncé les sourcils.

"Est-ce que c'est toi qui a sonné tout à l'heure ?"

"Ta voix était vraiment bizarre. Tu t'es égosillée à un concert ? T'as respiré de la fumée ? Oh ou alors c'est du reflux gastro-œsophagien. Moi aussi j'en fais si je mange du fro-"

"C'était ma grand-mère".

"Oh".


Je l'ai regardé un instant assis là sur l'huisserie, constatant que c'était la première fois que nous nous parlions sans barreaux interposés. Il a sûrement réalisé qu'elle était dans l'appart, parce qu'il s'est mis à regarder partout dans ma chambre, de l'armoire jusqu'aux posters de Metallica.


"Elle a été rude", a-t-il soufflé. "Elle m'a dit d'aller me faire essorer le foie. Je me disais aussi que ça ne pouvait pas être toi".

J'ai raclé ma gorge.

"Ah oui... c'est possible. Granny est un peu... directe, dans sa façon de s'adresser aux gens. Et sélecte quant à qui elle fait monter. D'ailleurs, mon adresse, tu l'as eue comment ?"

Il a pris un air de mystère tout en retirant ses Converse sans même utiliser ses mains.

"Ah, c'est Francis qui me l'a donnée".

"Francis. On parle bien du même Francis".

Le gros connard d'officier qui l'avait traité de pédale camée. Il a hoché la tête avec vivacité, et s'est ravisé, car ses yeux ne suivaient pas.

"Oui, Francis avec la petite moustache à la Mercury. Celui qui aime un peu plus les bouclettes que ce qu'il a longtemps prétendu. Celui qui-"

"Je suis pas sûre de vouloir savoir".

"T'inquiète. C'est quand même un infâme connard, et j'ai ma dignité. Non, j'ai juste de quoi le faire chanter".

J'ai secoué la tête, ébahie.

"T'avais vraiment à ce point envie de venir ici ?"

Il a ri doucement, et s'est laissé glisser pieds nus sur le plancher avant de faire un pas et finalement glisser ses doigts dans la crête trop longtemps convoitée.

"Oui, et je n'ai absolument aucun autre plan pour la soirée... Bon sang, c'est vrai que tu es minusc-"

Je l'ai poussé peut-être un peu violemment contre le mur.

"Arrête de tenter des trucs sans arrêt, Klaus. Ce que t'es insistant, putain".

"Okay, okay".


J'ai toutefois malheureusement deviné que c'était usuellement le seul type d'interactions qu'il estimait que les gens puissent attendre de lui, une fois l'entrée en matière passée. D'ailleurs, il a eu l'air étonné, ce qui confirmait assez bien ma théorie. Un peu tristement toutefois, il est retourné s'appuyer contre le bord de la fenêtre, comme s'il s'attendait à être mis dehors faute d'être désiré. Je me suis retournée et j'ai marché jusqu'à ma chaîne hi-fi, pour aller retourner le disque de Bowie, et je l'ai entendu murmurer :


"J'me disais juste que t'aurais peut-être de l'affection en trop".

J'ai haussé les épaules de façon sarcastique.

"Oh je suis sûre que t'as déjà plein de camarades de jeu pour ça".

Je l'ai entendu souffler pendant que je remettais la musique en marche.

"Qu'est-ce que tu veux, je suis un peu dans le besoin. Et pour ton information..."

Bowie a entonné Wild Eyed Boy from Freecloud, et je me suis retournée en croisant les bras.

"... non. Non, l'affection ne fait généralement pas tellement partie du deal".


Si la tentative avait été d'essayer de m'attendrir, j'aurais trouvé ça extrêmement pernicieux. Mais j'ai compris sans mal que c'était une forme de crève-cœur sincère, et quelque peu alcoolisé. Je suis allée m'asseoir sur le canapé et j'ai repris la mandarine que j'avais abandonnée.


"Qu'est-ce qui t'a fait croire que je pouvais être d'accord pour le moindre deal ?"

Rétrospectivement, cette phrase était un peu dure. Mais - je le rappelle - j'avais dix-neuf ans.

"T'avais l'air de t'intéresser à moi pour de vrai".

J'ai tourné la tête de mes pelures orangées, et je l'ai regardé.

