Fragments de mémoire

Chapitre 1 : Un rayon de soleil

4069 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 13/07/2024 09:40

Cette histoire est un one-shot, faisant partie des mémoires des jeunes années de Rin et Klaus, qui apparaissent tous deux dans l'histoire "Une courbure de l'espace temps" (se déroulant au fil des saisons de The Umbrella Academy - liens dans mon profil). TW : Références à de l'usage de drogues - Insulte homophobe - Evocation d'idées suicidaires.


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C'était en 2008. Et je me souviens que c'était en décembre, parce que l'officier de police avait sur son bureau un affreux petit sapin en plastique, qui clignotait à côté de la photo de ses gosses. J'avais mathématiquement 19 ans, je suis née en octobre. Et - des comme moi - il n'en voyait clairement pas souvent.


Oh, des punks, il en coffrait sans arrêt, mes cheveux ne devaient d'ailleurs pas me faire monter beaucoup dans son estime. Je crois qu'ils étaient rasés à gauche, et ébouriffés en crête de l'autre côté. Est-ce que les pointes étaient fuschia ? Ou bleu turquoise, j'ai du mal à dater ces choses là. Je pense que j'avais autant de cuir que de clous sur mon pantalon, des bottes qui pesaient la moitié de mon poids, et déjà le perfecto recouvert de patchs que je porte encore. Mais non, ce n'était pas pour ça qu'il était médusé au dessus de sa machine à écrire.


J'avais été cueillie à l'intérieur du conservatoire des brevets du géant de l'industrie SodaCola, je crois. Une salle à laquelle on ne peut accéder qu'en passant six portes à haute sécurité et une dernière semblable à celle d'un coffre fort. Vous savez ? Avec une grosse roue ne s'ouvrant que de l'extérieur. Et bien elle était gentiment fermée, et moi j'étais à l'intérieur, à chercher une recette souhaitée par le concurrent PezziCola. J'avais bien veillé à être invisible, pour les caméras de sécurité, j'étais restée longtemps intangible, pour être arrivée jusque-là. Mais pour fouiller dans les dossiers, il faut bien se matérialiser, et c'est la surveillance infrarouge qui ne m'a pas ratée. J'ai réussi à me téléporter trois fois, mais je suis mal tombée. Un coup de tazzer a fini par ravoir raison de moi.


Oh, autant le préciser ici tout de suite si vous n'avez pas compris. Certains naissent avec les cheveux roux, ou une tache sur le bras. Moi, je suis née avec la capacité de me rendre invisible, intangible, ou les deux. Et me téléporter, ok. Ceci peut sembler incroyable, mais vous verrez qu'en réalité, c'est surtout beaucoup de problèmes, surtout quand on s'en sert pour arrondir les fins de mois. Et vous verrez que - dans cette histoire - ça n'est finalement pas si crucial que ça.


"Nous attendrons la réponse des exécutifs de PezziCola", a dit le flic, et je pense que j'ai haussé les épaules avec fatalisme.


J'ai toujours balancé mes employeurs quand j'étais prise. De toute façon, ils ne me ré-embauchaient pas. J'ai eu de la chance : ça aurait pu me valoir plus de problèmes que ça. Et de toute façon, pour Pezzi, c'était une tentative désespérée : SodaCola faisait et fera encore tout pour garder sa recette unique, jusqu'à ce qu'une Apocalypse vienne balayer tout ça. Il n'y aura pas de mal à vous spoiler la fin : ils ont payé ma caution, et assez grassement pour que plus personne - surtout les médias - ne reparle plus jamais de ça. Mais l'officier, lui, ne le savait pas encore, et suivait simplement sa procédure.


"Pour patienter, Miss porc-épic, tu vas aller dormir bien au chaud".


Je n'ai rien dit, et je n'ai pas envisagé de m'échapper, même si je l'aurais pu. Il n'est jamais bon de vous évader de garde à vue : vous pourriez obtenir pire que ce pour quoi vous avez été choppé. Un collègue de l'officier a pris le relai et m'a empoignée par le bras. Il en faisait facilement le tour, et me soulevait comme si j'étais un fagot de bois. Je ne me suis pas débattue, ça n'en valait pas la peine. J'ai juste laissé glisser sur les deux un regard noir insolent. Et en me trainant dans les cellules de la garde à vue, il m'a dit avec un sourire narquois :


"Au moins, tu ne vas pas t'ennuyer".