"Il y a plein de façons de s'intéresser aux gens".

J'ai ouvert le fruit en deux et lui ai tendu la moitié des quartiers en ajoutant :

"Mais t'as raison, j'ai senti tout de suite qu'on était de la même sorte, toi et moi".


Il a compris que la fenêtre n'était pas en train de se refermer, a souri assez radieusement, et a quasiment sauté comme un môme jusqu'au canapé, pour s'asseoir et prendre la portion de mandarine de mes doigts. Son humeur était réellement facile à retourner, dans un sens comme dans l'autre, et c'est encore le cas, au point d'en avoir le vertige parfois.


"Je ne serai plus chiant", m'a-t-il promis illusoirement. Et en enfournant le fruit d'un coup, il a ajouté : "Et j'ai un truc incroyable à te montrer".


Mes sourcils se sont pincés, alors qu'il a commencé à fouiller partout dans ses poches et doublures, ne trouvant d'abord pas ce qu'il était en train de chercher. J'ai continué à mâcher ma mandarine, curieuse de ce qu'il avait apporté.


"Qu'est-ce que c'est ?"

Son air était fait de facétieux mystère.

"Shhh, shhh, tu vas voir. Laisse moi juste le trouver. Putain mais c'est pas vrai, c'est où... Et toi aussi, ferme-la".


J'ignorais, à ce moment, que c'était à Ben qu'il s'adressait. Et il a gardé longtemps ce manteau. Un truc fait de multiples pièces de daim cousues entre elles et doublées un peu partout de longs poils noir de fausse fourrure insensée. Je crois qu'il l'avait acheté 5 balles dans une friperie de la 7ème avenue. Il sentait déjà la mort à ce moment, et ça ne s'est jamais arrangé.


"Oh je suis con", s'est-il soudain exclamé. "C'est dans le coffre de sécurité".


Il a plongé sa main dans son froc, et je crois que j'ai affiché une face mi-dégoutée, mi-affligée. Mais après quelques secondes, il a sorti deux capotes, un petit sachet de cristaux translucides, une barre de granola et un papier grisâtre, plié plusieurs fois, qu'il a étalés sur le canapé.


"Je ne prends pas de meth", ai-je soufflé. "Je te l'ai déjà dit".

"Relax, Rin, ça c'est juste pour m'aider à sociabiliser".

Puis il a pointé le papier avec le doigt.

"Regarde juste ce truc là".

Il a constaté ma méfiance, et a ajouté en plissant l'oeil gauche comme s'il s'attendait à nouveau à se faire jeter :

"S'il te plaît ?"


J'ai froncé les sourcils de plus belle et j'ai attrapé la feuille que j'ai dépliée, mes yeux la parcourant rapidement de haut en bas pour comprendre ce que c'était. Il s'agissait d'une photocopie de mauvaise qualité, coupée en haut, du procès verbal de ma sortie de garde à vue de la semaine d'avant. Dont le nom et la photo étaient partiellement coupés, mais incluant néanmoins mon adresse et un certain nombre d'autres infos personnelles.


"C'est ça que tu as obtenu de Francis ?" ai-je demandé en comprenant, et il a acquiescé vivement.

"Tu ne vois pas le meilleur ? Oh. Non, c'est vrai, tu peux pas savoir. Attend".

Il a de nouveau fouillé dans son manteau, mais - cette fois - a rapidement sorti une carte de transport mensuelle de la CBRA et une carte d'emprunt de la bibliothèque d'Argyle, tellement tamponnée que j'ai deviné à quel point - et contre intuitivement - il lisait. Il l'a posée à côté du papier de police.


"Regarde ça".

J'ai plissé les yeux, et il s'est exclamé comme s'il détenait l'un des secrets de l'univers :

"On a la même date d'anniversaire !"

Il a couiné de jubilation tandis que j'hochais la tête avec une forme d'appréciation sceptique. C'était marrant, ok. J'avoue que ça ne m'était pas arrivé très souvent. A part une fille en dernière année de maternelle, qui m'avait ensuite pété une dent. Mais bon, avec son entrée en matière, je m'étais attendue à tellement plus extravagant.

"Le 1er octobre, vraiment ?"

"Vraiment !"

Ses yeux brillaient un peu dans la lumière orange mouchetée de ma lampe de nuit. Il s'en délectait incroyablement.

"Je suis habitué à partager mon anniversaire même si on a jamais vraiment fêté. Mais avec d'autres gens que des trous du cul, c'est la première fois ! Est-ce que tu organises des fêtes ? Des événements dans des salles de jeu d'intérieur ? Oh, ou des lasergames ?"

J'ai rigolé.

"Non. Non, vraiment. Pour ma mère et Granny, c'est à la fois un souvenir heureux et bizarre, ma naissance, tu sais. Mais généralement, il y a au moins un gâteau au durian".

Un air de dégoût a remplacé son euphorie.

"La vache. Ça sent comme les égouts, le durian..."

J'ai éclaté de rire.

"Tu devrais être bien placé pour savoir que - parfois - des trucs peu engageants se révèlent être vraiment bons".

"Oh ça, c'est gentil", a-t-il immédiatement bredouillé.


Malheureusement, mon expression à moi aussi, était en train de changer, tandis que je retournais entre mes doigts sa carte de bibliothèque, avisant le nom qui y figurait. J'ai froncé les yeux, laissant peu à peu mon sourire retomber.


"Ton nom, c'est Hargreeves...", ai-je balbutié, et il s'est figé à son tour, ses yeux se plissant de façon quelque peu douloureuse comme par anticipation.

"Mmm... est-ce que c'est un désavantage définitif, ou quoi que ce soit ?"

Visiblement, ce n'était pas la première fois que son patronyme provoquait des questions, et j'ai préféré rapidement demander :

"Hargreeves comme la grande baraque sur Rainshade Square ? Et comme... les news du soir à la télé il y a quelques années ?"


A cette époque, il n'y avait qu'environ deux ans que l'organisation que The City avait connu sous le nom d'Umbrella Academy avait cessé ses activités, et la plupart des gens s'en souvenaient, surtout moi. Reginald Hargreeves, de son côté, avait littéralement fait de son mieux pour que son nom y soit clairement associé. Probablement, Klaus était coutumier du fait. Mais ma réaction a clairement été singulière à ses yeux, possiblement parce que j'ai eu l'air extrêmement perturbée. Jusqu'à la nausée, pour être franche, et que je me suis mise à trembler, comme en réminiscence d'un danger immédiat. J'ai senti que d'une certaine façon, il se mettait légèrement à paniquer. Mais il a quand même répondu :


"Oui. Oui, exactement ça".


J'ai regardé le tatouage au parapluie au dessus de son poignet, à moitié visible seulement sous les longs poils de la manche de son manteau. Celui qu'il n'avait pas mentionné, à notre premier soir en cellule. Celui dont il n'aurait 'pas voulu'. J'ai continué de cligner des yeux en silence, alors il a essayé de lui-même parler :


"Je... je suis désolé. Je peux comprendre. Ça me refroidit aussi beaucoup, tu sais".

Très lentement, je suis sortie de ma pétrification et j'ai reposé la carte dans sa main, choisissant soigneusement celle qui disait 'Hello' pour qu'il ne se méprenne pas quant à mes intentions.

"Non. A un certain moment... vous tous, vous... vous m'avez donnée pas mal d'espoirs, en réalité".

Maintenant, je pouvais faire le lien avec la 'horde de frères et soeurs' qu'il avait évoquée. Et - toujours surpris - il a répété :

"De l'espoir ? A ce point ?"


Probablement, la plupart des gens étaient juste contents de voir des salopards se faire coffrer. Ou admiratifs ce cette histoire de pouvoirs hors du commun. S'ils savaient. Clairement, il ne pouvait pas comprendre ma réaction. Mais moi, à treize ans, réaliser que je n'étais pas seule dans ma singularité avait été un changement radical de perception de ma propre personne. Un signal de l'existence me disant que l'animal bizarre que j'avais toujours été n'était pas tant une anomalie, finalement. Je suis restée de nouveau silencieuse, et il a de nouveau cru que c'était parce que ce qu'il était me dégoutait.


"Je te l'avais dit au commissariat, pourtant, que je pouvais parler avec les morts".