Après avoir vu mes menottes retirées, j'ai été jetée au fond de l'un des box à barreaux, sur la douzaine que comptait le couloir. Un sol gris de béton usé ciré s'écaillant en de multiples endroits, une couchette dure à tel point qu'une planche aurait mieux valu, un lavabo dégueulasse, et littéralement un trou pour servir de wc. Ceci, et aucune intimité avec les cellules d'à côté. Au commissariat d'Argyle Central, à The City, je vous jure que tout est fait pour vous dissuader de recommencer. Et pourtant, d'autres que moi, dans le couloir, semblaient avoir un abonnement régulier. Après avoir verrouillé ma porte, mon agréable gardien s'est adressé à mon voisin, comme s'il parlait à un habitué :


"T'installe pas, Shirley Temple, et te mets pas à roupiller".

J'ai massé mes poignets et je me suis assise sur ce qui allait sûrement - à moi - me servir de lit, et l'officier a continué :

"Dans deux heures au maximum, ça sera réglé et je te ferai dégager par la peau du cul. C'est pas un foyer, ici, et encore moins la désintox".

"Francis, mon chou, rappelez-moi à quelle heure est distribué le chili con carne du mardi ?"


Une voix jeune, légèrement nasale, lasse et délibérément lascive. J'ai manqué de rire, mais je me suis retenue. Oui. Parce que "Francis", lui, ne rigolait pas du tout.


"T'as vraiment de la chance que ça soit dans une demi-heure, cochonnerie de pédale camée, parce que je doute que ton cerveau moisi soit capable de le calculer".


Avec un petit coup de matraque sur les barreaux et un grognement agacé, il est reparti à l'autre bout du couloir, laissant celui qu'il avait désigné comme "Shirley Temple" s'asseoir à même le sol, contre la grille de la cellule d'à côté. Même les insultes l'avaient fait rigoler.


"oh, si j'avais eu un penny à chaque fois que j'ai entendu ça..."


Dans la lumière médiocre et entre les barreaux, je le voyais mal. Assez, toutefois, pour distinguer une couche épaisse de boucles châtain foncé, au dessus d'un crop-top noir aux manches en résille à larges mailles. Je l'entendais pouffer une nouvelle fois, comme si ses propres blagues en réponse à ce connard le faisaient intérieurement jubiler.


"Mais oui, c'est le chili, le mardi", a-t-il ensuite soufflé comme on aurait conversé. "Ou le mercredi ? À moins que ça soit les macaronis... Et tu sais ? Je me disais qu'ici c'était meilleur qu'au commissariat d'Argyle Sud. Et encore mieux qu'à..."

"A qui tu parles ?"


Un instant, je me suis demandée si c'était à moi - parce qu'il n'y avait que nous à ce bout du couloir - mais j'ai vite compris que non, alors j'ai carrément osé demander. Je n'étais déjà pas du genre timide, ni du type à édulcorer mes questions. Je me suis approchée, et j'ai regardé plus franchement au travers de la déco ajourée de notre mur de prison. Il m'a tout de suite paru avoir environ mon âge, même si c'était difficile à estimer pour une personne aussi ravagée. Une peau pâlement olivâtre, des yeux maquillés de raton laveur de couleur vert-marais, et une barbiche qui semblait avoir un mal fou à pousser. Il m'a regardée, clairement surpris que je vienne l'aborder. J'imagine qu'en général, ses petits monologues et la forte odeur de gnôle suffisaient à dissuader ses voisins.


"A mon hémisphère gauche", m'a-t-il répondu. "Le droit n'arrive plus à me saquer".


Oh, parfait. Second degré d'auto-protection, humour noir intelligent et un tantinet absurde, voix cotonneuse qui laissait effectivement deviner quelles seraient les conclusions des analyses toxico... Je me suis appuyée sur les barreaux, le regardant toujours au travers, là en bas. Et je crois que j'ai compris à ce moment ce que 'Francis' voulait dire en aboyant que je n'allais pas m'ennuyer.