J'ai relevé les yeux vers lui.

"Je n'avais pas compris que c'était aussi littéral. Et parfois, Klaus, c'est difficile de distinguer les trucs sérieux au milieu de ton bullshit".

"Ça n'était pas une métaphore, non".

Il a serré ses doigts puis a commencé à refourrer toutes ses affaires dans son pantalon, de nouveau en prévision de devoir aller remettre ses Converse et partir. J'ai essayé de lui dire un truc, et je n'ai de nouveau pas pu.

"Si ça te fait flipper, je te laisse tranquille".

Il a commencé à se lever.

"Non ! Non c'est pas ça".

En urgence, j'ai levé une main comme si j'allais attraper son bras.

"Je... je devrais..."


J'ai bien cru que je n'y arriverais jamais, la crête de ma tête basse, et mes yeux sur le plancher. Et lui, il restait surprenamment immobile, dans la gamme des mouvements auxquels il m'avait habituée.


"Je suppose que j'ai un truc à te montrer".


Je n'ai pas trouvé mieux. J'ai ouvert mes bras, comme si j'avais changé d'avis et que je voulais finalement bien lui faire son foutu câlin. Il a expiré tout l'air de sa poitrine, sûrement sous le coup de la surprise, a cligné des yeux trois fois, mais s'est finalement penché en saisissant sa chance, sans se le faire proposer deux fois. J'étais très perturbée moi-même par ce que j'allais faire, à ce moment, mais je me souviens malgré tout que ce contact lui a fait l'effet d'un choc de sucre sur un corps affamé. Quelques secondes sont passées, et puis c'est lui qui a balbutié :


"Tu me donnes des signaux très incohérents, tu sais..."

"Tais toi".


Comme je l'ai pu, j'ai accroché mes doigts dans le patchwork de daim de son dos, le serrant une seconde d'un peu plus près... avant de disparaître complètement. Immatérielle et invisible, en un instant. Un battement de paupière, qui n'a laissé que de l'air tiède entre ses bras. Il a mis une seconde pour réaliser, il a rouvert, les yeux, et est allé se crasher contre le bras du canapé derrière lui.


"OH BORDEL, PUTAIN DE MERDE", a-t-il crié sans doute un peu trop fort, en attrapant sa tête à deux mains comme s'il voulait l'empêcher de le faire halluciner.


Il a cherché autour de lui, et aujourd'hui je sais que Ben était en train de se tordre de rire. Sur le coup, toutefois, j'ai cru qu'il allait faire une crise d'asthme, ou quelque chose du genre, tant les signes y ressemblaient. Je n'ai pas voulu le faire mariner trop longtemps, j'aurais sûrement obtenu bien pire que ce que je voulais. Alors je suis réapparue, assise sur mon lit, un peu sonnée par le fait d'avoir avoué ça à quelqu'un. De toute ma vie... historiquement, ça arrivait pour la première fois. Il m'a regardée en tremblant à son tour, avec une expression - cette fois - tellement triste et déçue.


"Tu viens de faire un coup à la 'Sixième sens', a-t-il dit. "Je dois vraiment avoir cramé mes neurones, normalement, j'aurais dû le sentir, que tu étais un fantôme depuis le début".

Je me suis levée et je suis revenue vers le canapé où il baissait la tête, le dos courbé.

"Je ne suis pas un putain de fantôme".

Il a relevé les yeux.

"Ah ? Je me disais bien aussi - tout à l'heure - que tu m'avais donné l'impression d'être tout à fait incarnée".

Il a soupiré.

"J'espère tellement que t'es pas non plus une putain d'hallucination de bad-trip. T'en es pas une, si ?".

"Je suis une foutue personne, Klaus".


On s'est regardés à nouveau. Et en fait, malgré ses questions, il avait déjà compris qu'on partageait plus qu'une date de naissance, un attrait pour les conversations déjantées, et des casiers judiciaires soigneusement rangés côte à côté au commissariat de The City.


"C'est sans aucun doute l'épisode le moins épique des Avengers", a-t-il bégayé.


Il s'est mis à sourire, puis à carrément rire, de façon irrépressiblement euphorique. Alors, il s'est levé et a recommencé à toucher mon bras, mon épaule, ma crête, cette fois sans aucune autre raison que de vérifier ma matérialité.