"Tiens, et pourquoi", lui ai-je demandé, "et qu'est-ce que tu lui as fait ?"


J'ai senti que derrière sa petite vanne, il y avait un fond de sarcasme dirigé contre lui-même, et pas tout à fait infondé. Il a soupiré, je pense qu'il s'est demandé un instant s'il allait continuer de me balancer des vannes en salves pour éluder, mais finalement il a répondu, comme si la seule réponse au fait que j'entrais dans son jeu était de faire demi-tour vers la plus pure honnêteté :


"Il dit qu'il voudrait bien dormir en paix. Que je n'ai jamais vraiment essayé d'y arriver. Et que cinq mois, ça commence à faire long, sans un endroit fixe où pioncer".


Aujourd'hui, je rirais presque de cette dernière assertion, parce que cet état de fait n'a jamais vraiment eu de fin, même encore aujourd'hui. Mais sur le moment, j'ai demandé :


"Tu viens souvent ici ?"

"Régulièrement. Je ne sais pas si tu as remarqué un fait climatique étonnant : depuis l'automne, il fait de plus en plus froid".


Je lui ai souri en coin. Je suis parfaitement incapable de apitoyer sur les gens, et de toute façon, je crois pas que c'était ce dont il avait besoin. Il voulait juste quelqu'un pour discuter. Mais, je le voyais bien, sa trajectoire. Un départ dans la vie sûrement compliqué, une spirale dans la drogue à partir d'un peu de marijuana, une famille l'ayant probablement foutu dehors récemment... Pour tout ça, et éventuellement pour une identité sexuelle allant dans un sens qui ne leur revenait pas. Je n'avais même pas besoin de le faire raconter. Alors à la place, j'ai soufflé :


"Et ton hémisphère gauche, il pense quoi, de toi ?"

Il a haussé les épaules.

"Oh. Je pense qu'il jalouse le fait que je sois vivant. Et flamboyant, spirituel et sexy".

"Et modeste", ai-je ajouté, ce qui l'a fait rigoler. J'ai surtout eu le sentiment qu'il ne s'aimait pas beaucoup, malgré les apparences, et il a rétorqué :

"Exactement. Extrêmement modeste. Certainement l'un des plus modestes que la terre ait porté. Possiblement plus modeste encore que Jésus".


Il y a eu un silence amusé, il est resté un moment à me scruter, puis il m'a demandé, comme si maintenant je l'intriguais :


"J'ai volé de la gnôle et un sandwich au pastrami. Et toi, tu as fait quoi pour venir passer la nuit dans ce petit coin cosy ?"


J'ai soupiré, je me suis laissée tomber au sol, sur le béton ciré, contre les barreaux non loin de lui. Au moins, il pouvait ainsi s'adresser à autre chose qu'à mes godasses.


"Je fais des petits boulots", lui ai-je répondu, "qui ne sont pas toujours dans les limites du cadre de la loi".

Il a eu un regard de connivence, comme s'il voyait très bien de quoi je voulais parler.

"Oh. Moi aussi je fais ça, de temps en temps, en triant sur le volet. L'utile et l'agréable. C'est à peu près la seule activité pro où j'arrive à ne pas oublier d'aller bosser. Et ça me permet aussi aussi de pioncer dans un vrai plumard, des fois".

J'ai secoué la tête en me raclant la gorge. Je me demande encore ce qui lui a fait penser à ça en premier.

"Non, un autre genre de services. Dans... disons... la gestion de l'information et la redistribution des richesses".

Il a ouvert grand les yeux et a presque crié dans le couloir :

"QUOI, tu espionnes et tu cambrioles !"

"Hé, tais toi !"

Il a éclaté de rire.

"Ils t'ont coffrée ! Ils le savent déjà ! Et t'en fais pas, moi aussi je chaparde à mes heures, je le faisais déjà chez moi".


Personne n'est venu, malgré son interjection. Je crois que nos gardiens étaient aussi accaparés par l'heure de leur repas. On a rigolé un instant, parce qu'au final - l'un comme l'autre - ça n'était pas si souvent qu'on avouait des trucs comme ça. Finalement, rencontrer quelqu'un en garde à vue, c'est directement savoir le pire, avant de découvrir le bon. J'ai appuyé ma tête sur les barreaux.


"Je fais justement ça pour aider ma famille. On a besoin de cet argent".

Ses lèvres se sont pincées, comme s'il en avait été navré pour moi, ou comme si le mot 'famille' le faisait craindre de partir sur un terrain dont il ne voulait pas.

"Ils sont au courant ?"

"Non. Elles pensent que je fais la plonge dans des restaurants. Je n'ai que ma mère et ma grand-mère".

"Pourquoi tu ne le fais pas vraiment ?"

"Parce que je..."


Je n'ai pas pu lui dire, à ce moment, que c'était parce que l'invisibilité et l'intangibilité étaient ce pour quoi j'étais la plus qualifiée, et que de nombreux 'clients' étaient intéressés par ça. Alors j'ai répondu par une autre justification, tout autant valable, d'ailleurs :


"Parce que ça paye bien. Les opportunités ne sont pas nombreuses, mais elles sont payées avec des chiffres à trois zéros".

Il a sifflé.

"Mazette. Tu es un bon parti".

J'ai ri.

"Et il y a aussi... que ce n'est pas facile de trouver du boulot quand on ressemble à ça".


J'ai eu un vague geste pour me désigner en entier, et il m'a regardée de la tête aux pieds, pour ce qu'il en voyait en tout cas. En toute franchise, mes entretiens d'embauche n'avaient historiquement jamais dépassé la frontière du paillasson, à cette époque. L'habit fait tout à fait le moine, sur le marché de l'emploi, et je crois qu'il pouvait s'en douter, même si - lui - n'avait visiblement jamais ne fut-ce qu'essayé. Il a attrapé les barreaux avec sa main gauche et posé dessus le côté de sa tête, laissant entrevoir un tatouage rond, au dessus de son poignet, représentant un parapluie.


"Si seulement les gens se rendaient compte qu'ils avaient en commun d'être tous différents".

Je lui ai souri.

"Tu sais de quoi tu parles".

'Différent' me semblait même être un euphémisme.

"Je ne crois pas que tu puisses imaginer à quel point".

Vous savez comme moi ce qu'il entendait par là. Et en miroir, je ne crois pas avoir réussi à retenir un petit mouvement de tête ironique.

"Toi non plus, à mon avis..."


L'un comme l'autre, nous sommes restés sur le sentiment que l'autre tomberait de haut, si nous allions au bout de cet aveu. Mais il n'a jamais eu lieu à ce moment-là, et nous n'avons simplement rien dit pendant un moment.


"Je m'appelle Rin", ai-je fini par lui dire, avec un vague sourire, ce dont qu'il a semblé tout à fait satisfait de récolter.

"Ce nom est cool. Il te va".

J'ai eu l'impression, un instant, qu'il en parlait comme on aurait pu changer de couleur de t-shirt, et ça m'a plu, honnêtement. Puis il a lâché le barreau et m'a dit :

"Moi c'est Klaus".

"Tiens. Je n'en connais aucun".

Il a ri doucement et pris un air faussement navré.

"Je suis désolé pour tous ceux qui passeront derrière. Quel âge tu as ?"

"19 ans. On a pas l'air si différents".

"En effet. Moi aussi j'ai 19 ans".


J'ai reculé un peu, j'ai croisé les bras, et je l'ai regardé cette fois en le scrutant, avec faussement l'air d'évaluer s'il était digne d'intérêt ou pas.


"Style de musique préféré ?"

Il a écarquillé les yeux. Je suis presque sûre qu'il ne s'attendait pas à ça. Pas à ce qu'on s'intéresse vraiment à lui, en tout cas.

"Oh, je vois qu'on pose les questions sérieuses, à présent. De la pop et du rock rétro... et toutes les divas iconiques du R&B. Et toi... le rock punk, j'imagine".

J'ai plissé un oeil et souri en coin.

"J'ai des goûts plus éclectiques que ce que tu crois".