"Ton pouvoir à toi aussi est tellement plus cool que le mien".


Mais à peine a-t-il dit ceci, que la porte de ma chambre s'est ouverte et écrasée contre mon armoire, révélant la silhouette en robe de chambre de ma grand-mère, sans doute alertée par le cri que Klaus avait poussé. J'ai cru que ses yeux allaient sortir de sa tête, honnêtement, ou qu'elle allait le réduire en cendres sur ses pieds.


"QU'EST-CE QUE VOUS FICHEZ ICI ?"

J'ai cru qu'il allait se casser la gueule en arrière, honnêtement.

"VOUS ÊTES ENTRÉ PAR EFFRACTION ?"

Il a désigné ma fenêtre encore ouverte.

"Je... oui, heu.. non. J'ai toqué, quand même..."

"Vous étiez en train de toucher la crête de Bạch Liên !"

Tiens ? Pour une fois Granny se montrait protectrice avec ma crête ? Je pense qu'elle a dû me voir rigoler, et je lui ai dit :

"C'est bon Granny. Il a le droit de toucher".

"Rin ! Tu sais ce que ta mère pense du fait que tu fasses entrer n'importe qui par cet escalier !"

J'ai secoué la tête.

"Ça va, ça va. Je te jure, ça n'est pas 'n'importe qui'".


Elle a soupiré. On peut dire ce qu'on veut de Granny, mais elle m'a toujours fait une relative confiance, sur un grand nombre de sujets. Après avoir passé une première sérieuse couche de préjugés, elle est plus ouverte d'esprit que ce que vous pourriez penser. Malgré tout, elle a pointé un doigt vers Klaus.


"Vous puez l'herbe et l'alcool, non mais vous vous êtes vu ?"

"C'est thérapeutique", a-t-il trouvé le moyen de prétexter. Je crois qu'il ne savait pas encore vraiment bien à qui il avait à faire, et Granny a marché jusqu'à lui pour pointer un doigt sous son nez.

"L'alcool ne résoudra pas vos problèmes."

Il a planté sur elle le vert-marais, la regardant fermement du haut de son mètre quatre-vingt.

"L'eau non plus. En plus, vous n'en savez rien."


Il se sont sondés un moment. Comme dans les Westerns, vous vous le représentez ? Elle a tout avisé de lui : son t-shirt en résille, son manteau absurde, ses tatouages, et jusqu'à ses pieds nus sur le plancher, dont les ongles étaient peints en violet.


"Décampez", lui a-t-elle dit en irradiant littéralement qu'elle s'apprêtait à le jeter par elle même dehors par la peau du cul s'il ne le faisait pas de son plein gré.


Il a essayé d'accrocher mon regard, a vu que je n'étais pas en train de dramatiser la situation, mais j'ai secoué la tête pour lui signifier que ce n'était pas la peine d'insister. Il a reculé, a failli se prendre les orteils dans le tapis, puis a ramassé ses godasses et a grimpé sur le bord de la fenêtre aux stickers sans même les remettre à ses pieds.


"Si je vous reprends à sonner chez moi, je vous fais avaler l'interphone", a-t-elle interjeté alors qu'il me regardait une dernière fois en m'adressant un léger 'Goodbye' de la main gauche.


J'ai souri, j'ai tapé sur l'épaule de Granny qui fulminait. Et alors qu'il disparaissant dans l'escalier de secours et l'air frisquet de la nuit, j'ai dit à mon aïeule qui - finalement - ne faisait qu'essayer de me protéger :


"Ça va, je te jure. Il n'a pas essayé de me vendre des faux calendriers".


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Notes :


Rin ne s'attendait probablement pas à ça, ce soir-là. Mais certaines choses ont été dites, qui devaient l'être.


Il me navre un peu de voir de quelle façon, en permanence, Klaus s'attend à se faire jeter. Pas de chance : c'est le sport préféré de Granny.


Si vous avez lu 'A bend in space-time', vous savez que les relations de Klaus et Rin ne sont plus celles-ci. Je trouve intéressant de voir par quoi ils sont passés.

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