J'avais ouvert sans le savoir la boîte de Pandore, et j'ignorais encore qu'elle aurait pu être infinie. Il s'est assis face à moi, avec l'air de jubiler, il a croisé ses mains sur son menton, m'a regardée par en dessous ses sourcils fournis, et a ouvert proprement les hostilités :


"Café ou whisky ?"

"Café. Nourriture préférée ?"

"Mexicaine. Meilleur film de tous les temps ?"

J'ai pris un air d'évidence.

"Le Rocky Horror Picture Show"

"OH BON SANG, MOI AUSSI ! Un copain ? Une copine ? Un animal familier ?"

"Pas d'animaux familiers : j'aime bien ma liberté".

"Intéressant".


Je suis encore affligée de la quantité de sous-entendu ayant plané dans cette conversation. Mais en réalité, on joue toujours à ce jeu-là.


"Tu n'as pas eu le coeur récemment brisé, j'espère".

"Non. Je suis une noix difficile à briser, tu sais. Et toi ?"

"Oh tout le contraire. Le genre de noix très facile à faire céder. Juste une autre addiction, j'imagine".

Et j'ai saisi l'opportunité.

"C'est quoi, le reste ? Le gin ? La weed ? La kétamine, je parie".

Je lui suspectais volontiers quelques hallucinations, étant donné la façon dont il regardait sans arrêt vers sa couchette, comme si quelqu'un s'y trouvait.

"Oh, tu es douée. De la meth, ces derniers temps du Xanax... En vérité, toute ~solution~ est la bienvenue".

"Des solutions..."

"Je te jure que tu me préfères en tant que voisin de cellule si je suis défoncé. Mais soyons sérieux et revenons à nos moutons : meilleure tenue de Rihanna ?"

"C'est très spécifique... et je ne la connais pas".

"C'est un défaut, mais je peux éventuellement t'apprendre. Des tatouages ?"

"Un. Un lotus, dans mon dos. Et toi ?"


Je ne lui ai pas montré. Mais lui, a posé ses deux mains sur son visage, me montrant ses paumes qui arboraient "Hello" à droite, et "Goodbye" à gauche, en grandes lettres capitales tremblantes.


"Deux. Enfin trois. Mais deux que j'ai voulus".

J'ai laissé glisser mes yeux sur le parapluie qu'il ne nommait pas.

"Ils sont plutôt cools".

"Et utiles".


Il a tendu sa main "Hello" à travers les barreaux, comme s'il allait essayer de toucher ma crête, et je ne laisse pas les gens faire ça comme ça. Surtout dans des situations comme ça. Il a souri, renoncé et reprit sa main 'Hello' pour gentiment me signifier qu'il avait compris qu'il n'y avait pas d'opportunité pour le moment, d'un petit signe de 'Goodbye'. Je ne lui en ai pas voulu, et je lui ai plutôt demandé :


"Meilleures chaussures ?"

Il a laissé filer un large sourire.

"Converse. Et Louboutin. Et toi, les talons aiguilles ?"

"Jamais. Ça coûte un bras, les Louboutins. Tu en as ?"

"Dans mes rêves. Je dors deux heures par nuit dans des squats, mais avec un grand sens de la mode. Couleur préférée ?"

"Mmm violet. Toi ?"

"Noir. Mais ce n'est pas une couleur. Attends. Rose. Ou jaune ? Bon sang, tes questions sont tellement pernicieuses. Tu mesures combien ?"

"1m55".

"Ooooh choupette ! C'est tellement mignon".

"Tais-toi. C'est pratique pour botter des culs".

"Hé, c'est toi qui flirte, maintenant ? J'ai hâte. Et avec la crête, quelle taille ?"

J'ai ri.

"Dans les 1m65, j'imagine. Toi tu as l'air grand, quand tu n'es pas recroquevillé sur le sol dégueu des prisons du Mordor".

"Un peu plus d'1m80 j'imagine. Une autre spécificité ?"


Je me suis arrêtée à sa question, et j'ai à nouveau mis un peu trop de temps pour répondre. Jamais je n'avais eu envie de raconter ce que j'étais à qui que ce soit. Au lycée, au collège, et même à l'école avant, je n'avais eu de cesse que de le cacher, pour rester cette fois métaphoriquement invisible. Mais pour une raison que j'ignore, pour la seconde fois, j'étais à deux doigts de lui parler de ce pouvoir qui m'avait autant apporté que coûté.


"Je..."

Merde.

"Je suis à moitié Vietnamienne".

Il a soufflé par le nez.

"Ce n'est pas une spécificité. Tout le monde est à moitié quelque chose. Et même statistiquement deux moitiés".

J'ai souri tristement. Historiquement, dans ma vie, tout le monde n'avait pas toujours pensé comme lui.

"Ok. Alors je... je peux..."

Je me suis résignée. Je ne pouvais pas le faire.

"Je peux chanter, un peu. Et toi ?"

Il a ouvert de grands yeux d'appréciation et a lâché avec une franchise rétrospectivement plus clair que le cristal.

"Oh c'est tellement cool. Moi je peux parler avec les morts, même si ce sont eux qui sont bavards, la plupart du temps. Bon. Et la pizza à l'ananas ? C'est un oui ou un non ? Fait attention, il y a une mauvaise réponse".

Je l'ai regardé un instant, et son petit stratagème visant à immédiatement désamorcer la bombe qu'il avait lancée a parfaitement fonctionné, car je n'ai pas vraiment relevé et j'ai balbutié :

"Pour moi c'est oui".

Il a sifflé.

"Okay. Tu dégages".


Nous avons tous les deux éclaté de rire. Tout ça était tellement improbable. Et je ne me rappelais vraiment pas avoir déjà eu l'occasion de rire comme ça avec quiconque. Comment faisait-il pour avoir l'air tellement vif et défoncé à la fois ? Notre éclat de rire à résonné sur toute la rangée de cellules, au point que 'Francis', là bas au bout du couloir, ait passé sa tête moustachue et brandit sa matraque en aboyant :

"Vos gueules, les tarés !"

Chose à quoi Klaus a répondu en interjetant d'une façon qui aurait pu lui valoir des ennuis, avec le recul :

"On a faim, Francis ! On attend le chili !"


Mais j'ai encore ri sous cape, et puis je crois que je me suis adoucie, en décidant de changer de registre de questions.


"Tu t'imagines où dans dix ans ?"

Il a lentement cessé de sourire et est tombé dans une forme de silence, avant de me répondre de façon pensive et honnête.

"Je ne m'imagine pas, dans dix ans".

J'ai froncé les sourcils en souriant.

"Tu n'as pas... d'espoirs ? De rêves pour l'avenir ?"

"J'essaye surtout de survivre au passé et au présent, j'imagine. Et si ça devait s'arrêter, alors pourquoi pas".


Mon sourire a disparu. J'ai eu mal, à cette réponse, qui m'a semblé tordre quelque chose à l'intérieur de moi, alors que je ne suis pas du genre sensible. Ma question - pas aussi anodine que ce que j'aurais souhaité - venait de lui faire immensément plus de mal que de bien, et je l'ai regrettée sur le champ. Malgré tout, j'ai compris beaucoup, à ce moment. Au moins autant que dans tout ce qui avait précédé. J'ai penché ma tête pour accéder au vert marais.


"Tu es plus obscur que ce que tu veux montrer, n'est-ce pas ?"


Il m'a regardée comme si c'était la seule chose qu'il avait voulu que je comprenne, au milieu de tout ça. Le bruit des roulettes d'un chariot de cantine a envahi le couloir, presque en même temps qu'une formidable odeur de chili. Et il a répondu, sans que plus aucun sourire ne passe sous ses boucles ternes, même avec la perspective d'enfin manger :


"Non. Je suis un rayon de soleil. Tu verras".


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Notes :


J'ai choisi de représenter Klaus, dans cette histoire, non pas par Dante Albidone, mais par une version plus proche d'un Robert Sheehan adolescent.


J'imagine qu'il est plus aisé de comprendre cette histoire si on est déjà familier de Klaus, et de Rin, mais il est sûrement possible de lire cette histoire en passant. Ils ont en réalité bien des années devant eux, et n'ont strictement aucune idée de tout ce qu'il y a à traverser au devant.


Si vous voulez en découvrir un peu plus, vous pouvez lire 'Une courbure de l'espace temps' (lien sur mon profil).

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